Jean Pierre RICHARD, Proust et le monde sensible. Seuil, Poétique.

Transcription

Jean Pierre RICHARD, Proust et le monde sensible. Seuil, Poétique.
Jean Pierre RICHARD, Proust et le monde sensible. Seuil, Poétique.
Naissances d'une petite phrase.
Voudra-t-on retrouver, rassemblées en un
objet unique, la plupart de ces images de la
signification découverte? On songera à la petite
phrasa de Vinteuil, et aux divers passages d'Un
amour de Swann où elle se propose successivement à
l'audition…
Or les images de cette production varient,
puisque la petite phrase connaît dans Un amour de
Swann non moins de six naissances successives :
cette itération permet, entre autres choses, de
décliner de six manières différentes le motif de sa
venue. Ces variations ne mettent pourtant
imaginairement en oeuvre qu'un nombre restreint
d'éléments simples, présents dans toutes les versions,
et attachés à la structure même de la phrase.
Éléments dont la combinaison et la disposition,
renouvelées selon des paramètres variables, suffisent
à assurer l'interrogation modulée de sa figure.
Comment se construit donc rêveusement ici
la petite phrase de Vinteuil? Elle s'imagine à partir
tout à la fois de sa forme (ligne mélodique,
intervalles, hauteur), et de sa matérialisation
instrumentale (violon et piano, ou piano seul, mais
continuant alors à entretenir en lui la distinction des
deux voix originelles). Le deuxième registre a sans
doute plus d'importance, du moins immédiate, que le
premier, dans la mesure où il impose à l'imagination
la structure binaire à partir de laquelle va pouvoir se
développer tout le jeu de la signification naissante.
La partie de violon, dans sa continuité, sa linéarité,
sa tension, voire sa dureté y assume en effet le rôle
du signifiant-obstacle ; la partie de piano, rêvée sous
les thèmes inverses de la vitalité, de l'informité, de la
fluidité, voire de la dispersion (du « clapotis »
liquide) y figure l'espace du signifié latent. La
disposition relative de ces deux acteurs sensibles
compose le décor changeant de la manifestation.
(Jean-Pierre Richard étudie les trois premières
variations)
Jusqu'ici n'ont été mises en oeuvre dans la
production de notre figure que des coordonnées
spatiales (l'ici et le là-bas, le superficiel et le
profond), ou dynamiques (le surgi, le creusé, l'enfui,
etc.). Mais le temps peut y introduire aussi son
paramètre, chose d'autant plus normale d'ailleurs
qu'il s'agit ici d'interroger cet être de durée, un
morceau de musique. Dans un quatrième avènement
de notre petite phrase violon et piano vont donc se
lier l'un à l'autre selon l'ordre d'une succession : ordre
sensibilisé, névralgisé par le schème affectif de
l'attente. Voile, porte, ouverture, apparition restent
ici présents. Mais la hauteur prend dans cette
dimension de temps une valeur nouvelle et presque
douloureuse : acuité culminante, force d'une
verticalité, d'une acmé difficiles à maintenir, à
soutenir. Quant au rapport de nos deux termes il se
modifie lui aussi ; il devient celui d'un avant et d'un
après, d'une complicité (l'un attend l'autre), presque
d'une substitution ou d'un relais (l'un cède sa place à
l'autre). Le premier semble ne plus exister que pour
donner au second le temps de surgir de son
fond, et de s'offrir :
C'est que le violon était monté à des notes
hautes où il restait comme pour une attente, une
attente qui se prolongeait sans qu'il cessât de les
tenir, dans l'exaltation où il était d'apercevoir déjà
l'objet de son attente qui s'approchait, et avec un
effort désespéré pour tâcher de durer jusqu'à son
arrivée, de l'accueillir avant d'expirer, de lui
maintenir encore de toutes ses dernières forces le
chemin ouvert pour qu'il pût passer, comme on
soutient une porte qui sans cela retomberait...
Retombée toujours menaçante : cela marque
d'angoisse et de fragilité cette version temporelle.
(Extrait de la 5ème variation)
… Et c'est bien cela qui se produit enfin. La petite
phrase se dégage sous la forme, encore, de ce sens
prisonnier, ou de ce vide enclos et pourtant libéré :
une bulle. Bulle suspendue dans l'air, et que viennent
animer toutes les couleurs du prisme : « Elle était
encore là comme une bulle irisée qui se soutient. Tel
un arc-en-ciel dont l'éclat faiblit, s'abaisse, puis se
relève et, avant de s'éteindre, s'exalte un moment
comme il n'avait pas encore fait : aux deux couleurs
qu'elle avait jusque-là laissé paraître, elle ajouta
d'autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et
les fit chanter. » C'est la totalité des éléments
reflétés de la nature, des éléments les plus vifs et les
plus euphoriques, les couleurs, qui servent ici de
signifiants ultimes à la fragilité, au creux de ce seul
signifié véritablement universel : le sens.