PETITE HISTOIRE DU CARTEL À TRAVERS LES SIÈCLES Patrick
Transcription
PETITE HISTOIRE DU CARTEL À TRAVERS LES SIÈCLES Patrick
PETITE HISTOIRE DU CARTEL À TRAVERS LES SIÈCLES Patrick Avrane « Nous avons un nom pour désigner ces groupes. » Ce nom, passé sous silence par Lacan dans l'acte de fondation de l'E.F.P. - il insiste sur le mode de fonctionnement - surgit dans l'intitulé au catalogue des groupes : Cartel (1). Manteau de Noé ou style de travail, on connaît le succès de cette dénomination, notamment après sa relance. Je propose de poser quelques jalons à l'histoire de ce signifiant, présent aujourd'hui dans le titre d'une association d'analystes. Le cartel, c'est d'abord le support, la charte, le papier, l'affiche ou cartella, et sur ce matériel viendra s'inscrire du symbolique. C'est ainsi que le cartel, par un premier glissement métonymique, indiquera le blason, l'écu, plus particulièrement le cartouche qui porte la devise du chevalier. Puis, de ce cadre, il ne restera plus que l'aspect décoratif, et, prééminence imaginaire, le cartel devient l'entourage soigné d'une œuvre d'art comme du cadran d'une horloge. Enfin au XVIIIe siècle, par un effet de synecdoque, le cartel sera la pendule elle-même avec son encadrement. Nous connaissons cette acception dans le roman classique, c'est sans doute un cartel qui sonne cinq heures lorsque la marquise sort... Ici nous avons à faire à un objet, il se conduit en tant que tel, il va et vient, disparaît sous une forme pour réapparaître sous une autre, joue de sa symbolique ou de sa parure et se retrouve épinglé aux murs du passé avant, peut-être, de prendre une nouvelle apparence. Mais pour ce qui nous intéresse au premier chef, nous devons suivre un autre fil. Le cartel y est marqué de l'accord et du défi, de la réunion et de la méfiance, d'une facture à la limite de celle d'un groupe. Si l'origine du terme est la même, un texte inscrit sur le cartello, papier ou parchemin, la métaphore fera porter le sens sur le contenu de cet écrit. Le cartel de deffi, au moyen-âge, est le mode sous lequel un seigneur pouvait faire part à un autre de ses griefs et lui indiquer qu'il le considérait comme un ennemi, tout en maintenant les règles de la loyauté féodale. Écrit ou transmis par un héraut, ce cartel de la deffiance était une sorte d'acte diplomatique, l'ouverture d'une guerre privée qui signifiait à l'autre chevalier d'avoir à se tenir sur ses gardes. En soi, il ne disait rien quant à la suite de l'affaire et la mise en acte des hostilités, l'essentiel du cartel était cette déclaration solennelle. C'est ainsi que l'on peut citer un cartel de la deffiance remis à Charles Quint par François 1er et Henri VIII d'Angleterre. Le cartel peut être aussi un défi lancé à l'occasion d'un tournoi. La soumission à une règle acceptée par l'ensemble des parties, la notion de guerre privée s'y retrouvent. On voit alors combien cette signification rejoint celle citée plus haut du cartelécu ou cartel des armoiries; le défi s'exprimait en renversant de sa lance l'écu de l'adversaire choisi. Le tournoi se faisait toujours au nom d'un, dont les armoiries étaient portées, et en général au désir d'une. Cela nous conduit au cartel comme provocation en duel, une définition qui aurait pu s'éteindre en 1626 avec l'interdit de Richelieu, cependant, elle se perpétue jusqu'au début de notre siècle. La littérature en est friande, mais la plus décapante description d'un duel est peut-être celle de la rencontre de L'ÉDUCATION SENTIMENTALE entre Frédéric et le vicomte de Cisy, « C'est un reste de barbarie! Que voulez-vous! » (2). Ce qui importe, c'est l'impossibilité de s'y soustraire. Le perdant ne serait pas celui qui a le dessous dans le combat, mais bien le couard ou le fuyard qui renoncerait à se battre. La carte qui s'échange est alors comme l'écu du chevalier. Ce qui est en cause est moins la véracité de telle ou telle affirmation, le point d'honneur, que l'affirmation mutuelle, duelle, qu'un nom doit se soutenir; bannière, éventuellement d'un autre pour le chevalier; nom de son père pour le roturier. « Parbleu! Sophie Arnoux, tout le monde connaît ça! - Vous dites? Cisy, qui s'était levé, répéta en balbutiant: - Tout le monde connaît ça! » (3). En une remarquable condensation, Flaubert rassemble ce qui provoque un duel, la négation d'un nom, l'atteinte à l'objet présumé du désir - Sophie est bien une incarnation de la dame -, l'apostrophe dans laquelle