Les nationalismesen Chine: retour sur unphénomènepolitique

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Les nationalismesen Chine: retour sur unphénomènepolitique
dossier
Nationalismes, autoritarismes, crises
et conflits : retour de la géopolitique ?
Les nationalismes en Chine :
retour sur un phénomène politique
A
Par Barthélémy Courmont (à gauche)
Maître de conférences à l’Université
catholique de Lille Chercheur à l’Iris
et Emmanuel Lincot (à droite)
Maître de conférences à l’Université
catholique de Paris (HDR)
Président de la société de conseils Signes
et Stratégie.
Tous deux sont rédacteurs en chef de la
revue trimestrielle Monde chinois, nouvelle
Asie.
Le nationalisme constitue
aujourd’hui la valeur
la mieux partagée de
la société comme du
pouvoir chinois, même si
les derniers événements
de Hong Kong montrent
une très grande
hétérogénéité des
revendications non
seulement nationalistes,
mais aussi identitaires
dans l’ensemble du
monde chinois.
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vec la guerre de l’Opium (1840) et
de ces tendances. Un certain nombre de
les agressions perpétuées par les
faits, particulièrement lourds de sens,
puissances étrangères, un sentiment
semblent le confirmer. Ainsi, 1999 et le
national se développe en Chine. D’abord
bombardement américain de l’ambassade
vécue en tant que civilisation, la Chine
de Chine à Belgrade, lors de l’intervention
commence un long et douloureux
de l’Otan en ex-Yougoslavie, a provoqué
des manifestations anti-occidentales
apprentissage de la modernité. Son élite
particulièrement virulentes en Chine. Par
assimile dès lors une idée qui lui était
ailleurs, en avril 2001, l’interception par
encore largement méconnue : l’Étatla chasse chinoise d’un EP-3, avion espion
nation 1. Cette idée est à l’origine des
américain, au large de l’île de Hainan, a
« multiples facettes du nationalisme
déclenché de nouveau la colère de l’opinion
chinois »2. L’un de ses avatars les plus
chinoise, amplifiée par l’effet Internet et
récents se traduit sur la base d’un
les nouveaux réseaux
syncrétisme entre religion
sociaux. La présidence
politique totalitaire
Né dans un contexte
Jiang Zemin avait su
comme l’a été le maoïsme
de très forte insécurité, de
tempérer ces ardeurs,
et un confucianisme, le
ce nationalisme
tout en condamnant
plus souvent réinventé3.
vigoureusement l’attitude
Né dans un contexte de
s’inspire d’une
des États-Unis, qui se
très forte insécurité, ce
culture politique
prier pour adresser à
nationalisme s’inspire
révolutionnaire et d’un firent
Pékin leurs excuses. Enfin,
d’une culture politique
discours à forte teneur les visites répétées des
révolutionnaire et
d’un discours à forte
dirigeants japonais au très
traditionaliste
teneur traditionaliste.
controversé sanctuaire
Mais il coexiste avec d’autres formes
de Yasukuni, conjuguées au contentieux
des Senkaku/Diaoyu d’une part et des
de nationalisme. Le plus visible, le
thèses révisionnistes que développent les
plus inquiétant aussi est revanchard et
manuels scolaires nippons de l’autre au
profondément raciste. Il s’appuie sur des
sujet de la Seconde Guerre mondiale4,
revendications patriotiques très anciennes
nées de frustrations et de contestations
ont durablement envenimé les relations
concernant l’opposition, réelle ou
sino-japonaises.
fantasmée, entre les intérêts chinois et
En clair, le nationalisme semble constituer
ceux défendus par l’Occident. Un autre
aujourd’hui la valeur la mieux partagée
nationalisme, pragmatique celui-ci, tire
de la société comme du pouvoir chinois,
sa légitimité de la réussite économique et
même si les derniers événements de
politique de la Chine. Peut-il accoucher d’un
Hong Kong montrent une très grande
nationalisme démocratique et responsable
hétérogénéité des revendications non
ou, au contraire, servira-t-il d’exutoire au
seulement nationalistes mais aussi
régime de Xi Jinping tenté de répondre par
identitaires dans l’ensemble du monde
une surenchère populiste aux défis que
chinois, comme ne cesse de nous le
lui pose la montée des tensions en Chine
rappeler Taïwan5 et toute une partie de
même ou dans ses rapports conflictuels
la diaspora6.
avec ses plus proches voisins ?
