Ré-analyse d`une photo

Transcription

Ré-analyse d`une photo
Ré-analyse d'une photo
La première
publication dans
Libération,
le 4/6/2008
Le
commentaire
ultérieur de
Gérard Lefort
Clinton & Clinton : ré-analyse d'une photo analysée dans Libération
Les structures de l'image
Sur cette photo, deux plans s'opposent de manière systématique. En effet, l'objectif isole, au premier plan, deux
personnages debout, vus de dos, en légère contre-plongée ; tandis qu'il plonge, en arrière-plan, sur une foule
qui lui fait face, sagement assise, s'étalent horizontalement, sous des drapeaux américians. Les deux
personnages sont vêtus de couleurs ternes (gris, brun), semblent un peu figés et, quoique leurs sentiments nous
échappent, ils ne semblent pas déborder d'enthousiasme. Au contraire, l'arrière-plan est coloré (vêtements de la
foule, drapeaux), animé de mouvements divers, souriant et soulevé d'une liesse sincère.
Le choix du « plan américain » ménage une large place au contexte, c'est-à-dire à l'action en cours : la posture
du couple montre qu'ils posent pour des photos, à la fin d'une réunion publique dont le lieu ne fait aucun doute,
grâce aux drapeaux. Une réunion électorale, sans doute. Mais comme les deux personnages nous tournent le
dos, nous voilà hors de l'action, à distance critique, loin de toute adhésion partisane. De plus, le plan américain
les coupe aux jambes, ce qui fige leur élan, accentue leur immobilité.
La situation représentée, le contexte
La femme se tient exactement au centre, mais la symétrie est rompue : le couple occupe la moitié droite de
l'image, laissant la moitié gauche ouverte sur l'arrière-plan, foule et drapeau. Les deux diagonales principales
soulignent la main appliquée sur la nuque de la femme. Une diagonale secondaire, qui relie le sommet droit à
la moitié du bord gauche, relie les deux têtes et le drapeau.
Cette diagonale descendante est orientée vers la gauche, en sens contraire du sens de lecture occidental, dans le
sens du « retour », ce qui peut symboliser, dans le plan du contenu, le passé, et signifier le déclin d'une
ambition, d'un pouvoir? En effet, les deux personnages regardent ici vers la gauche – tandis que pour le public,
ils ont le regard tourné vers la droite, c'est-à-dire vers l'avenir et la victoire. Quoiqu'elle occupe le centre de la
scène, la femme reste petite, plus petite que son mari, qui la met en avant : ce n'est pas une femme de tête, qui
mène son mari, elle retombe au rang d'épouse, que son mari protège avec un rien de condescendance.
Structures de la photographie
Clinton & Clinton : ré-analyse d'une photo analysée dans Libération (suite)‫‏‬
La situation représentée, le contexte (suite)
Le contexte est celui d'une réunion publique, dans un gymnase ou tout autre bâtiment public, dénué de grâce et
de prestige : on voit les poutrelles métalliques, les plaques de béton ou de ciment qui supportent le toit, de
grosses ampoules éclairent la réunion, la sono n'est pas intégrée à l'architecture, mais ajoutée... Bref, ce n'est
qu'une sorte de hangar amélioré. La salle n'est d'ailleurs pas immense et le public ne dépasse sans doute pas
quelques centaines de spectateurs.
Pistes vers une signification
Si cette photo recèle des potentialités narratives, elle marque soit une situation initiale, début d'une aventure,
d'une ascension, soit un dénouement ou son approche, fin d'une campagne électorale, fin d'une ambition. Le
titre de l'article que la photo illustre, et qui est daté du 4 juin 2008, ne laisse malheureusement aucun doute :
« les raisons de l'échec ».
Ce titre thématise d'abord le nom propre (« Clinton ») et assure la reconnaissance des deux personnages. Car si
la reconnaissance est facile pour le public américain, à l'intention de qui cette photo de Sullivan Getty Images a
été prise, d'autant plus facile que le fil de l'actualité se focalise alors sur les dernières primaires démocrates, elle
est en revanche beaucoup moins évidente pour le lecteur français de Libération : faute de voir leurs visages, ce
retraité à cheveux blancs et son épouse ne lui sont pas d'emblée familiers.
Le titre semble ensuite constituer le second groupe nominal (« les raisons de l'échec ») comme apport
d'information (ou rhème). Mais l'article défini du GN « l'échec » présuppose que cet échec est déjà avéré ; et
l'apport d'information se réduit en fait aux « raisons » de celui-ci.
Clinton & Clinton : ré-analyse d'une photo analysée dans Libération (suite et fin)‫‏‬
Pistes vers une signification (suite)
L'originalité de la photo nous semble résider dans son point de vue, au sens littéral comme au sens figuré. Le
photographe se tient en effet derrière le couple qui, du haut d'une estrade, s'abandonne aux ovations de la foule.
C'est l'envers de ce que voit l'assistance et de ce que photographient des membres du public – parmi lesquels se
trouvent peut-être d'autres journalistes. De cette position inhabituelle et « privilégiée », le photographe nous
livre accès à ce qui se trouve « derrière » l'image médiatique ordinaire, à la « face cachée » de l'événement. La
photo révèle, ou prétend révéler, comment se fabrique l'image médiatique,... que cette révélation soit jugée
décevante, ou tout bonnement humaine ; qu'elle brise un mythe, ou au contraire rapproche le spectateur de ces
deux « étoiles » de la politique. En fait d'étoiles, il s'agirait plutôt de la lune, plus précisément de sa « face
cachée ».
En effet, le point de vue, très lourd de signification, est celui de la « face cachée de la lune » : il montre les
coulisses de l'action politique, et réduit en même temps ces deux célébrités, qui étaient – et qui restent – des
incarnations politiques, à leurs corps matériels, semblables à celui de tout un chacun. Des corps alourdis, plus
très jeunes, qui laissent deviner des « lunes » imposantes. Derrière un prestige médiatique et un charisme dont
nous ne voyons plus que l'envers – et qui n'étaient peut-être qu'un faux-semblant – ne subsistent qu'un geste
tendre et deux embonpoints en harmonie. Encore le geste de Bill l'est-il surtout, tendre, pour la galerie. Car il
est administré à distance dite « personnelle », et non pas « intime » (voir la proxémique de E. T. Hall,
E11MCC), si bien qu'il en paraît froid, ou même feint.
Conclusion
Décevant ? grotesque ? triste ? ou seulement drôle ? Libre au spectateur d'interpréter selon son humeur... La
photo n'est pas féroce, mais elle suggère indubitablement, avec une vraie mélancolie, l'idée d'une chute. Tous
deux vont bientôt choir de leur estrade, de leur piédestal. Il s'agit là de leur « dernière valse », à la fin d'une
campagne marathon, et, feuilletant notre petit album mental de mythologie américaine, on en vient à penser au
film de Sidney Pollack, sur les marathons de danse des années de la Grande Dépression : On achève bien les
chevaux.