s'enferme l'offenseur et son impossibilité de reculer, quel qu'en soit son souhait, il a bien renversé le blason. Là, L'ÉDUCATION SENTIMENTALE est au roman de chevalerie ce que la carte de visite est aux armoiries. Mais le cartel reste inscrit dans une dimension symbolique, exemplaire ici puisque le refus du nom est aussi à l'origine de l'offense, ce que la parodie de Flaubert, tel un trait de caricature, fait ressortir. Ce texte met également en évidence combien les adversaires, loin d'être seuls, sont soutenus, pousses même par un groupe. L'offense devient l'affaire d'un ensemble de personnages qui tournoient autour d'eux. Le cartel, la provocation, dépasse chaque histoire individuelle. Dans une définition moderne du cartel, la fonction d'entente semble avoir pris le pas sur celle de la querelle. C'est cette notion d'un groupe et d'une entente se limitant à des modalités d'action qui est au centre du cartel que l'on peut qualifier de militaire. Il s'agit de mettre en place des accords ponctuels et précis, acceptés par les belligérants, mais sans que cela engage leurs nations respectives, par exemple par un cesser-le-feu temporaire, un échange de prisonniers ou le paiement d'une rançon. Le navire de cartel est le bâtiment chargé de communiquer avec l'ennemi pour établir de telles conventions, qui ne seront jamais considérées comme des traités. Nous sommes ici proche du cartel au sens industriel, mais rappelons d'abord que deux expériences ont été intitulées cartel dans l'histoire récente : le Cartel des gauches en 1924 et le Cartel de théâtre en 1927. Le Cartel des gauches, sous la Troisième République, n'a pu exister qu'après la cassure du congrès de Tours qui, en 1920, fit naître la S.F.I.O d'une part et le Parti Communiste d'autre part. En effet, la coalition dite Cartel des gauches qui remporte de justesse les élections législatives de 1924 regroupe les socialistes de la S.F.I.O. avec les différents mouvements radicaux, le Parti Communiste n'y participe pas. Il s'agissait d'une alliance électorale puis d'un accord de gouvernement qui ne tint pas à l'épreuve, notamment des problèmes économiques, et se heurta au « mur d'argent » pour reprendre la formule de Herriot. Dès 1926, le Cartel des gauches fut rompu au bénéfice de l'Union nationale de Poincaré qui ne comportait ni socialistes ni communistes. Lorsque l'année suivante, quatre hommes de théâtre, Baty, Dullin, Jouvet et Pitoëff fondent le Cartel, leur but est de faire un front commun face à la profession et la critique. C'est le public qui donna au Cartel le sens qu'il a conservé dans l'histoire du théâtre, celui d'un style, l'avant-garde de cette époque. Ce Cartel, contemporain des tous premiers travaux de Lacan, mériterait une étude plus complète. On peut simplement ici faire remarquer que son travail visait à une recherche d'absolu, un archétype théâtral. Pour ses créateurs, la grande rigueur dans la forme permettait une toute aussi grande ouverture du théâtre à l'ensemble des questions humaines. L'accord supposé entre leurs participants est au premier plan de ces deux cartels, néanmoins ils étaient, chacun sur leur mode, porteurs d'un défi au monde social qui les entourait et se différenciaient en cela d'un simple effet de groupe. Comme dans tout cartel, il y avait une adresse et une orientation. La coalition est secondaire à ce que le cartel se doit de maintenir, et nous retrouvons là sa fonction du tournoi ou du duel. A l'exception de ces deux expériences et des cartels de travail psychanalytique, aujourd'hui le lieu d'application du cartel est le domaine économique. Bien que ses définitions puissent être plus ou moins restrictives, en règle générale, un cartel est une entente économique et industrielle entre plusieurs entreprises. Il se concrétise par un organisme commun, le cartel en soi, mais tous les contractants conservent leur autonomie juridique propre. Ses buts, variables, peuvent porter sur des points, précisés ou non, concernant la production, l'information, la recherche, la vente, etc.; il peut éventuellement être limité dans le temps. On comprend qu'une telle entente soit source de gains, chaque participant utilise les compétences de l'autre, et ce que les économistes appellent effet d'échelle provoque la multiplication de la puissance au-delà de la simple addition des performances de chacun. Il est intéressant de noter que la forme particulière d'association industrielle américaine, le trust, a