A priori l’histoire récente nous inciterait à
Un passé qui ne passe pas
nous prononcer davantage pour la seconde
L’affaiblissement de l’Empire sous la dynastie
dossier
Qing (1644-1911) accompagne l’arrivée
avec le pouvoir »10.
des puissances étrangères dans l’espace
L’époque, toutefois, n’a-t-elle pas changé ?
chinois. Explosion démographique, retard
La question vaut d’être posée d’autant
technologique d’autant plus surprenant que
qu’un nationalisme xénophobe, souvent
la Chine pouvait s’enorgueillir d’être l’une
très ancien, ne cesse manifestement de
des civilisations les plus sophistiquées du
se développer. Ce dernier s’est d’abord
monde7, ethnocentrisme, enfin, entravant
manifesté dans le contexte d’une succession
toute possibilité de réformes, inspiré du
de révoltes sous les Taiping (1851-1864),
Japon alors en pleine expansion industrielle
puis sous les Boxers (1900). Entre ces
et coloniale, concourent successivement au
deux événements, la Chine a perdu la
déclassement d’un pays aussi archaïque
main sur ses intérêts stratégiques les
qu’incapable de résister à une supériorité
plus immédiats : le grand sud, au profit
se traduisant d’une part, par un dépeçage
de la France et à l’issue d’une série de
du territoire chinois et de l’autre, par un
batailles décisives pour l’avenir colonial
véritable traumatisme dont l’élite actuelle
de la toute jeune IIIe République (guerres
continue de ressasser les échecs. La
franco-chinoises entre 1881 et 1885) ;
modernisation se paiera au prix d’un
la péninsule coréenne, mais aussi la
abandon progressif et pourtant espéré d’une
Mandchourie et Taïwan passant, quant
démocratisation du système8, au profit
à eux, sous le contrôle de Tokyo après la
signature, en 1895, de l’humiliant traité
d’une adhésion non moins enthousiaste
de Shimonoseki. Ces révoltes rejetèrent
puis très réellement désillusionnée, pour un
massivement l’influence des puissances
autoritarisme fascisant et/ou communiste
étrangères mais aussi la légitimité même
se poursuivant respectivement, et durant
des souverains mandchous accusés de
plusieurs décennies, tant à Taïwan que sur
collusion avec l’ennemi impérialiste, et
le continent.
contre lequel un déploiement de violences
Les spécificités du nationalisme chinois
inouïe finit par s’exercer.
se sont radicalisées avec ces expériences
C’est dans ce contexte, rappelons-le,
politiques. L’élite, surtout dans un contexte
que se cristallisèrent, dans l’imaginaire
marqué par le confucianisme et une
culture se voulant profondément élitiste,
des Européens, un certain nombre de
stéréotypes sur une Chine qui s’en trouva
a largement pris sa part dans les postures
désormais discréditée parce que barbare.
nationalistes affirmées par ses dirigeants.
Comme l’avançait il y a dix ans, sous
Ironie de l’histoire, lorsque l’on sait que
la forme d’une hypothèse, Jean-Pierre
l’Europe, et plus particulièrement la France,
Cabestan au sujet de la Chine populaire,
avaient cultivé, au siècle de Voltaire, une
très réelle sinophilie11. Signe des temps, le
sa configuration historique présente à la
fois « le quasi-monopole exercé par cette
Grand Larousse, dans son édition de 1907,
élite dans la formation du
intégra à son dictionnaire,
nationalisme et le reste de
l’expression de « supplice
Un autre
la société qui, structurée
chinois ». Ainsi, la
nationalisme,
autour d’obligations
curiosité des Européens
pragmatique
familiales et personnelles,
s’était vite muée en
demeure, sauf en période
fascination morbide, et
celui-ci, tire sa
de crises majeures (la
les images qu’ils prirent
légitimité de la
guerre sino-japonaise
donnèrent corps aux
réussite économique préjugés sur la cruauté
et encore), relativement
et politique
hermétique à cette
raffinée des Chinois. En
idéologie et surtout à sa
un mot, le « péril jaune
de la Chine
traduction dans l’action9.
», autre expression
Reflet de la relation distancée entre l’État et
récurrente, qui avait, dans un premier
la société en Chine, ce fossé est bien moins
temps, été inventée à la Belle Époque pour
évident ailleurs, notamment au Japon ou
conjurer la menace que laissait peser le
en Corée. Cette spécificité favorise une
Japon sur la Russie des Romanov, changea
plus forte manipulation du nationalisme
aussi de camp, disculpant par là-même le
par les élites, et en particulier par celles
Japon et sa soldatesque des crimes qu’elle
qui interagissent de manière privilégiée
commençait à commettre, au nom de
l’Empereur et de la « civilisation », dans
les régions nouvellement annexées12.
