Histoire militaire
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Histoire militaire
Philippe MONGIN* Mars 2007 UNE ETUDE D'HISTOIRE MILITAIRE INSTRUITE PAR LA THEORIE DES JEUX ET QUELQUES AMPLIFICATIONS METHODOLOGIQUES** Résumé : L'article propose d'appliquer à l'histoire militaire les modèles venus des théories mathématiques du choix rationnel et, plus particulièrement, de la théorie des jeux. La proposition vise avant tout les événements militaires dont il préexiste des récits ordonnés par la rationalité instrumentale des acteurs, comme celui que Clausewitz consacre à la campagne de Waterloo. Reprenant sélectivement les faits de cette campagne et les hypothèses qu'a suscitées l'échec final de Napoléon, on étudie la décision qu'il prit le 17 juin 1815 de lancer un détachement de son armée contre les Prussiens battus la veille à Ligny. Les historiens militaires ne s'accordent pas sur le sens rationnel de cette décision capitale, mais la théorie des jeux permet de l'éclairer tout en les départageant. Le modèle développé ici est un jeu à somme nulle opposant Blücher à Napoléon et Grouchy, considérés comme un seul joueur. Le calcul de la solution fait apparaître que la division de l'armée à laquelle procéda l'Empereur pouvait être une stratégie prudente de sa part, ce qui l'acquitte jusqu'à un certain point des accusations d'erreur factuelle ou même d'irrationalité qui dominent le commentaire depuis Clausewitz. Une fois obtenu ce résultat, l'article se développe sur le plan réflexif et méthodologique. Il compare les objections principales qu'on peut faire à sa formalisation et celles qu'on a déjà élevées contre l'école récente dite du "récit analytique". Il conclut sur ce point que les campagnes militaires - notamment, mais non exclusivement celles du XIXe siècle - offrent aux théories du choix rationnel des applications plus faciles à mener que les exemples politiques jusqu'à présent privilégiés dans le courant nord-américain. Amplifiant le propos, l'article examine le conflit des modèles mathématisés du choix rationnel avec le récit, mode d'expression canonique de l'histoire. Il propose une conciliation qui se fonde à la fois sur le précédent méthodologique de Clausewitz et sur une analyse des concepts de narration, de récit historique et d'événement. Abstract : The paper suggests that military history should be subjected to modelling based on the mathematical theories of rational choice, and especially the theory of games. This suggestion primarily concerns military events that have already been reported in narratives focusing on the agents' instrumental rationality, such as Clausewitz's narrative of the Waterloo * CNRS & HEC, 1 rue de la Libération, F-78350 Jouy-en-Josas. Courriel : [email protected] L'auteur remercie de leur lecture attentive et de leurs encouragements Mikaël Cozic, Françoise Forges, Bermard Manin et André Orléan. ** 1 campaign. By selecting relevant facts and hypotheses relative to this campaign and Napoléon's final collapse, we will investigate the decision he made on 17 June 1815 to detach part of his army against the Prussians he had defeated on the day before at Ligny. Military historians disagree on the rational sense of this crucial decision, but game theory is in a position both to illuminate it and decide between their interpretations. The model of this paper is a zero-sum, two-person game between Blücher and Napoléon and Grouchy, who are treated here as a single player. The calculated solution makes it clear that it could have been a cautious strategy on the Emperor's part to divide his army as he did, a conclusion which goes some way towards clearing him from the charges of factual mistake and even irrationality that have been laid against him by a majority of commentators since Clausewitz. Once this result is obtained, the paper moves up to the reflective and methodological plane. It compares the main objections that can be raised against its formalization with those already levelled against the recent, so-called analytic narrative school. On this score, we conclude that military campaigns - especially, though not exclusively, from the 19th century - provide a better opportunity for successful application of rational choice theories that the political examples thus far favoured by the North American school. We generalize the argument by investigating the conflict between mathematical models of rational choice and narratives - that is, the historians' canonical mode of expression. As the paper eventually suggests, the two may be reconciled. This conclusion is argued on the basis of Clausewitz's methodological precedent and an analysis of the concepts of a narrative (in general), a historical narative and an event. Mots-clefs : histoire militaire, théories du choix rationnel, théorie des jeux, jeux à somme nulle, récit analytique, narration, événement historique, Napoléon, Blücher, Grouchy, Waterloo Keywords : military history, rational choice theories, game theory, zero-sum, two person games, analytical narrative, narrative, historical event, Napoléon, Blücher, Grouchy, Waterloo 2 1. Introduction générale Après avoir pris leur essor en économie et dans ses marges mathématiques et statistiques, les théories du choix rationnel ont abondamment diffusé hors de ce terrain d'élection. Une branche entière de la psychologie expérimentale s'y consacre désormais. Des écoles de sociologie et de science politique se réclament d'elles en affrontant d'autres écoles qui les contestent : leur intégration problématique aux deux disciplines est devenue le centre de controverses fameuses, dont certaines - comme celle qui, depuis une génération, traverse la sociologie française de l'enseignement - se sont hissées à la hauteur des topoi scolaires. Mais l'histoire échappe à ce mouvement d'idées même, semble-t-il, quand il prend la forme critique. Non seulement la discipline répugne à se servir effectivement des théories du choix rationnel, mais elle est encore peu disposée au débat réflexif sur leurs applications possibles - peut-être le bilan coût-avantage de ces applications déplaît-il d'autant plus vivement aux historiens qu'il est lui-même coloré par la méthode que, spontanément, ils récusent.1 Une poignée d'auteurs - sans doute plus polititologues qu'historiens, et de mouvance exclusivement américaine - voudrait aujourd'hui rompre le statu quo en propulsant dans la discipline la méthode nouvelle du "récit analytique" (analytical narratives). Derrière cette locution peut-être mal choisie, parce que trop abstraite, se cachent des monographies solidement ancrées qu'informe la théorie des jeux contemporaine. Les sujets en sont les conflits municipaux dans la Gênes du Moyen-Age, la fiscalité des monarchies européennes sous l'Ancien Régime, les lois sur la conscription à la fin du XIXe siècle, la politique d'élargissement de l'Union avant la Guerre Civile américaine, la stabilisation des cours du café à la fin du XX e siècle. Une telle exception à la stabilité méthodologique est trop curieuse pour rester inaperçue. Mais c'est peu dire qu'elle n'a pas suscité l'engouement : on l'a contestée triplement, d'abord en affirmant que les cas historiques étaient mal choisis, ensuite au motif que les études ne répondraient pas aux normes les plus élevées de l'explication rationnelle, enfin pour la raison que celle-ci - par elle-même - comporterait des faiblesses désespérantes. Nous reviendrons sur cette critique stratifiée.2 1 L'ouvrage Le modèle et le récit (2001), sous la dir. de Grenier, Grignon et Menger, fait exception à cet état de choses, et nous reviendrons sur son apport. 2 Les cinq études mentionnées sont dues, respectivement, à Greif, Rosenthal, Levi, Weingast et Bates (1998). Elles sont réunies dans le recueil Analytic Narratives (1998), dont ce groupe a fait son manifeste. Les critiques émanent particulièrement d'Elster, à qui les auteurs ont répondu en détail ; cette controverse figure dans l'American Political Science Review (2000). 3 Le présent travail relève à son tour du genre analytique instruit par la théorie des jeux. Cependant, il ne procède pas de la moindre influence du courant nord-américain, découvert après coup, et son choix thématique plus banal traduit une prudence volontaire. Il semblerait que l'explication rationnelle en histoire ait depuis longtemps trouvé sa pierre de touche avec les études militaires et, plus précisément, les récits de campagnes dont le genre technique s'est fixé au XIXe siècle. L'idée qu'il se trouverait là un terrain particulièrement fertile est attestée de multiples manières. Ainsi, lorsque Weber veut illustrer son idéal-type de la rationalité instrumentale, il mentionne la bataille de Sadowa, réduite à ses deux protagonistes, le Prussien Moltke et l'Autrichien Benedek.3 Toujours dans l'ordre allusif, Pareto mentionne les études militaires parmi les disciplines sociales qui mobilisent son concept d'action logique.4 Mais ce sont évidemment les spécialistes de ces études, à commencer par Clausewitz, qui ont le mieux défendu et, surtout, illustré la thèse qu'elles entretiendraient une affinité spéciale avec l'explication rationnelle. Cette thèse dépend d'un faisceau de considérations qui se laissent aisément dénouer : la nature hiérarchique de l'organisation militaire, la délimitation spatio-temporelle des affrontements qui la mettent en jeu, la simplification radicale des objectifs, l'importance bien comprise des contraintes matérielles, la préexistence à la décision d'un processus délibératif rationnellement orienté - nous reviendrons sur cette liste d'attributs manifestes pour la nuancer et pour la compléter. L'exemplarité reconnue de l'histoire militaire devrait importer à tous les dissidents qui cherchent à implanter les théories du choix rationnel en histoire. En commençant par là, ils surmonteraient plus facilement les objections de la première strate, qui portent sur le choix des exemples monographiques, et ils pourraient alors se concentrer sur les objections des deux strates ultérieures, qui déprécient leurs choix de modélisation et les théories dont ils se réclament. Ils établiraient un commencement de dialogue avec les historiens qui, sensibles comme quiconque à l'exemplarité militaire, sont quelque peu disposés, dans ce cas d'espèce, à 3 Cf. Wirtschaft und Gesellschaft (1922b, p. 10 ; éd. fr., p. 18-19). Dans ces lignes très denses, Weber se sert de l'exemple militaire pour illustrer le concept de rationalité instrumentale en même temps que la méthode idéaltypique (eine idealtypische zweckrationale Konstruktion). 4 Cf. Traité de sociologie générale (§ 152) : "Les actions logiques sont très nombreuses chez les peuples civilés. Les travaux artistiques et scientifiques appartiennent à cette classe, au moins en ce qui concerne les personnes qui connaissent ces deux disciplines. ... Les actions étudiées par l'économie politique appartiennent, elles aussi, en très grande partie, à cette classe. On doit y ranger, en outre, un certain nombre d'opérations militaires, politiques, juridiques, etc." 4 relâcher leur méfiance invétérée à l'égard des disciplines du choix rationnel. Parmi celles-ci, la théorie des jeux est le bénéficiaire naturel de l'exception, puisque ses concepts techniques de stratégie, de paiement et même d'équilibre évoquent plus ou moins rigoureusement l'usage militaire. Même s'il ne semble pas avoir beaucoup intéressé von Neumann et Morgenstern, il s'est vite imposé à l'attention de leurs successeurs de l'après-guerre - en particulier lorsque ceux-ci voulurent appliquer les jeux à somme nulle et deux joueurs plus largement que les deux auteurs n'étaient parvenus à le faire.5 La facilité didactique a une contrepartie manifeste : si elle réussit tant soit peu, l'application n'aura pas les mêmes conséquences démonstratives que si elle avait porté sur des sujets résistants comme la Gênes médiévale ou les finances d'Ancien Régime. Mais peu importe l'objection de banalité si elle permet d'éviter celles d'imprudence ou de mauvais jugement qui accable des recherches plus spectaculaires. L'intention de ce travail est avant tout de faire progresser un débat sur la méthode qui, nous l'avons dit, s'est à la fois peu et mal engagé. Ainsi, les amplifications de notre modèle stratégique importeront plus que ce modèle luimême ; il est essentiel que le lecteur le prenne cum grano salis. C'est une de nos thèses, développée ailleurs, que les sciences sociales devraient considérer les modèles de choix rationnel comme des caricatures. S'ils sont parfois très instructifs, c'est d'après les règles singulières de ce genre artistique : leurs hypothèses forcées ne sont pas tant des défauts qui se corrigeraient que des procédés volontaires dont il faut exploiter l'avantage de grossissement.6 Les questions méthodologiques de ce travail sont rigoureusement circonscrites, d'un côté, à l'histoire, d'un autre côté, aux modélisations dérivées des théories mathématiques du choix rationnel. Nous ne prétendons couvrir ni les sciences sociales en général, ni les formes souples de la "théorie du choix rationnel" que l'on rencontre souvent désormais chez les 5 Les mathématiciens qui fondèrent la théorie des jeux dans les années 1920, Borel, Zermelo et von Neumann, concentraient leurs exemples sur les jeux de société. Dans leur ouvrage de 1944, Theory of Games and Economic Behavior, von Neumann et Morgenstern visaient toujours les jeux de société quoiqu'ils prétendissent formaliser les comportements économiques (voir là-dessus Leonard, 1995). La stratégie militaire n'intervint qu'ensuite, mais alors avec un certain succès, notamment chez les spécialistes de recherche opérationnelle. La première application systématique pourrait être due à Haywood (1954), qui reprit deux batailles américaines de la Seconde Guerre Mondiale à la lumière du modèle des jeux à somme nulle et deux joueurs que von Neumann et Morgenstern venaient de populariser. Brams (1975) a redonné vie à ce travail lointain. 6 Cette thèse figure dans un article antérieur sur l'explication rationnelle (Mongin, 2002) et fait l'objet d'un développement plus explicite dans un ouvrage en préparation. 5 sociologues et les politistes. Ce que l'expression désigne ici est le trio classiquement abordé par les traités de micro-économie : la théorie de la décision individuelle dans le risque et l'incertitude, qui s'occupe d'un décideur unique confronté à la nature ; la théorie des jeux, qui traite de décideurs multiples, en petit nombre et mutuellement identifiés, susceptibles d'interagir stratégiquement ; la théorie du choix social, qui envisage des décideurs en nombre indéfini, sans relations entre eux, dont il s'agit seulement d'agréger les choix ou les critères.7 La restriction qui vient d'être imposée aux "théories" vaut encore pour les "modèles" : nous entendrons par là, seulement, des modèles mathématisés, par lesquels une des théories précédentes se transpose pour traiter d'un cas particulier, en l'occurrence historique. En restreignant ainsi la matière, nous éviterons des redites et, surtout, privilégierons un conflit spectaculaire, celui d'une discipline libérale - dans plusieurs sens - avec un outillage rébarbatif et peut-être - c'est la question - inassimilable par elle. Le slogan du "récit analytique" a le mérite de souligner cette tension par l'oxymore qu'il représente. Dans le registre commode de l'histoire militaire, nous avons choisi une application qui n'a rien non plus d'audacieux : la campagne de Waterloo, que d'innombrables commentateurs ont transformée en pont-aux-ânes de l'enseignement stratégique. En sus de la documentation historique en trois langues, accumulée sur presque deux siècles, cette campagne offre un avantage considérable pour l'entreprise méthodologique : ses interprètes n'ont eu de cesse d'expliquer le désastre de Napoléon, stupéfiant pour ceux d'entre eux qui le tiennent pour le plus grand capitaine de l'époque, et l'objet de leurs divergences est très précisément la rationalité ou l'irrationalité de cet acteur capital. La controverse démarre avec le récit que Napoléon fit à Saint-Hélène et qui est aussi, naturellement, un plaidoyer pro domo ; il a été consigné dans plusieurs textes dont nous avons retenu le plus succinct, qui est le Mémorial de Sainte-Hélène.8 Alors que l'Empereur se disculpe en accablant Grouchy et Ney, Clausewitz, qui lut ces documents, s'efforce de réhabiliter les comparses en mettant en cause la responsabilité du héros. Il est à la fois le premier interprète savant de Waterloo et le plus illustre critique de Napoléon. Avec des perfectionnements divers, sa position domine 7 Ce trio figure par exemple dans le traité de Mas-Colell, Whinston et Green (1995), qui fait autorité actuellement. 