La protection et la rémunération des auteurs des deux côtés de l
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La protection et la rémunération des auteurs des deux côtés de l
La protection et la rémunération des auteurs des deux côtés de l’Atlantique Ron BASS, Scénariste, WGA Marshall GOLBERG, Scénariste, Membre du Conseil de la WGA Laurent HEYNEMANN, Président de la SACD, Réalisateur Pierre SIRINELLI, Professeur à Paris-I, spécialiste de la propriété intellectuelle Bertrand TAVERNIER, Réalisateur-Producteur Betty THOMAS, Réalisatrice, Vice-Présidente de la DGA Les débats sont animés par Lionel DELPLANQUE, Réalisateur. Lionel DELPLANQUE Nous avons jugé utile d’organiser ce débat car il existe une méconnaissance mutuelle entre les deux systèmes. Nous essaierons de déterminer en quoi diffèrent le droit d’auteur et le copyright, et en quoi l’opposition classique entre ces deux systèmes est dépassée. Je vous signale que Bertrand Tavernier vient de recevoir le prix John Houston attribué par la Directors Guild of America. Pierre SIRINELLI Précisons tout d’abord que le droit d’auteur et le copyright ne sont pas des institutions jumelles. Elles partagent le même but, qui est de permettre la protection et l’exploitation des œuvres de l’esprit, mais leurs philosophies respectives sont profondément différentes. Sur la planète, chaque système juridique tente d’atteindre un équilibre entre trois intérêts divergents : la récompense de l’activité du créateur, la sécurisation des investissements tant en amont (production) qu’en aval (diffusion et exploitation) et la poursuite d’un intérêt général d’accès à la culture et d’enrichissement du patrimoine de l’humanité. Chaque système place le centre de gravité entre ces intérêts antagonistes à un endroit différent. Le système français met le créateur au centre du dispositif : la législation est bâtie pour l’inciter à créer et pour le protéger. Le système de copyright est plus sensible à la dimension économique des institutions culturelles, et la place réservée aux auteurs y est légèrement en retrait : l’accent est mis sur les investisseurs et sur l’intérêt général. Le droit allemand, pour sa part, est proche du droit français. D’un point de vue jur idique, il serait donc faux de traduire «droit d’auteur » par « copyright ». Une autre idée fausse est l’idée selon laquelle les Français auraient inventé la propriété littéraire et artistique. Nous nous gaussons parfois des Etats-Unis, mais le droit d’auteur est en réalité né au Royaume-Uni en 1709-1710. Les Etats-Unis l’ont prolongé par la Constitution de 1787 puis par une loi de 1790. En France, le droit d’auteur est donc postérieur. Aux EtatsUnis, le droit d’auteur a ainsi une valeur constitutionnelle, ce qui n’est pas le cas en France. Le génie français s’est plutôt manifesté dans le souffle romantique qui a été insufflé dans ce droit, sous l’influence des idées allemandes et françaises du 19ème siècle. Une grande importance est accordée au droit moral, et la recherche de l’originalité d’une œuvre est soulignée. Nous pourrions multiplier ce type d’exemple. Soyons cependant conscients du fait qu’actuellement, le droit français fait aussi certaines concessions à la logique économique : je pense notamment au statut du logiciel et au droit de l’audiovisuel – le producteur y occupe une place dont il ne dispose pas dans le cas des autres créations artistiques. Le droit d’auteur et le copyright peuvent s’accorder sur certains thèmes essentiels, mais leur antagonisme est patent. En France, au-delà de la loi, la jurisprudence renforce les droits des créateurs. Aux Etats-Unis, au contraire, les tribunaux tendent à accentuer la protection de l’investisseur. En France, l’essentiel de la protection résulte de la lo i. Aux Etats-Unis, lorsque des solutions rejoignent le droit français, c’est souvent à la suite de négociations – menées en particulier par les guildes. La loi américaine est ainsi infiniment moins protectrice que la loi française, ce qui, nous le verrons, a un certain nombre de conséquences. Les différences entre droit d’auteur et copyright apparaissent tant dans la structure des droits que dans leur contenu. En France, le système est ouvert dès lors qu’il s’agit de déterminer les droits accordés aux auteurs ; en revanche, le système est fermé dès lors qu’il s’agit d’examiner les exceptions aux droits dont pourrons bénéficier les utilisateurs. De la même façon, le système est restrictif dès lors qu’il s’agit de mesurer l’ampleur des droits que l’auteur va céder à l’exploitant. Aux Etats-Unis, le système est exactement inverse. En France existent deux grands droits : le droit de reproduction et le droit de représentation, créés en 1791 et en 1793 et qui ont permis d’appréhender l’apparition de la photographie, du cinéma, de la télévision et de la radio sans aucune difficulté. Par sa plasticité, le texte a ainsi été adapté aux techniques nouvelles. Aux Etats-Unis, le système est réputé fermé s’agissant des droits : lorsqu’est apparue pour la première fois la traduction d’une œuvre – en l’occurrence une traduction en allemand de La Case de l’Oncle Tom -, l’auteur a tenté de faire interdire en justice cette traduction non autorisée. Le juge a considéré que le droit de traduction ne faisait pas explicitement partie des prérogatives accordées aux auteurs par la loi, et n’avait donc pas d’existence juridique. En France, une telle décision serait inconcevable : un usage nouveau qui apparaît est implicitement compris dans le dispositif législatif ; le droit de traduction et d’adaptation participe du droit de reproduction. Il en est de même pour le prêt et la location : alors qu’une reconnaissance législative est nécessaire dans