Chroniques 1247 - Revue Hommes et migrations

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Chroniques 1247 - Revue Hommes et migrations
Romans
La disparition de la langue française Assia Djebar
Albin Michel, 2003, 294 p., 18,50 euros
Dans son Journal, en date
du 18 décembre 1960, Mouloud
Feraoun rapporte cette scène de
manifestation : la foule des habitants de la Casbah, après avoir
lynché un automobiliste “Européen” qui venait de forcer les barrages et d’écraser un des leurs,
emporte le corps de l’“Arabe”.
“À ce moment, note Feraoun, le
hasard fait sortir de chez lui un
jeune professeur pacifique qui
espérait rejoindre son cours. On
se jette sur lui, on brûle sa voiture et on l’égorge. Le malheureux avant de mourir criait
qu’il était arabe mais, précise
l’auteur, il le criait en français” !
Ce drame pourrait illustrer, en
partie, le propos du nouveau
roman d’Assia Djebar, La disparition de la langue française.
Après vingt ans d’un exil hexagonal, mais surtout après que Marise,
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son amante, lui eut demandé de
partir, Berkane retourne en Algérie. Nous sommes en 1991. Dans
quelques mois, le pays basculera
dans la guerre civile. Pour l’heure,
Berkane ne voit pas les périls
s’amonceler, il redécouvre Alger. Il
visite les lieux de mémoire, “un
passé d’images mortes”. L’ould el
houma, l’enfant du quartier, déambule dans les rues et ruelles de son
enfance dans la Casbah et constate
que ces lieux “se sont mués quasiment en non lieux de vie, en aires
d’abandon et de dénuement, en
un espace marqué par une dégradation funeste !”. Les souvenirs de
l’adolescence laissent remonter
une double initiation : à la sexualité, par une prostituée “au sourire
de bonté”, à la violence, avec les
manifestations populaires pour
l’indépendance et son internement
dans les camps au milieu des militants nationalistes.
Avec Rachid le pêcheur ou Hamid
l’épicier kabyle, et surtout avec
Nadjia, il se réapproprie la langue
arabe. Pourtant, lancé dans la
rédaction de ses souvenirs, c’est
en langue franque qu’il rédige son
journal inchoatif. Trois temps
rythment ces retrouvailles algériennes : le retour, le travail d’écriture couplé à une histoire d’amour
avec Nadjia et la disparition de
Berkane. Le narrateur des deux
premières parties a probablement
été enlevé, peut-être même est-il
mort. A. Djebar laisse ici l’incertitude, comme un blanc, “Le blanc
de l’Algérie”. Quoiqu’il en soit, les
probables kidnappeurs ou assassins de Berkane n’ont pas, à la différence des manifestants de 1960,
l’excuse de l’erreur ou de la confusion : c’est résolument et froidement qu’ils dénient à Berkane,
“renégat” parce que francophone,
comme son journaliste de frère,
le droit de se dire Algérien !
Comme la langue arabe dans
l’Espagne andalouse gagnée par
la Reconquista puis par l’Inquisition, la langue française disparaîtra-t-elle également en Algérie,
demande Assia Djebar ?
Mais le statut de la langue française est trouble, conflictuel, ambivalent comme le montre cette lointaine recommandation du frère
aîné : “N’oublie pas, d’ailleurs,
quand c’est écrit en français, il
faut, presque tout le temps, comprendre exactement le contraire !
Tu entends, gamin !” Si dans l’écriture, la langue française devient
pour Berkane langue de mémoire,
“baume à l’absence”, son ambiguïté et sa dangerosité taraudent
l’écrivain : “J’écris en terre d’enfance et pour une amante perdue.
Ressusciter ce que j’avais éteint en
moi, durant le si long exil. J’écris
en langue française, moi qui me
suis oublié moi-même, trop longtemps, en France.” […] “Ce français va-t-il geler ma voix ? Tandis
que ma main court sur le papier,
serais-je en train de tendre un linceul entre toi et moi ?”
