Les nationalismesen Chine: retour sur unphénomènepolitique
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Les nationalismesen Chine: retour sur unphénomènepolitique
dossier Nationalismes, autoritarismes, crises et conflits : retour de la géopolitique ? Les nationalismes en Chine : retour sur un phénomène politique A Par Barthélémy Courmont (à gauche) Maître de conférences à l’Université catholique de Lille Chercheur à l’Iris et Emmanuel Lincot (à droite) Maître de conférences à l’Université catholique de Paris (HDR) Président de la société de conseils Signes et Stratégie. Tous deux sont rédacteurs en chef de la revue trimestrielle Monde chinois, nouvelle Asie. Le nationalisme constitue aujourd’hui la valeur la mieux partagée de la société comme du pouvoir chinois, même si les derniers événements de Hong Kong montrent une très grande hétérogénéité des revendications non seulement nationalistes, mais aussi identitaires dans l’ensemble du monde chinois. 48 / avril 2015 / n°450 vec la guerre de l’Opium (1840) et de ces tendances. Un certain nombre de les agressions perpétuées par les faits, particulièrement lourds de sens, puissances étrangères, un sentiment semblent le confirmer. Ainsi, 1999 et le national se développe en Chine. D’abord bombardement américain de l’ambassade vécue en tant que civilisation, la Chine de Chine à Belgrade, lors de l’intervention commence un long et douloureux de l’Otan en ex-Yougoslavie, a provoqué des manifestations anti-occidentales apprentissage de la modernité. Son élite particulièrement virulentes en Chine. Par assimile dès lors une idée qui lui était ailleurs, en avril 2001, l’interception par encore largement méconnue : l’Étatla chasse chinoise d’un EP-3, avion espion nation 1. Cette idée est à l’origine des américain, au large de l’île de Hainan, a « multiples facettes du nationalisme déclenché de nouveau la colère de l’opinion chinois »2. L’un de ses avatars les plus chinoise, amplifiée par l’effet Internet et récents se traduit sur la base d’un les nouveaux réseaux syncrétisme entre religion sociaux. La présidence politique totalitaire Né dans un contexte Jiang Zemin avait su comme l’a été le maoïsme de très forte insécurité, de tempérer ces ardeurs, et un confucianisme, le ce nationalisme tout en condamnant plus souvent réinventé3. vigoureusement l’attitude Né dans un contexte de s’inspire d’une des États-Unis, qui se très forte insécurité, ce culture politique prier pour adresser à nationalisme s’inspire révolutionnaire et d’un firent Pékin leurs excuses. Enfin, d’une culture politique discours à forte teneur les visites répétées des révolutionnaire et d’un discours à forte dirigeants japonais au très traditionaliste teneur traditionaliste. controversé sanctuaire Mais il coexiste avec d’autres formes de Yasukuni, conjuguées au contentieux des Senkaku/Diaoyu d’une part et des de nationalisme. Le plus visible, le thèses révisionnistes que développent les plus inquiétant aussi est revanchard et manuels scolaires nippons de l’autre au profondément raciste. Il s’appuie sur des sujet de la Seconde Guerre mondiale4, revendications patriotiques très anciennes nées de frustrations et de contestations ont durablement envenimé les relations concernant l’opposition, réelle ou sino-japonaises. fantasmée, entre les intérêts chinois et En clair, le nationalisme semble constituer ceux défendus par l’Occident. Un autre aujourd’hui la valeur la mieux partagée nationalisme, pragmatique celui-ci, tire de la société comme du pouvoir chinois, sa légitimité de la réussite économique et même si les derniers événements de politique de la Chine. Peut-il accoucher d’un Hong Kong montrent une très grande nationalisme démocratique et responsable hétérogénéité des revendications non ou, au contraire, servira-t-il d’exutoire au seulement nationalistes mais aussi régime de Xi Jinping tenté de répondre par identitaires dans l’ensemble du monde une surenchère populiste aux défis que chinois, comme ne cesse de nous le lui pose la montée des tensions en Chine rappeler Taïwan5 et toute une partie de même ou dans ses rapports conflictuels la diaspora6. avec ses plus proches voisins ? A priori l’histoire récente nous inciterait à Un passé qui ne passe pas nous prononcer