larmes de haine - Actes Sud Junior

Transcription

larmes de haine - Actes Sud Junior
LARMES DE HAINE
Lettre 1
Dans la prison perdue
au milieu de la mer
18 décembre 1871
Noël arrive bientôt. J’aurais aimé être à la maison
pour ce beau jour. Mais c’est impossible. Personne
ne vient jamais me voir. Comme si j’étais invisible
de tous. Parfois, quand on m’apporte un quignon
de pain accompagné d’un pichet d’eau, je discute
avec le geôlier qui a la gentillesse de monter au
deuxième étage... Enfin, le mot obligation serait
sans doute plus juste.
Ma cellule se situe au fin fond d’un immense couloir sombre. Je le sais car en venant ici, j’ai pu l’observer. Je n’ai jamais pu entrer en communication,
ne serait-ce qu’avec un seul de mes camarades d’à
côté. Comment aurais-je pu, enfermé depuis tant
de jours dans cette pièce ? Je ne pense pas qu’eux
veuillent faire ma connaissance. Mais j’aimerais
tellement pouvoir parler à quelqu’un, me confier,
plaisanter, pleurer...
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Cela fait des jours que je suis séquestré.
Cela fait des jours que je croupis comme un rat
en cage.
Cela fait des jours que je suis privé d’eau au point
de me dessécher.
Cela fait des jours que je ne mange plus à ma
faim.
Cela fait des jours que je ne vois plus la lumière
du soleil.
Cela fait des jours que je ne respire plus l’air frais
de la côte.
Cela fait des jours que je me meurs à petit feu.
Parfois, lorsque j’observe les rongeurs qui courent
le long des murs, je songe à leur vie, et me dis que
même la leur doit être plus réjouissante que celle
que je subis au moment où j’écris cette lettre. Jamais
personne ne la lira, je ne me fais pas d’illusions.
Mais écrire me permet d’extérioriser cette rage et ce
sentiment d’injustice qui me tourmentent. Comme
si libérer des mots sur une feuille de papier pouvait
apaiser cette fureur qui m’habite.
Je dois payer le prix fort. C’est une évidence, une
vérité...
Et je m’acquitterai de cette tâche. J’en fais la
promesse.
Un pitoyable inconnu
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Lettre 2
Dans la prison perdue
au milieu de la mer
21 décembre 1871
Trois jours ont passé.
La date ultime approche à grands pas.
Je n’ai parlé à personne depuis la dernière fois.
Comme toujours. Ce matin, pendant que je dormais, quelqu’un a déposé un plateau de nourriture,
contenant une pomme, une fine tranche de pain
rassis accompagnée d’un petit morceau de fromage
et de l’eau, au pied de ma paillasse. Cela faisait si
longtemps que je n’avais rien ingurgité que ma seule
réaction fut de me précipiter pour engloutir toute
cette piètre pitance. Maintenant que je suis rassasié,
je me sens prêt à couvrir d’encre des pages entières.
Dans quelques jours, quelques milliers de minutes
qui ne sont en réalité que de simples secondes, je
payerai le prix fort. C’est irréversible.
Cet acte, irréfléchi pour certains, immense ou
même incroyable pour d’autres, était inéluctable. Il
fallait que je l’accomplisse. Il fallait que je mette
mes pensées à exécution. Et je n’ai pas médité sur
leurs conséquences. Je n’ai pas imaginé un seul instant qu’on me jetterait dans un profond puits sans
échelle pour remonter à la surface. Je ne me suis
pas souvenu qu’on y jetait d’autres pour moins que
ça.
Je suis exilé du monde extérieur depuis trop de
temps maintenant.
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“J’aimerais être un oiseau et m’envoler où bon
me semble, là où le vent m’emportera.” Ma sœur
me répétait inlassablement cette phrase. J’ai fini
par comprendre le sens de ses paroles. Aujourd’hui,
je voudrais être un goéland et voler au-dessus de
l’eau, à travers les nuages, haut dans le ciel, jusqu’à
atteindre les étoiles.