8 Voir la "Relation de la campagne de Waterloo, dictée par Napoléon", que Las Cases recueille en août 1816 (p. 232-247 du t. 2 de l'éd. Garnier du Mémorial de Sainte-Hélène). Napoléon eut deux autres mémorialistes à Saint-Hélène, Bertrand et Gourgaud. Les Cahiers de Sainte-Hélène, du premier, et La Campagne de 1815, du second, contiennent sensiblement le même récit et le même plaidoyer que le Mémorial. 6 aujourd'hui la littérature spécialisée, mais pour autant, la thèse impériale, longtemps reprise par les écrivains militaires français, n'a pas disparu de la scène ; elle se rencontre avec des atténuations qui la rendent, à première vue, aussi plausible et intéressante à discuter que celle de Clausewitz. Le stratège prussien consacre à Waterloo une monographie entière, La campagne de 1815 en France, que les admirateurs de son traité De la guerre ont bien à tort négligée. 9 On y découvre qu'il précède Weber dans l'usage et pour ainsi dire dans l'énoncé du principe de rationalité instrumentale (dénommé simplement "principe de rationalité" dans la méthodologie postwébérienne). En revanche, les concepts de fins et de moyens qui, dans le traité, animent les célèbres définitions de la guerre, se rattachent à une téléologie plus abstraite, détachée des individus agissants, qui n'est pas celle de Weber et de ses nombreux successeurs. La monographie de Clausewitz a ceci de remarquable que, tout en se conformant au principe de rationalité, elle en dépasse le niveau de généralité ordinaire pour annoncer, ou même amorcer, des modèles au sens précis où cet article veut les prendre ; il ne manque parfois que les symboles mathématiques pour que l'étude rejoigne les théories contemporaines du choix rationnel. De telles anticipations paraissent d'autant plus instructives qu'à la différence du traité plus célèbre, La campagne de 1815 en France relève sans doute possible de la discipline historique : l'ouvrage suit les lois communes du récit militaire tout en les aménageant. Nous montrerons qu'il ébauche à sa manière une forme de "récit analytique" plus acceptable aux historiens que les travaux parus sous cette bannière officielle. De ce petit ouvrage étonnant, nous tirerons donc des leçons de méthodologie historique, et non pas seulement d'histoire militaire. La section 2 synthétise les faits et les interprétations de la campagne de Waterloo qui importent le plus à l'explication rationnelle de cette campagne. Nous avons sacrifié les aspects tactiques des batailles de Ligny, de Wavre et du Mont-Saint-Jean (c'est-à-dire de Waterloo proprement dit) pour nous concentrer sur la stratégie d'ensemble telle que Napoléon pouvait la concevoir. Cette section reproduit le moyen d'expression normal des historiens militaires, qui est le récit explicatif. 9 Der Feldzug von 1815 in Frankreich. Posthume comme les autres, cet ouvrage a paru en 1835 comme le tome 8 des Hinterlassene Werke, sous la responsabilité de Marie von Clausewitz. Le traité Vom Kriege, paru en 1832-1834, occupe les tomes 1 à 3. Le premier texte a fait l'objet d'une traduction utilisable, ce qui n'est toujours pas le cas du second. 7 La section 3 change de registre en proposant un modèle formalisé d'une décision, cruciale entre toutes, que Napoléon prit le 17 juin 1815, c'est-à-dire au lendemain de la victoire qu'il venait de remporter sur Blücher à Ligny. Ce jour-là, il choisit de lancer un bon tiers de ses forces, dirigé par Grouchy, contre les Prussiens qui faisaient retraite. Tous les interprètes s'accordent à considérer que la division de l'armée française a compté pour beaucoup dans la victoire que Wellington remporta le 18 juin au Mont-Saint-Jean. Grouchy passa la journée fatidique à Wavre, leurré par l'arrière-garde de Blücher, alors que l'avant-garde marchait sans encombre vers le Mont-Saint-Jean, où s'opéra la jonction redoutable. La grande question que soulève la campagne de Waterloo est de savoir si Napoléon pouvait faire un meilleur usage du détachement de Grouchy. Le modèle qui nous permettra d'y répondre aura la forme simple d'un jeu à somme nulle entre Napoléon et Blücher, Grouchy n'intervenant pas comme joueur autonome. Malgré cette limitation, il aide à préciser les hypothèses concurrentes, d'une part, celle de Clausewitz, d'autre part, celle, en continuité relative avec le Mémorial, qui se lit par exemple chez l'historien britannique Fuller. Nous prendrons parti pour la seconde contre la première. La modélisation rationnelle jouera donc ici le rôle bienveillant qui lui est tellement caractéristique.10 L'article suivra par la suite un cours strictement réflexif et critique. Dans la section 4, nous nous ferons à nous-même des critiques agencées en trois strates successives, comme dans la controverse précédente du "récit analytique". Il apparaîtra que l'histoire militaire est susceptible d'éviter certaines difficultés considérables qui affectent cette école. La section 5 déplace le curseur méthodologique vers les questions de compatibilité intellectuelle. La culture des historiens n'est-elle pas irrémédiablement antagonique des modèles mathématisés du choix rationnel ? Ces modèles n'entrent-ils d'ailleurs pas en guerre contre le mode d'expression normal et inévitable du récit ? Nous laisserons de côté l'objection culturelle, qui n'est pas probante, pour approfondir l'autre, dont nous commencerons par dramatiser l'enjeu : le récit occupe, en histoire, des fonctions trop nombreuses et importantes pour qu'il se ramène à un simple procédé stylistique, et c'est même une thèse solide qu'il serait constitutivement lié à la démarche historique. Pour le réconcilier malgré tout avec la modélisation du choix rationnel, nous avancerons cette idée complémentaire de la précédente : si le récit peut se voir 10 Selon Davidson (1980), le principe de charité sous-tend celui de rationalité : en un sens qu'il précise, on ne comprend pas autrui si on ne le comprend pas rationnellement, ce qui demande aussi bien de le comprendre charitablement. 8 attribuer tant de fonctions, c'est aussi bien parce qu'il ne les accomplit pas jusqu'au bout ; en particulier, la fonction explicative dont il est investi reste à l'état informe. L'actualisation peut advenir, justement, grâce aux modèles, qui auront la faiblesse contraire d'occuper peu de rôles à la fois ; un modèle explicatif du choix du 17 juin va plus loin qu'un récit explicatif de ce que Napoléon a fait ce jour-là, mais il doit sacrifier des fonctions - expressives et normatives, par exemple - qu'un tel récit manifesterait simultanément. Les deux genres peuvent se soutenir l'un l'autre par la complémentarité de leurs défauts. La section 6 développe cette thèse en traitant de l'écriture historique ; on y trouvera ébauchée une conception plus large du récit que celle qui l'emporte actuellement. Nous voudrions faire tenir dans le récit lui-même l'alternance du modèle avec le récit tel qu'il est conçu à la manière habituelle. C'est ainsi que nous croyons possible de maintenir l'identité disciplinaire de l'histoire tout en y faisant désormais place à des méthodes qui heurtent sa longue tradition. 9 2. La campagne de Waterloo, faits et interprétations Au printemps 1815, la coalition de toutes les puissances européennes était en voie de se reformer contre la France. Napoléon devait donc anéantir au plus vite les deux armées déjà constituées, l'anglaise et la prussienne, qui s'apprêtaient à faire leur jonction près de Bruxelles avant d'envahir la France. Aux 93 000 Anglo-Hollandais de Wellington et aux 118 000 Prussiens de Blücher, il ne pouvait opposer que les 124 000 hommes de l'armée du Nord, alors que ses autres forces couvraient le Rhin ou tenaient des forteresses. Il n'avait d'autre issue que de reproduire son coup de maître de la campagne d'Italie : battre successivement une armée puis l'autre. Tous les historiens, dont Clausewitz dans la monographie que nous allons utiliser, identifient le même plan de campagne, et la plupart d'entre eux font valoir qu'il était le seul concevable.11 L'exécution commença de la manière la plus prometteuse. Avec sa vitesse coutumière, Napoléon entrait dans Charleroi dès le 15 juin, en forçant l'avant-garde prussienne à se replier au nord-est de la ville. Quant aux forces anglo-hollandaises, elles étaient largement déployées autour de Bruxelles, y compris vers l'ouest, que Wellington voulait absolument couvrir pour assurer ses communications vers Ostende. Non seulement les Alliés n'avaient pas encore fait leur jonction, mais le regroupement de chaque armée laissait à désirer. L'histoire militaire a récemment corrigé l'image trop flatteuse du général britannique en soulignant qu'il s'était affaibli pour parer à une attaque venue par Mons, c'est-à-dire de l'ouest, dont il n'y eut jamais le moindre signe avant-coureur. 12 Quant à Blücher, il installa son quartier général à Sombreffe, soit à une douzaine de kilomètres au nord-est de Charleroi, et il disposa devant lui trois corps d'armée seulement ; son quatrième corps, dirigé par Bülow, restait en arrière-garde du champ de bataille. En gardant une position avancée face à Napoléon, Blücher s'exposait au risque de l'affronter avec des moyens insuffisants. On juge cependant mieux de cette audace apparente si l'on tient compte de l'accord conclu dès le 3 mai entre les deux généraux alliés : pour le cas où Napoléon prendrait l'offensive, ils se rejoindraient sur la ligne Quatre-Bras-Sombreffe, celle-là même dont l'armée prussienne occupait maintenant l'extrémité droite. La stratégie retenue contredisait un précepte classique 11 La campagne de France en 1815, trad. Niessel, 1973, p. 37-43 (nos références porteront sur cette édition). Rares sont les auteurs qui suivent Wellington en considérant que Napoléon aurait dû mener des batailles défensives sur le sol de France, comme celles qu'avait égrénées sa campagne de 1814. 12 L'historien Hofschröer (1998-1999) est le chef de file de ce mouvement révisionniste. Il n'est pas favorable à Napoléon pour autant. 10 des académies militaires, celui du regroupement maximal préalable, mais Blücher pouvait espérer que Wellington se réunirait à lui dans le feu même du combat. Les Prusssiens occupaient le hameau de Ligny, dont le nom est resté à la bataille qu'ils livrèrent finalement seuls, pendant l'après-midi et le début de soirée du 16 juin. Moins célèbre que celle de Waterloo ou, plus précisément dit, du Mont-Saint-Jean, survenue le 18 juin, elle détermine en fait tout l'enchaînement ultérieur. C'est à son propos que s'affrontent les hypothèses les plus instructives, et Clausewitz, par exemple, en privilégie tellement l'importance qu'il ne détaille guère la fatidique journée que l'histoire scolaire et la littérature ont seule retenue. La stratégie aventurée de Blücher, dont Napoléon prit aussitôt la mesure, lui offrait la meilleure chance de réaliser son plan de campagne - battre ses deux adversaires séparément. A Ligny, il l'emporta suivant les deux critères de la victoire : il perdit moins d'hommes que son adversaire tout en gardant la maîtrise du terrain. Bien réelle, cette victoire ne fut cependant pas décisive. A la faveur de la nuit et de la fatigue des Français, Blücher réussit à sauver le gros de ses forces, peut-être 90 000 hommes, dans un ordre suffisant pour les regrouper autour de son arrière-garde. Ce qui fut une erreur à Ligny - laisser Bülow en réserve - devait s'avérer comme un avantage pour la suite de la campagne. Dans le Mémorial, Napoléon reproche à Ney de lui avoir fait manquer l'anéantissement des trois corps prussiens qu'il avait si vigoureusement entamés. De fait, il avait confié au maréchal son aile gauche, plus de 20.000 hommes, avec pour objectif minimal de tenir la route de Charleroi à Bruxelles, au nord-ouest de Ligny, d'où Wellington déboulerait s'il prenait l'offensive. Le groupe de Ney pouvait en fait remplir deux objectifs distincts : soit protéger l'armée qui se battait contre les Prussiens tout en attaquant les Anglo-Hollandais, soit participer à la bataille contre les premiers tout en surveillant de loin les seconds. La version officielle du Mémorial donne à penser que Ney devait remplir les deux missions à la fois, ce qui revenait à lui demander beaucoup, compte tenu de ses effectifs modestes et d'une capacité d'initiative qui ne l'était pas moins. Au lieu-dit de Quatre-Bras, où il accroche l'avant-garde anglaise, Ney s'acquitte de la première tâche avec lenteur et maladresse alors même que la disposition de son adversaire est défectueuse ; et quant à la seconde tâche, elle n'eut pas le moindre commencement 11 d'exécution. Le corps de Drouet d'Erlon, qui devait se porter vers Ligny ou Quatre-Bras suivant l'urgence, erra piteusement d'un champ de bataille à l'autre sans être jamais engagé.13 Clausewitz entend faire justice de l'accusation que Napoléon dirige contre Ney : il souligne l'incompatibilité des ordres que le chef d'état-major, Soult, lui dépêchait successivement. L'analyse, que nous ne développerons pas, manifeste la forme précise que revêtent les hypothèses de rationalité chez le stratège allemand : "Ney a complètement rempli son but arrêter les secours de Wellington. Bonaparte n'est arrivé à l'idée de la faire coopérer à la bataille de Ligny que plus tard, après sa reconnaissance de la position de Blücher...Ce n'est qu'aujourd'hui que nous voyons [ce que Ney pouvait faire], en faisant entrer dans nos calculs toutes les circonstances fortuites que l'on ne pouvait prévoir" (Campagne, p. 105). Weber ne distinguerait pas plus clairement la rationalité objective, qui peut s'identifier avec le point de vue rétrospectif de l'historien, et la rationalité subjective prêtée aux individus, qui est seule pertinente s'il prétend expliquer leurs actions.14 Suivant un mouvement déterminant pour la suite, les Prussiens ne refluèrent pas le long de leur ligne de communication naturelle, qui était la vallée de la Meuse, mais plus au nord, dans la direction générale de Louvain. Ils effectuèrent leur regroupement dans le courant du 17 autour de Wavre, un bourg situé sur la rivière Dyle, qui se trouve à mi-distance du champ de bataille de Ligny et de la de Louvain. Il n'est pas sûr que Blücher et son chef d'état-major Gneisenau aient donné à ces opérations les mêmes buts stratégiques, mais la localisation de Wavre était de nature à leur ouvrir toutes les options : de là, ils pouvaient soit organiser une retraite définitive en gagnant Louvain et Liège, soit donner la main à Wellington, dont une seule journée de marche seulement les séparait. L'un des deux grands problèmes que soulève la défaite de Waterloo tient à la représentation que Napoléon se faisait de ses possibilités une fois les Prussiens battus à Ligny. Jusqu'où a-t-il surestimé leur défaite et s'est-il mépris sur la direction de leur retraite ? Clausewitz (p. 107-109 et 146-148) s'efforce d'établir qu'il s'est égaré sur ces deux points, et la thèse a été majoritairement reprise par la suite. L'autre grand 13 Nombreux sont les historiens qui voient dans la mésaventure de Drouet un tournant décisif de la campagne (par exemple, Fuller, 1939 ; Roberts, 2005). 14 On sait que Weber distingue à l'intérieur de la rationalité instrumentale (Zweckrationalität) une forme objective ("de justesse", Richtigkeitstypus) et une forme subjective ("subjectivement orientée") ; voir Gesammelte Aufsätze zur Wisenschaftslehre (1922a, p. 435-439 ; éd. fr., p. 338-344). La distinction est devenue universelle par la suite. On la retrouve par exemple dans un article célèbre de Popper (1967). 