Lettre de François Koltès à Pippo Delbono

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Lettre de François Koltès à Pippo Delbono
Lettre de François Koltès à Pippo Delbono
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Lettre de François Koltès à
Pippo Delbono
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Date de mise en ligne : mercredi 7 mai 2014
Description :
Le projet Carrette della Speranza est né d'une soirée en Sicile, et d'une vision partagée de François Koltès et Michele Ciacciofera. Rien ne pourrait mieux résumer
cette genèse que la lettre que François Koltès a adressé à Pippo Delbono, après avoir été témoin des débarquements comme des naufrages quotidiens au large de
la Sicile.
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Lettre de François Koltès à Pippo Delbono
À Pippo Delbono
Syracuse, le 25 août 2013
Carrissimo Pippo,
Tandis que tu prends le frais devant la porte de ta maison sous le Mont Blanc, je t'imagine les
yeux plissés dans la lumière rouge du soir sur les glaciers et je sais que tu les fronceras
davantage encore quand nous serons sous les mille soleils du Sahel, cet hiver, pour chercher
un peu de ce que l'Afrique voudra bien nous montrer.
Les passeports sont arrivés, avec les visas.
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Hier soir, nous étions sur la terrasse au dessus du Scoglio, et nous mangions la pasta aux sardines qu'avait
préparée Michele. La chaleur était encore forte et le vin de l'Etna ne suffit pas à nous calmer : l'hélicoptère est
encore passé sur Ortigia, puis est entré dans la nuit au-dessus de la mer. Tous les jours et les nuits du printemps et
de l'été, comme un rituel macabre, les moteurs d'aéronefs emplissent l'air brûlant et une méchante tristesse nous
rend silencieux.
A sept heures, je suis passé sous le Palazzo Montalto, image mythique des richesses anciennes, j'ai pris un café
sur la place San Antonio, j'ai marché dans l'air encore frais jusqu'à la Porta Marina et je suis descendu au port.
Quatorze rafiots sont accostés depuis quelques jours, les uns contre les autres ; un quinzième semble jeté sur le
quai de la douane, adossé au mur de béton. C'est à peine une partie de ceux qui ont été arraisonnés dans le canal
de Sicile ces derniers mois, tous en perdition. Je viens ici, comme j'irais voir la tombe de ma mère, chaque jour. Je
viens seulement voir, il n'y a rien à dire. Il n'y a rien à raconter. Ce sont des ruines de bateau qui, cependant, ont
réussi une dernière fois la traversée.
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Ils sont arrivés dans la nuit, une barque de 128 âmes, un chalutier de 347, remorqués par des navires des gardes
côtes et de la Marine nationale. La veille, sur la plage de Catane, les baigneurs ont sauvé 234 africains qui se
noyaient à deux cents mètres des parasols ; la veille encore, une barque à Avola, le jour d'avant, deux à Portopalo.
La liste est longue et funèbre : rares sont les embarcations qui débarquent avec leur cargaison entière. Parfois tu
peux apercevoir les grands corps qui marchent, tenant leurs sacs de plastique, les uns derrière les autres, le long du
quai. Les peaux sont grises, uniformes, celles des Africains, des Syriens, des Egyptiens, comme si le malheur les
faisait de la même race maudite. Les yeux sont rouges, brûlés par le soleil ou les embruns, comme si la
Méditerranée, pourtant généreuse, voulait leur enlever leur dignité. Mais la mer n'est pas en cause.
Je vis à Ortigia depuis quelques mois, l'île de Syracuse, la plus belle, et j'y suis bien. J'aime les gens, j'aime le vin, le
café, la lumière, la mer, le Scoglio d'où les enfants plongent dans l'eau claire parmi les poissons. Mais une bête est
entrée dans ma tête, qui me ronge. Les bateaux sont beaux, magnifiques, comme des ruines antiques. Ils donnent
une couleur exotique aux rives siciliennes. Ils portent sur leurs coques, leurs ponts et leurs flancs, des parfums
d'aventure, un goût de course marine. Je ne peux les oublier, pas davantage que je ne puis oublier le Caravage de
Santa Lucia, le théâtre de Ségeste, la Cuba de Palerme. Mais à présent, les barques m'obsèdent : les chiffons, les
valises, les restes de traversées épiques et désastreuses. Et je les vois, debout, serrés les uns contre les autres,
dans les cales, sur les ponts, sur les toits de cabines, vomissant leurs tripes, aboyant par moments au ciel leur faims
et leurs soifs ou, silencieux à d'autres, baissant la tête comme des esclaves. Je ne peux parler d'eux, qui m'ont parlé
pourtant maintes fois, sans que se serre ma gorge. Je suis coupable, ils me soupçonnent d'être coupable. Je le suis.