Le “butin de guerre”, selon la formule de Kateb Yacine, récupéré
dans la souffrance, emporté au
N° 1247 - Janvier-février 2004
prix de nombreux sacrifices, ne
lève pas la complexité du “nœud
algéro-français”. Des interrogations demeurent entières, comme
celle de la relation entretenue par
la France elle-même avec sa
mémoire algérienne portée ici par
les réminiscences de la société
coloniale et plus encore par l’attitude de Marise. De même, mais
plus intimement, se pose la question de l’exil ou, plus exactement
de ce statut particulier qui fait
que, reprenant une citation de
Koltès : “la patrie” pourrait bien
être “l’endroit où l’on n’est pas”.
Le roman d’Assia Djebar est un
hymne à la sensualité : sensualité
du récit, sensualité des corps, des
odeurs, des sentiments, sensualité
d’une Casbah aujourd’hui disparue comme ont disparu les “voiles
blancs, élégants, soulignant les
hanches”, et “le regard luisant des
invisibles trop visibles. D’autres
passantes, ensevelies désormais
sous des tuniques longues, grises
à la marocaine, leurs cheveux disparaissant sous un foulard noir,
à l’iranienne, se pressent maintenant”. Sensualité enfin des mots :
français, arabe, dialecte de la Casbah ou d’Oran, mots d’hier, mots
des ancêtres communs…
Ici Assia Djebar redessine les perspectives et casse les horizons des
vues trop courtes et trop étroites.
Elle bouscule les repères et les
idées reçues : l’arabe retrouve son
statut de langue de la volupté, du
désir, de la tendresse, de l’amour,
langue pour les chants comme
pour la sexualité… Langue de vie !
Cette langue-là, dans laquelle
s’abandonnent en de longues
étreintes et en de tendres confidences Berkane et Nadjia, n’a rien
de commun avec l’arabe “convulsif”, “dérangé”, “dévié” des fanatiques, et ajoutons des apparatchiks.
La disparition de la langue française cache le déni fait aux Algériens du droit de faire leur, de
revendiquer comme partie intégrante d’eux-mêmes ses sources
nombreuses qui ont irrigué leur
histoire et où ils peuvent s’abreuver, recueillir ou interroger des
mots : responsable, laïcité,
mes’oul… Et ce jusqu’à devoir en
supporter les contradictions, les
doutes et les souffrances comme
Berkane écrivain, ou alors, fuir ces
tourments en suivant le conseil
d’Erasme : “Vivre secrètement”.
Comme Nadjia, du côté de Padoue.
Ou comme Driss, le frère de
Berkane, menacé de mort parce
que journaliste, caché dans un studio clandestin d’Alger.
M. H.
La plume dans la plaie.
Les écrivains journalistes et la guerre d’Algérie
Philippe Baudorre (édition préparée par)
Presses universitaires de Bordeaux, 2003, 302 p., 26 euros
䉴 1954, sans le savoir et pour
huit ans, la France bascule dans
la guerre. Une nouvelle et drama-
Livres
tique page des relations francoalgériennes s’ouvre. Ses conséquences politiques sont encore
insoupçonnées : naissance de la
Ve République et crise de la
gauche en France notamment,
phagocytose de la société algérienne par son armée sous couvert
d’un parti unique et totalitaire.
Mais cette guerre signe aussi la fin
d’une page de la vie intellectuelle
en France. Il y aurait un avant
1962 et un après, marqué par
“l’engagement autonome de l’intellectuel”, sa volonté de s’extraire
des “mandibules des partis” pour
reprendre l’expression de Mauriac. Avec la fin du conflit sonne la
fin d’une “logique de résistance”
et de guerre franco-française,
guerre des mots non dénués d’ambiguïté comme le montre le texte
consacré à France-Observateur.
Sans doute, François Mauriac le
pressent-il, le 8 juillet 1962 quand
il écrit : “Ces confrères dont le
métier est d’écrire et qui ne prennent parti sur rien, qui ne tracent
pas un mot dont on ne puisse
augurer un acquiescement ou une
réprobation, à quelle distance
vivent-ils notre drame ? Il se peut
que cette indifférence apparente
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