12 problème, lié au précédent, est de savoir quelles intentions l'Empereur poursuivait en démembrant son armée pour en confier une partie à Grouchy. Le 17 juin, Napoléon choisit en effet de séparer l'aile droite que Grouchy avait dirigée pendant la bataille de Ligny - soit 30.000 hommes environ. Avec ce détachement, le maréchal pouvait soit déclencher une poursuite ravageuse contre l'arrière des Prussiens, en négligeant ce que ferait le reste de leur armée, soit empêcher cette armée dans son ensemble de rejoindre l'armée anglo-hollandaise, soit, enfin, combiner avec plus ou moins de bonheur les deux objectifs à la fois. On sait ce qu'il advint effectivement : Grouchy se mit à la traîne des Prussiens, qui ralentirent à dessein un de leurs corps, celui de Thielemann, et le 18 juin, il livra la bataille de Wavre contre cette arrière-garde seulement, tandis que l'avant-garde, avec Bülow et Pirch, marchait sans combattre vers le Mont-Saint-Jean, où elle déboula sur la droite française.15 La jonction s'opéra dans l'après-midi du 18, en temps utile pour soulager les forces de Wellington, que l'attaque française avait sérieusement ébranlées. La concentration manquée à Ligny du fait de Wellington se produisait finalement à Waterloo grâce à l'obstination de Blücher. Il est douteux que les corps de Grouchy transformaient en victoire française une bataille générale impliquant les corps de Bülow et de Pirch, mais s'ils étaient présents et les corps prussiens absents, ils donnaient à Napoléon l'avantage numérique dont celui-ci avait besoin pour vaincre facilement Wellington. Les deux chefs alignèrent le même effectif de 70.000 hommes environ, cette parité favorisant le Britannique, parce qu'il avait choisi, comme il faisait d'ordinaire, de tenir la défensive. En Espagne et au Portugal, Wellington avait remporté la plupart de ses victoires par ce moyen, qui s'imposait d'autant plus, le 18 juin, que ses troupes anglo-bataves étaient disparates et qu'il avait pu rencontrer Blücher la veille : il organisa ses lignes en comptant qu'il serait secouru par son allié. Nul ne peut rétablir avec certitude ce que Napoléon dit à Grouchy le 17 juin - ces instructions sont restées orales.16 Clausewitz, au chapitre XXXVII de La campagne, prétend qu'il lui aurait confié une mission de poursuite simple, ce qui, compte tenu de ce qu'il affirme par ailleurs des hypothèses de Napoléon sur la direction des Prussiens, laverait le maréchal de toute 15 Thielemann dut finalement céder Wavre, mais il avait rempli son rôle en fixant l'adversaire pendant plus d'une demi-journée. Alors colonel, Clausewitz servait sous ce général en tant que chef d'état-major. 16 Les compilateurs des Mémoires de Grouchy prétendent reconstituer la conversation, mais le plaidoyer en faveur du maréchal éclate grossièrement dans ce passage dénué de toute vraisemblance. 13 responsabilité dans l'échec du 18 juin. En effet, Clausewitz pense que Napoléon voyait les Prussiens fuir à l'est ; si Grouchy avait pour tâche de les malmener où qu'ils fussent, il n'était pas question pour lui de prêter main-forte au Mont-Saint-Jean, ni même d'interdire entièrement à l'adversaire de rejoindre ce lieu. La thèse antinapoléonienne du stratège repose sur deux affirmations pour lesquelles - nous allons le voir - il ne disposait que d'indices ténus. Les historiens d'aujourd'hui s'en tiennent majoritairement à sa thèse, bien que, depuis le XIXe siècle, peu d'informations nouvelles soient venues l'étayer.17 Après s'en être pris à Ney, le Mémorial accable maintenant Grouchy, en posant qu'il aurait dû se trouver ce jour-là "dans le champ de bataille du Mont-Saint-Jean" (p. 241). Les écrivains militaires français ont souvent repris cette thèse en la nuançant de critiques dirigées contre Napoléon et, surtout, contre son état-major.18 On peut juger que les intentions apologétiques influencent abusivement de tels écrits ; mais certains historiens, comme, au XXe siècle, le Britannique Fuller, n'ont pas le moindre enjeu dans la réhabilation de l'Empereur et concluent de même que Grouchy, le 18 juin, ne se trouvait pas là où il devait être. Aucun de ces commentateurs ne peut s'accorder avec l'interprétation étroite que Clausewitz donne des consignes du 17 juin. N'étant pas sûr d'en avoir fini avec les Prussiens, l'Empereur aurait demandé à Grouchy de le prémunir contre une intrusion de leur part dans la bataille suivante : il lui aurait confié un rôle d'interposition en même temps que de poursuite. L'interprétation large peut se passer d'une conception précise de ce que Napoléon pensait de la retraite des Prussiens, car de deux choses l'une : ou bien, toutes les forces ennemies prenaient la direction de l'est, et dans ce cas la poursuite avait simultanément valeur d'interposition (Blücher tournant le dos à la fois à Grouchy et à Wellington), ou bien, les forces ennemies se dispersaient, certaines prenant la direction dangereuse de l'ouest, et dans ce cas, Grouchy devait faire prédominer l'objectif d'interposition sur celui de poursuite. Nous allons voir que cette interprétation manque tout autant de preuves solides que la précédente. 17 Par exemple, Hofschröer (1998-1999) conclut semblablement à Clausewitz, et pour l'essentiel, en reprenant ses preuves. 18 L'Histoire des derniers jours de la Grande Armée, que Mauduit fit paraître en 1847, illustre éloquemment les débuts de cette lignée interprétative. L'auteur fait porter la responsabilité principale à Grouchy, mais il souligne aussi la passivité de Napoléon pendant la journée du 17, les informations trompeuses que les éclaireurs apportèrent sur la retraite prussienne et la mauvaise transmission des ordres par l'état-major que dirigeait Soult. 14 On peut immédiatement faire justice d'un argument simpliste que Clausewitz invoque en faveur de sa thèse : le plan de bataille du Mont-Saint-Jean négligeait la droite, par où Bülow déboucha finalement. Cet aspect de la tactique française peut s'expliquer par une idée fausse de la retraite prussienne, mais tout aussi bien, par la conviction que Grouchy préservait l'armée principale d'une attaque de flanc. De même, quelques témoins rapportent, et l'on a beaucoup redit par la suite, que Napoléon ne s'attendait pas à voir survenir des troupes qui n'étaient pas les siennes.19 A nouveau, ce fait s'accorde facilement avec les deux thèses contraires. La première communication écrite qui suit l'ordre oral du 17 juin est une lettre dictée à Bertrand que Grouchy reçut peu après s'être mis en route. Les deux interprétations peuvent s'en réclamer : la première, parce que l'Empereur envoie le maréchal vers Gembloux et même plus à l'est encore, vers Namur, ce qui l'éloigne de la direction principale des Prussiens, et la seconde, parce qu'il lui demande expressément de l'éclairer sur les manœuvres de Blücher et qu'il le met en garde contre son intention éventuelle de rejoindre Wellington.20 De Gembloux, qu'il avait rejoint seulement dans la soirée, Grouchy répondit à Napoléon par une dépêche qui est révélatrice. Elle montre que le maréchal n'avait toujours pas identifié l'ensemble des mouvements des Prussiens : il avait fini par comprendre que Wavre était un de leurs objectifs, mais non pas qu'il était le seul. Il évoque un déplacement possible de l'ennemi vers Wellington en ajoutant qu'il tenterait de le prévenir, ce qui nous donne à penser que le but d'interposition avait inspiré leur conversation.21 Alors que la lettre de Grouchy était parvenue à 2h du matin, Napoléon n'y répondit, par l'intermédiaire de Soult, que 18 juin à 10h ; c'est un signe parmi d'autres du dysfonctionnement de l'état-major. Il y commande à Grouchy de marcher au plus vite sur Wavre, tout en repoussant les Prussiens qu'il rencontrerait et en se rapprochant de l'armée principale. "Sa Majesté désire que vous dirigiez vos mouvements sur Wavre, afin de vous rapprocher de nous, de vous mettre en rapport 19 "Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! - C'était Blücher L'espoir changea de camp, le combat changea d'âme" (Victor Hugo, Les Châtiments). 20 La lettre de Bertrand est citée par Mauduit (1847-2006, p. 142), par le mémorialiste de Grouchy (Livre LV, p. 50-51), par Fuller (1939, tr. fr. p. 282), mais elle manque chez Clausewitz, ce qui affaiblit son chapitre XXXVII. 21 Pour cette lettre de Grouchy, nous avons retenu la version de Mauduit (1847-2006, p. 160161), dont Fuller (p. 285-286) donne un résumé concordant ; le mémorialiste de Grouchy (Livre LV, p. 58-59) s'éloigne significativement du texte. 15 d'opérations".22 Bien que le texte puisse être sollicité, il n'est pas moins embarrassant pour Clausewitz. Les tenants de l'autre thèse y voient la preuve directe que l'Empereur voulait faire participer Grouchy à la bataille du Mont-Saint-Jean. Ainsi, Fuller résume toute la dépêche par ces mots : "Rapprochez-vous de nous et empêchez les Prussiens de marcher au secours de Wellington" (1939, tr. fr. p. 285-286). Clausewitz se tire d'affaire en soulignant qu'il était bien tard pour envoyer des précisions à Grouchy ; et de fait, le maréchal ne les reçut que dans l'après-midi, alors qu'il était déjà immobilisé par Thielemann à Wavre. Quoi qu'il en fût de cette dépêche, légèrement confuse et certainement trop tardive, la stratégie s'imposait d'elle-même : après son étape de Gembloux, qui fut elle-même tardive, Grouchy devait choisir de s'interposer plutôt que de poursuivre. Fuller lui propose un itinéraire consistant à marcher sur Wavre par l'ouest ; de cette manière, le maréchal pouvait intercepter les premiers corps prussiens qui se rendraient de cette ville au Mont-Saint-Jean.23 L'historien britannique signale aussi que, vers 11h30, quand le canon de Waterloo commençait à se faire entendre de loin, Grouchy refusa la proposition de son second, Gérard, de marcher au canon pour rejoindre l'armée principale. Clausewitz ne conteste pas que la marche vers l'ouest était la meilleure stratégie possible. Il écrit par exemple : "dans tous les cas, il était nécessaire que [Grouchy] manœuvrât par SaintLambert [= l'ouest de Wavre] pour déborder l'aile gauche de l'armée anglaise et joindre la droite de l'armée française" (p. 143). Le Mémorial (p. 238-240) ne disait pas autre chose ; il apparaît donc qu'au niveau limité de la rationalité objective, tous les interprètes sont d'accord ; la question pendante est celle des responsabilités, qui dépend de la rationalité subjective de chaque participant. Nous n'évoquerons que très sommairement la dernière bataille. Wellington en avait lui-même fixé le lieu : à dix kilomètres de Bruxelles vers Charleroi, le site du Mont-Saint-Jean lui avait paru convenir à la défensive, et c'est là qu'il fit replier son armée le 17 après l'affaire de Quatre-Bras. Pour le promeneur d'aujourd'hui, la ligne de crête derrière laquelle Wellington 22 La lettre de Soult figure chez Clausewitz (Campagne, p. 141), chez Mauduit (1847-2006, p. 185), dans les Mémoires de Grouchy, et chez Fuller (p. 285). 23 L'itinéraire passe par Géry - ou, à la rigueur, Walhain - et Mousty, d'où Grouchy pouvait surveiller et sans doute même intercepter Bülow et Pirch. Il disposait d'une cavalerie abondante et était cavalier lui-même, de sorte qu'il lui était facile de diriger des reconnaissances avancées. 16 déploya ses lignes semble très peu marquée dans le relief. Le terrain a été pour partie arasé, mais la lenteur de déplacement de l'infanterie et de l'artillerie, à cette époque, suffit à motiver le rôle tactique de cette pente faible et courte ; ainsi placés, les Anglo-Hollandais eurent tout le loisir de mitrailler leurs assaillants. La position de Wellington avait d'autres points forts manifestes : les solides bâtiments, fermes ou couvents, qui défendaient ses deux ailes et son centre. Le 18 juin 1815, la pluie retarda le déclenchement des hostilités jusqu'à 11h30, et elle rendit peu efficace la préparation d'artillerie par laquelle Napoléon avait coutume d'entamer ses adversaires. Pour cette raison et d'autres encore, la première offensive, dirigée sur le centre anglo-hollandais, fut un échec complet. Plusieurs historiens concluent qu'avec un si mauvais départ, Napoléon devait renoncer à la bataille dès le moment où l'avant-garde prussienne lui fut signalée, c'est-à-dire vers 15h30.24 En passant à la défensive, il pouvait sauver son armée et organiser une retraite acceptable vers la France. Il ne le fit pas ; il voulut forcer la décision par une série de coups de boutoir, toujours dirigés contre le centre ennemi ; et simultanément, il essayait de colmater les brèches que les Prussiens commençaient à faire dans son aile droite. Les spécialistes n'ont jamais contesté qu'il eût un plan de bataille constant, mais ils l'ont jugé simpliste, dangereux à cause de l'aile droite dégarnie, et surtout, étonnamment faible dans la réalisation tactique.25 Laissant de côté la succession complète des attaques, nous isolerons la dernière et la plus célèbre : l'engagement, vers 19h30, de la Vieille Garde, qui était la dernière réserve de Napoléon. Suivi par beaucoup d'autres, Clausewitz considère que cette action était vouée à l'échec. A ce point, le stratège allemand ne se satisfait plus des hypothèses de rationalité subjective. "Ici Bonaparte n'apparaît pas avec le calme d'un grand homme, mais avec une exaspération presque commune, comme celle d'un homme qui a brisé un instrument et qui, furieux, en jette les fragments à terre en les brisant encore" (p. 158). Des interprétations moins accablantes sont défendables, comme il apparaîtra bientôt. Le moment est venu de reconsidérer analytiquement les principaux tournants de la campagne. En trois moments-clefs, le 17 juin après Ligny, au milieu de la journée du 18 juin, et dans les dernières heures de cette même journée, Napoléon pouvait s'écarter de la ligne fixée tant par 24 Voir encore Fuller (1939). Quant à Roberts (2005), il place même plus tôt le moment du recul souhaitable. 17 le cours des choses que par ses choix antérieurs. A-t-il alors fait preuve de rigidité mentale et d'irréflexion, de sorte qu'en ces moments précis, son comportement échapperait à la rationalité? Ou bien a-t-il commis des fautes d'appréciation qui préservent sa rationalité subjective ? Ou enfin, a-t-il jugé objectivement de la situation tout en acceptant de prendre des risques considérables? En substance, Clausewitz analyse la décision de sacrifier la Garde comme une irrationalité pure et simple, et celle de scinder l'armée après Ligny, comme la suite d'une croyance fausse qui reste compatible avec la rationalité subjective. Il devient circonspect quand il examine la décision de continuer la bataille. A ce point, il prend la mesure d'une possible interprétation par la rationalité subjective et il la formule éloquemment comme suit : "Il y a des situations où la plus grande prudence n'est à chercher que dans la plus grande hardiesse, et la situation de Bonaparte était une de celles-là" (p.157). Les diagnostics sont d'autant plus difficiles à porter que la gravité de la situation dramatisait les objectifs de l'Empereur. Il voulait, certes, gagner la campagne, mais surtout la gagner absolument, parce qu'une victoire affaiblie n'aurait pas sauvé le pays de l'invasion, ni l'Empire d'une nouvelle chute. Les deux buts distincts que Clausewitz donne conceptuellement à la guerre - c'est-à-dire, la destruction des forces militaires de l'ennemi et l'avantage politique à tirer contre lui d'actions victorieuses ou non - se trouvaient en l'occurrence liés rigidement l'un à l'autre. 26 On peut rapprocher cette observation d'un jugement qu'on lit sur Borodino dans le traité De la guerre (IV, 12) : en refusant d'engager ses réserves à la fin de cette bataille, Napoléon renonçait à une victoire totale qui était à sa portée, mais il eut raison de s'abstenir, dit en substance Clausewitz, parce que ses forces limitées ne lui permettraient plus, s'il les consommait ainsi, d'entrer dans Moscou dans une position de force qui contraindrait le tsar à solliciter la paix. Borodino reflète une situation mentale opposée à celle de Waterloo l'objectif politique général se dissociant alors de l'objectif militaire particulier.27 Pendant la campagne de Belgique, il n'y avait point de salut en dehors de la victoire la plus tranchée possible sur les deux adversaires à la fois. On peut comprendre qu'avec de telles dispositions 25 La liaison des trois armes, infanterie, artillerie et cavalerie, fut catastrophique presque tout au long, ce qu'elle n'avait pas été à Ligny. De Gaulle fait partie des admirateurs de Napoléon que la tactique du 18 juin consterne. 26 La tension des buts de la guerre se perçoit tout au long du traité De la guerre et le commentaire d'Aron (1976, ch. III) la fait encore mieux ressortir. 27 Herbert-Rothe (2005) compare aussi les batailles de Waterloo et de Borodino (dite aussi de la Moskowa ou de Moscou). 