certains Etats, ce droit naturel est, dans notre pays, implicitement reconnu aux auteurs de par l’appréhension large de la matière. Nous voyons donc très clairement qu’en France, le système ouvert est infiniment protecteur des intérêts des auteurs. Le peer-to-peer dont nous parlerons durant ces Rencontres est ainsi indiscutablement soumis aux intérêts des auteurs. Cela n’est absolument pas le cas aux Etats-Unis. De la même manière, la France ne reconnaît d’exceptions que dans des textes précis et détaillés : l’exception de courte citation doit par exemple répondre à certaines conditions très précises. Aux Etats-Unis, une exception large est intitulée fair use – usage loyal –, et il suffit que cette exception corresponde à certains critères économiques pour qu’elle soit admise, même si le cas envisagé n’est pas prévu par les textes. Nous nous trouvons donc en face de deux logiques différentes : le droit d’auteur français est ouvert aux auteurs et fermé aux utilisateurs, et le copyright est assez fermé aux auteurs mais très ouvert en faveur des utilisateurs. La différence est de même ordre en matière de contrat : le droit français est infiniment protecteur des intérêts des créateurs ; une cession de droits doit rentrer dans le cadre d’un écrit qui énumère les prérogatives cédées de façon très détaillée, et un certain nombre de mentions très précises sont obligatoires. Tout ce qui n’est pas cédé par l’auteur est conservé par lui, et une législation spéciale existe donc en la matière. Aux EtatsUnis, il n’existe rien de tel : les Américains ne disposent pas d’une législation spéciale sur les contrats de droit d’auteur, et le droit commun des contrats est utilisé dans l’interprétation des conventions. Ces divergences sont concrétisées par des solutions particulières. En France, le créateur – qui est une personne physique – bénéficie des droits d’auteur. Aux Etats-Unis, le principe de départ est le même, mais connaît une exception lorsque l’œuvre est le fruit d’un investissement – que la création soit effectuée par un salarié ou faite sur commande dans un certain nombre de cas précis ou énumérés par le législateur. Dans ces cas-là, lorsque le créateur est réalisateur, les droits appartiennent au producteur ; en outre, il est considéré que l’auteur est le producteur et non le créateur. Nous voyons donc les différences fondamentales entre une logique humaniste et romantique et une logique économique. Il peut certes être considéré que la différence entre la France et les Etats-Unis n’est pas aussi nette dans l’audiovisuel, car il existe une présomption de cession des droits du réalisateur vers le producteur. Néanmoins, le droit moral n’existe pas aux USA – ou, s’il existe, il est transmis immédiatement au producteur, sauf dans le cas d’un accord négocié par les guildes. En France, le droit moral reste toujours la prérogative attribuée au créateur : il ne peut pas être transféré. Une autre différence fondamentale entre la France et les Etats-Unis est qu’en France, certains droits ne sont pas transférés automatiquement par la présomption de cession. Une autre différence est que les tribunaux français interprètent toujours de manière restrictive la présomption de cession. Normalement, en effet, pour assurer la rémunération des auteurs, une rémunération proportionnelle doit être prévue pour chacun des modes d’exploitation : or en l’absence d’un contrat qui énumère les modes d’exploitation et qui prévoit expressément la rémunération versée pour chacun de ces modes, la présomption de cession ne joue pas. Autrement dit, l’alignement économique du droit français sur le droit américain est davantage un mythe qu’une réalité. Il en est de même dans le domaine des droits patrimoniaux : six prérogatives sont accordées aux USA contre deux en France, mais l’approche est souple dans notre pays, alors qu’elle est rigide aux Etats-Unis. Les solutions trouvées sont à peu près les mêmes – parfois au prix de véritables contorsions juridiques outre-Atlantique. Lorsque l’Europe a décidé de prolonger la durée des droits patrimoniaux de 50 à 70 ans post mortem, les Etats-Unis se sont alignés et sont eux- mêmes passés à 90 ans il y a quelques années, avec des différences de détail dans la protection. Une grande différence apparaît dans le domaine des droits voisins, car les USA appellent copyright ce que nous appelons droits d’auteur et droits voisins. Or pour les Français, les droits voisins sont distincts des droits d’auteur. Bien sûr, les plus grandes différences apparaissent sur le terrain du droit moral – dont le concept est d’origine française et allemande. La France dispose sans doute du droit moral le plus strict du monde. Cela se manifeste par la généralité de la construction : toutes les œuvres bénéficient dans notre pays du droit moral, à l’exception des logiciels. Aux Etats-Unis, la loi ne reconnaît de droit moral qu’aux auteurs d’œuvres graphiques. En France sont accordées quatre prérogatives : le droit à la paternité, le droit au respect de l’intégrité, le droit de divulgation et le droit de retrait et de repentir. L’exercice de ce dernier droit coûte cependant trop cher, car il oblige à indemniser le producteur pour la perte économique occasionnée. Les Américains considèrent que le droit moral constitue un droit d’auteur à deux coups : après avoir cédé ses intérêts patrimoniaux, l’auteur peut demander une rallonge financière en faisant pression sur le terrain du droit moral – ce qui représente un détournement de l’esprit de la loi. En France, le droit moral est inaliénable et perpétuel : une clause de renonciation à ce droit serait nulle en droit français, alors qu’elle serait acceptée aux USA. Dans notre pays, un auteur peut donc