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Martine Farge de Rosny Frankenstein sur Léman Le trio maudit de la villa Diodati ÉDITIONS CABÉDITA 2016 Frankenstein sur Léman_15x22 cm.indd 5 26.05.16 15:12 REMERCIEMENTS L’auteur tient à exprimer toute sa gratitude à Alain Martin, spécialiste du Léman, et Bernard Perroud, tous deux dénicheurs de trésors aux puces de Plainpalais. Mais aussi à Jean-Marc Hovasse, familier du Léman, directeur de recherche au CNRS, directeur du Centre d’études des correspondances et journaux intimes, à la Société française des études byroniennes et ses passionnants exposés, au Professor Timothy Webb, et à son humour britannique, spécialiste de littérature romantique à l’Université de Bristol, Bruno Farge, de l’association Notre-Dame du Lac de Nernier et Gérard Raedler, pour sa lecture avisée. Cela sans oublier toutes celles et tous ceux ayant participé de près ou de loin à l’élaboration de cet ouvrage. Couverture : © Photo iStock © 2016. Editions Cabédita, route des Montagnes 13 – CH-1145 Bière BP 9, F-01220 Divonne-les-Bains Internet : www.cabedita.ch ISBN 978-2-88295-758-0 Frankenstein sur Léman_15x22 cm.indd 6 26.05.16 15:12 Première partie Boissons et nourriture sont indésirables sur les tables de lecture. Nous vous remercions de respecter cette disposition. Les bouteilles sont tolérées sous les tables de travail. Le regard de Tom passa machinalement de l’affichette à gauche du bureau des bibliothécaires aux bouteilles en plastique sur les tables. Une jeune fille grignotait une brioche, répandant des miettes qu’elle picorait ensuite avec un soin quasi religieux. Il fit un effort pour réaliser qu’il se trouvait dans la très sérieuse salle de lecture de la bibliothèque universitaire de la non moins sérieuse ville de Genève. Il y poursuivait des recherches sur le fameux été à la villa Diodati qui avait vu la rencontre entre Byron, Shelley et la jeune Mary Shelley, à l’origine du livre Frankenstein. Un découragement proche de la dépression l’envahissait tant le sujet avait été exploré, battu, rebattu. Qu’espérait-il ajouter aux centaines de romans, de communications, de thèses, d’exposés publiés sur cet épisode depuis près de deux cents années ? Pourquoi fouiller une fois de plus dans cet été pourri de 1816 où les trombes d’eau succédaient à de rares éclaircies ? Flair de chercheur ? A l’Université de Boulder dans le Colorado, il n’avait jamais été considéré comme un étudiant particulièrement brillant. Frankenstein sur Léman_15x22 cm.indd 7 26.05.16 15:12 8 Frankenstein sur Léman Durant son adolescence, un professeur avait noté sur son livret scolaire : « Quelques lueurs. » Ces deux mots probablement écrits pour amuser des collègues l’avaient laissé perplexe. Cette ironie, somme toute optimiste, avait-elle contribué à faire naître en lui ce besoin irrépressible d’explorer les œuvres et la vie des génies littéraires ? Il revint aux Lettres et Journaux intimes de Lord Byron, qu’il avait si souvent relus, toujours épaté par leur liberté de ton. L’esprit et la causticité de ce damné Anglais boiteux l’impressionnaient et l’intimidaient. Il n’avait rien trouvé de nouveau sur leur séjour à Genève. Rien dans le journal de Byron, rien non plus chez Shelley, encore moins dans le journal de Mary Shelley, simple compte rendu d’événements archiconnus ! Il en était réduit à lire entre les lignes. Il leva le nez de son ouvrage, comme s’il espérait découvrir une piste dans l’air ambiant, dans les rayonnages de reliures précieuses. Une bise glaciale tordait les arbres derrière la verrière. Le vent fouettait les cimes dans un vacarme atténué par le vitrage. De cette atmosphère studieuse et recueillie émergeaient des sons familiers, éternuement intempestif, raclement de gorge grave et discret comme l’annonce d’un futur exposé, froissement de pages qui se tournent, chant de flûte d’un stylo qu’on débouche, cliquetis des touches d’ordinateur, ronronnement de la climatisation. Ces bruits communs aux bibliothèques du monde entier le rassuraient. Quoique souvent agacé par les tics d’un voisin ou distrait par des regards flottants ou insistants, il