18 d'esprit, Napoléon ait accepté de courir des risques exceptionnels. La décision de continuer la bataille peut donc avoir été prise en connaissance objective de cause. Même le sacrifice inhumain de la Garde est plus ambigu qu'il n'y paraît : il s'accorde avec l'hypothèse du cynisme autant qu'avec celle de la fureur. Si la perte de la campagne devenait certaine, ne convenait-il pas de fixer tragiquement la légende de l'Aigle par un geste grandiose ? A nouveau, la nature des objectifs force à revenir sur l'hypothèse d'irrationalité. En outre et surtout, l'analyse militaire la plus récente - d'inspiration révisionniste - permet de revoir entièrement la dernière phase de la bataille. La chute partielle du centre anglo-hollandais vers 18h30 aurait offert à Napoléon sa meilleure chance de la journée. Faisait-il donner la Garde à ce moment-là plutôt qu'une heure après, que, peut-être, le sort des armes basculait en sa faveur.28 La décision de couper en deux l'armée après Ligny tombe sous une autre difficulté, qui est de nature spatiale et matérielle. Compte tenu du mouvement inattendu des Prussiens vers le nord, Grouchy ne pouvait pas simultanément les poursuivre et s'interposer efficacement entre Wellington et eux. Les explications déjà survolées répondent différemment à ce problème : la première, celle de Clausewitz, incrimine peut-être abusivement la mauvaise perception de la retraite, tandis que la seconde, celle des minoritaires, instaure une hiérarchie des deux objectifs de poursuite et d'interposition qui pourrait être seulement rétrospective. Nous avons vu que la formulation des ces hypothèses était approximative et qu'aucune des deux ne pouvait se targuer de preuves empiriques satisfaisantes. A la fois pour clarifier les hypothèses et pour répondre au silence des données, nous allons recourir à un modèle en bonne et due forme des possibilités stratégiques et du choix crucial de l'Empereur. Comme ce modèle provient des théories du choix rationnel, son emploi demande qu'on accepte d'avance le principe de charité qui les guide. Concrètement, il étoffera le plus celle des deux hypothèses qui accorde le plus de rationalité à l'acteur principal, et le différentiel qu'il provoquera dans cet ordre constituera le critère par lequel on les départage. 28 C'est la thèse récente de Roberts (2005, p. 93). 19 3. Un modèle stratégique de la décision prise le 17 juin 1815 Le modèle qui suit ne s'intéresse qu'aux actions de Napoléon, Grouchy et Blücher. Il ignore Wellington, ce qui est fondé, puisque que celui-ci reste statique au Mont-Saint-Jean après y avoir mené ses troupes le 17 juin. Par une simplification plus discutable, il prête à Blücher deux actions possibles seulement : B1, marcher au nord, puis à l'ouest, pour rejoindre Wellington, B2, marcher au nord, puis à l'est, pour regagner l'Allemagne. Nous omettons donc une possibilité, l'action B3, qui consiste à marcher droit à l'est pour rejoindre l'Allemagne. Cette exclusion facilitera l'analyse tout en la rapprochant du choix effectif des Prussiens, qui ne prenaient pas B3 en compte. C'est du côté de Napoléon que la simplification paraîtra le moins satisfaisante, puisque - on l'a vu - celui-ci privilégia B3 dans ses hypothèses (première dépêche à Grouchy) avant de se fixer sur B1 et B2 (deuxième dépêche à Grouchy), mais il serait inextricable de formaliser l'évolution temporelle des croyances entre la fin de la bataille de Ligny et le début de celle de Waterloo. Nous considérons donc que la thèse antinapoléonienne attribue aux Français une confusion entre B1 et B2, et non pas, comme il se passe plus ou moins clairement chez Clausewitz, une évolution temporelle dominée par l'erreur d'appréciation initiale. Le moment venu, il faudra vérifier que cette retranscription n'altère pas excessivement l'esprit de la thèse. Non moins schématiquement, deux états du monde étaient possibles : E1, Blücher est gravement affaibli, E2, Blücher n'est pas gravement affaibli. Comme l'intéressé avait connaissance de celui des deux états qui se réalisait, il disposait finalement de quatre stratégies (par définition, une stratégie est une fonction qui associe des actions aux états du monde) : (Bi, Bj) = si E1, faire Bi ; si E2, faire Bj, avec i, j =1, 2. Du côté français, par une autre simplification massive, nous intégrerons Grouchy à Napoléon, en traitant celui-ci comme s'il était le seul à décider. L'artifice permet de ne considérer que deux joueurs, ce qui facilite grandement l'analyse technique. C'est une sorte de paradoxe que l'hypothèse soit moins contestable du point de vue du maréchal - présenté dans ses Mémoires comme un simple exécutant - que du point de vue de l'Empereur et de l'état-major - qui, on l'a dit, le surchargèrent d'instructions complexes. Il nous faut donc exclure les stratégies 20 conditionnelles qui dépendraient de l'information reçue : poursuivre l'arrière-garde prussienne s'il n'apparaît pas que l'avant-garde est en train de rejoindre les Anglo-Hollandais, piquer vers l'ouest dans le cas contraire. Or c'est en prêtant à Grouchy de telles stratégies que l'on rendrait le mieux compte de la thèse minoritaire ; ici encore, il faudra vérifier que la simplification ne perturbe pas exagérément les intuitions de départ. Ainsi fusionné avec Grouchy, le joueur Napoléon disposera de trois actions possibles : S1, conserver l'armée entière, S2, détacher le corps de Grouchy pour qu'il s'interpose entre Blücher et Wellington, S3, détacher le corps de Grouchy pour qu'il poursuive Blücher. L'interposition veut dire que l'affrontement se produit entre Grouchy et Blücher si celui-ci marche à l'ouest (cas S2B1) et ne se produit pas s'il marche à l'est (cas S2B2). A l'opposé, la poursuite veut dire que l'affrontement a lieu si Blücher marche à l'est (cas S3B1) et n'a pas lieu s'il marche à l'ouest (cas S3B2). Avec ces définitions, le comportement de Grouchy est, comme il était annoncé, mécanique : il avance là où le veut Napoléon et, au lieu qu'il atteint, il livre ou non bataille suivant qu'il rencontre ou non Blücher. A la différence de celui-ci, Napoléon ne connaît pas l'état du monde qui se réalise ; il en résulte que ses stratégies sont des fonctions constantes des états, c'est-à-dire qu'elles s'identifient aux actions S1, S2, S3. Les valeurs de probabilité suivantes reflètent les croyances du joueur Napoléon : - k, la probabilité que Blücher ait été gravement affaibli par sa défaite à Ligny ; - l, la probabilité d'une victoire avec l'armée tout entière contre Wellington et Blücher réunis, en supposant que Blücher n'ait pas été gravement affaibli (nous supposerons l proche de zéro et même nulle dans une variante simplifiée du modèle) ; - l', la probabilité d'une victoire avec l'armée tout entière contre Wellington et Blücher réunis, en supposant que Blücher ait été gravement affaibli (nous prendrons l' élevée) ; - l'', la probabilité d'une victoire sans les corps de Grouchy contre Wellington et Blücher réunis, en supposant que Blücher ait été gravement affaibli ; - m, la probabilité d'une victoire sans les corps de Grouchy contre Wellington seul, quoi qu'il en soit par ailleurs de Blücher. Il est automatique de poser l', m > l''. D'autres inégalités seront nécessaires à la résolution, et celles-là seront optionnelles. 21 Le modèle ne donne de valeurs non triviales (différentes de 0 et de 1) qu'aux cinq probabilités qui viennent d'être définies. Il pose comme égales à 1 : - la probabilité d'une victoire avec l'armée tout entière contre Wellington seul, - la probabilité d'une victoire de Grouchy contre Blücher, en supposant que Blücher ait été gravement affaibli, et comme égales à 0 : - la probabilité d'une victoire sans les corps de Grouchy contre Wellington et Blücher réunis, en supposant que Blücher n'ait pas été gravement affaibli, - la probabilité d'une victoire de Grouchy contre Blücher, en supposant que Blücher n'ait pas été gravement affaibli. Il est à coup sûr inélégant de retenir autant de valeurs extrêmes pour les probabilités, mais un modèle plus général est à portée de main, et des sondages montrent qu'il ne modifie pas sensiblement les conclusions. Evidemment suspect, le Mémorial de Saint-Hélène cautionnerait plutôt le choix de probabilités extrêmes. On y lit par exemple que le détachement de Grouchy suffisait à "culbuter l'arrière-garde prussienne dans toutes les positions qu'elle prendrait" (p. 239). Plus modérément, nous prenons comme égale à 1 la probabilité d'une victoire de Grouchy sur Blücher affaibli. Le Mémorial affirme encore que "si le Maréchal Grouchy eût été sur le champ de bataille du Mont-Saint-Jean et que le temps eût permis à l'armée française de se ranger en bataille" suffisamment tôt, l'Empereur défaisait successivement l'armée anglo-hollandaise, puis l'armée prussienne immobilisée par Grouchy (p. 245). Prudent là encore, nous réservons la probabilité maximale de victoire au cas où l'armée entière affronte Wellington seul. Le modèle comporte encore les valeurs d'utilité suivantes, qui reflètent les évaluations du joueur Napoléon, tout comme les valeurs de probabilité reflétaient ses croyances : a1, l'utilité d'une victoire contre Wellington, a2, l'utilité d'une victoire contre Blücher, b1, l'utilité d'une défaite contre Wellington, b2, l'utilité d'une défaite contre Blücher, c, l'utilité de l'absence d'affrontement On n'ajoute rien de substantiel si l'on suppose que la victoire compte positivement et la défaite négativement : a1> 0 > b1, a2 > 0 > b2. 22 Par une hypothèse qui est, en revanche, discutable, nous nous permettrons d'additionner librement les nombres ainsi définis. En particulier, a1+a2 = utilité d'une victoire contre Wellington et Blücher réunis, b1+b2 = utilité d'une défaite contre Wellington et Blücher réunis. En d'autres termes, une victoire de Napoléon sur ses deux adversaires au Mont-Saint-Jean aurait eu la même valeur qu'une victoire de celui-ci au Mont-Saint-Jean sur Wellington seul, accompagnée d'une victoire de Grouchy sur les forces que Blücher lui aurait opposées, pour autant que ses autres forces ne rejoignissent pas le Mont-Saint-Jean ; et de même, mutatis mutandis, pour la défaite de Napoléon sur ses deux adversaires. Il faut encore évaluer l'absence d'affrontement entre Grouchy et Blücher. Il reçoit la valeur c = 0 dans le cas (= S3B1) où Blücher marche à l'ouest et où Grouchy le poursuit en vain, et la valeur θa2, avec θ compris entre 0 et 1, dans le cas (= S2B2) où Blücher marche à l'est et où Grouchy s'interpose inutilement. Le second cas diffère du premier en ceci qu'une retraite prussienne sans combat représente une victoire supplémentaire par rapport celle de Ligny (mais une victoire moindre que si Napoléon battait de nouveau Blücher sur le terrain, d'où le facteur θ). Pour que le modèle se présente comme un jeu sous forme normale ou stratégique entre Blücher et Napoléon, il ne reste plus qu'à parcourir les différentes issues de leur interaction, en s'assurant que chacune d'entre elles reçoive une valeur de paiement. A partir des probabilités k, l, l', l'', m, et des utilités a1, a2, b1, b2, c, θa2, on calculera les paiements de Napoléon par la règle ordinaire de l'utilité attendue, qui consiste à sommer les secondes après les avoir pondérées multiplicativement par les premières. Pour ce qui est des paiements de Blücher, ils seront par hypothèse algébriquement opposés à ceux de Napoléon. En termes techniques, le modèle est jeu à somme nulle, ce qui reflète la nature de cette campagne militaire à défaut de leur convenir à toutes.29 On pourrait cependant protester contre l'hypothèse en alléguant qu'elle s'étend ici plus largement quà l'accoutumée. Car le jeu n'est pas seulement à somme nulle, mais à information incomplète, ce qui veut dire que l'hypothèse de paiements opposés s'étend des utilités finales aux utilités attendues. En d'autres termes, 29 Que l'on reprenne l'exemple de Borodino : à suivre Clausewitz, Napoléon n'aurait pas visé l'anéantissement de Koutouzov. Sauf à redéfinir soigneusement les paiements, un jeu à somme nulle ne représenterait donc pas correctement l'interaction stratégique des adversaires. 23 nous sous-entendons que Blücher partageait les croyances probabilistes de Napoléon, ce qui est aisément criticable. S1 S2 S3 B1B1 − − V3 B1 B2 − − − B2 B1 V1 V2 − B2 B2 − − − La résolution du jeu passe par les étapes suivantes. On commence par associer à chaque stratégie de Napoléon la valeur minimale qu'elle lui rapporte, compte tenu des stratégies de Blücher. Puisque Napoléon ne descendra jamais audessous d'une telle valeur s'il joue la stratégie donnée, celle-là peut se définir comme le paiement de sécurité de celle-ci. Pour S1, la stratégie minimisatrice est B2B1 et le paiement de sécurité V1 ; pour S2, ils sont B2B1 et V2; et pour S3, B1B1 et V3. Les deux dernières conclusions ne font jouer aucune restriction paramétrique supplémentaire, mais la première suppose deux inégalités impliquant les valeurs d'utilité ainsi que l, l', θ. Ces inégalités reviennent à préciser algébriquement que l est petite (éventuellement nulle) et l' grande - la contrainte s'exerçant plutôt sur l ou sur l' d'après la valeur prise par θ.30 On compare ensuite les stratégies S1, S 2, S 3, en supposant qu'elles rapportent leurs paiements de sécurité V1, V2 et V3. Le maximum de ces trois nombres est le plus élevé des montants que Napoléon se garantisse quoi que Blücher fasse contre lui - c'est l'utilité la plus haute sous laquelle il est certain de ne pas tomber. Si l'on admet qu'il se comporte prudemment, on conclura qu'il joue la stratégie correspondant au maximum en question. Pour la déterminer, on commence par écarter S3 au profit de S2 ou de S1 à l'aide d'une restriction paramétrique dont le sens principal est que θ est élevé.31 La comparaison de S1 et S2 est moins immédiate. On réexprime V1 < V 2 sous la forme d'une inégalité qui implique les valeurs d'utilité, k, l et m. Si Haywood (1954) souligne aussi qu'une bataille se représente pas forcément par un jeu à somme nulle. a1 + a2 − b1 − b2 30 B1B2 minimise le paiement de S1 si et seulement si l' > > l . La valeur a1 + a2 − b1 − b2 encadrée est non-négative et plus ou moins proche de 1 suivant que θ est grand ou non. 24 une telle restriction s'applique, V2 est le niveau de sécurité maximum, et S2 est la stratégie qu'on recherche. La condition n'est réalisable que si la valeur l est petite en un sens que l'algèbre permet de préciser.32 A ce point, il faut reprendre le raisonnement du côté de Blücher: pour chacune de ses stratégies, B 1B1, B 1B2, B 2B1, B 2B2, on étudie les paiements de sécurité correspondants, avec l'objectif de trouver le maximum de ces quatre nombres. On conclut que V3 est le maximum, ce qui identifie la stratégie prudente comme B2B1. Le raisonnement aboutit sans qu'il soit nécessaire d'ajouter de restriction paramétrique. La solution du jeu est maintenant décrite : c'est l'issue S2-B2B1. Il est remarquable qu'elle s'obtienne par un simple raisonnement de rationalité individuelle appliqué deux fois, la rationalité s'identifiant ici à la prudence (chacun veut se prémunir contre la stratégie la plus nuisible de l'autre). Il se trouve qu'une solution rationnelle en ce sens est aussi un équilibre de Cournot-Nash, c'est-à-dire que les deux statégies qui la composent sont mutuellement optimales, et que la réciproque est aussi vraie. Ainsi, compte tenu des restrictions paramétriques, S 2 est la meilleure réponse que Napoléon puisse faire à B2B1 donnée, et B2B1 est la meilleure réponse que Blücher puisse faire à S2 donnée. Il était possible d'obtenir la solution S2-B2B1 en appliquant cette définition équivalente, mais le calcul aurait été moins facile à justifier sur le plan de la rationalité individuelle.33 S'il a fallu résoudre le jeu pas à pas, c'est que l'outil principal de la théorie des jeux à somme nulle et deux joueurs, le théorème du minimax, n'était pas applicable ici. 34 La raison technique en est que nous nous en sommes tenu aux stratégies initiales, dites pures, de Blücher et Napoléon, au lieu d'autoriser les stratégies plus nombreuses, dites mixtes, qui reviennent à Une condition suffisante pour que V3 < V2 est que θa2 > l"a2 + (1-l")b2, ce qui revient à demander un θ élevé (quoique toujours inférieur à 1). Il existe d'autres conditions suffisantes, mais elles sont moins faciles à interpréter. a − b1 + a2 − b2 32 V1 < V2 si et seulement si m > k(1 − ld) + ld , avec d = 1 . Comme a1 − b1 l'inégalité n'est réalisable que si le membre de droite n'excède pas 1, il faut imposer ld < 1, ce qui revient à borner supérieurement l d'une autre manière. 