Côté chinois, un nationalisme exacerbé
Han s’est construit contre les non-Han,
c’est-à-dire contre les Japonais mais aussi
les Mandchous et les Occidentaux. Loin
d’avoir disparu, le fanatisme xénophobe,
que l’on croyait circonscrit aux seuls milieux
élitistes, est réapparu avec force à l’occasion
des rixes qui ont opposé, en 2009, les
Han de Urumuqi à la minorité turcophone
ouïghoure. Déclenchée initialement à partir
de Canton, à plus de 4 000 kilomètres de
la capitale provinciale du Xinjiang, après
que les réseaux sociaux aient relayé des
insultes à caractère racistes échangés
entre ouvriers des deux communautés, ces
événements sanglants ont vu s’affronter
deux consciences ethnoculturelles, profondément divisées.
Rien ne nous interdit de penser que cette
crise, survenue sur les marges du pays,
et potentiellement dangereuse étant
donné la dimension religieuse que prend
à présent ce conflit et des risques de
radicalisation islamiste qu’ont provoqué
depuis les répressions policières dans cette
partie occidentale du pays, soit à son
tour annonciatrice d’autres phénomènes
politiques remettant en cause une acception
1 - Mireille Delmas-Marty et Pierre-Etienne Will (éd.), La Chine et la démocratie,
Fayard, 2007
2 - Jean-Pierre Cabestan, « Les multiples facettes du nationalisme chinois »,
Perspectives chinoises, n°88, mai-juin 2005, pp. 28-42
3 - Jean-Philippe Béja, » Naissance d’un national confucianisme ? », Perspectives
chinoises, 1995, volume 30, pp. 6-11
4 - Jean-Louis Margolin, L’Armée de l’Empereur. Violences et crimes du Japon
en guerre (1937-1945), Paris, Armand Colin, 2007
5 - Barthélémy Courmont et Emmanuel Lincot, « La révolte de Hong Kong et
ses conséquences pour la Chine », L’Ena hors les murs,, n° 447, novembredécembre 2014, pp. 32-35.
6 - Lire notamment: Shu-mei Shih, Visuality and Identity. Sinophone Articulation
across the Pacific, Berkeley, University Press of California, 2007; Yannick Fer
(dir°), Diasporas asiatiques dans le Pacifique. Histoire des representations et
enjeux contemporains, Paris, Les Indes savantes, 2014
7 - Kenneth Pomeranz, Une grande divergence - La Chine, l’Europe et la
construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010
8 - Jean-Philippe Béja, A la recherche d’une ombre chinoise. Le mouvement
pour la démocratie en Chine (1919-2004), Paris, Seuil, 2004
9 - Jean-Pierre Cabestan formule, sous la forme d’une note, la remarque
suivante : « Les travaux de Lucien Bianco illustrent à bien des égards ce point,
cf. Les Origines de la révolution chinoise, 1915-1949, Paris, Gallimard, 1967.
L’on serait tenté d’appliquer le personnalisme d’un E. M. Foster à la société
chinoise : celui-ci affirmait en effet que s’il avait à choisir entre trahir son pays
et trahir ses amis, il espérerait avoir le courage de trahir son pays (Dictionnaire
de la pensée politique. Hommes et idées, Paris, Hatier, 1989, p. 565) ».
10 - Jean-Pierre Cabestan, op. cit, p. 31
11 - Etiemble, L’Europe chinoise, II : De la sinophilie à la sinophobie, Gallimard,
1989
12 - Jérôme Bourgon, « Le « supplice chinois », un cliché, des images »
dans : Dictionnaire mondial des images, dir° Laurent Gervereau, Paris,
2006, pp. 195-198
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Nationalismes, autoritarismes, crises
et conflits : retour de la géopolitique ?
univoque du nationalisme, comme le
prouvent les manifestations importantes
survenues à Taïwan puis à Hong Kong.
Nous voulons parler des Mouvements des
Tournesols et des Parapluies.