Ma sœur s’appelait Zéphyrine. Elle était belle. Si
belle, que plus d’un homme est mort pour elle. Ils
l’adoraient, la chérissaient. Mais toutes ces bagatelles ont fini par avoir raison d’elle. Sa flamme
s’est éteinte. Et chaque personne l’ayant côtoyée
pleure encore à ce jour sa disparition si soudaine.
Moi le premier. Elle avait fini par remplacer ma
mère, mes parents étant partis lorsque nous étions
encore jeunes.
J’avais fini par sombrer. Je n’allais plus à l’école,
passant mes journées dans la rue, jouant au truand
avec des hommes plus vieux que moi. Ma misérable vie ne se résumait plus qu’à voler la marchandise des commerçants, ennuyer les passants,
revendre des matières illicites. Je m’abandonnais,
m’enfonçais peu à peu dans un engrenage de petite
délinquance qui finit par devenir épouvantable. Et
par avoir raison de moi...
La relation que j’entretenais avec Zéphyrine
devint extrêmement tendue. Nous ne nous parlions
plus, sauf quand nous avions une broutille à nous
reprocher. Cela finit par se produire tous les soirs,
lorsqu’elle rentrait du lavoir où elle était blanchisseuse. Le peu d’argent qu’elle gagnait, je le rejouais
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à des jeux d’argent. Et à cause de tous ces moments
passés à nous disputer, mais également à cause de
mes sottises, je ne vis pas le mal s’emparer d’elle. Je
ne vis pas la souffrance dans laquelle elle se noyait...
Le Diable en personne s’en prenait à elle !
Un pitoyable frère
Lettre 3
Dans la prison perdue
au milieu de la mer
24 décembre 1871
Nous sommes la veille de Noël. Dans quelques
heures, le petit Jésus naîtra. Le Sauveur viendra au
monde.
Il est appelé “Sauveur”, mais ne sauvera personne
demain. Pas moi dans tous les cas.
Reprenons plutôt là où j’ai arrêté mon récit dans
la dernière lettre.
Plus les jours passaient, plus Zéphyrine sombrait.
Mais je ne remarquais rien.
Puis vint le temps du service militaire, ce passage obligatoire dans la vie d’un jeune homme. Je
ne voulais pas y aller et laisser ma sœur aînée seule
à la maison. Même si je ne me souciais jamais de ce
qu’elle pouvait bien faire.
Pourtant, la perspective de l’abandonner totalement, sans famille ni soutien, me préoccupait
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tout de même. Mais j’y étais forcé. Après de multiples embrassades, de longs au revoir déchirants,
malgré le fait que nous ne communiquions plus
ensemble, je lui dis que je l’aimais, qu’elle était la
seule famille qui me restait et que je tenais à elle
plus que tout au monde. Je partis, jetant un dernier
regard à Zéphyrine que je laissais derrière moi, et lui
criant un ultime “Je t’aime” par-dessus l’épaule, je
partis pour, sûrement, ne jamais revenir.
Plusieurs mois s’écoulèrent. Nous dûmes aller à
la guerre. Pendant ces quelques mois passés, nous
nous y étions préparés. Entraînés comme des animaux, nous allions enfin rejoindre les combats.
Peu d’entre nous résisteraient à la violence des
attaques. La guerre s’était engagée peu de temps
auparavant et Napoléon III quémandait des renforts venus de toute la France. Nous étions en
mauvaise position. Les Prussiens étaient à Sedan
et gagnaient du terrain.
La bataille faisait rage lorsque nous la rejoignîmes
enfin, après plusieurs jours de marche intensive.
Je dirais aujourd’hui, avec beaucoup de recul,
que j’étais un très mauvais soldat. Je n’obéissais
presque jamais aux ordres qui venaient des supérieurs, n’acceptant pas que d’autres puissent me
commander. Ce défaut finit par me nuire.
Nous étions sur le front, la nuit tombait et la
bataille avait cessé depuis quelque temps. L’heure
où le courrier de nos proches était distribué arriva.
Lorsque j’entendis mon nom sortir de la bouche
du soldat chargé de cette tâche, je fus paralysé de
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stupeur. Jamais personne ne m’avait écrit depuis
que j’étais parti. Pas même ma sœur Zéphyrine.