empêcher la colorisation de son film ou sa diffusion avec un logo ou avec une interruption publicitaire. Cette dernière prérogative n’est certes plus exercée, mais elle existe théoriquement. Il existe aux Etats-Unis des palliatifs, mais ils sont bien maigres. La dénaturation d’une œuvre peut être combattue en utilisant les droits patrimoniaux, c’est-à-dire en invoquant le fait que les droits d’adaptation n’ont pas été cédés. Cependant, si le producteur est intelligent, il aura acquis au préalable les droits d’adaptation de l’œuvre, ce qui lui permettra ensuite de la « charcuter » comme bon lui semble. L’auteur peut aussi recourir au droit de la concurrence contre la concurrence déloyale - et au droit des marques : toutefois, le producteur peut diffuser un film modifié en indiquant « à partir du film de… ». Le droit moral à l’américaine ne protège donc absolument pas l’auteur : il protège le public, la marque et le droit des contrats, mais la vision romantique et humaniste du droit français en est totalement absente. En France, la rémunération est normalement proportionnelle alors qu’aux USA elle est généralement forfaitaire – même si les guildes permettent d’obtenir ensuite des sommes nettement plus importantes. Dans notre pays, personne ne contrôle le taux et il existe donc en réalité toujours un moyen de tricher. Aux Etats-Unis, lorsque des solutions similaires aux solutions françaises sont obtenues, c’est par le moyen de contrats, du droit social ou d’accords collectifs – et non par le recours à la loi. Je citerai le mot de Lacordaire : « Dans le rapport du faible au fort, c’est le contrat qui opprime et la loi qui libère ». Betty THOMAS Il y a une heure, je croyais être intelligente et bien informée, mais avec tout ce que Pierre vient de nous enseigner, je n’ai plus du tout ce sentiment. Je vais essayer de donner mon point de vue, qui est celui d’un metteur en scène qui travaille avec les studios d’Hollywood. Aux USA, l’employeur ou le studio - Time Warner, la 20th Century Fox…- détiennent les droits d’auteur des films. Que nous disposions ou non de droits moraux ou de droits d’auteur, nous devons prendre en compte trois éléments au niveau international : le piratage - que nous n’avons actuellement pas les moyens d’empêcher -, l’altération de la création originale et la concentration des studios et des producteurs. Concernant ce dernier aspect, les conglomérats ont le pouvoir, car ils possèdent des chaînes de télévision et détiennent les copyrights aux USA. Concernant les atteintes à la création originale, la société américaine Clearplay commercialise un système de filtration des films qui censure les scènes de sexe et les mots grossiers ; le DVD d’origine n’est pas altéré. Bizarrement, les scènes de violence ne sont par contre pas masquées… Lionel DELP LANQUE A propos des DVD, pourriez- vous nous parler des residuals ? Betty THOMAS Les residuals sont obtenus sur les DVD. C’est un pourcentage de pourcentage, mais le piratage nous fait perdre de l’argent dans ce domaine. Notez que lorsqu’un DVD est filtré avec le système dont je viens de parler, nous touchons aussi des residuals. Wal-Mart vend ce système de filtration de films, mais rencontre peu de succès avec ce produit. Lionel DELPLANQUE Pouvez-vous nous parler de la contribution des producteurs aux caisses de retraite ? Vous avez signé un accord avec les producteurs le 29 septembre. Betty THOMAS Nous avons signé avec les studios un contrat pour obtenir un excellent niveau de couverture sociale en matière de santé et de retraite. Nous en sommes très fiers. Il s’agit d’un immense progrès. Notre guilde est très fière de ce résultat. Lionel DELPLANQUE Un réalisateur est souvent scénariste et réalisateur, voire en même temps scénariste, réalisateur et producteur. C’est le cas des membres de l’ARP. Qu’en pense Marshall Golberg, qui est scénariste et membre du Conseil de la Writers Guild ? Marshall GOLBERG Je pense que les scénaristes et les metteurs en scène américains n’ont par eux- mêmes pas de droits. Il s’agit d’une véritable exploitation. Nous ne disposons en outre d’aucun droit moral. Sans le pouvoir de négociation des guildes, la situation serait extrêmement difficile. Lorsque l’industrie du cinéma s’est créée, les producteurs contrôlaient tout et les risques financiers étaient si élevés que les producteurs ne pouvaient pas se permettre de dépendre du refus d’un scénariste. Le copyright a donc été mis en place. Malheureusement, de terribles abus de pouvoir ont été perpétrés : l’auteur d’un scénario n’était parfois pas publiquement reconnu en tant que tel, et les droits étaient parfois versés avec un grand retard. Au début des années 1940, les scénaristes se sont ligués pour définir un barème minimal de rémunération. A présent, la WGA fixe les noms des auteurs à afficher sur l’écran, et les producteurs n’ont aucun mot à dire dans ce domaine. Aux USA, les coûts de santé augmentent de 15 % par an, et des dizaines de millions de personnes sont privées de couverture sociale. Nous avons obtenu un plan très favorable de couverture sociale. Les studios versent en outre une contribution de 8 % pour notre plan de retraite. Nous bénéficions aussi d’une certaine protection lorsque des versements sont effectués avec retard, ou lorsqu’un scénario est réécrit. Aux USA, le scénariste moyen dispose d’un niveau de protection qui n’est pas idéal, mais qui est loin d’être inexistant ; j’en suis assez fier. Nous avons agi de manière collective. Actuellement, les studios ont fusionné avec des television networks, ce qui leur donne un grand pouvoir de négociation. Les accords signés en septembre représentent donc presque un miracle. Lors des prochaines négociations, les studios