en aimait le compagnonnage. L’âge moyen des lecteurs se situait autour de vingt, vingtcinq ans, étudiants en pull et jeans, étudiantes sans maquillage, cheveux libres ou retenus par une barrette laissant échapper des mèches rebelles, sacs à dos par terre. Devant lui, une jeune fille peinait sur Henri Heine. Un homme en chemisette blanche, la cinquantaine bronzée, queue de cheval grisonnante écrivait à la main, indifférent au froid qui Frankenstein sur Léman_15x22 cm.indd 8 26.05.16 15:12 Première partie 9 glaçait la ville comme s’il brûlait encore de soleil. Un voyageur, émule de Nicolas Bouvier ? Tom devina un destin hors norme. L’anonymat des bibliothèques permet de rêver. La salle spacieuse, surmontée d’une coupole de verre, répandait une lumière agréable, design moderne et helvétique, strict et cossu, prises d’ordinateur au pied des lampes, efficace et sans complications superflues. Tom s’y sentait bien. Un très vieil homme s’approcha du bureau des appariteurs. Maigre, encore grand malgré son dos voûté, cheveux blancs, élégant dans un costume trop vaste, il chuchota d’une voix chevrotante et fragile : – Voulez-vous me mettre ceci de côté ? – Bien entendu, monsieur. – Je reviendrai demain après-midi. Rien ne pouvait assurer qu’il vivrait jusque-là, mais Tom qui étudiait des événements beaucoup plus anciens le regarda s’éloigner comme un poussin sorti de son œuf. Une galerie de lecture entourait la salle sur trois côtés. Elle était bordée par des rayonnages sur lesquels étaient disposées des statues de marbre blanc. Peu familiarisé avec les grands intellectuels genevois, il continua de rêver en observant le mouvement des arbres dans le vent. Un buste de marbre qui émergeait dans la lumière de la verrière à gauche attira cependant son attention. Il reconnut Mme de Staël, décolleté épanoui, campée parmi cet aréopage d’hommes, sourire aux lèvres. Une des rares femmes à entrer dans la catégorie des génies. Ayant rencontré Byron durant ce fameux séjour à Diodati, elle pourrait éventuellement le diriger sur une piste intéressante. Il l’observa plus soigneusement. Un châle drapé sur la poitrine, des frisettes sur les oreilles, un chignon sur le sommet du crâne, un nez et un regard spirituels, le sculpteur l’avait flattée. Chacun savait qu’elle était grosse et épaisse, qu’elle avait la peau rouge, les yeux globuleux et les seins débordants. Comment une femme aussi laide a-t-elle pu avoir autant d’amants ? Que pouvaient-ils donc lui trouver ? Frankenstein sur Léman_15x22 cm.indd 9 26.05.16 15:12 10 Frankenstein sur Léman Comme il la fixait d’un air pensif et interrogatif, il vit soudain la bouche de marbre s’entrouvrir et proférer distinctement ces mots : – Jeune imbécile, que connais-tu de l’amour ? Il se figea un instant, puis secouant la tête, il regarda autour de lui. Personne ne semblait l’avoir entendue. Les yeux vides, une brunette roulait et déroulait une mèche de cheveux sur son index, le ronron de la climatisation berçait la salle. Le vent soufflait dans les arbres sans perturber les travailleurs du savoir. Son premier réflexe fut de se vexer. Il n’avait rien d’un Don Juan, mais il ne tenait pas à ce que cette bonne femme le crie sur les toits. Cindy, la dernière en date de ses petites amies, l’attendait sans illusions à Boulder. Il devait s’avouer qu’il était toujours resté sur sa faim, une faim de loup d’ailleurs. Il lui vint ensuite à l’idée qu’il devenait fou. Son cœur se mit à battre. Il avait lu que la schizophrénie frappait de préférence les jeunes de son âge et qu’elle était souvent précédée d’hallucinations. Il se voyait déjà sombrer dans l’inconscience à huit mille miles de chez lui ! L’effroi dilata ses pupilles dirigées vers le buste de marbre. Puis il se calma. Il avait rêvé. Le regard sans couleur de Mme de Staël génialement indifférent à sa modeste présence fixait Jean-Jacques Rousseau pour l’éternité, tous deux statufiés dans l’univers incommensurable de la gloire posthume. Il s’amusa à inventer une conversation qui se poursuivrait sur la coursive de la BGE entre ces deux grands esprits, pensée qu’il jugea intéressante avant