La SSR, mon bel amour, ma déchirure
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La SSR, mon bel amour, ma déchirure
Exercice de portrait, Guillaume Meyer, L’Agefi La SSR, mon bel amour, ma déchirure Filippo Leutenegger a réinventé le débat politique suisse. A demi-mot, il se rêve désormais en grand réformateur du service public audiovisuel. «Partout, l’Etat est partout. Si l’on n’y prend pas garde, bientôt, tous les médias suisses seront sous sa coupe. Au péril de la liberté d’expression.» Dans la bouche du conseiller national Filippo Leutenegger, l’Etat a l’apparence d’un croquemitaine sournois, qu’on imagine hantant les nuits de Lisa, 3 ans – la petite dernière de ses cinq enfants. Deux sont issus d’un premier lit; sa compagne actuelle, journaliste à la chaîne alémanique SF, lui a donné deux filles et un garçon. D’une certaine manière, la SSR, il l’a chevillée au corps. A la tête de l’association Aktion Medienfreiheit, qui combat les interventions «indues» de l’Etat dans le secteur médiatique (comme l’interdiction de certaines publicités sur les chaînes de la télé publique), l’ancien homme fort de l’audiovisuel alémanique se montre intarissable sur son ex-employeur, «complètement sous tutelle politique». Dénonce l’inefficience des structures actuelles. Fustige la mendicité chronique d’Armin Walpen, son directeur démissionnaire, qui opposait il y a peu l’énième hausse de la redevance à des coupes dans les programmes. Prône la frugalité comme seul remède. Héritage de ses années de jeunesse passées dans un couvent bénédictin, perché au fin fond d’une vallée uranaise? C’est là qu’il aurait ressenti, pour la première fois, «le sentiment agréable de pouvoir aussi gagner par le renoncement». Qu’il se serait découvert une foi en même temps qu’une devise: «Aide-toi, le ciel t’aidera». Pourtant, l’Etat. Lorsqu’il l’évoque, l’anxiété se lit sur le front plissé, immense, du Zurichois – 56 ans, le charme latin un peu empâté. Par la fenêtre, pour autant, rien ne paraît troubler la quiétude du quartier résidentiel verdoyant où se niche la rédaction du magazine Neue Ideen, dans l’est zurichois. L’Etat, en tout cas, ne passera pas la porte des locaux exigus, à l’ameublement minimaliste, dans lesquels l’homme de médias s’agite comme un fauve en cage. Parano, Filippo? Ce dernier hausse les épaules. Il n’a que trop l’habitude de prêcher dans le désert. Les journalistes, s’agace-t-il, le considèrent en ennemi, alors qu’il se bat pour leur indépendance. Et, partant, pour la libre formation de l’opinion. L’Etat si honni, ce fils de diplomate né à Rome assure le connaître après vingt années au service de la SSR. Amoureux de l’Italie, où il a passé son enfance, il en a hérité le goût du spectacle. Présentateur vedette du talk-show politique Arena dans les années 1990, il était l’un des visages les plus connus du service public télévisuel alémanique. Plus dompteur que gladiateur, il jetait chaque semaine en pâture à des centaines de milliers de téléspectateurs les Blocher, Steinegger et autres Bodenmann, tous prêts à en découdre sur les grands thèmes d’actualité. Filippo Leutenegger avait réinventé le débat politique outre-Sarine. Habitué du plateau d’Arena, Jacques Pilet se souvient avant tout d’un modérateur «plus intéressé par la polémique et le vacarme des coqs qui se ruent les uns contre les autres que par la substance du débat». Mais l’audimat n’était peut-être pas sa seule préoccupation, poursuit l’ancien rédacteur en chef de L’Hebdo. «En opposant la droite populiste blochérienne à ses adversaires de façon quasi systématique, il a contribué à installer une bipolarité dans le débat politique, qui a largement profité à l’UDC. En cela, il a agi en politicien.» Logiquement, l’histrion a fini par se lancer dans l’arène. Certains se demandent si son habileté suprême n’a pas consisté à rejoindre le Parti radical plutôt que l’UDC – ce, afin de noyauter le Grand Vieux Parti avec la bénédiction de Christoph Blocher. Mais il n’y a jamais vraiment trouvé sa place. «Filippo» siège au Conseil national depuis six ans. Résolument à droite, le remuant Zurichois a été prié par ses pairs de se montrer plus discret lorsqu’il diverge de la ligne du parti, comme sur l’assurance maternité. Bon gré mal gré, il a consenti des efforts. Mais il suffit d’évoquer avec lui les prochaines votations fédérales pour que reviennent les vieux démons. «Comment peut-on demander au citoyen de passer à la caisse pour l’AI, alors que tous les efforts d’assainissement n’ont de loin pas été entrepris? C’est toujours la même rengaine!» explose-t-il. Faute de pouvoir lui confier les rênes de la communication du parti, sa formation lui sait gré de jouer les modérateurs lors des débats organisés à l’occasion des assemblées de délégués. Au Parlement, il ne s’est jamais vraiment imposé. «En s’enfermant dans un rôle de porte-drapeau des anti-SSR, il s’est isolé», note Peter Bodenmann, l’ancien président des socialistes suisses, qui le connaît depuis l’époque Arena. La SSR, toujours. Au fond, se rêve-t-il en grand réformateur du service public audiovisuel? L’entreprise se cherche justement un nouveau directeur. L’intéressé élude soigneusement la question. Mais glisse son bilan: «Lorsque j’étais rédacteur en chef de la TV alémanique, au début des années 2000, je tenais l’efficience pour objectif prioritaire. De nombreuses économies ont pu être réalisées.» Des recettes que tente déjà d’appliquer cet économiste de formation dans le cadre de son mandat actuel. Editeur du mensuel Neue Ideen, il assure la conduite du magazine alémanique accompagnant «les rêves et les soucis des propriétaires de maisons familiales». D’un mouvement de tête, il désigne une pile de revues alignées à l’extrémité de la table. Son regard, lui, reste rivé sur la Tissot multifonctions qui ne quitte jamais son poignet, toujours en avance de quatre minutes («pour ne pas être en retard», fait-il savoir). L’homme de télévision n’a pas perdu ses vieilles habitudes. La SSR, jusqu’à l’obsession. Au fond, n’apparaît-elle pas comme un instrument particulièrement approprié si l’on entend façonner une Suisse plus libérale? En la conquérant, Filippo Leutenegger peut espérer faire en sorte que tous ses journalistes («tous des gauchistes, surtout les Romands») s’engagent sur ses traces, dans un combat sans relâche pour la liberté. A l’évocation d’un tel scénario, le créateur d’Arena joint les mains: «Si les représentants de la presse, au lieu de caqueter et de recopier le travail de leurs collègues, retrouvaient au moins le goût de rechercher comment le monde fonctionne vraiment, je serais déjà le plus heureux des hommes.» A l’entendre, cette prise de conscience passe par un premier constat: contrairement à certains a priori tenaces, ce qui est «masculin, de droite et zurichois» n’est pas foncièrement mauvais. © Sauf accord de l’auteur et de la direction du CRFJ, ces travaux, réalisés dans le cadre de la formation, ne sont pas destinés à la publication ni à la diffusion.