Je m’avançai vers l’homme et pris la lettre entre
mes mains tremblantes. Mais je fus incapable
de l’ouvrir. Sur l’enveloppe étaient inscrits mon
nom mais également, en tout petits caractères, ce
qui me laissa muet, le nom du cimetière de mon
village.
Avant même d’ouvrir cette lettre, j’avais deviné
ce qui s’y trouvait écrit. Ma sœur, mon amour de
sœur, ma Zéphyrine adorée, s’était envolée à jamais.
Jamais plus je ne la reverrais. Elle était morte.
Je ne pus m’empêcher de crier toute la haine qui
s’empara de moi à ce moment précis. Je hurlai
toute la rage que je ressentais au plus profond de
mon être ! Mais cela ne suffit pas, il fallait que
je trouve une autre solution pour extérioriser mon
malheur.
Et quand je la trouvai, je sus que ce n’était pas la
meilleure décision et de loin, mais à ce moment-là,
je n’en avais rien à faire.
Je quittai le camp où nous nous trouvions.
D’un pas décidé, je m’en allai loin de toute cette
pagaille, enveloppe à la main, fusil au bras.
Je désertai cette guerre qui faisait souffrir l’intégralité des soldats engagés dans cet Enfer. Je commis un crime qui pouvait être puni de la peine de
mort.
Ce fut la décision la plus terrible, mais celle qui
me semblait le mieux convenir dans ces circonstances de ma vie.
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Je courus jusqu’à en perdre haleine et finis par
trouver un bar miteux dans lequel m’installer pour
la nuit. Je m’assis à une table bancale, commandai
un verre de rhum et ouvris enfin la lettre.
“Nous avons le regret de vous informer que,
Mademoiselle Zéphyrine MARQUIZEAUD est décédée le xx xx 1870. Une enquête est en cours, elle
est morte suite à plusieurs coups de couteau dans
le thorax.”
Ce furent les seules phrases que je pus lire. Mes
larmes commencèrent à couler. Les mots finirent
par se brouiller.
Plus rien d’autre n’avait d’importance.
Ma Zéphyrine était morte.
Le Diable en personne avait eu raison d’elle.
LE DIABLE EN PERSONNE AVAIT ASSASSINÉ MA
SŒUR !
Un pitoyable soldat
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Dernière lettre
Dans la prison perdue
au milieu de la mer
25 décembre 1871
Six heures avant l’heure convenue
Je me nomme Isidore. Cela fait quinze années
que Dieu m’a créé.
Je me nomme Isidore. Cela fait un an que ma
sœur est décédée.
Je me nomme Isidore. Cela fait un an que j’ai
déserté le poste de soldat que l’on m’avait assigné.
Je me nomme Isidore. Cela fait des mois que j’ai
été jugé par le Conseil de guerre.
Je me nomme Isidore. Cela fait des mois que l’on
m’a condamné à mourir.
Je me nomme Isidore. Cela fait des mois que l’on
m’a jeté dans la fosse aux lions.
Je me nomme Isidore. Cela fait 206 jours que je
suis enfermé dans cette prison miteuse.
Je me nomme Isidore. Cela fait quinze années que
je suis né.
Aujourd’hui, je m’en vais pour un long voyage
sans fin.
Aujourd’hui, je pars dans le pays des rêves et des
cauchemars.
Dans six heures, je m’envolerai pour le pays du
Diable.
Dans six heures, je paierai le prix fort.
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Je m’appelle Isidore. J’ai quinze ans.
Je suis enfermé dans cette prison, nommée Fort
Boyard, depuis 206 jours.
J’ai égorgé l’homme que je considérais comme
mon meilleur ami à une certaine époque. Cette
abomination de la nature a assassiné ma sœur, il y a
de cela 365 jours.
Je serai fusillé, pour un crime que j’ai commis, le
25 décembre 1871, à onze heures précises. Cela se
déroulera sur la place de Verdun, dans la ville de La
Rochelle.
Aujourd’hui, je suis mort.
Isidore, le pitoyable inconnu, frère et soldat

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