elle aussi ses sources dans la chevalerie du moyen-age. Le trust était à l'origine la confiance que le chevalier, partant en guerre ou à la croisade, faisait à un pair en lui laissant sa fortune contre l'obligation de n'en utiliser que les revenus et de la gérer conformément à sa volonté. Ainsi la confiance en l'association apparaît d'emblée, mais la défiance se profile vite, on la trouve plus nettement avec le Konzern allemand et sa notion d'encerclement militaire; car la crainte provoquée par le cartel est celle des effets possibles du monopole, effets dont la puissance publique se défie. Derrière les accords de rationalisation, risque de survenir une domination du marché par un groupe suffisamment puissant pour éliminer toute concurrence et régner ainsi en maître sur l'ensemble de la production. C'est pourquoi, dès que l'on parle de trust, il est question de loi anti-trust, dès que l'on parle de cartel, de lois sur la concurrence. La politique sait à l'occasion utiliser cette forme de coopération. Ainsi en Allemagne nazie, la cartellisation fut obligatoire dans une situation de pénurie; au Japon, après la seconde guerre mondiale, et toujours de temps à autre, elle permet de protéger une industrie temporairement en difficulté. Hormis les périodes où la naissance de ces cartels de crise est favorisée, la législation concernant les cartels ne vise que leur limitation ou leur interdiction, il s'agit de s'en méfier. Bien que les conditions actuelles, particulièrement en Europe, tendent à unifier les différents règlements, on remarque que les droits partent de points de vue diamétralement opposés pour un résultat similaire, suivant les états, suivant un certain style de rapport au monde. Ainsi, aux États-Unis et en Grande Bretagne, tout est illégal, mais il s'agit de trouver des accommodements raisonnables; alors qu'en France, rien n'est interdit par principe, mais il s'agit de faire le tri entre bons et mauvais accords. Comme tout signifiant, le cartel a une histoire, à chaque instant il occupe une place particulière dans la langue, mais on peut tenter d'en dégager un certain nombre de points permanents. Ce qui le caractérise en premier lieu est un rapport singulier à l'écrit. Charte, carte de visite, traités publiés ou non, le cartel fait référence à une écriture qui peut rester virtuelle mais qui vient lier les partenaires du tournoi, du duel, des accords politiques, militaires ou économiques. Chaque cartel part d'un déjà-là, déjà inscrit, code d'honneur, style de travail, entreprises diverses, pour produire une nouvelle inscription dont il sera en même temps le support. Dans le même mouvement, et la production du cartel renforce l'inscription d'origine, comme en repassant sur ses traits, et elle produit du neuf; c'est en cela qu'elle se distingue d'une entente dont le but serait l'accord parfait. Un cartel ne vise pas l'adéquation mais la remise en jeu; cette dimension du défi est présente à travers tous les avatars du signifiant. Le cartel du chevalier, le cartel du duel sont en eux-mêmes un défi qui transcende tout accord sur un texte, un nom. Bien que ce texte préexistant soit le même pour chacun des contractants, leurs lectures divergent et c'est en leur nom que le cartel sera lance. C'est la différence entre les interprétations qui crée la dynamique d'un cartel. Les interprétations des socialistes diffèrent de celles des radicaux, celles de Jouvet de celles de Pitoëff, les pratiques commerciales de tel groupe industriel ne ressemblent pas à celles de tel autre groupe. Différentes interprétations pour un but commun qui va permettre le regroupement en cartel, nous avons là un second point. Ce but commun oriente le cartel et lui donne sa direction, car il s'adresse à ceux qui, ne faisant pas partie du cartel, sont pris dans le même registre que lui, que ce soit l'honneur, la consommation industrielle ou le discours politique. Enfin, c'est en un instant que se noue cette dialectique, un des traits du cartel est ce rapport spécifique au temps. A l'exception de celui qui donne l'heure, le cartel n'est pas fait pour perdurer. Nous ne terminerons pas ce rapide exposé sur l'histoire d'un signifiant sans citer la formule, traditionnelle semble-t-il depuis François 1er, qui conclut les édits des Rois de France : « Car tel est mon bon plaisir ». (1) Cf. ANNUAIRE DE L'EFP 1965, p. 1 et p. 12. (2) G. Flaubert, L'ÉDUCATION SENTIMENTALE, éd. de la Pléiade, p. 258. (3) id. p. 253.