33 L'équivalence de l'équilibre de stratégies prudentes et de l'équilibre de Cournot-Nash vaut pour tous les jeux à somme nulle et deux joueurs, et même un peu plus largement. Cette observation remonte à Nash (1950) ; voir aussi Luce et Raiffa (1957, Appendice 2). 31 25 tirer au sort entre les stratégies initiales suivant toutes les lois de probabilité possibles. Dans notre jeu, le paiement maximum garanti de Napoléon ("maxmin") est égal au paiement maximum garanti de Blücher ("minmax"), mais cette égalité vaut pour deux stratégies pures, S2 et B2B1, alors que le théorème affirme seulement qu'elle se réalisera dans l'ensemble des stratégies mixtes. Comme la majorité des utilisateurs, nous hésitons à sauter le pas d'un genre de stratégie à l'autre. La simplification l = 0 révèle tous ses avantages dans le calcul du paiement minimum garanti de Napoléon. La condition nécessaire et suffisante pour que V1 < V 2 se ramène à l'inégalité m > k, qui est transparente à interpréter. En substance, l'envoi du détachement, à des fins d'interposition, l'emporte si et seulement si, aux yeux de Napoléon, la probabilité que Blücher soit gravement affaibli est inférieure à la probabilité que lui-même a de vaincre Wellington sans Grouchy ni Blücher. La simplification n'est cependant pas requise pour que le calcul du paiement maximum garanti corresponde à une délibération raisonnable de la part de Napoléon. Il écarte S3 parce que Grouchy ne lui sert à rien dans ce cas. Le raisonnement qui lui fait exclure cette stratégie n'est pas absolument trivial, parce que S3 n'est pas dominée par S1 ou S 2.35 En attribuant à l et l' des valeurs fortement éloignées l'une de l'autre, Napoléon se signifie à lui-même que, s'il joue S1 ou S2, il doit craindre le retour de Blücher dans le cas où celui-ci ne serait pas gravement affaibli. Il choisit finalement d'envoyer Grouchy en interposition parce qu'il se représente l'affaiblissement comme moins probable que sa victoire face à Wellington. A supposer que la dernière condition fût remplie, Napoléon se comportait finalement comme un homme prudent, et non pas comme le joueur invétéré qu'évoque la légende noire. Il s'exposait à voir Grouchy battu par Blücher si celui-ci avait surmonté Ligny mieux qu'il ne l'espérait, mais il pouvait du moins exclure de combattre Wellington et Blücher ensemble. Une indication du Mémorial (p. 239) tire dans le sens d'un m élevé : les forces restant à l'Empereur suffisaient "à battre l'armée anglo-hollandaise" malgré une disproportion numérique éventuelle. En revanche, Napoléon ne fait pas de confidences qui reviennent à 34 Le théorème est dû à von Neumann (1928), mais doit sa notoriété à von Neumann et Morgenstern (1944-1947, §17), qui attirèrent l'attention des utilisateurs. 35 Une stratégie est dominée par une autre si elle rapporte moins que celle-ci dans toutes les issues où elle figure. Le jeu n'attribue de stratégie dominée ni à Blücher, ni à Napoléon. 26 fixer la valeur de k, et l'on est réduit à une argumentation indirecte : s'il avait cru les Prussiens plus diminués qu'ils n'étaient réellement, il aurait tourné différemment ses reproches contre Grouchy. Dans le passage le plus acrimonieux, déjà cité, il imagine Wellington et Blücher battus dans cet ordre ; or cette nouvelle victoire sur le Prussien, il se la garde pour lui-même, il ne la réserve pas à Grouchy, dont le rôle semble alors simplement de fixer l'adversaire. Le Mémorial parle en effet d'"aller à la rencontre du Maréchal Blücher et de lui faire éprouver un pareil sort" qu'à Wellington (p. 245). En d'autres termes, Napoléon reproche principalement à Grouchy de ne lui avoir ôté l'occasion de battre Wellington seul au Mont-Saint-Jean. Il serait ensuite porté contre ce qui restait des Prussiens le 19 juin ou même le 18 au soir, en reproduisant les exploits successifs de sa première campagne d'Italie. Un tel enchaînement suppose évidemment que Blücher ne fût pas anéanti par sa première défaite. Par ailleurs, si peu clairs que soient les documents d'état-major, ils parleraient plutôt dans le sens d'un k faible. Le 17 juin, Bertrand met en garde Grouchy contre les possibilités manœuvrières qui restent à Blücher, et il est douteux que Soult aurait employé les termes pressants de sa dépêche du 18 si Napoléon n'avait pas craint le retour offensif du Prussien. Malgré les distorsions que le modèle impose à la thèse de Clausewitz, il fait sentir une difficulté capitale de cette thèse, qui est étrangement passée inaperçue de tous ceux qui l'ont reprise. Ils imaginent Napoléon dépêchant Grouchy tout en croyant l'armée prussienne quasiment détruite. Si k passe au-dessus de m, le modèle prédit que l'armée restera entière (S1 l'emporte sur S2). Pour réconcilier cette conclusion avec celle de l'école antinapoléonnienne, il faudrait soit rejeter une des contraintes paramétriques sur l, l' et θ, mais celles-ci nous ont paru acceptables, soit poser que m ≈ k ≈ 1, ce qui, nous allons le montrer, n'est guère plausible. Passe encore pour l'arrogance contenue dans l'assignation m ≈ 1. Outre que le Mémorial, littéralement interprété, fournit cette assignation, les historiens britanniques ont souligné à juste titre que Napoléon n'avait encore jamais rencontré Wellington sur le champ de bataille et qu'il pouvait donc avoir motif à sous-estimer sa capacité de tacticien.36 Mais l'autre assignation, k ≈ 1, est presque indéfendable, car elle butte sur les raisons qui viennent d'être produites pour conclure que Napoléon craignait encore Blücher. Même si l'on peut débattre du poids de ces raisons, on ne peut nier qu'elles existent, ce qu'on ferait justement si 36 Mais l'Empereur ne pouvait pas ne pas s'être interrogé sur les défaites de ses généraux pendant la guerre d'Espagne. Soult était du reste là pour en témoigner. 27 l'on donnait à k sa valeur extrême. Un clausewitzien raisonnable donnera seulement une valeur élevée au paramètre ; or cela ne suffit pas à faire entrer sa thèse dans le cadre logique du modèle. Secondairement, le calcul refait dans le cas-limite m = k = 1 montre que S2 et S3 deviennent équivalentes, ce qui contredit l'impression que l'Empereur différenciait bien les deux stratégies. Même si elle est aussi distordue par le modèle, la thèse minoritaire s'y présente plus favorablement. Chez ceux qui la défendent, elle reste vague dans ses indications de probabilité, mais le modèle sert justement à les mettre en ordre. Fuller accorderait sans doute la disproportion de l et l', la valeur élevée de m, et ce qui est déterminant, la valeur faible ou modérée de k ; il accepterait sans doute aussi le rôle du paramètre non probabiliste θ. Avec ces différentes restrictions, l'interprétation minoritaire non seulement devient claire, mais offre une cohérence logique dont l'autre est dépourvue ; ainsi, le modèle consacre sa supériorité relative. Une difficulté subsiste cependant que l'on ne peut pas objecter à sa rivale : elle ne parvient pas à rejoindre l'intégralité du déroulement historique effectif. Elle laisse inexpliquée l'attitude de Grouchy, qui, si l'on s'en tient à la catégorisation trop simple de la poursuite et de l'interposition, entreprend de réaliser la première tâche au lieu de la seconde dont - ainsi le veut la thèse - il avait reçu l'instruction plus ou moins explicite. Un modèle plus subtil donnerait à Grouchy une certaine liberté d'action et logerait son comportement à l'enseigne de la rationalité stratégique où Blücher et Napoléon se trouvent déjà installés. Ainsi, l'échec final de Waterloo apparaîtrait comme la conséquence non-intentionnelle, sousoptimale pour les Français, d'une coordination défectueuse entre l'Empereur et son auxiliaire. Le bilan général, que dresse la section suivante, devra tenir compte de cette critique. La comparaison des deux hypothèses resterait incomplète si l'on ne rappelait pas qu'elles ont une faiblesse en commun : chacune procède d'une spéculation sur ce que Napoléon a pu commander réellement à Grouchy. Ce n'est pas seulement que les instructions orales du 17 juin n'aient pas eu de témoin ; c'est que les instructions écrites des 17 et même 18 sont trop équivoques pour qu'on tranche sur leur base en faveur d'une hypothèse ou de l'autre. La carence empirique fait que le modèle aura finalement servi trois fois - une première, pour évaluer les stratégies schématisées sous la forme S1, S2, S3, une deuxième, pour aider à conclure que Napoléon a ordonné S2 plutôt que S3, sachant que S1 est exclue par les données, une troisième, pour articuler une explication de S2 par les valeurs de probabilité et d'utilité qui en font le choix rationnel de Napoléon. Si l'on accepte la philosophie générale de la 28 rationalité, il n'y a rien que de très naturel dans le troisième usage : sommairement parlant, cette philosophie veut que les désirs et les croyances qui font apparaître l'action comme rationnelle pointent vers les causes qui l'expliquent. Ce qui fait problème est la combinaison du troisième usage avec le deuxième, qui revient à employer le modèle pour discerner l'action choisie. Bien qu'elle ne soit pas seule de son espèce, l'application napoléonienne s'éloigne du schéma canonique illustré par l'économie, suivant lequel un comportement donné, observable ou du moins supposé tel, fait l'objet d'une explication rationalisante.37 Le mouvement unidirectionnel de l'explanandum à l'explanans cède maintenant la place à un cercle : l'explanans rationalisateur contribue à définir l'explanandum sur lequel il opère ensuite. Il n'y a rien d'illicite dans cette démarche si elle rend compte d'un nombre suffisant de données suffisamment diverses ; nous avons indiqué toutes celles que l'identification simultanée de S2 comme stratégie rationnelle et comme choix effectif autorise à réabsorber ; il convient d'y ajouter le fait vague, mais pertinent, que la rationalité stratégique de Napoléon n'avait pas été souvent prise en défaut, alors que celle de Grouchy n'avait guère été mise à l'épreuve antérieurement. Mais la forme complexe du raisonnement explicatif oblige à dire aussi qu'il n'aura pas toute la force désirable ; c'est pourquoi nous avons insisté sur la comparaison des hypothèses plus que sur les faits eux-mêmes. 37 La micro-économie du consommateur individuel traite normalement comme observables les prix, les revenus et les quantités de bien que le consommateur demande pour ces prix et ces revenus ; elle cherche à expliquer ces quantités par la maximisation d'une utilité hypothétique sous la contrainte budgétaire observable que fixent le revenu et les prix. Cet exemple canonique ne fait pas apparaître le problème qui se pose ici d'identifier le comportement sur lequel on fait porter l'explication. 29 4. Réponses aux objections des trois groupes Il pas difficile de prévoir que l'étude précédente suscitera des objections très voisines de celle qui ont animé la controverse du "récit analytique". Les plus abstraites concerneront les théories du choix rationnel prises en elles-mêmes. Il est bien connu, par exemple, que certains jeux ne comportent pas de solution dans un sens acceptable du concept d'équilibre, et que d'autres jeux, au contraire, comportent trop de solutions possibles, soit que différents concepts d'équilibre se présentent à l'esprit, soit que le concept qu'on adopte - typiquement celui de Cournot-Nash - autorise des solutions multiples.38 La modélisation qui précède échappe à ces difficultés puisqu'elle emploie l'équilibre de Cournot-Nash dans un cas - celui des jeux à somme nulle et deux joueurs - où les spécialistes ne l'ont jamais contesté, parce qu'il coïncide alors avec un concept de rationalité individuelle solide, celui de la prudence. Mais nous avons vu que toutes les applications militaires ne s'accommodaient pas d'une configuration pareille ; elle peut refléter seulement la simplicité abusive des hypothèses, ce qui représenterait une tout autre critique. C'est ainsi que nous passerons des objections abstraites à celles du niveau intermédiaire, qui sont plus instructives parce que plus spécifiques. La modélisation à visée historique appauvrirait exagérément les théories qu'elle met en œuvre. De ce groupe d'objections, nous avons déjà souligné la plus menaçante : il serait souhaitable de faire entrer Grouchy parmi les acteurs stratégiques, aux côtés de Blücher et de Napoléon. Cette amélioration devrait s'accompagner d'un élargissement des actions possibles et, finalement, d'une distinction entre les stratégies et les actions que le modèle instaure déjà du côté prussien. Napoléon aurait le choix de télécommander Grouchy ou de lui déléguer une décision autonome au vu de ce qu'il observerait. Dans le modèle ainsi raffiné, il est concevable que la poursuite inopportune apparaisse dans la solution d'équilibre et non pas, comme c'est le cas maintenant, par simple différence avec elle. La thèse minoritaire s'intégrerait alors certains points de vue critiques apportés par sa rivale. Nous ajournons des remaniements qui demanderaient un effort technique substantiel. Tel qu'il est, le modèle aura du moins servi à illustrer une méthode générale, et comme on l'a vu, il est déjà parlant si l'on ne se propose non pas de réinterpréter entièrement la campagne, mais de préciser mieux et de départager les thèses qu'elle met en présence. 30 Une difficulté, en tout cas, ne se présente pas : la diversification des buts militaires au-delà du gain de la campagne ; à cet égard, la décision du 17 juin s'analyse plus naturellement que celle de donner la Garde au soir du 18 juin. Quant à l'hypothèse additive faite sur les utilités, elle nous semble défendable, sachant que, précisément, il ne s'agissait que de vaincre le plus complètement possible ; le nombre et l'ordre des combats n'importaient sans doute guère aux yeux de l'Empereur pourvu que ce résultat fût atteint. On remarquera de plus que l'hypothèse d'additivité n'a pas été portée à l'extrême : nous nous sommes gardé de l'étendre des utilités finales aux utilités attendues.39 Il reste les objections du plus bas niveau, qui n'étaient pas les moins vigoureuses dans la controverse du "récit analytique" : elles reviennent à contester le choix monographique des applications, jugé trop ambitieux par rapport aux ressources qu'offre la modélisation rationnelle. La réponse devient facile parce que notre étude visait expressément à contourner ce dernier groupe. Il suffira d'invoquer, en les précisant mieux qu'il n'a été fait tout d'abord, les caractères spéciaux qui avantagent les études militaires pour une entreprise comme cellleci. En premier lieu, la nature hiérarchique de l'organisation militaire signifie qu'il n'est pas illégitime de concentrer l'analyse d'une campagne sur quelques individus seulement - le général en chef, son état-major, les responsables des principaux corps d'armée. La réalité de l'organisation est bien sûr autre que ne le voudrait sa définition officielle : les ordres descendent et l'information remonte avec une lenteur et des altérations caractéristiques ; les exécutants s'octroient des marges de liberté imprévues, dans lesquelles ils donnent libre cours à leurs idiosyncrasies ; plus généralement, le matériau humain du stratège n'a jamais la plasticité que réclament ses vastes desseins. Comme le ferait n'importe quel modèle de choix rationnel, le nôtre intègre ces "frictions"40 en probabilisant les conséquences des actions qu'accomplissent les quelques décideurs, forcément trop peu nombreux, qu'il considère. La limite de cette méthode vient de ce qu'elle annule des interactions qui sont empiriquement 38 Elster (2000) rappelle ces difficultés qu'il a souvent détaillées ailleurs, par exemple en introduction du recueil Rational Choice (1986). 39 L'additivité ainsi étendue impliquerait que Napoléon évalue de la même manière une bataille globale contre Wellington et Blücher et les deux batailles que Grouchy et lui livrent contre ces deux adversaires séparément. Cette rendrait les valeurs de probabilité autres que k mutuellement dépendantes et changerait profondément les conclusions du modèle. 40 Le terme provient de Clausewitz (De la guerre, I, VII). 