d’en réaliser le péril pour son esprit surchauffé. Il se pencha sur ses documents. *** Il relit la seule lettre envoyée par Lord Byron depuis la villa Diodati. A une époque où la correspondance remplissait la moitié des journées de tout écrivain digne de ce nom, le fait pouvait sembler étrange. De cette graphie qui lui était si particulière, les lignes se succédaient bribe par bribe. Frankenstein sur Léman_15x22 cm.indd 10 26.05.16 15:12 Première partie 11 Destinée à sa sœur Augusta, la lettre se terminait par : « ... Je sors très peu – sauf au grand air – en promenade – sur l’eau – et à Coppet – où madame de Staël s’est montrée particulièrement gentille et cordiale envers moi – & (à ce que j’apprends) a livré d’innombrables batailles au profit de ma médiocre cause. – Cela fait autant de bruit de ce côté de la Manche que de l’autre – Dieu sait pourquoi – mais il semble que je sois destiné à hérisser les gens – Ne me hais pas – mais sois persuadée que je reste ton fidèle et très affectionné. B » Il y avait de quoi se poser des questions ! Voici un être sulfureux, membre rebelle de la Chambre des Lords, fuyant son pays pour rumeur d’inceste avec ladite sœur Augusta dont il aurait eu une fille, rejeté par son épouse enceinte pour actes de violence, auteur connu dans l’Europe entière pour avoir écrit le récit à la fois désenchanté et fulgurant d’un voyage en Orient, bête curieuse internationale dont chaque geste à la villa Diodati était observé à la longue-vue depuis l’autre rive du Léman, Satan en personne... Voici donc que l’écrivain prolifique envoie cette unique lettre, presque banale, à la sœur trop aimée ! Comment ne pas chercher à lire entre les lignes ? Lord Byron... Les femmes s’évanouissaient de plaisir rien qu’à l’entrevoir, se ranimaient dans son lit pour s’y abîmer de nouveau. Sa réputation de beauté avait fait le tour du monde. Et pourtant… né avec un pied déformé, il boitait, un embonpoint envahissant l’obligeait à un régime de famine. Quelques portraits le montrent menton proéminent, lèvres épaisses et cheveux clairsemés. Qu’avait-il donc de si particulier ? Le talent ? Le culot ? La fortune ? Ce quelque chose de mystérieux qui porte à enfiler, comme un manteau de strass et de boue, les désirs d’une époque ? Etait-ce cela le génie ? Tom en avait presque envie de pleurer. D’évidence, ces genslà ne vivaient pas comme tout le monde ! Ils n’étaient pas passés par la high school de leur village, ne jouaient pas au base-ball et ne s’étaient pas essayés à l’amour au fond d’une voiture après une party arrosée. Frankenstein sur Léman_15x22 cm.indd 11 26.05.16 15:12 12 Frankenstein sur Léman On aurait pu lui rappeler la nostalgie constante du poète à l’égard de ses années d’étudiant à Cambridge, de ses prouesses plus ou moins imaginées et tant vantées au cricket, de ses premières expériences dans les granges ou les greniers. Chaque époque possède ses exploits et ses lieux initiatiques, mais l’idée que Tom se faisait du génie lui ôtait tout recul. Du haut de la galerie de la bibliothèque, Mme de Staël l’avait mouché comme un gamin, elle dont la réputation de générosité avait traversé les siècles, elle qui avait défendu Byron contre l’Europe entière, se démenant sans compter pour le réconcilier avec son épouse et lui permettre de retourner dans son pays ! Certes les pensées de Tom ne la flattaient pas, mais qu’était-il ? Un étudiant sans importance. Tant d’autres illustres personnages, dont Napoléon qui l’avait exilée, lui en avaient formulé de bien pires. Cette femme géniale, célèbre, intelligente aurait pu avoir quelques égards pour le jeune chercheur venu du Colorado, deux cents années plus tard, se pencher avec bonne volonté sur l’été 1816, son dernier à vivre, avant d’être statufiée de manière approximative sur la mezzanine de la BGE ! Par une juste revanche, l’histoire d’aujourd’hui s’intéresse de préférence aux obscurs, aux sans-grade du temps passé, mais n’est-ce pas le privilège du chercheur de s’autoriser des rencontres prestigieuses ? Le lien mystérieux entre l’exceptionnel et l’ordinaire passionnait Tom. Il avait lu le journal de