davantage pour la seconde L’affaiblissement de l’Empire sous la dynastie dossier Qing (1644-1911) accompagne l’arrivée avec le pouvoir »10. des puissances étrangères dans l’espace L’époque, toutefois, n’a-t-elle pas changé ? chinois. Explosion démographique, retard La question vaut d’être posée d’autant technologique d’autant plus surprenant que qu’un nationalisme xénophobe, souvent la Chine pouvait s’enorgueillir d’être l’une très ancien, ne cesse manifestement de des civilisations les plus sophistiquées du se développer. Ce dernier s’est d’abord monde7, ethnocentrisme, enfin, entravant manifesté dans le contexte d’une succession toute possibilité de réformes, inspiré du de révoltes sous les Taiping (1851-1864), Japon alors en pleine expansion industrielle puis sous les Boxers (1900). Entre ces et coloniale, concourent successivement au deux événements, la Chine a perdu la déclassement d’un pays aussi archaïque main sur ses intérêts stratégiques les qu’incapable de résister à une supériorité plus immédiats : le grand sud, au profit se traduisant d’une part, par un dépeçage de la France et à l’issue d’une série de du territoire chinois et de l’autre, par un batailles décisives pour l’avenir colonial véritable traumatisme dont l’élite actuelle de la toute jeune IIIe République (guerres continue de ressasser les échecs. La franco-chinoises entre 1881 et 1885) ; modernisation se paiera au prix d’un la péninsule coréenne, mais aussi la abandon progressif et pourtant espéré d’une Mandchourie et Taïwan passant, quant démocratisation du système8, au profit à eux, sous le contrôle de Tokyo après la signature, en 1895, de l’humiliant traité d’une adhésion non moins enthousiaste de Shimonoseki. Ces révoltes rejetèrent puis très réellement désillusionnée, pour un massivement l’influence des puissances autoritarisme fascisant et/ou communiste étrangères mais aussi la légitimité même se poursuivant respectivement, et durant des souverains mandchous accusés de plusieurs décennies, tant à Taïwan que sur collusion avec l’ennemi impérialiste, et le continent. contre lequel un déploiement de violences Les spécificités du nationalisme chinois inouïe finit par s’exercer. se sont radicalisées avec ces expériences C’est dans ce contexte, rappelons-le, politiques. L’élite, surtout dans un contexte que se cristallisèrent, dans l’imaginaire marqué par le confucianisme et une culture se voulant profondément élitiste, des Européens, un certain nombre de stéréotypes sur une Chine qui s’en trouva a largement pris sa part dans les postures désormais discréditée parce que barbare. nationalistes affirmées par ses dirigeants. Comme l’avançait il y a dix ans, sous Ironie de l’histoire, lorsque l’on sait que la forme d’une hypothèse, Jean-Pierre l’Europe, et plus particulièrement la France, Cabestan au sujet de la Chine populaire, avaient cultivé, au siècle de Voltaire, une très réelle sinophilie11. Signe des temps, le sa configuration historique présente à la fois « le quasi-monopole exercé par cette Grand Larousse, dans son édition de 1907, élite dans la formation du intégra à son dictionnaire, nationalisme et le reste de l’expression de « supplice Un autre la société qui, structurée chinois ». Ainsi, la nationalisme, autour d’obligations curiosité des Européens pragmatique familiales et personnelles, s’était vite muée en demeure, sauf en période fascination morbide, et celui-ci, tire sa de crises majeures (la les images qu’ils prirent légitimité de la guerre sino-japonaise donnèrent corps aux réussite économique préjugés sur la cruauté et encore), relativement et politique hermétique à cette raffinée des Chinois. En idéologie et surtout à sa un mot, le « péril jaune de la Chine traduction dans l’action9. », autre expression Reflet de la relation distancée entre l’État et récurrente, qui avait, dans un premier la société en Chine, ce fossé est bien moins temps, été inventée à la Belle Époque pour évident ailleurs, notamment au Japon ou conjurer la menace que laissait peser le en Corée. Cette spécificité favorise une Japon sur la Russie des Romanov, changea plus forte manipulation du nationalisme aussi de camp, disculpant par là-même le par les élites, et en particulier par celles Japon et sa soldatesque des crimes