pourront obtenir tout ce qu’ils souhaiteront ; je pense particulièrement aux residuals. Seule l’union nous permet de nous défendre. Il existe parfois aux USA des tensions entre les metteurs en scène et les scénaristes, mais nous devons savoir les dépasser. Dans le système américain, l’apparition d’un nouveau média oblige à la signature d’accords spécifiques. Les scénaristes français sont par contre bien préparés. Le piratage représente cependant une menace. Ron BASS La France est un pays cher à mon cœur ; ma fille vit dans l’Hexagone. Je souhaite que la WGA serve de pont entre la France et Hollywood pour travailler de manière créative. J’admire votre système de droit moral, et j’aimerais qu’il existe aussi aux USA. Les contraintes économiques ne doivent cependant pas être oubliées. Les scénaristes et les metteurs en scène américains devraient travailler avec leurs homologues français pour leur faire bénéficier des mêmes avantages économiques, car ils sont vraiment très importants aux USA. Les producteurs versent une contribution de 14 % pour notre couverture sociale pour chaque œuvre à laquelle nous collaborons. Je viens de commencer à toucher une retraite, bien que je travaille tous les jours, et la DGA me verse 400 000 dollars par an, ce qui est dans la moyenne des metteurs en scène et des scénaristes américains. Rien de comparable n’existe en France, et j’aimerais que vous ayez les mêmes avantages. Aux USA, les residuals représentent des paiements pour chaque utilisation d’une œuvre d’art. Une bataille très importante a lieu au sujet des DVD, et elle concernera bientôt la VOD (video on demand), qui sera dématérialisée et arrivera directement dans les foyers. La VOD et les DVD représenteront les deux tiers du chiffre d’affaires, contre 20 à 25 % pour le cinéma. Nous craignons que les studios ne refusent de continuer à payer des droits résiduels, car une grève poserait des problèmes de subsistance aux créateur s du fait du monopole exercé par leurs employeurs. Nous devons trouver de nouvelles manières de protéger les droits des scénaristes, notamment par le biais de conventions collectives. Les scénaristes et les metteurs en scène doivent s’unir en dépassant leurs querelles. Les studios deviennent de plus en plus puissants, et nous devons travailler entre les différentes professions et par-delà les frontières pour trouver une solution. Dans certains de mes contrats, j’ai le droit d’empêcher toute altération de mon scénario, ce qui est très inhabituel aux USA. Cependant, je prends en compte l’avis du metteur en scène car une œuvre est le fruit d’un travail collectif. Lionel DELPLANQUE Les producteurs français disposent de moins de moyens financiers que les producteurs américains. Laurent HEYNEMANN Chaque législation nationale correspond aux structures du marché considéré. Un producteur français n’a pas les moyens financiers d’anticiper les montants reçus par un auteur sur une période de dix ou vingt ans. La rémunération proportionnelle correspond aux moyens de nos producteurs, qui sont organisés en de nombreuses entreprises indépendantes. Nous ne disposons pas, en France, d’un système de studios. Au-delà du droit, les auteurs américains disposent d’un système contraignant pour pouvoir signer des accords collectifs. Nous ne disposons pas d’une telle possibilité dans notre pays : nous ne pouvons pas élaborer des contrats-types qui fixeraient une rémunération minimale. La production étant atomisée, une grève serait en outre inopérante. Nous nous félicitons de l’existence d’un droit moral, mais l’exerçons- nous vraiment ? Nous avons cédé en matière de coupure publicitaire, car un chantage était exercé par les chaînes de télévision. En France, il est évident que l’amélioration du régime de retraite des auteurs ne peut pas passer par une négociation sociale avec les producteurs. J’ajoute qu’il n’y aurait rien de plus catastrophique pour le droit d’auteur que de se servir du droit moral pour recevoir plus d’argent : ne mélangeons pas le droit patrimonial et le droit moral. Au sujet des residuals, je rappelle qu’en France, les auteurs ne reçoivent pas de versement sur la vente de cassettes vidéo et de DVD : le système n’est pas adapté. Le contrat passé avec le producteur prévo it une rémunération, mais celle-ci ne peut pas être effectivement versée car le producteur n’est pas maître de la recette de vidéo, dont il ne voit lui- même jamais la couleur. Nous nous retrouvons face à la grande distribution, qui ne fait pas de quartier. Si nous arrivions à nous allier avec les producteurs pour élaborer un système adapté aux éditeurs de DVD, le succès serait assuré. Si les producteurs français croyaient à la gestion collective des droits - qui correspond à leurs intérêts -, les auteurs ga gneraient davantage d’argent. Les sociétés d’auteurs ont justement un tel but. Le contrat opprime et la loi libère, mais l’argent règne. Bertrand TAVERNIER J’ai écrit sur le cinéma américain, et j’ai beaucoup étudié l’histoire des deux guildes et les batailles extraordinaires qui ont permis leur création. Les studios ont tenté de créer des guildes concurrentes de scénaristes qui soient entièrement liées aux studios. Je rappelle que la plupart des fondateurs de la WGA ont fini sur la liste noire ou sur la liste grise. Il suffit de lire les déclarations des dirigeants des studios tels que Jack Warner, Lewis B. Mayer et Daryl Zanuck. Ce dernier parlait de « les massacrer à la mitraillette ». Quel que soit le régime - droit moral ou copyright -, beaucoup de luttes ont été similaires. L’enjeu, pour les auteurs, les réalisateurs et les scénaristes, était de réaliser l’œuvre qu’ils souhaitaient. Je ne parle pas des personnes à qui le scénario était