31 avérées. Ainsi, traiter l'obéissance des soldats comme un phénomène stochastique, c'est oublier qu'elle dépend d'un certain registre d'activité du général - les démonstrations de courage et les exhortations, par exemple - que le modèle n'intègre normalement pas à la liste d'actions possibles. A cette difficulté, on répondra que les interactions qu'on néglige ne sont pas significatives au même degré dans tous les cas, et que c'est le matériau lui-même qui conditionne la décision de les négliger. Lorsqu'une armée se débande au milieu de la bataille, on fait monter à la lumière les relations des chefs et de la troupe ; quand elle obéit aux ordres, ce qui est arrivé le 18 juin avant le dénouement tragique de la bataille, on s'autorise à passer outre. Les historiens de Waterloo, notamment britanniques, ont souligné que, pendant le cours de la bataille, Wellington était allé plusieurs fois vérifier sa ligne de front, alors que Napoléon ne s'éloignait guère de son quartier-général de la Belle-Alliance. Un modèle de la bataille du Mont-Saint-Jean n'aurait pas nécessairement à prendre en compte cette différence d'attitudes, parce qu'elle semble déjà contenue dans les choix respectifs de la défensive et de l'offensive. La position statique de Wellington autorisait les déplacements, alors que l'attaque globale voulue par Napoléon imposait pratiquement un observatoire fixe. C'est ainsi que certaines interactions pertinentes s'effacent au profit d'autres que le modélisateur considère exclusivement ; mais il doit alors pousser l'analyse des actions et des stratégies assez loin pour que les choix qu'il omet se reflètent dans ceux qu'il représente. En second lieu, quand une campagne se déroule et, plus clairement encore, lorsqu'une bataille s'engage, les décisions du général en chef se manifestent en un point déterminé de l'espace et du temps, les pièces d'état-major témoignant par la suite de cette définition rigoureuse des coordonnées ("Ligny, le 17 juin vers trois heures").41 Du moins pour les besoins de l'étude immédiate, les effets que les décisions produisent se laissent à leur tour repérer spatiotemorellement : ils se ramènent à des mouvements effectués par telle ou telle partie de l'armée à une certaine heure et dans une certaine direction. La distinction de la stratégie et la tactique devient utile à ce point : la première organise les mouvements de la campagne, qui sont en vue de la bataille ou qui lient entre elles des batailles multiples, alors que la seconde coordonne les 41 C'est un tout autre question que de définir le contenu de ces décisions : l'exemple des instructions à Grouchy est là pour montrer qu'elles peuvent être équivoques tout en étant bien repérées spatio-temporellement. 32 mouvements d'une bataille donnée.42 Nous nous sommes servi de la distinction classique pour traiter la campagne de Waterloo sans décomposer ses batailles ; il aurait été possible de faire descendre l'analyse, mais c'était une grande facilité que de ne pas être contraint de le faire. A l'évidence, les théories du choix rationnel peuvent tirer un parti vigoureux de tous les caractères mentionnés dans ce paragraphe. Sommairement parlant, elles s'appliquent d'autant mieux que le matériau empirique leur offre des décisions spatio-temporellement distinctes, des conséquences à leur tour repérables et en petit nombre, et une liaison logiquement claire des premières avec les secondes. En troisième lieu, l'objectif est en principe fixé du dehors et une fois pour toutes : c'est le gain de la bataille ou de la campagne, suivant le cas. La définition ancienne de la victoire privilégiait, pour la première, l'occupation finale du terrain, et, pour la seconde la conquête d'une province ou d'une place-forte. La définition moderne définit en toute généralité la victoire par l'anéantissement des forces de l'adversaire ou, à défaut, par leur affaiblissement notable, si possible concédé par lui.43 La dualité classique des concepts de victoire fait naître une équivoque lorsqu'on remonte dans le temps, y compris quand on examine certaines batailles napoléoniennes, mais cette équivoque reste mineure par rapport à une généralité approximativement correcte : les études militaires autorisent l'observateur à simplifier radicalement le côté téléologique des raisons.44 En quatrième lieu, l'activité militaire présente une structure d'évaluation qu'on peut appeler conséquentialiste, en important ce vocable de la philosophie analytique de l'action. Il veut dire ici qu'une décision militaire, même du plus haut niveau de complexité, s'évalue entièrement grâce aux évaluations qu'on peut faire de ses conséquences ultimes sur le terrain. Cette réduction suppose un double mouvement - les décisions réduites à leurs effets successivement jusqu'aux tout derniers, puis l'évaluation parcourant le même chemin dans l'autre sens, de ces effets jusqu'aux décisions initiales. En d'autres termes, la décision du 17 juin ne comptait que par rapport aux chances de victoire ou de défaite qu'elle entraînait pour les affrontements du 18 juin. Pourtant cette décision possède bel et bien d'autres caractères - par exemple le fait 42 C'est sensiblement ainsi que Clausewitz pose la distinction (De la guerre, I, II). La politique révèle à ce point sa liaison intime avec l'activité militaire ; voir De la guerre (VIII) et l'ébauche moins connue Vom Gefecht. 44 L'équivoque de la victoire fait que Russes et Français la revendiquent simultanément pour Eylau. Les premiers y perdirent moins d'hommes, mais les seconds eurent l'avantage du terrain, ce que Napoléon fit ressortir en s'y attardant plusieurs jours sans raison apparente. 43 33 qu'elle respecte ou non les règles de l'art de la guerre, ou qu'elle comporte plus ou moins de vaillance qu'une autre. De tels aspects disparaissent de l'horizon pour autant qu'ils n'influent pas sur la nature des engagements (la violation des règles peut dérouter l'adversaire, la vaillance du chef peut exalter la troupe). Tel est le sens du conséquentialisme qui est à l'œuvre dans l'activité militaire. Il en fait la terre bénie des travaux existants sur le choix rationnel, parce que ceux-ci reposent tous sur un postulat conséquentialiste abstrait.45 On leur a souvent reproché ce postulat comme étant trop restrictif, mais ici, l'objection perd sa force. Techniquement parlant, le postulat conduit à réduire l'utilité des stratégies à celles des actions, chaque fois que le modèle distingue les deux, puis l'utilité des actions à celle des conséquences, et cette dernière étape, qui se présente chaque fois, se traite normalement par la règle de l'utilité attendue (la théorie des jeux menée avec d'autres règles de calcul est encore très peu développée). Mais les trois caractères nommés en dernier lieu, qui aident à faire pardonner le simplisme du modèle, ne seraient-ils pas des projections elles-mêmes simplistes sur une activité militaire plus riche et plus diffuse qu'il n'a été dit ? Une réserve historique s'impose au vu des transformations qu'a subies la pensée stratégique elle-même.46 Les concepts de la bataille décisive et de la campagne qui les prépare signent l'époque où ils ont eu cours, chez les praticiens comme chez leurs interprètes réflexifs : le XIXe siècle étendu de part et d'autre pour inclure, vers le haut, les guerres de la Révolution, et vers le bas, les débuts de la Première Guerre Mondiale. Les batailles indéfinies qui suivirent celle de la Marne, avec l'idée de guerre totale qu'elles inaugurent, les guerres coloniales, les guérillas et les autres guerres "sales" dont le XXe siècle est constellé, ont fini par relativiser des notions qui semblaient devoir jouir d'une grande fixité. Il est aussi apparu - non sans retard - que les guerres d'Ancien Régime répondaient à des conceptions autonomes sur la bataille et la campagne, et même sur le sens destructif de la guerre.47 Ainsi, le relativisme historique a gagné la pensée stratégique, 45 Savage (1972) énonce avec une clarté particulière le fondement conséquentialiste des théories du choix rationnel. 46 On lira particulièrement le recueil d'Earle (1943) et les commentaires qu'Aron (1976) fait des successeurs de Clausewitz. 47 Il n'est pas nécessaire de remonter jusqu'au dimanche de Bouvines reconstitué par Duby (1973). Les guerres de Louis XIV ou de Frédéric II présentent déjà des divergences significatives par rapport aux concepts que Clausewitz et les stratèges du 19e siècle posaient abstraitement. De la guerre cerne implicitement la difficulté en distinguant les formes limitées ou non du conflit militaire. 34 et comme elle est le point d'appui de toutes les modélisations qu'on peut entreprendre, il ne peut être question de négliger ses enseignements. On pourrait vouloir conclure que l'alliance de l'histoire militaire et des théories du choix rationnel n'est qu'une affaire de circonstances elles-mêmes historiques. Ainsi, notre application napoléonienne serait bien choisie, mais, justement, trop bien ; elle ne révélerait qu'un potentiel de généralisation médiocre. Par les mêmes moyens techniques, on pourrait traiter encore le choix de Joffre à la Marne, mais plus difficilement déjà celui de Falkenhayn à Verdun, et fort mal ou plus du tout, les stratégies de Massu pendant la bataille d'Alger ou celles des généraux israëliens pendant leur dernière guerre du sud-Liban. Une autre conclusion, que nous préférons à celle-ci, parce qu'elle évite son relativisme trop franc, est que le matériau militaire oppose aux théories du choix rationnel un continuum de difficultés qui se caractérisent abstraitement avant de s'incarner historiquement. Ces théories portent d'autant mieux que la distinction se fait plus franche entre la guerre et la paix, entre le combat et sa cessation ; que les buts des combattants sont plus unifiés, à la fois entre eux et entre ces combattants ; que la décision militaire s'inscrit dans une hiérarchie plus stable ; et tout le reste à l'avenant. De pareilles considérations vont et viennent suivant les exemples plutôt que suivant les époques. Il pourra se trouver de bonnes applications à faire au XXe siècle ou dans l'Antiquité romaine comme il s'en trouve de mauvaises parmi les guerres du XIXe siècle triomphant. Hannibal à Cannes se prête mieux à la modélisation que Faidherbe traversant le Sénégal. L'historien qui modélise les choix rationnels des acteurs militaires est somme toute dans la même situation que l'économiste, dont les succès varient avec le secteur où il promène ses hypothèses d'optimisation individuelle et d'équilibre de marché. Chacun sait, par exemple, que le marché de l'emploi supporte moins bien les représentations concurrentielles que ceux du fret maritime ou des denrées périssables. Une cinquième considération qu'on ne peut omettre est que les actions militaires sont déjà envisagées sous l'angle du rationnel et de l'irrationnel avant que l'observateur n'emploie ces qualificatifs. Les acteurs sont normalement les premiers qui adoptent ce point de vue, soit ex ante, soit ex post factum ; puis viennent, toujours polarisés de la même façon, les jugements des témoins, les appréciations des mémorialistes et des historiographes, les conclusions plus savantes des stratèges d'académie. Il n'est pas question pour l'historien d'écarter ces couches additionnées du commentaire, d'abord parce qu'elles contiennent presque toutes les données dont il dispose, ensuite parce qu'elles lui indiquent les principales questions à traiter. Ainsi, 35 dès août 1816 et peut-être auparavant,48 l'empereur déchu livrait la première étude systématique de sa dernière campagne ; il rendait possible celle de Clausewitz, écrite pour le réfuter, laquelle en provoqua d'autres, et ainsi de suite jusqu'au modeste essai d'aujourd'hui. A chaque étape, de nouvelles informations sont apparues, de nouveaux problèmes ont surgi. Il n'y a rien dans l'existence de cette spirale réflexive qui soit propre aux sujets militaires ; on la rencontre à propos de la Saint-Barthélémy ou de la naissance du cubisme aussi bien que des guerres de l'Empire. Mais la nature de la spirale est spécifique, car, dans des termes plus ou moins francs, et sous des apparences littéraires diverses, tous les commentaires successifs interrogent la rationalité des acteurs. L'historien militaire ne peut pas s'y soustraire aussi facilement que ses collègues qui étudient l'art ou la religion. De cette prise de conscience aux modèles du choix rationnel, il y a bien des étapes à parcourir. Loin de nier le cheminement supplémentaire, nous l'analyserons dans la section suivante ; pour l'instant, nous voulons seulement signifier que le matériau historique contribue par lui-même à fixer le point de départ. La liste de caractères peut se conclure par un sixième, dont l'efficacité dépendra de la réalisation plus ou moins bonne du troisième. Chaque fois que l'historien militaire est en droit de simplifier le côté téléologique des raisons, il est à même de raffiner le côté cognitif restant, qui porte alors l'essentiel de sa tentative d'explication. De fait, les croyances erronées servent banalement à rendre compte des victoires et des défaites : Koutouzov et Schwarzenberg perdirent la bataille d'Austerlitz parce qu'ils s'étaient mépris sur la force respective des deux ailes françaises, Napoléon sauva le meilleur de son armée à la Bérézina parce qu'il avait su leurrer ses poursuivants, et Clausewitz prétend qu'il perdit à Waterloo à cause d'une erreur de perception. Les théories du choix rationnel se recommandent à ce point, car elles sont au meilleur d'elle-même quand elles dirigent les hypothèses vers un seul côté des raisons, qui est typiquement celui des raisons cognitives.49 Les économistes ont fait bien sentir l'avantage de spécialisation. Par exemple, ayant posé une fois pour toutes que les entrepreneurs maximisaient leurs profits, ils ont su rattacher les configurations d'oligopole aux conjectures que chaque entreprise forme sur les possibilités stratégiques des autres ; cet exemple illustre la 48 On récuse en général le document qui, rédigé à Laon pendant la retraite, transcrirait les premières impressions de l'Empereur sur son échec, mais certains le considèrent authentique. 49 On peut débattre de cette dissymétrie explicative entre les désirs et les croyances. Pour Davidson (2004, p. 26), elle est structurelle, parce que, dit-il, on va de la connaissance des premiers à celle des seconds, mais non pas l'inverse. D'autres ne verraient toutefois dans la dissymétrie explicative qu'un accident de leurs données. 36 puissance de la théorie des jeux. Ou bien, ayant supposé que tous les individus craignaient le risque au même degré, ils ont établi une relation entre le prix des actifs financiers et la distribution latente des probabilités subjectives ; cet exemple illustre la puissance de la théorie de la décision individuelle. Mutatis mutandis, les historiens militaires peuvent suivre la même voie, et ils auraient même des raisons plus fortes que les économistes de s'y engager, parce que l'hypothèse que le général en chef recherche la victoire est, somme toute, moins suspecte que les hypothèses téléologiques dont ceux-ci ont besoin pour dérouler leurs raisonnements (nous venons d'en signaler deux : la maximisation du profit et l'aversion pour le risque universelle et identique). Ce n'est pas le lieu de reprendre en détail la controverse du "récit analytique", mais il vaut la peine de redire qu'elle portait sur des applications politiques ou diplomatiques, certainement plus originales, mais aussi plus fragiles, que notre étude militaire. Il s'agissait par exemple d'expliquer les alternances de guerre et de paix civiles dans la Gênes médiévale ; or les données sont tellement lacunaires qu'il devient problématique d'identifier les stratégies des clans et l'évaluation que chacun pouvait faire des issues. La politique fiscale sous l'Ancien Régime constitue un autre explanandum problématique, non pas, certes, parce que les sources feraient défaut, mais parce qu'un objet pareil ne se laisse pas délimiter sans arbitraire ; ce qui manque est le caractère circonscrit de la décision et de ses conséquences. Dans les deux cas, la modélisation rationnelle s'enraye parce qu'elle n'accroche pas solidement sur le matériau. L'étude sur la conscription à la fin du XIXe siècle échappe à cet inconvénient, mais, compte tenu de la période étudiée, celle où la démocratie représentative s'affirme, elle devait peut-être faire intervenir un plus grand nombre de joueurs stratégiques, ou à défaut, les agréger par une formule explicite ; on pourrait en dire autant de l'étude suivante, qui vise à expliquer l'élargissement de la fédération américaine au XIXe siècle. Le caractère qui pourrait faire défaut est donc la restriction justifiable de l'analyse à un très petit nombre d'acteurs. Le dernier cas, celui de la régulation du prix du café, se présente à première vue favorablement si l'on accepte l'hypothèse - dont les autres ont aussi besoin - que les organisations collectives s'identifient à des joueurs stratégiques individuels. 