Polidori, l’apprenti médecin qui avait accompagné Byron à Genève, sans pour autant s’attarder sur ce personnage trop évidemment autosatisfait et complexé à la fois. Le domaine exploratoire de Tom se situait en dehors des valeurs d’orgueil et d’humilité. Il ne pouvait s’empêcher d’estimer trop simple la notion de primauté et d’immanence du génie. Le Pèlerinage de Childe Harold, Don Juan, chef-d’œuvre étincelant de Byron, Corinne, le roman de Mme de Staël qui a changé les sentiments de l’Occident n’intéressent plus qu’une poignée d’érudits, alors que des piles de Frankenstein sont encore en vente en librairie, des centaines de Frankenstein sur Léman_15x22 cm.indd 12 26.05.16 15:12 Première partie 13 traductions sont lues dans le monde entier sans qu’on sache le nom de son auteur, Mary Shelley, dix-neuf ans, qui montait les jours de pluie rejoindre les grands hommes à Diodati. Tom, issu d’une prestigieuse université américaine, avait l’impression ce jour-là de nager en haute mer, solitaire et abandonné, à la recherche d’un repère qui lui aurait permis d’exister après ces Européens géniaux, morts depuis belle lurette. Il relut une énième fois cette lettre écrite par Lord Byron à Augusta après le départ des Shelley. N’avait-il pas révélé à Mary qu’il se confiait librement dans sa correspondance ? Une pudeur toute britannique avait éventuellement codé les sentiments portés à cette sœur qu’il avait dû fuir et dont il était sans nouvelle depuis plusieurs semaines. Désormais seul avec ses souvenirs et son visiteur Hobhouse, un ami de toujours, il s’y plaint sur un ton inhabituel. Tom enregistra une souffrance authentique. Ce n’était pas le vague à l’âme d’un romantique, une mélancolie native, mais la blessure d’un homme malheureux, exilé par la force, éloigné de son pays, de ses amours. Aujourd’hui, les spécialistes admettent l’inceste sans parvenir à en fournir une preuve indiscutable. Byron s’estimait audessus du commun des mortels. « Les génies pourraient donc enfreindre les lois les plus essentielles du genre humain sans dommage pour celui-ci ? » se demanda le jeune Américain, fils unique de parents aimants et sans histoire, que Cindy attendait à Boulder et dont le billet d’avion de retour à Denver mentionnait un jour et une date des plus banals. Il se retourna vers le buste de Mme de Staël. Il eut un haut-le-cœur. Elle lui souriait. Il se secoua. C’était un effet d’optique, de ceux qui permettent aux yeux d’un tableau de vous suivre. Et Tom répondit intérieurement à ce sourire. Il s’amusa à penser que la peau de marbre se colorait d’un rose virant au rouge. Historien familier de Mme de Staël et de Coppet, il vit même son châle prendre les teintes de ces cachemires qu’elle affectionnait. C’est ainsi qu’il fut à peine surpris lorsqu’elle se Frankenstein sur Léman_15x22 cm.indd 13 26.05.16 15:12 14 Frankenstein sur Léman tourna vers lui, baissa un peu la tête, boucles soudain chancelantes, et lui jeta d’une voix ferme, mais bienveillante : – Je t’ai posé une question ! L’effroi le saisit de nouveau. Elle se moqua. – Lord Byron ignorait la peur. C’est peut-être une réponse à tes problèmes. Dois-je t’apprendre qu’aucun de mes amants n’a jamais connu la peur ? Et elle le regarda dans les yeux. La moquerie le fit sortir de sa léthargie. Fantôme ou pas, il se devait de réagir. – Ce que je connais de l’amour ? En quoi cela vous concernet-il ? – Tout ce qui concerne l’amour m’intéresse. Ce fut la grande affaire de ma vie. Tu le sais bien. – En effet, et vos biographes s’en sont donné à cœur joie. – J’en suis heureuse. L’amour est l’affaire de tous. – Jeunes, vieux, écrivains, ducs et princes... – J’étais libre de mon corps. – Vous étiez riche et influente, fille du ministre des Finances Necker. Cela aide. Vous avez beaucoup offert à vos amants. Qu’en avez-vous reçu ? – J’ai vécu. C’est l’important. Nous avons vécu. Avec une intensité que tu ne peux mesurer, j’ai aimé et j’ai été trahie, plus souvent trahie qu’aimée, mais ce n’est pas l’essentiel. Je t’en souhaite autant. – Benjamin Constant a passé la moitié de sa vie à vous fuir. Soit dit entre nous, vous le colliez... – Il