La beauté de ces navires, la beauté immense de ces corps distendus de femmes, d'enfants et d'hommes et de leurs
âmes évaporées, me rend malade. Je n'ai plus envie de parler, d'écrire, de faire une poésie indécente de ce
malheur. Je ne peux pas parler pour eux, je ne sais pas ce qu'ils ont vécu, ce qu'ils vivent. Je sais seulement que je
ne peux plus continuer à regarder cela, chaque soir et chaque matin, à lire Il Giornale di Sicilia quotidiennement pour
savoir où cela s'est passé cette nuit, combien de survivants, combien de femmes devenues folles après qu'on ait jeté
à la mer le corps des enfants morts. Je ne peux plus continuer à verser des larmes inutiles et affectées.
Mon père militaire était revenu de la guerre avec des photos d'un camp d'extermination au moment de sa libération.
Quand j'étais enfant, j'avais vu, dans le grenier, ces photos que je n'oublierai jamais de corps parcheminés, au
regard insondable mais digne. Depuis, on n'a pas cessé de dire : plus jamais ça ! Et l'Histoire nous raconte, chaque
jour que Dieu a fait, que cela a continué, que la race humaine peut être pire que la race animale. Sous d'autres
formes, bien entendu, pour d'autres raisons que les Nazis. Mais il demeure que l'asservissement de l'homme par
l'homme doit être une partie de notre nature.
Ce commerce est fructueux. Les trafiquants de chair humaine, comme ceux des esclaves de jadis ou d'aujourd'hui,
est florissant : il rapporte en Méditerranée quasiment autant que celui de la drogue. Il permet l'achat d'armes et la
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soumission des populations du continent africain. Est encore plus florissant celui des sociétés de sécurité aux
frontières payées par l'Europe, alimenté par les fabricants d'armes, de radars, de bateaux de guerre, etc. on sait tout
cela, comme on sait que toute construction de mur pour empêcher l'émigration est inutile. L'émigration clandestine
est un marché rentable.
Parce qu'ils veulent préserver leur dignité impossible à conserver dans leurs propres pays, pour des raisons de
manque de travail, de faim, de traditions insupportables, de justice arbitraire, de peur, de guerres sans fin, ils
traversent les mers ou les terres pour aller ailleurs, vers quelque chose qu'ils ne connaissent pas mais qui,
croient-ils, les sauvera de leur condition humaine insupportable.
Ce sont des humains comme les Roms sont des humains, comme les Juifs, les Arabes, les Mexicains, les
handicapés, les fous...
Quand je te dis cela, je sais que c'est bien petit encore par rapport à une réalité que personne, parmi nous, ne peut
même imaginer. Mais nous avons encore un cerveau pour penser, une imagination pour créer, le sentiment d'un
devoir citoyen pour agir, ne serait-ce qu'avec nos deux mains jetées contre l'armée puissante de l'argent. Que faire ?
Je n'en sais rien. Mais j'ai une certitude : il ne faut pas laisser ces barques s'ensabler encore, se jeter contre les
quais, chavirer en mer et s'entendre dire, plus tard : plus jamais ça, sans qu'on ait, au moins une fois, essayé
quelque chose.
J'ai encore pris des photos dans le soleil du soir, vers la Fontaine Aretusa, puis le long des quais. Les barques
étaient belles, un peu à l'écart de celles des pêcheurs.
Dans le canal du port qui sépare l'île de la terre ferme, un immense yacht blanc est accosté, plus haut que les
anciens immeubles proches. Les marins impeccables ont posé les passerelles : les gens regardent, entre la douane
et les barques clandestines, ou sur le pont qui mène au temple d'Apollon, quatre filles blondes qui descendent du
navire, comme si elles marchaient sur le podium d'un défilé de mode, lunettes noires et lèvres rouges, la peau
blanche soigneusement protégée du soleil durant la croisière. Un drapeau russe flotte à la poupe.
Ce soir, carrissimo Pippo, je vais boire avec Michele plus que nécessaire et j'attends les enfants qui reviennent du
Scoglio, frissonnants dans l'air iodé et clair et chantonnant doucement :
Ognuno sta solo sul cuor della terra
trafitto da un raggio di sole :
ed è subito sera.
François
1. Ces trois vers célèbres de Salvatore Quasimodo, poète sicilien, prix Nobel de littérature, ont été publiés dans
Acque e terre (1920-1929)
Et soudain le soir
Chacun est seul sur le coeur de la terre
transpercé d'un rayon de soleil
et soudain le soir.
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Lettre de François Koltès à Pippo Delbono
(Ed. Cahiers de l'Hôtel de Galliffet, Poèmes, Salvatore Quasimodo, 2012)
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