37 5. L'articulation du modèle rationnel sur le récit Parmi d'autres obstacles, l'emploi des théories du choix rationnel en histoire se heurte à ce qu'on peut appeler "la culture de l'unique", suivant l'expression bien trouvée d'un critique récent.50 C'est, en effet, une manière commune à la profession que de traiter les événements passés au point de vue des caractères qui les individualisent le plus. En admettant que l'historien ne vise pas seulement à évoquer, restituer ou décrire ce qui a disparu, mais encore à l'expliquer, on localisera son goût de la singularité dans le choix qu'il fait de l'explanandum aussi bien que dans celui qu'il fait de l'explanans. L'éruption du Vésuve en 79 après J.C. n'est pas en elle-même un objet d'étude historique ; elle intervient dans l'établissement et l'explication de faits contigus, qui ne participent pas à son caractère de phénomène naturel reproductible. L'historien se demandera par exemple comment Pompéi et ses campagnes se développèrent si bien sous la menace angoissante d'une éruption destructrice. Il pourrait vouloir fondre dans un seul groupe les agriculteurs et commerçants de Pompéi sous l'Empire et ceux qui, à d'autres époques, succombèrent aux éruptions de l'Etna ou des volcans javanais. Mais il est justement douteux qu'il étende ainsi l'explanandum, parce qu'il s'attacherait de nouveau à ce qui est reproductible, même si la régularité dont il s'agit maintenant est sociale et non plus géologique. L'orientation vers le singulier se retrouvera dans l'explanans qu'il produit finalement : plutôt que d'analyser l'attitude des Pompéiens suivant le schéma intemporel d'un calcul risqué, l'historien invoquera, par exemple, le système juridique de l'agriculture campanienne au Ier siècle, ou encore, les relations subjectives complexes que les païens de l'Antiquité entretenaient avec les forces naturelles. De telles considérations paraissent éloigner tout à fait le destin de Pompéi et ceux des bourgades comparables de Sicile ou de Java. Bien qu'il soit didactique et sommaire, l'exemple fait sentir comment la "culture de l'unique" peut imprégner tout le processus explicatif de l'historien. Celle-ci paraît exclure deux fois les théories des choix rationnels, d'abord par la nature des questions qu'elle pose, puis par celle des réponses qu'elle apporte. Mais la "culture de l'unique" ne bute-t-elle pas sur le fait patent que l'histoire comporte des répétitions ? La réponse à cette objection relève de la sémantique ; il suffit pour s'en défaire d'analyser un geste réinterprétatif qui est normalement toujours disponible à l'historien. Celuici adjoindra l'existence de la répétition aux caractéristiques de l'événement par lequel cette 50 L'auteur de cette formule est Grenier dans Le modèle et le récit (2001, p. 91). 38 répétition se manifeste, et l'unicité se reconstituera paradoxalement. Le 18 Brumaire de LouisNapoléon Bonaparte est une reprise voulue du 18 Brumaire de son oncle, et justement pour cette raison, comme Marx l'a souligné ironiquement, les deux actes diffèrent du tout ou tout ; l'un est la parodie de l'autre. Un jeu sémantique plus subtil, mais comparable, tient compte des répétitions accidentelles. Pour reprendre un cas d'école, s'il est arrivé à Jean sans Terre de passer deux fois par le même lieu, cette réitération peut n'avoir été ni voulue, ni même comprise par l'intéressé, mais elle porte une connotation qui la distingue entre toutes : le destin triste et rare d'un prince spolié de son royaume. Il suffira que l'historien mette en valeur cette signification seconde par rapport à celle, banale, du retour dans un même lieu, et il apparaîtra que le retour de Jean n'en est plus véritablement un. Il diffère par exemple de ce qu'il serait si Jean revenait maniaquement chercher un objet perdu ou s'il se laissait entraîner par un cheval malade du tournis ; il est devenu un événement unique. En bref, il est toujours possible d'embrasser la répétition au point de vue de la singularité historique.51 Ces quelques précisions apportées sur la "culture de l'unique" apparaissent compatibles avec l'hypothèse qu'elle représenterait une disposition acquise des historiens - une "culture" au sens littéral - plutôt qu'une contrainte structurelle imposée par leur discipline - une "nature". Philosophiquement, le général s'oppose à la fois au singulier et au particulier, lesquels s'opposent à leur tour entre eux ; le singulier se donne comme unique et inimitable, alors que le particulier se trouve bien de réapparaître. Dupont, citoyen français, reçoit à la naissance un numéro de registre national ; ce numéro lui est particulier, mais ne le singularise en rien, puisque chaque citoyen français dispose aussi de son numéro particulier. Guidé par le contraste sommaire des deux idées, nous pouvons soulever cette question de méthode : pourquoi faudrait-il que l'histoire privilégie le point de vue de la singularité plutôt que celui de la particularité ? Pourquoi l'historien devrait-il s'empêcher de considérer l'installation des Pompéiens sous l'angle d'un banal calcul de risques et de gains ? La "culture de l'unique" pourrait bien ne représenter qu'une tendance historiographique non exclusive, marquée par la conviction que l'anachronisme est la pire des fautes professionnelles. Le danger patent de cette attitude est le relativisme, qui, suivant une tendance antagonique, représenterait la faute cardinale à éviter. Même si nous le présentons vaguement, ce conflit n'est pas une simple vue de l'esprit. Ne serait-ce pas une innovation du romantisme, sur laquelle l'histoire d'aujourd'hui se repose encore, que d'avoir mis au pouvoir la tendance anti-anachronique en subordonnant 51 Le lecteur de Veyne (1971, ch. 1) entendra ici l'écho de sa thèse sur la singularité de 39 la tendance anti-relativiste ? Il faudrait situer ce débat trop large dans le cadre d'une histoire et même d'une géographie - de l'histoire, ce qui dépasse entièrement les moyens de ce travail. Mais celui-ci devait au moins signaler que la "culture de l'unique" ne représente pas une objection en soi. Suivant une autre thèse que nous ne ferons de nouveau qu'effleurer, l'unique n'a pas de caractère explicatif, et l'historien qui accentue la singularité des événéments se tourne en fait vers d'autres genres intellectuels que l'explication : par exemple, la description, l'évocation, la compréhension, que la thèse considérée distingue soigneusement du genre précédent. Un historien qui se contente d'invoquer le système juridique ou la religion des Pompéiens n'explique pas, au sens vrai, pourquoi ces hommes s'abandonnèrent à la menace du volcan. Seule une formulation générale et, en l'occurrence, un analyse rationnelle donnerait un sens explicatif aux deux considérations. Elle les intégrerait en effet comme des paramètres au calcul des gains et des risques par lequel se reconstitue la rationalité des Pompéiens. Si cet argument classique était correct, il brouillerait sérieusement les frontières du particulier et du singulier en histoire. L'installation des Pompéiens se mettrait en série avec d'autres événements comparables en Sicile ou à Java, le calcul des gains et des risques donnant la loi de la série ; mais sous un autre angle, chaque événement serait unique puisque ses paramètres lui appartiendraient en propre. Comme la loi de semble dénuée d'intérêt, l'historien ne retient que les paramètres, et par un glissement pardonnable, il en vient à leur attribuer l'explication tout entière.52 De tous les obstacles qui attendent les théories du choix rationnel en histoire, le plus considérable est peut-être celui qu'elles feraient naître en superposant au récit, qui est le mode d'expression canonique de la discipline, les modèles qui sont les vecteurs normaux de leurs applications concrètes. Pour de bonnes raisons, ce contraste est monté au premier plan de la littérature. Comme il faut sérier les discussions possibles, nous rappellerons que l'histoire, et l'événement historique.. 52 La conception généralisante visée à ce paragraphe a été défendue par Hempel (1965). Il est aussi, quoique avec moins d'exclusivisme que Popper (1967), un promoteur de l'explication rationnelle en histoire. Boyer (1992), Lagueux (1993) et Nadeau (2003) développent les positions des deux philosophes. 40 non la science sociale généralement, fait l'objet de cet article, et que les modèles dont il s'occupe proviennent des théories mathématisées du choix rationnel.53 Le sérieux de l'obstacle vient de ce que le récit est susceptible d'occuper des rôles multiples qui débordent largement le terrain stylistique. Assurément, il évoque, décrit, fait comprendre l'événement qu'il rapporte. Jusqu'à un certain point qui reste à débattre, il parvient à l'expliquer. L'auteur d'un récit porte des jugements qui sont tantôt de fait, tantôt de valeur, tantôt, plus subtilement, des deux ordres à la fois ; ni la dualité, ni son effacement relatif, ne doivent surprendre, car tous deux se trouvent inscrits dans l'usage linguistique ordinaire.54 Nous insisterons, parce qu'on ne le fait pas souvent, sur cet autre caractère des récits qu'ils autorisent à parler de l'action des hommes sans que l'auteur doive trancher - ni même aborder - la question métaphysique du déterminisme et de la liberté. "Le 18 juin, le sol resta détrempé jusqu'à la fin de matinée, et la bataille ne démarra qu'après ce moment". Une telle phrase est, si l'on ose dire, métaphysiquement ouverte. Un examen plus approfondi peut s'arrêter au déterminisme climatique, promu arbitre de la bataille, aussi bien qu'à la liberté dont Napoléon aurait fait usage ce matin-là. Le point saillant est qu'un tel choix reste facultatif : l'auteur de la phrase peut enchaîner sans prendre parti ; il reste entièrement compréhensible quoique, sans doute, il explique insuffisamment ce qui s'est passé. Les caractères que nous venons d'énumérer sommairement sont, dans un certaine mesure, communs au récit et à la narration, qu'on peut vouloir d'abord réunir parce que tous deux portent sur les actions des hommes, directement ou indirectement, puis distinguer par la considération suivante : le premier, mais non pas toujours la seconde, se compose de phrases déclaratives, c'est-à-dire qui relèvent du vrai ou du faux. 55 Tous les auteurs ne cherchent pas à distinguer la narration du récit, et certaines langues, comme l'anglais, ne le permettent pas facilement, mais il y a intérêt à le faire, ne serait-ce que pour éviter l'affirmation trouble que Vingt-mille lieues sous les mers constitue un récit au même titre que la Guerre du Péloponnèse. Nous proposons donc de considérer que la narration est plus générale que le 53 Le modèle et le récit traite de cette dualité plus globalement. Ce recueil envisage d'autres sciences sociales que l'histoire, d'autres modèles mathématisés que ceux du choix rationnel, et même d'autres notions de modèle que celle qui requiert la mathématisation. 54 Des prédicats d'usage courant comme ceux de progrès ou de pauvreté sont, par nature et irréductiblement, hybrides entre le factuel et l'évaluatif ; voir là-dessus Mongin (2006). 55 Cette distinction n'est pas menacée par le fait que les phrases déclaratives portent souvent des connotations évaluatives. 41 récit : elle peut se déployer dans la fiction comme, censément, à propos de la réalité. Il en résulte que certaines puissances du récit disparaissent ou se distordent dans la narration, et l'on pourrait débattre, notamment, de la capacité que les conteurs et les romanciers ont encore de décrire et d'expliquer, puisqu'ils se sont libérés de la contrainte la plus significative. Le but de cette nouvelle distinction est de cerner mieux l'objet du conflit entre les modèles du choix rationnel et les récits que pratiquent les historiens. S'il s'avérait que ceux-ci tirent vers le conte ou le roman, le conflit avec ceux-là deviendrait tellement inexpiable qu'il ne serait plus très utile de l'étudier.56 Mais quand on le fait porter sur le récit proprement conçu, l'affrontement se recentre sur deux aspects perturbateurs de la démarche de modélisation : en premier lieu, elle apporte avec elle un point de vue hypothético-déductif qui semble étranger au récit ; en second lieu, elle traîne avec elle une sémantique propre qui n'est pas nécessairement compatible avec celle dont s'accompagne le récit.57 Il faut aussitôt nuancer la première forme du contraste. A l'évidence, un récit n'est pas une déduction, mais parce qu'il porte sur les actions des hommes, il comporte banalement un aspect inférentiel. "Ayant constaté que le sol était détrempé, Napoléon ajourna le déclenchement de la bataille". La succession temporelle recouvre ici une inférence de l'acteur et, sans doute aussi, de l'historien qui la fait sienne : on n'envoie pas en avant ses hommes et ses canons si la boue empêche les déplacements. C'est une autre facilité remarquable du récit qu'il ne contraigne pas à préciser jusqu'à quel point la chronologie reflète un ordre logique et de qui, exactement, de l'acteur ou de l'auteur, dépendrait l'ordre logique. Quant aux hypothèses, il ne faut pas s'arrêter à l'impression que la nature déclarative des phrases les interdise. Car ce qu'une phrase énonce peut relever du vrai ou du faux alors même qu'il n'existe pas de moyen sûr pour distinguer la valeur qui s'applique ; du coup, l'auteur du récit peut conférer à sa proposition une valeur intermédiaire, comme probable, ou bien suspendre tout à fait son jugement jusqu'à ce qu'il soit mieux informé. "Napoléon décida probablement que la boue ne lui permettait pas d'attaquer". "On peut se demander si l'attaque eut lieu après 11h30 à cause des intempéries qui avaient précédé ou pour d'autres raisons encore". Les deux phrases ont un caractère facultatif, parce qu'un récit n'impose pas à son auteur de publier ses dispositions épistémiques, mais il apparaît en même temps qu'elles peuvent s'insérer sans mal 56 En appliquant à l'histoire la notion d'intrigue, Veyne (1971, ch. 3) encourage le glissement du récit vers la narration, et bloque pratiquement la discussion que nous voulons amener. 57 Grenier (2001, p. 82 et 98) identifie également ces deux points de friction. 