fourni dès le départ. Les batailles menées ont été homériques. Dans un livre coédité par l’Institut Lumière et la SACD figurait une lettre extrêmement belle de Julien Duvivier, qui demandait que l’intégrité de son œuvre soit protégée. Il s’agissait alors de Poil de carotte, qui était coupé en fonction de la peur de la censure éprouvée par les exploitants. Très tôt, ces luttes ont été menées en France de manière collective. Claude Autant-Lara - qui a maintenant une réputation sulfureuse du fait de ses paroles antisémites -, pour protéger le montage du Diable au corps qu’il souhaitait, a déclenché une grève de tous les techniciens français ; il a ainsi obtenu gain de cause. Dans les années 30, 40 et 50, beaucoup moins de films ont été démembrés en France qu’aux USA. Les DVD nous en fournissent actuelleme nt la preuve ; je pense notamment à My darling Clementine de John Ford, qui avait été coupé bien à tort par Daryl Zanuck. Le combat des réalisateurs n’est maintenant plus mené contre la censure, un producteur ou un studio - je pense au plan de gendarme français qui avait été coupé dans Nuit et brouillard -, mais contre les diffuseurs. Ceux-ci n’ont en général rien eu à voir avec la production des films, ont racheté des catalogues et décident ensuite d’amputer les films lors de leur diffusion. A quelques exceptions près, les studios n’altéraient pas les films après leur achèvement. Le droit moral nous donne quelques armes contre les diffuseurs : nous pouvons négocier pour que le format en cinémascope soit transformé en 1/85, et nous pouvo ns combattre les coupures publicitaires. Plusieurs metteurs en scène américains ont attaqué en justice à ce sujet ; à ma connaissance, le premier d’entre eux a été Otto Preminger, et il a été débouté. Je vous signale qu’Otto Preminger a été le premier à réintégrer un grand nombre de personnes figurant sur la liste noire – comme quoi les différentes luttes sont souvent liées entre elles. J’ai fait partie des metteurs en scène qui refusaient les coupures publicitaires : cela m’a valu de figurer sur la liste noire de la défunte Cinq et de TF1, jusqu’à ce qu’une loi n’autorise qu’une seule interruption. Refuser cette loi aurait été suicidaire, même si sur le plan du droit je peux toujours mettre un veto. Le seul moyen de lutter contre cet état de fait est de renforcer le service public, qui ne pratique pas de coupures publicitaires. Le combat a été à moitié gagné ou à moitié perdu, selon le point de vue adopté. Il existe d’autres luttes à mener. Nous avons parlé de l’appareil commercialisé par Wal-Mart qui censure les dialogues sans toucher aux scènes de violence – ce que je trouve d’ailleurs extraordinaire. La bataille contre la colorisation avait été menée en France à la demande de John Houston et de ses héritiers ; une des personnes qui avaient prononcé le réquisitoire contre Ted Turner et pour le droit des artistes était Pierre Truche, qui avait aussi été le procureur dans l’affaire Klaus Barbie. Il est formidable de penser que la personne qui a requis contre Klaus Barbie a défendu les droits des artistes. Je me souviens des réunions tenues aux USA - souvent à la demande de la DGA - ; je me rappelle de la colère de David Lynn en présence de sénateurs américains. Il a éclaté tout d’un coup d’une rage contenue très british : « Je commence à être épuisé et exaspéré de voir mes films abîmés, décadrés, mutilés et coupés par une bande de lapins apeurés vêtus de blouses blanches ». Sa colère communiquait une vision kafkaïenne qui me semble profondément exacte, car les personnes qui altèrent les films ne sont jamais confrontées au public et ont constamment peur. Je pense que ces individus sont les pires censeurs. Le droit moral nous donne des armes dont, malheureusement, les metteurs en scène américains ne disposent pas. Certains ont accepté la colorisation, mais c’est à leurs risques et périls. Claude Autant- Lara, qui ne cessait pas de donner des leçons aux auteurs de la nouvelle vague, avait accepté la colorisation de La Traversée de Paris. Le résultat était véritablement affligeant. Je terminerai avec un mot de Michael Powell, qui a été un de mes maîtres : « Pourquoi nous battons-nous souvent avec les personnes qui financent nos œuvres ? C’est parce que nous savons ce que nous faisons, et elles non ». Jean-Jacques ANNAUD Nos amis américains n’ont pas parlé d’un dispositif prévu par le droit américain qui se rapproche du droit moral, et qui est le final cut. J’ai réalisé sept films avec des majors américaines – Fox, Columbia, Universal et Paramount – et j’ai toujours eu droit au final cut. Dans ma maison du Loiret, je reçois parfois des coursiers qui m’amènent les modifications souhaitées par les diffuseurs. Je viens ainsi de refuser pour la deuxième fois une version modifiée du Nom de la Rose. Le film ne sera bien sûr pas diffusé. Je refuse le plus souvent les modifications demandées. C’est une porte très étroite, mais elle existe dans le droit américain. Ron BASS Les scénaristes n’ont pas souvent droit au final cut, mais les auteurs en disposent parfois. Les studios n’accordent le final cut qu’aux plus grands metteurs en scène. Les petits studios hésitent à refuser le final cut, car les enjeux financiers sont importants ; des raisons économiques les poussent à respecter les droits du metteur en scène au final cut. Si un scénariste arrive à travailler en harmonie avec un metteur en scène qui bénéficie du final cut, cela lui donne une forme de protection. Parfois, nous modifions cependant nos scénarios de feuilleton pour la télévision, pour pouvoir continuer à travailler avec ces diffuseurs. Betty THOMAS Je ne dispose pas du final cut. Si vous avez travaillé indépendamment des studios - par exemple en France -, vous bénéficierez automatiquement du final cut aux USA. La DGA a obtenu des changements très importants pour les DVD : les studios doivent contacter l’auteur en cas d’altération de l’œuvre. La version originale du film doit rester à la disposition du public. Laurent HEYNEMANN Je rappelle que les auteurs français ne bénéficient pas du final cut. La loi prévoit l’existence d’un accord commun avec le producteur sur la version définitive du film. Nous disposons certes du droit moral, mais le réalisateur peut se retrouver en position d’infériorité par rapport au producteur. Il existe chez nous une tradition de respect de l’œuvre qui est induite par la loi, mais celle-ci prévoit l’existence d’un accord commun. Le final cut existe donc dans les faits, mais n’a pas d’existence juridique. Jérôme DIAMANT-BERGER, Réalisateur, Membre de l’ARP Pourriez- vous nous expliquer précisément en quoi consiste le final cut ? Pierre SIRINELLI La possibilité, pour le réalisateur, d’établir la version qu’il désire du film existe en droit français mais avec la nuance signalée par Laurent Heynemann. Au moment du vote de la loi de 1957, en se fondant sur la jurisprudence antérieure, les producteurs ont obtenu la paralysie du droit moral : jusqu’à l’établissement de la copie standard, le réalisateur et le scénariste n’ont pas leur mot à dire. Le loi moral ne naît pleinement qu’au moment de l’établissement de cette copie standard. La ol i prévoit effectivement que la copie standard soit effectivement établie entre le réalisateur et le producteur. Un auteur mécontent des aménagements proposés peut s’opposer à l’établissement de cette version. Dans ce cas, nous nous trouvons dans une situation de blocage : le réalisateur ne peut pas non plus forcer le producteur à exploiter le film dans sa version originelle. Je reviens sur la différence entre solution légale et solution contractuelle. L’avantage d’une solution légale, par rapport à une solution contractuelle, est de voir un droit accordé à tous sans discrimination. Tout le monde n’est pas Jean-Jacques Annaud. Le droit français protège aussi les petits réalisateurs. Par ailleurs, le prétendu droit moral accordé par contrat ne lie l’auteur qu’au producteur co-contractant. Lorsqu’une chaîne de télévision achète un catalogue de films, elle n’est pas liée par ce contrat, sauf si une clause le prévoit expressément – ce qui nécessite de pouvoir peser sur la négociation. Un principe universel de droit est l’effet relatif du contrat : celui-ci ne lie que les parties qui l’ont signé. Il faut s’appeler Jean-Jacques Annaud pour pouvoir obliger le producteur à faire respecter le contrat par d’autres parties. Marshall GOLBERG Vu les enjeux financiers, le s studios gardent le droit de tout arrêter si le film ne leur convient pas. Une nouvelle tendance est initiée par les chaînes de télévision : avant sa sortie, un film est testé auprès de groupes de consommateurs, même lorsqu’il en est encore au stade du développement du scénario. Suite à un tel test de marché, le film Dying young a par exemple vu le héros ne pas mourir à la fin, mais le titre n’a pour autant pas été changé ! Les studios et les networks accordent rarement au metteur en scène et au scénariste le droit d’avoir le dernier mot : cette situation est le fruit d’un rapport de forces. Ron BASS J’ai été avocat durant quelques années dans le secteur cinématographique. Coppola a par exemple obtenu le final cut pour Apocalypse now ; les studios pensaient que ce film ne leur rapporterait pas d’argent. Un aspect du système américain qui me déplaît fortement est que la convention collective accorde un droit à l’image, mais aussi un droit de monopole : les studios peuvent se liguer contre nous, et les contrôles que nous pouvions exercer dans le passé sont difficiles à exercer aujourd’hui. Lionel DELPLANQUE Nous sommes entrés dans l’ère de la dématérialisation de l’œuvre, qui existe sous forme de fichier numérique. Le câble, Internet, le DVD et la VOD existent aujourd’hui. Cette multiplication des moyens de diffusion permet-elle le développement de la cinéphilie, ou entraîne-t-elle une certaine banalisation de l’œuvre ? Laurent HEYNEMANN Nous pouvons toujours nous réjouir du progrès technique. Je ne voudrais pas déboucher sur le débat relatif à la piraterie, qui aura lieu demain. Je voudrais souligner que la gratuité est un leurre. Rien n’est gratuit. Le fournisseur d’accès Internet qui permet le transfert d’un fichier numérique gagne très bien sa vie en facturant un abonnement. Les spammeurs gagnent aussi très bien leur vie. Les idées libertaires complaisantes vis-à-vis des jeunes pirates sont à combattre : un film se voit mieux dans une salle, et si les spectateurs ne paient pas, les films n’existeront plus. Internet représente cependant un espace exceptionnel de connaissance, et nous devrions pouvoir nous organiser sur le plan financier. Il existe actuellement en France une polémique entre les tenants du droit exclusif – qui oblige à payer séparément chaque œuvre téléchargée – et les partisans de la licence légale – qui amènerait les fournisseurs d’accès Internet à payer une somme globale aux sociétés d’auteurs, qui la répartiraient suivant les statistiques de téléchargement. Les musiciens sont très attachés aux droits exclusifs car chaque vente de disque leur rapporte de l’argent, et les acteurs soutiennent le principe de la licence légale qui leur rappelle les droits voisins. Nous devons réfléchir au système qui serait le mieux adapté. Le paiement des droits est aussi de notre responsabilité, car il relève d’un problème pédagogique. Lionel DELPLANQUE Pierre Sirinelli peut- il nous parler du cadre juridique du peer to peer ? Pierre SIRINELLI Deux axes sont à envisager dans l’impact du numérique sur l’industrie audiovisuelle. D’une part, la rémunération des auteurs et des producteurs doit être protégée, c’est-à-dire qu’il est nécessaire de lutter contre la contrefaçon. D’autre part, il faut tenter de penser différemment la question de la rémunération dans un environnement numérique. Pour lutter contre les téléchargements illégaux, il est nécessaire de lutter contre les contrefacteurs – même si cela n’est pas politiquement correct. La contrefaçon peut aussi être combattue au moyen de verrous de protection des œuvres. La réflexion juridique en cours actuellement en France est assez décevante. Quelques décisions de justice ont certes légitimé les poursuites entreprises contre les pirates, mais les fournisseurs d’accès Internet semblent jouir d’une certaine irresponsabilité de principe. Endehors de la législation, quelques efforts sont entrepris : en juillet dernier, une charte a été signée entre les différentes parties concernées sous l’égide du Ministère de la Culture, du Ministère de l’Industrie et du Ministère de l’Economie. J’attends avec impatience les débats de demain car au mois de juillet, le Ministre de la Culture et le Ministre de l’Industrie n’étaient pas exactement sur la même longueur d’onde dans l’analyse du phénomène et dans les réponses à y apporter. Je vous ai expliqué tout à l’heure que le droit d’auteur français était doté d’une certaine plasticité. En 1996, la première affaire relative à l’Internet a été présentée devant le juge des référés ; or celui- ci est le juge de l’urgence, et donc de l’évidence. Si la question de l’opposabilité du droit d’auteur sur Internet avait été complexe, le juge des référés aurait renvoyé l’affaire devant le juge du fond. En l’espace de quelques heures, le juge des référés a cependant réglé la question en appliqua nt le droit français à l’Internet et en considérant qu’il s’agissait d’une reproduction, et donc d’une contrefaçon. Aujourd’hui, nous retrouvons le même raisonnement par rapport aux internautes qui téléchargent des œuvres en download ou en upload. Le téléchargement en upload est un téléchargement en liaison montante, c’est-àdire que l’internaute a dans son ordinateur des œuvres qu’il rend accessible aux autres internautes. Il est absolument certain que des individus qui offrent des œuvres en upload sont des contrefacteurs : rendre une œuvre accessible à des tiers sans autorisation constitue un acte de contrefaçon. Entendons-nous bien : en soi, la technique du peer to peer est neutre ; elle n’est ni licite, ni illicite. Elle permet par exemple de mutualiser les capacités de calcul de différents ordinateurs. Le download consiste à télécharger sur son propre ordinateur des œuvres qui ont été recherchées sur Internet. Cette technique de download pose des problèmes aux juristes, car nous ne savons pas s’il s’agit d’une copie privée ou d’une contrefaçon. Il existe des arguments en faveur des deux thèses. Les partisans de la copie privée estiment que le copiste et l’usager sont dans ce cas la même personne, ce qui est la définition de la copie privée. Néanmoins, nous pourrions nous demander d’où provient la matrice qui a servi à établir la copie : si l’original à partir duquel la copie a été réalisée est une contrefaçon, alors la copie réalisée n’est plus une copie privée, mais également une contrefaçon. Le droit allemand a résolu la question en inscrivant dans la loi que lorsque le copiste sait manifestement que l’original est illicite, il est lui- même contrefacteur. Le droit français est muet sur ce sujet et un doute persiste donc, mais je pencherais plutôt pour une analyse à l’allemande. Les solutions ne sont plus franco- françaises. Aujourd’hui, tous les traités internationaux – dont la directive communautaire du 22 mai – imposent le respect du « test des trois étapes ». Celui-ci doit être imposé, lors de l’examen de la mise en œuvre du droit, à toutes les exceptions – y compris celles que le législateur tolère. Or lorsque la mise en œuvre d’une exception porte atteinte aux intérêts légitimes des auteurs, l’exception doit être écartée soit par le législateur, soit par le juge. Par voie de conséquence, nous ne pouvons aujourd’hui pas douter du fait que l’industrie audiovisuelle se trouve fortement menacée par la technique du peer to peer illégal. Nous devrions donc dire que le « test des trois étapes », à supposer même que l’acte soit analysé en acte de copie privée, interdit de retenir le jeu de l’exception : cet acte devient donc une contrefaçon. Lionel DELPLANQUE Qu’en est- il des logiciels qui permettent de coloriser ou de remonter des films, ainsi que de censurer des scènes ? Pierre SIRINELLI En droit américain, nous avons vu que le logiciel Cleaplay ne pouvait pas être interdit car il ne modifiait pas le DVD lui- même. Le logiciel entrait en action lors du visionnage, et il n’y avait donc aucune adaptation de l’œuvre – qui aurait éventuellement permis d’appréhender cette opération. En droit français, je suis assez perplexe, mais je ne suis pas absolument sûr que de pareils logiciels puissent être interdits, car le visionnage a lieu au domicile de l’utilisateur : dans ce cas, il n’existe pas d’acte public de communication de l’œuvre. Nous nous posons la même question pour Kazaa, car dans ce cas les logiciels sont mis à la disposition du public pour qu’il puisse s’en servir. Nous assistons dans ce cas à un phénomène d’analyse juridique qui est assez étonnant, car des raisonnements issus du système de copyright sont importés dans le système de droit d’auteur français ou hollandais. La première affaire importante a eu lieu aux Pays-Bas. Pour être le plus possible à l’abri