Taiwan dans un contexte post-Guerre froide
et défendue par le DPP, repose justement
sur la différentiation de la qualité de vie
dans l’île en comparaison avec la Chine
continentale, et se propose de rassembler
les vestiges du nationalisme du KMT et
Nationalismes taïwanais et
l’émergence d’un nationalisme créole fondé
hongkongais : deux réponses
sur l’existence d’un particularisme ethnique
possibles aux problèmes de la
et culturel16. L’idée n’est plus cette fois de
Chine ?
considérer que Taiwan incarne la « vraie
Que ce soit à Taiwan ou à Hong Kong,
Chine », mais qu’elle serait plutôt une
le nationalisme se caractérise par un
« autre Chine », ce qui légitimerait presque
mouvement de rejet face à la Chine
naturellement une indépendance à laquelle
continentale, qui sert ainsi à la fois de
le KMT s’est toujours farouchement opposé.
repoussoir et de principal argument mis
Cette manière de concevoir la taiwanité
en avant pour un discours nationaliste
vient se superposer à l’identification d’une
renouvelé. Depuis la fin de la Guerre
ethnicité séparant l’île du continent, et
froide, le principal argument de Taiwan
imposant ainsi le principe selon lequel
sur la scène internationale est ainsi la
la Chine et Taiwan seraient différentes
démocratisation du régime, en opposition
sur une multitude de points, allant de
avec le maintien de la fermeté politique à
leur trajectoire historique à leur situation
Pékin13. Le principe de la démocratisation
économique et sociale, en passant par la
composition de la population et les valeurs
s’est même étendu aux questions
qui y sont véhiculées.
économiques, le gouvernement taiwanais
À Hong Kong, où l’influence taiwanaise
considérant que la démocratie ne doit pas
s’est notamment fortement fait sentir à
exclusivement reposer sur des critères
l’occasion du mouvement des parapluies,
tels que la liberté d’expression et le droit
qui suivait celui des tournesols de Taipei,
de vote, mais également sur la possibilité
le nationalisme actuellement grandissant
pour la population de voir son niveau de
est étroitement lié aux inquiétudes concervie croître. L’identité nationale de Taiwan
nant l’avenir de l’ancienne concession
ne reposerait donc plus uniquement sur
britannique, et le
des critères historiques
traitement que lui réserve
et culturels, mais
Que ce soit à Taiwan Pékin en représailles aux
également économiques,
velléités démocratiques.
la différence de niveau
ou à Hong Kong,
La présence chinoise est
de vie entre l’île et le
le nationalisme
continent apportant une
ainsi l’objet d’un rejet
se caractérise par
démonstration scientifique
d’une population, qui
un mouvement de
des différences profondes.
trouve dans les leaders
Les intellectuels taiwanais
du mouvement des
rejet face à la Chine
s’opposent toutefois sur
parapluies, tels Joshua
continentale
cette corrélation existant
Wong, des militants
entre nationalisme et
pacifistes totalement à
démocratisation. Certains, comme les
l’opposé des méthodes policières légitimées
politologues Hung Mao Tien et Yun Han Chu,
par Pékin. Pour autant, devant l’échec du
craignent ainsi que le principe de l’identité
mouvement prônant la non-violence, la
nationale ne soit facteur d’instabilité et de
radicalisation des manifestants pourrait
compétition14. À l’inverse, Ming Cheng-lo
être la réponse au mépris affiché par le
estime que la recherche d’une justification
pouvoir chinois, sur fond de nationalisme
scientifique au nationalisme confirmerait
construit, comme dans le cas taiwanais,
sa perte de légitimité, et plaide en faveur
autour de référents économiques et sociaux
d’un nationalisme plus « traditionnel »,
en plus d’être politisé. On relève ainsi,
axé autour de la question de la défense
dans ces deux entités, l’articulation d’un
de la culture chinoise par l’île, reprenant
nationalisme étroitement lié à la Chine,
ainsi l’héritage du KMT15. La notion de
la perception de sa montée en puissance
nationalisme « civique », très en vogue à
et la crainte de ne pas pouvoir y résister.
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En ce sens, le nationalisme chinois a
potentiellement pour effet de nourrir les
nationalismes taiwanais et hongkongais,
et s’inscrit de fait dans la relation politique
■
entre ces différents acteurs.
13 - Taiwan revendique même le statut de « première démocratie chinoise ».
Lire Chao L. et Myers R.H., “The First Chinese Democracy: Political Development
of the Republic of China on Taiwan, 1986-1994”,, in Asian Survey, vol. 34,
n°3, 1993, p. 213-230.
14 - Hung Mao-tien et Yun Han-chu, « Building Democracy in Taiwan », The
China Quarterly, n°148, 1996, p. 1141-1170.
15 - Ming Cheng-lo, « Crafting the Collective Identity: The Origin and
Transformation of Taiwanese Nationalism », Journal of Historical Sociology,
vol. 7, n°2, 1994, p. 198-233.
16 - Lire Shaw C.K.Y., « Modulations of Nationalism Across the Taiwan Strait »,
Issues and Studies, vol. 38, n°2, 2002, p. 122-147.