42 dans un récit de bataille conventionnel. L'auteur fait alors ressortir une nuance hypothétique, et même hypothético-déductive, sans altérer le genre qu'il pratique. L'autre aspect du conflit, qui est la dualité sémantique, semblera plus épineux. Un modèle de choix rationnel apporte avec lui non seulement des notions mathématiques, mais une interprétation coutumière de ces notions, qui conditionne le déploiement effectif du modèle. Les théoriciens des jeux, pour ne parler que d'eux, n'opèrent jamais aussi formellement que ce qu'imaginent les profanes. Aux équations ou aux inégalités qui définissent un équilibre, ils associent des scénarios grâce auxquels ils raisonnent plus sûrement qu'avec l'algèbre. Or cette sémantique dont ils ont besoin diffère de celle de l'historien. Elle s'est élaborée dans la tradition culturelle propre à la théorie des jeux. Il s'y entremêle des généralités du sens commun (on préfère plus à moins), des simplifications ressenties comme telles (les paiements unidimensionnels pour représenter la satisfaction), des analogies concrètes devenues canoniques (le modèle des loteries invoqué pour tout aléa probabiliste). L'historien a de bons motifs de se méfier de significations qui ne se totalisent pas forcément avec les siennes. Une stratégie, au sens courant des historiens militaires, ne se confond pas avec une stratégie au sens des théoriciens des jeux ; fondamentale pour les premiers, la distinction de la tactique et de la stratégie ne figure pas en tant que telle chez les seconds. Il serait assez facile de dresser la liste des télescopages possibles quand on met en présence les deux groupes de chercheurs. Les adversaires de la modélisation rationnelle en concluront qu'ils ne doivent pas se parler. Mais cette difficulté n'est en fait pas dirimante. Le lecteur aura perçu que nous venons d'opposer au théoricien du choix rationnel non pas l'auteur du récit abstraitement, mais l'historien concrètement identifié. Dans l'exemple militaire, le conflit provenait de deux micro-cultures qui sont hétérogènes ; or celles-ci ne sont pas fixées pour toujours, et elles peuvent même évoluer au contact l'une de l'autre. La distinction de la tactique et de la stratégie n'est pas impossible à représenter par la théorie des jeux, et le récit militaire ou politique peut monter au niveau d'abstraction que réclame la définition technique des stratégies comme des fonctions des états du monde. En fait, la sémantique de l'historien militaire et celle du théoricien des jeux plongent toutes deux leurs racines dans le sens commun, qu'il s'agit seulement de systématiser pour que certaines liaisons naturelles apparaissent. Ces liaisons préexistent si bien dans les récits de campagne qu'il ne faut pas un travail exagéré pour faire basculer un de ces récits dans le modèle. Le processus, que nous avons illustré en détail, ne va pas sans perte de sens ; mais il n'est pas apparu que toutes les 43 significations se perdaient en route, ni que le résultat les récupérait de manière incohérente. Ainsi, l'objection des deux sémantiques n'a pas la portée qu'on lui prêterait tout d'abord. Une généralité devient perceptible à ce point : la tension du récit avec la modélisation du choix rationnel se relâche dès qu'on renonce à les mettre sur le même pied - comme si le premier était un genre bien défini à l'instar de la seconde. En fait, le récit demeure au niveau des potentialités fonctionnelles, il ne va jusqu'au bout d'aucune, et c'est la raison pour laquelle il paraît juxtaposer tant de rôles. Le modèle donne ses chances à quelques-unes de ces potentialités, ce qui veut dire à la fois qu'il dénoue heureusement des équivoques et qu'il délaisse regrettablement des fonctions. Le théoricien des jeux formalise les inférences latentes tout en les attribuant à l'acteur, à l'auteur, ou aux deux ; il dégage des valeurs épistémiques qui étaient simplement suggérées ; il unifie jusqu'à un certain point les valeurs sémantiques hétéroclites en privilégiant les interprétations du sens commun. Si l'on reprend les caractères initiaux du récit, on ajoutera qu'il privilégie le potentiel explicatif aux dépens de l'évocation et de la description, qu'il fixe jusqu'à un certain point la distinction du factuel et de l'évaluatif, et qu'il fixe aussi, dans une certaine mesure, la distinction du déterminisme et de la liberté. Cette activité du modèle va dans le sens de la précision, ce qui est un gain, mais aussi de la restriction, ce qui est une perte. Les deux genres collaborent comme le défini et l'indéfini, chacun péchant par son défaut propre : le récit fait trop de promesses, le modèle n'en tient pas assez. 44 6. Une tentative de synthèse Nous reprendrons, pour l'analyser plus précisément, une autre décision cruciale de Napoléon, celle de continuer la bataille du Mont-Saint-Jean alors qu'elle était déjà compromise. Clausewitz l'explique par l'aphorisme déjà cité : "Il y a des situations où la plus grande prudence n'est à chercher que dans la plus grande hardiesse, et la situation de Bonaparte était une de celles-là". En renonçant à l'éloquence, on peut détailler l'explication du professeur berlinois. En effet, la première partie de la phrase est une généralité, et la seconde une proposition singulière ; cette juxtaposition reflète le schéma le plus élémentaire de l'explication qu'on nomme déductive-nomologique ou, tout aussi bien, hypothéticodéductive.58 La généralité peut s'étoffer ainsi : (*) "Si, parmi les conséquences incertaines des actions possibles, l'individu n'en reconnaît qu'une seule qui soit avantageuse, toutes les autres étant désavantageuses, et que cet agent ne craigne pas de prendre des risques considérables, alors il sélectionnera l'action qui lui donne les plus grandes chances d'obtenir la conséquence avantageuse, quand bien même cette action accroîtrait simultanément les chances des conséquences les plus désavantageuses". En posant dans une proposition singulière les conditions réunies dans l'antécédent de (*), on déduit l'énoncé qui exprime la décision de l'Empereur. Les conditions paraissent grossièrement plausibles, si l'on songe que les circonstances encourageaient chez lui des préférences extrêmes, qu'elles lui laissaient des chances résiduelles de gains, qu'il avait une propension bien connue à prendre des risques élevés, et naturellement aussi, que son choix se limitait à deux actions seulement - continuer la bataille ou aménager la retraite. Clausewitz vient donc de prendre le tournant de l'analyse rationnelle, tout en se gardant bien de le faire savoir au lecteur pressé. Mieux, il a fait un pas significatif vers la modélisation. La proposition qu'exprime (*) est étrangement proche de celles qu'on est susceptible de rencontrer en théorie de la décision risquée. Certes, les secondes s'énoncent mathématiquement, ce qui n'est pas le cas de la première, mais l'étape manquante de formalisation est rudimentaire : il suffit d'employer la théorie la plus banale, qui est celle de l'utilité attendue, comme dans la modélisation précédente. Grâce au formalisme, on séparera plus rigoureusement que ne le permet le langage ordinaire les trois concepts qui partagent le rôle explicatif : l'évaluation des conséquences ultimes, les chances de les atteindre, l'attitude 58 Voir Hempel (1965) et les commentaires de Boyer (1992). 45 individuelle plus ou moins favorable au risque. Le formalisme, parce qu'il est aussi de la mathématique, apporte la précision du quantitatif. Comme chacun des trois concepts s'évalue numériquement et que la théorie représente les deux actions possibles comme des agrégats de ces concepts, les actions peuvent s'évaluer numériquement à leur tour. Le choix de Napoléon se représente par une inégalité entre "les utilités totales" de ses deux actions. En partant à nouveau de Clausewitz, il vaut la peine de remonter vers des phrases hypothétiques, plus conformes que la sienne à ce qui se rencontre dans les récits de bataille. Le 18 juin à 15h30, Napoléon croyait pouvoir encore gagner la bataille et il décida de la continuer. Par cette phrase, l'historien amorce grossièrement une explication rationnelle ; il fait un pas médiocre dans la direction de (*). Le 18 juin à 15h30, Napoléon ne croyait plus guère à la victoire, mais l'importance des enjeux fit qu'il décida de continuer la bataille. Le raisonnement est plus précis, parce que l'historien compare désormais la croyance faible avec le désir intense, mais il n'envisage qu'un seul triplet d'action, de croyance et de désir, ce qui réduit à peu de choses l'explication rationnelle. Le 18 juin à 15h30, Napoléon considéra qu'une retraite sauverait probablement le gros de son armée, mais que, non moins probablement, la France serait envahie et l'Empire tomberait une seconde fois. Il considéra aussi qu'en continuant le combat, il avait une mince chance de vaincre et de sauver à la fois la France et l'Empire. Il décida de continuer le combat. A ce point, l'historien prend en compte deux actions possibles et les rapporte à une pluralité de désirs et de croyances. Bien qu'implicite, son explication rationnelle est presque aboutie. Tout en apportant plus de détails, elle est sensiblement au niveau de celle de Clausewitz. Mais elle ne distingue pas le général du particulier, et le stade ultérieur serait de le faire en introduisant la généralité (*) avec l'énoncé particulier correspondant. L'information proprement historique se concentrerait dans cet énoncé particulier et dans celui qu'il permettrait de déduire en présence de (*). Il vient d'apparaître un continuum qui mène de l'écriture militaire quelconque à l'écriture mathématique de von Neumann et Morgenstern, en passant par l'écriture militaire nullement quelconque de Clausewitz. Le récit domine toute la séquence jusqu'à la dernière phrase donnée en exemple ; un modèle informel pointe avec la mise en forme déductivenomologique ; puis le modèle mathématique fait son entrée sans fracas. En rétablissant les transitions, nous voulions faire sentir combien il est facile de glisser le long de l'échelle. Il apparaît que l'historien peut arrêter le curseur du récit à n'importe quelle distance qu'il souhaite de l'échelon final du modèle ; en particulier, il peut s'en rapprocher au point de 46 rendre immédiates les transitions qui restent à effectuer. La remarque atténuera le paradoxe contenu dans le slogan du "récit analytique". Il n'est finalement pas l'oxymore que l'on a dénoncé ; il existe en effet des récits qui sont plus ou moins analytiques, en ce sens qu'ils sont plus ou moins à droite sur l'échelle idéale que nous venons de construire. Cela posé, le modèle une fois développé fait stylistiquement tâche sur le récit, et la formule précédente a ceci de trompeur qu'elle laisse attendre une fusion des genres là où la juxtaposition - éventuellement poussée jusqu'à l'alternance - définit la seule configuration littéraire viable. 59 Dans l'étude principale de cet article, nous avons d'ailleurs séparé les deux genres, et il n'y avait pas d'autre moyen de procéder. La question qui se pose alors est de savoir si cette disposition matérielle traduit la segmentation disciplinaire : ferait-on de l'histoire au moment où l'on raconte, et de la science sociale - ou peut-être de l'économie - au moment où l'on modélise ? Nous rejetons ce découpage, en pensant que l'histoire peut assumer les deux phases tout en restant elle-même. Voici l'argument, peut-être nouveau, grâce auquel nous défendrons cette affirmation. L'une des propriétés intéressantes de la narration (plus généralement que du récit) nous paraît être la liberté variable dont son auteur bénéficie en fonction de la séquence temporelle qu'il considère. Ce n'est pas la même chose que d'ordonner les événements qu'on raconte et les occurrences plus fines dont ces événements se composent. Ainsi, l'historien de la campagne de Belgique peut la représenter comme un événement unique ou comme la totalisation de trois événements, qui seront Ligny, le Mont-Saint-Jean et la poursuite manquée de Blücher par Grouchy. Dans le dernier cas, l'ordre à suivre ne s'impose pas, ne serait-ce que parce que le troisième événement chevauche temporellement les deux premiers. On peut raconter la poursuite après le Mont-Saint-Jean, comme Clausewitz, ou après Ligny, comme d'autres l'ont fait. Le découpage plus ou moins fin de la campagne dépend du sens que l'auteur lui attribue globalement : s'il juge qu'elle était perdue d'avance, il ne s'y appesantira guère, mais s'il trouve que le plan de campagne était défendable ou même bon, il devient naturel qu'il distingue les batailles et la contribution de chacune à l'échec final. De même, l'ordre dans lequel intervient la poursuite de Grouchy dépend des intentions directrices. Clausewitz s'en occupe en dernier lieu parce qu'il tient Grouchy pour un acteur secondaire, mais ceux qui ne pensent pas comme lui, comme Fuller, la mettent au centre. En bref, l'articulation et le choix même des 59 Comme le souligne à juste titre Grenier (2001, p.81). 47 événements racontés varient non seulement avec les contraintes spatio-temporelles, mais encore avec le sens que l'auteur du récit confère à ces événements et, par-delà, avec la manière dont il se représente les personnages. Mais une fois qu'il est inscrit dans la trame générale, chaque événement impose à la narration les exigences les plus rigoureuses : les occurrences qui le composent doivent se raconter dans l'ordre chronologique, et il ne faut omettre aucune de celles qui participent à la signification d'ensemble de cet événement. Suivant le sens fixé pour celui de la poursuite de Grouchy, il devient nécessaire de développer l'accrochage de Wavre (Clausewitz) ou d'inclure le conseil donné par Gérard de marcher au canon (Fuller). En outre, il convient d'éviter les interruptions, sous peine de nuire aux effets qu'on recherche. "Gérard entend le canon, parle à son chef, qui ne veut rien entendre". Avec une grande économie de moyens, la narration réalise l'objectif de signifier que Grouchy pouvait encore participer à la bataille du Mont-Saint-Jean, et elle sousentend d'autres choses encore, par exemple que Napoléon aurait mieux fait de nommer Gérard à la tête du détachement. Interposer des commentaires entre les trois membres de phrase ne ferait qu'affaiblir le message. Sa qualité sémantique vient de ce qu'il respecte non seulement l'ordre, mais la connexité, des occurrences qu'il sélectionne. Parce qu'elle conforme ses récits à la double structure qui vient d'être décrite, l'histoire est susceptible d'inclure des régimes différents d'exposition et, ce qui compte plus encore, des strates différentes d'explication (dès lors que nous traitons d'histoire et d'explication, nous ne considérons plus la narration en général, mais seulement le récit). La conversation courante regarde comme explicatif n'importe quel récit dirigé avec compétence. D'après cette acception minimale, l'historien explique comme M. Jourdain fait de la prose. Il n'est pas question d'en nier la pertinence, mais nous voudrions la confiner au registre des occurrences, en laissant disponibles des acceptions plus contraignantes lorsque l'historien pratique le registre des événements. L'exposé d'un événement suit un cours inflexible qui apparaît comme autoexplicatif ; le dialogue entre Grouchy et Gérard peut servir ici d'exemple. Mais le passage d'un événement à un autre dans le récit est une scansion plus nette qui permet à l'historien des échappées ; il peut alors, s'il a cette ambition, formuler des explications de type hypothéticodéductif. Ces tentatives porteront ou bien sur l'événement dont il est question, ici la poursuite entière de Grouchy, ou bien sur les relations qu'il entretient avec d'autres qui sont normalement contigüs ou chevauchants, par exemple la défaite du Mont-Saint-Jean. Nous ne voulons pas dire que l'historien doive toujours changer de registre explicatif au moment où il 48 change de régime narratif. Il est clair qu'il reste historien même s'il ne dépasse guère le calibre explicatif de M. Jourdain ; beaucoup de récits militaires en restent d'ailleurs à ce niveau-là. Mais il devrait être assez clair qu'il est loisible à l'historien de faire mieux ; il suffit pratiquement d'apercevoir la distinction des événements et des occurrences pour déboucher sur cette conclusion.60 Le lecteur aura maintenant saisi comment nous réconcilions le moyen littéraire du récit avec les modèles mêmes les plus mathématisés du choix rationnel. Ceux-ci n'interviendront jamais que dans les charnières qui séparent des compte-rendus traditionnels. Le terme "récit" prend finalement deux acceptions d'après le régime narratif que l'on considère : soit le tout de la démarche, soit l'une de ses parties. Même s'il ne pratique pas les formalismes, Clausewitz fait connaître par avance le modus operandi que nous envisageons. La campagne de 1815 offre une alternance de chapitres, l'examen critique suivant ou précédant la description des sousévénements particuliers : "XLVII. Combat de Namur", "XLVIII. Considérations sur la bataille. Bonaparte", "XLIX. Les Alliés", "L. Le combat de Wavre". Sans doute Clausewitz ne produisait-il, au sens hypothético-déductif, que des ébauches d'explication, mais ce fait indique simplement que ses chapitres d'examen pourraient être mieux développés. S'ils doivent l'être aujourd'hui, il est facile d'employer les théories du choix rationnel sans que, pour autant, disparaisse le style du récit de campagne, avec son point de départ convenu (les forces et les enjeux des adversaires), son point d'arrivée convenu (la défaite d'un adversaire et la victoire de l'autre) et, entre les deux, ses connexions hiérarchiques d'événements, de sousévénements et d'occurrences. 60 Veyne (1971, ch. 6) ne veut retenir pour l'historien que le sens explicatif de M. Jourdain. Cette thèse provoquante nous semble reposer, d'une part, sur la confusion entretenue de l'explication et de la compréhension, d'autre part, sur la confusion inaperçue des événements et des occurrences. 49 REFERENCES Aron, R. 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