a passé la moitié de sa vie à se persuader qu’il ne m’aimait plus. Sais-tu ce que c’est qu’aimer à en perdre toute dignité, à rechercher celui qui vous évite, à suivre son ombre à la trace ? Sais-tu ce que c’est que menacer, faire appel au passé ? – Merci non ! – Tu resteras toute ta vie un petit chercheur à petites trouvailles ! – Qui peut connaître l’avenir ? – Laissons cela ! Tu m’attendris. Tout est peut-être affaire d’époque. En quoi puis-je t’être utile ? Frankenstein sur Léman_15x22 cm.indd 14 26.05.16 15:12 Première partie 15 Tom la regarda attentivement. S’il fallait devenir fou, au moins que ce fût pour vivre une aventure. La situation était cocasse. Un fantôme de plus dans l’histoire de Frankenstein... pourquoi pas ? Il prit sa respiration et considérant le visage animé de me M de Staël, il se lança : – Que pouvez-vous m’apprendre au sujet de Lord Byron à Diodati ? *** Les lèvres de la dame de Coppet se gonflèrent de plaisir au seul souvenir de leur rencontre. – Il faut être Anglais pour aborder un tel personnage ! Il faut être né dans les brumes et le froid de Londres ou de Liverpool, avoir vécu l’orgueil insulaire du peuple anglais, côtoyé les certitudes de leur aristocratie pour comprendre la complexité d’un homme tel que Lord Byron. – Vous avez résidé à Londres... – Exilée, donc de nulle part ! – Vous l’y aviez déjà rencontré... – Oui, il m’avait jugée ennuyeuse et m’appelait Old Mother Stale. Il me trouvait trop bavarde. Il n’aimait pas les femmes cultivées. – Et vous l’avez tout de même invité à Coppet ? – L’amour-propre n’a rien à voir avec la joie de connaître l’auteur de Childe Harold’s Pilgrimage. Et puis j’ai toujours eu le goût des personnages célèbres. Plus que jamais, cette annéelà, des philosophes, des écrivains, des princes régnants se sont bousculés dans mon salon. Décidément, tu ne sembles pas familier de la complexité humaine. – ... – La première visite de Lord Byron fit sensation. Lorsque le valet de chambre l’annonça, une dame s’évanouit en poussant des petits cris, ce qui fit dire à ma fille, la duchesse de Broglie : « A soixante-cinq ans ! C’est tout de même un peu excessif ! » Frankenstein sur Léman_15x22 cm.indd 15 26.05.16 15:12 16 Frankenstein sur Léman Du haut de la galerie de la bibliothèque, Germaine de Staël jubilait. Tom retenait son souffle. – En fait, il n’est revenu qu’après le départ des Shelley et je l’ai simplement laissé s’approcher, tel un fauve blessé, prêt à fuir, prêt à mordre. Un fauve à la fois superbe et pelé, qu’il fallait se garder de caresser sous peine d’y perdre un peu de soi-même. Tu connais la description qu’en a faite mon ami Bonstetten ? « ... Dans ses yeux et sur son front règne un ciel tropical avec des nuages d’orage... » Tom, qui tombait sous le charme de la conteuse, insista : – Vous le dominiez, vous l’impressionniez. On retrouve ce sentiment dans plusieurs de ses lettres, de ses notes. – Vraiment ? J’espère surtout qu’il éprouva quelque plaisir en notre compagnie. Nous étions bien malades, mon pauvre Rocca et moi. Par pudeur, elle évita de rappeler à Tom qu’elle mourut l’année suivante à Paris et que son jeune amant la suivit dans la tombe deux années plus tard. Elle redressa la tête et cita cette sorte d’épitaphe versifiée écrite par Byron à son éditeur en apprenant sa mort : « On dit qu’elle épousa Rocca… ... Et que deux fois on l’avorta... » – Quel goujat ! – C’est la vérité ! Byron a toujours eu le courage, ou l’inconscience, de dire la vérité. Oui, j’ai épousé secrètement Rocca en octobre de cette année-là. Croyez-vous qu’une femme à mon époque pouvait sans dommage satisfaire les appétits d’un homme de vingt-deux ans son cadet ? Oui, j’ai dû me faire avorter. Oui, j’ai mis au monde à quarante-cinq ans un enfant souffreteux qui a ruiné ma santé. Oui, mon cher et doux Rocca a abrégé mon existence. – Byron aurait pu le formuler de façon moins cynique. Il savait que sa lettre allait être publiée. Tom la regarda avec la crainte de la voir à nouveau s’immobiliser dans le marbre. Mais elle sourit : – Il a ajouté ces lignes : Frankenstein sur Léman_15x22 cm.indd 16 26.05.16 15:12