qu’elle qui interagissent de manière privilégiée commençait à commettre, au nom de l’Empereur et de la « civilisation », dans les régions nouvellement annexées12. Côté chinois, un nationalisme exacerbé Han s’est construit contre les non-Han, c’est-à-dire contre les Japonais mais aussi les Mandchous et les Occidentaux. Loin d’avoir disparu, le fanatisme xénophobe, que l’on croyait circonscrit aux seuls milieux élitistes, est réapparu avec force à l’occasion des rixes qui ont opposé, en 2009, les Han de Urumuqi à la minorité turcophone ouïghoure. Déclenchée initialement à partir de Canton, à plus de 4 000 kilomètres de la capitale provinciale du Xinjiang, après que les réseaux sociaux aient relayé des insultes à caractère racistes échangés entre ouvriers des deux communautés, ces événements sanglants ont vu s’affronter deux consciences ethnoculturelles, profondément divisées. Rien ne nous interdit de penser que cette crise, survenue sur les marges du pays, et potentiellement dangereuse étant donné la dimension religieuse que prend à présent ce conflit et des risques de radicalisation islamiste qu’ont provoqué depuis les répressions policières dans cette partie occidentale du pays, soit à son tour annonciatrice d’autres phénomènes politiques remettant en cause une acception 1 - Mireille Delmas-Marty et Pierre-Etienne Will (éd.), La Chine et la démocratie, Fayard, 2007 2 - Jean-Pierre Cabestan, « Les multiples facettes du nationalisme chinois », Perspectives chinoises, n°88, mai-juin 2005, pp. 28-42 3 - Jean-Philippe Béja, » Naissance d’un national confucianisme ? », Perspectives chinoises, 1995, volume 30, pp. 6-11 4 - Jean-Louis Margolin, L’Armée de l’Empereur. Violences et crimes du Japon en guerre (1937-1945), Paris, Armand Colin, 2007 5 - Barthélémy Courmont et Emmanuel Lincot, « La révolte de Hong Kong et ses conséquences pour la Chine », L’Ena hors les murs,, n° 447, novembredécembre 2014, pp. 32-35. 6 - Lire notamment: Shu-mei Shih, Visuality and Identity. Sinophone Articulation across the Pacific, Berkeley, University Press of California, 2007; Yannick Fer (dir°), Diasporas asiatiques dans le Pacifique. Histoire des representations et enjeux contemporains, Paris, Les Indes savantes, 2014 7 - Kenneth Pomeranz, Une grande divergence - La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010 8 - Jean-Philippe Béja, A la recherche d’une ombre chinoise. Le mouvement pour la démocratie en Chine (1919-2004), Paris, Seuil, 2004 9 - Jean-Pierre Cabestan formule, sous la forme d’une note, la remarque suivante : « Les travaux de Lucien Bianco illustrent à bien des égards ce point, cf. Les Origines de la révolution chinoise, 1915-1949, Paris, Gallimard, 1967. L’on serait tenté d’appliquer le personnalisme d’un E. M. Foster à la société chinoise : celui-ci affirmait en effet que s’il avait à choisir entre trahir son pays et trahir ses amis, il espérerait avoir le courage de trahir son pays (Dictionnaire de la pensée politique. Hommes et idées, Paris, Hatier, 1989, p. 565) ». 10 - Jean-Pierre Cabestan, op. cit, p. 31 11 - Etiemble, L’Europe chinoise, II : De la sinophilie à la sinophobie, Gallimard, 1989 12 - Jérôme Bourgon, « Le « supplice chinois », un cliché, des images » dans : Dictionnaire mondial des images, dir° Laurent Gervereau, Paris, 2006, pp. 195-198 / avril 2015 / n°450 49 dossier Nationalismes, autoritarismes, crises et conflits : retour de la géopolitique ? univoque du nationalisme, comme le prouvent les manifestations importantes survenues à Taïwan puis à Hong Kong. Nous voulons parler des Mouvements des Tournesols et des Parapluies. Taiwan dans un contexte post-Guerre froide et défendue par le DPP, repose justement sur la différentiation de la qualité de vie dans l’île en comparaison avec la Chine continentale, et se propose de rassembler les vestiges du nationalisme du KMT et Nationalismes taïwanais et l’émergence d’un nationalisme créole fondé hongkongais : deux réponses sur l’existence d’un particularisme ethnique possibles aux problèmes de la et culturel16. L’idée n’est plus cette fois de Chine ? considérer que Taiwan incarne la « vraie Que ce soit à Taiwan ou à Hong Kong, Chine », mais qu’elle serait plutôt une le nationalisme se caractérise par un « autre Chine », ce qui légitimerait presque mouvement de rejet face à la Chine naturellement une indépendance à laquelle continentale, qui sert ainsi à la fois de le KMT s’est toujours farouchement opposé. repoussoir et de principal argument mis Cette manière de concevoir la taiwanité en avant pour un discours nationaliste vient se superposer à l’identification d’une renouvelé. Depuis la fin de la Guerre ethnicité séparant l’île du continent, et froide, le principal argument de Taiwan imposant ainsi le principe selon lequel sur la scène internationale est ainsi la la Chine et Taiwan seraient différentes démocratisation du régime, en opposition sur une multitude de points, allant de avec le maintien de la fermeté politique à leur trajectoire historique à leur situation Pékin13. Le principe de la démocratisation économique et sociale, en passant par la composition de la population et les valeurs s’est même étendu aux questions qui y sont véhiculées. économiques, le gouvernement taiwanais À Hong Kong, où l’influence taiwanaise considérant que la démocratie ne doit pas s’est notamment fortement fait sentir à exclusivement reposer sur des critères l’occasion du mouvement des parapluies, tels que la liberté d’expression et le droit qui suivait celui des tournesols de Taipei, de vote, mais également sur la possibilité le nationalisme actuellement grandissant pour la population de voir son niveau de est étroitement lié aux inquiétudes concervie croître. L’identité nationale de Taiwan nant l’avenir de l’ancienne concession ne reposerait donc plus uniquement sur britannique, et le des critères historiques traitement que lui réserve et culturels, mais Que ce soit à Taiwan Pékin en représailles aux également économiques, velléités démocratiques. la différence de niveau ou à Hong Kong, La présence chinoise est de vie entre l’île et le le nationalisme continent apportant une ainsi l’objet d’un rejet se caractérise par démonstration scientifique d’une population, qui un mouvement de des différences profondes. trouve dans les leaders Les intellectuels taiwanais du mouvement des rejet face à la Chine s’opposent toutefois sur parapluies, tels Joshua continentale cette corrélation existant Wong, des militants entre nationalisme et pacifistes totalement à démocratisation. Certains, comme les l’opposé des méthodes policières légitimées politologues Hung Mao Tien et Yun Han Chu, par Pékin. Pour autant, devant l’échec du craignent ainsi que le principe de l’identité mouvement prônant la non-violence, la nationale ne soit facteur d’instabilité et de radicalisation des manifestants pourrait compétition14. À l’inverse, Ming Cheng-lo être la réponse au mépris affiché par le estime que la recherche d’une justification pouvoir chinois, sur fond de nationalisme scientifique au nationalisme confirmerait construit, comme dans le cas taiwanais, sa perte de légitimité, et plaide en faveur autour de référents économiques et sociaux d’un nationalisme plus « traditionnel », en plus d’être politisé. On relève ainsi, axé autour de la question de la défense dans ces deux entités, l’articulation d’un de la culture chinoise par l’île, reprenant nationalisme étroitement lié à la Chine, ainsi l’héritage du KMT15. La notion de la perception de sa montée en puissance nationalisme « civique », très en vogue à et la crainte de ne pas pouvoir y résister. 50 / avril 2015 / n°450 En ce sens, le nationalisme chinois a potentiellement pour effet de nourrir les nationalismes taiwanais et hongkongais, et s’inscrit de fait dans la relation politique ■ entre ces différents acteurs. 13 - Taiwan revendique même le statut de « première démocratie chinoise ». Lire Chao L. et Myers R.H., “The First Chinese Democracy: Political Development of the Republic of China on Taiwan, 1986-1994”,, in Asian Survey, vol. 34, n°3, 1993, p. 213-230. 14 - Hung Mao-tien et Yun Han-chu, « Building Democracy in Taiwan », The China Quarterly, n°148, 1996, p. 1141-1170. 15 - Ming Cheng-lo, « Crafting the Collective Identity: The Origin and Transformation of Taiwanese Nationalism », Journal of Historical Sociology, vol. 7, n°2, 1994, p. 198-233. 16 - Lire Shaw C.K.Y., « Modulations of Nationalism Across the Taiwan Strait », Issues and Studies, vol. 38, n°2, 2002, p. 122-147.