des poursuites, Kazaa est localisé au Vanuatu. L’hiver dernier, la Cour Suprême des Pays-Bas a rendu un jugement dans lequel elle a décidé d’appliquer la jurisprudence Betamax. La jurisprudence Betamax est une jurisprudence américaine qui considère que la mise à disposition de magnétoscopes ne constitue pas un acte de contrefaçon, car un magnétoscope peut servir à des usages licites. En conséquence, dès qu’un outil peut servir à des fins licites, les usages illicites qu’il engendre ne peuvent pas être poursuivis. Les juges hollandais ont donc considéré que les 0,01 % d’usages licites exonéraient Kazaa d’une condamnation. Au mois d’août 2004, la Cour d’Appel américaine du 9e circuit a rendu une décision identique en invoquant aussi la jurisprudence Betamax. Hormis peut-être au Japon, aucun fournisseur de logiciel d’échange peer to peer n’a encore été condamné. Cette situation est extrêmement grave, car les propriétaires de Kazaa ne sont pas des philanthropes qui veulent permettre à l’ensemble de l’humanité d’accéder à la culture. Il s’agit en fait d’un logiciel qui permet de gagner de l’argent grâce à la publicité. Les œuvres sont mises gratuitement à disposition, mais des encarts publicitaires apparaissent à l’écran. Ces encarts correspondent parfois au pays d’origine de l’internaute et à la langue qu’il pratique. Kazaa gagne donc de l’argent au détriment des auteurs, mais il est considéré comme irresponsable. Les fournisseurs d’accès Internet, en vertu d’une loi votée cet été à la suite d’une directive communautaire du 8 juin 2000, connaissent un principe d’irresponsabilité pour leurs activités. Ils ont simplement l’obligation de collaborer en envoyant un avertissement à l’internaute déclarant : « Il nous semble que vous effectuez des téléchargements illicites, et ce n’est pas bien ». Cet engagement reste donc assez modeste, et ne changera pas la vie des fournisseurs d’accès. Il faut savoir que c’est grâce au cinéma que les fournisseurs d’accès ont vu leur marché décoller en France, car leur publicité pour les abonnements haut débit a été fondée uniquement sur le téléchargement des œuvres. En résumé, l’industrie audiovisuelle finance indirectement l’industrie de l’Internet. De la salle Des technologies se développent-elles pour brider ces logiciels, ou n’existe-t- il que la possibilité d’un recours juridique ? Laurent HEYNEMANN Des technologies existent pour combattre les courriers illicites, mais la liberté d’expression et de communication ne peut pas être enfreinte. La CNIL (Commission Nationale Informatiq ue et Libertés) interdirait de mettre en place un logiciel permettant d’ouvrir le courrier des internautes. N’oublions d’ailleurs pas que ce sont souvent les mêmes personnes qui inventent le plombage et le déplombage des logiciels. Notez qu’un marquage mondial des œuvres est en cours d’élaboration. Janine LORENTE, Directrice Générale Adjointe de la SACD Ce système commence à fonctionner. Il permet d’identifier le titre, et donne quelques éléments sur la distribution et le réalisateur. Jean BERBINAU, Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie La technique peer to peer permet aussi le décryptage du génome humain, ainsi que la téléphonie par Internet. La téléphonie par Internet permettra aussi de faire prendre conscience aux fournisseurs d’accès que la gratuité n’a pas que des bons côtés. Marshall GOLBERG Je ne vois pas comment nous pourrions régler ces problèmes par des moyens juridiques. Je crois que la seule solution sera technologique. Les pirates disposent d’une énorme avance. De nouvelles attitudes et de nouvelles technologies émergent actuellement. A Los Angeles, les studios et les guildes prennent la situation très au sérieux. Ron BASS Si nous ne trouvons pas de solution technologique, les films et la musique disparaîtront. Les jeunes générations ont du mal à le comprendre, et pensent que l’accès gratuit à l’information constitue un droit fondamental. Ils ne réalisent pas que plus personne ne voudra créer des œuvres si elles ne permettent pas de gagner sa vie. La loi ne sert à rien si la technologie ne permet pas de la faire appliquer. Sylvie Pour lutter contre la piraterie, nous n’avons pas besoin de devenir tous des mouchards et de développer des logiciels intrusifs qui ouvrent le courrier des internautes. Il suffit simplement de s’inscrire dans un système de peer to peer et de récolter les adresses IP des personnes qui ont uploadé des œuvres. La loi autorise aujourd’hui les sociétés de gestion et tous les interlocuteurs habilités à récolter ces adresses IP et à demander l’identité des internautes aux fournisseurs d’accès. Nicolas, Industriel Medias L’utilisation de l’adresse IP est une solution palliative. En effet, l’adresse email fournie par Google permet de stocker 1 Gigaoctet. Cela permet de stocker deux films en basse définition, et ce système empêche de tracer les personnes qui diffusent des œuvres. Michel GAUTHERIN, Délégué Général du Syndicat Français des Artistes-Interprètes Je ne parlerai pas du peer to peer, car nous reviendrons demain sur ce sujet. Nos amis auteurs se plaignent à juste titre de ne pas avoir la capacité de négocier des accords collectifs. Nous, artistes- interprètes, bénéficions d’accords collectifs - nos droits dépendent de ceux du producteur. Je remarque que la négociation des accords collectifs et la reconna issance de notre rémunération mériteraient que nous y consacrions davantage de moyens qu’aujourd’hui. Un accord collectif n’est pas la panacée, et la chaîne des droits mériterait d’être sérieusement revue. Une meilleure reconnaissance des droits des différentes composantes de la filière de création et de production mériterait d’être prise en compte.