Biologie de la Religion Positions de Thierry Magnin
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Biologie de la Religion Positions de Thierry Magnin
Biologie de la Religion Positions de Thierry Magnin Lausanne, 28 novembre 2016 Un préalable pour bien se comprendre La notion de finalité qui fait l’objet de tant de controverses comprend deux dimensions : - l’une au niveau de la science et donc de l’immanence ; - l’autre au niveau de la transcendance, hors du champ de la science. Faute de distinction des deux plans, beaucoup ont cru devoir nier toute finalité. Au niveau scientifique, parler de finalité n’est pas autre chose que de dire par exemple qu’une cellule a comme fonction la production d’une autre cellule. Pour cela il faut que soit réuni un ensemble de conditions, complexes le plus souvent. C’est aux biologistes de préciser ces conditions. Au niveau métaphysique, cette finalité immanente peut conduire à l’émerveillement par exemple…et susciter alors la question: d’où vient cet agencement? Les réponses sont variées : Hasard-Projet…On touche ici à un autre ordre, métaphysique! De même dans les relations science-philosophie-théologie, nous ne cherchons pas un dieu explication qui serait une éventuelle cause du même niveau que les effets analysés par les scientifiques. La notion de création dans la Bible affirme que « tout ce qui est » existe parce que Dieu le fait être. Il y a donc une « action de Dieu » (Livre des Actes des Apôtres 17, 28 : « En Dieu nous avons la vie, le mouvement et l’être »). La théorie de l’évolution repose, elle, sur le principe que tout ce qui est apparu dans le cours de l’histoire de la vie est le fruit de transformations de l’énergie et de la matière. Il s’agit d’articuler l’action de la nature et l’action de Dieu sans les confondre. C’est là que Teilhard de Chardin, et bien d’autres, peuvent nous aider. Là où c’est Dieu qui opère, il nous est toujours possible (en restant sur un certain niveau) de n’apercevoir que l’œuvre de la nature. …La cause première ne se mêle pas aux effets : elle agit sur les natures individuelles et sur le mouvement de l’ensemble. Dieu a proprement parlé ne fait pas : Il fait que se fassent les Choses (Teilhard, Seuil, livre X, 38). Ma propre approche de « la biologie de la religion » Mr Dubochet parle de l'idée de transcendance qui est produite dans le cerveau de l’homme grâce à ses déterminismes biologiques et qui s’impose par sélection naturelle comme avantageuse pour la survie de l’humanité en quelque sorte. Je n’ai pas d’opposition à cette position. Par contre je trouve insuffisant cet argument pour conclure à une sorte de « biologie de la religion », comme si les religions n’étaient que des manières secondes de rendre compte de l’idée de transcendance. C’est cet argument que je voudrais ici développer. 1. De l'idée de transcendance à l'expérience de la transcendance et de la foi, il y a une différence de fond. Il y a un pas, voire un saut, entre l'idée de transcendance que notre constitution biologique nous permet d'avoir et l'expérience de la Rencontre d'où germe la foi dans le cadre des religions monothéistes révélées, comme le christianisme. Je dirais même que 1 la réalité de la transcendance en christianisme va à l’encontre des idées « naturelles » en ce domaine. Ainsi est-il fréquent d’envisager un Dieu transcendant tout-puissant qui sait tout, voit tout, dirige tout. Avec Jésus-Christ on découvre un Dieu qui meurt sur une croix entre deux bandits, « comme un maudit de Dieu » selon le Deutéronome, un Dieu fait homme qui va à l’encontre de l’idée qu’on se fait généralement d’un dieu transcendant qui ne peut être en même temps transcendant et immanent (paradoxe essentiel de la foi chrétienne). Cette manière « d’expérimenter Dieu » ne s’invente pas. Elle correspond a minima à une surprise qui décape nos idées sur Dieu et sur la transcendance, que l’on soit croyant ou incroyant du reste. Elle est l’objet d’une véritable conversion par rapport aux idées habituelles sur la transcendance, y compris pour le chrétien lui-même. C’est ce qui fera dire au jésuite François Varillon : Toute l'histoire de la révélation (judeo-chrétienne) est la conversion progressive d'un Dieu envisagé comme puissance à un Dieu adoré comme amour. C'est avec cette perspective là qu'il nous faut relire toute la Bible et étudier l'histoire des religions (François Varillon, Joie de croire, joie de vivre, Bayard éditions, 2000). L’idée de transcendance ne suffit pas ; elle peut ouvrir mais elle peut aussi fermer selon la représentation qu’on a. C’est ce que Pascal souligne lorsqu’il marque une profonde différence entre le Dieu des philosophes et des savants et le Dieu-Amour (Charité) des chrétiens. Blaise Pascal en fait l'expérience dans une nuit de 1654 dont il conservera une trace indélébile dans son Mémorial. Il a travaillé sur l'infini du mathématicien, du physicien et du philosophe. Il a justement a été marqué par l'homme roseau fragile, mais roseau pensant, capable de penser l'infini alors qu'il est plein de finitudes, capable de penser la transcendance en effet dans une visée philosophique. Mais Pascal souligne aussi combien l’homme a besoin d’une rencontre pour s’ouvrir à la radicale nouveauté du Dieu de Jésus-Christ. L'expérience que c'est le cœur de l'homme plein de finitude qui est le lieu de révélation de l'Infini va le bouleverser. Pascal pourra ainsi affirmer: La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent1. 2. L'expérience de Darwin, fils de pasteur rappelons-le, est aussi intéressante. C'est la théologie naturelle du pasteur William Paley qu'il va réfuter, avec des arguments naturels si je puis dire. Darwin réfute ainsi une logique humaine de penser Dieu à partir de la nature justement. Et je le comprends! On aura beau avoir l'idée de transcendance "naturellement" grâce en effet à nos fonctions biologiques, il reste que l'expérience de Révélation vient nous surprendre totalement dans nos logiques humaines de penser la transcendance. L'expérience de Révélation que Pascal a faîte le "sort du cadre, y compris de celui du philosophe", pour lui faire découvrir une dimension de Dieu qu'il devait avoir vue dans la Bible mais dont l'expérience lui manquait. Et cette expérience est à la fois du domaine de l'indicible, voire de l'impensable par l'humain seul, et en même temps elle vient rejoindre le plus intime de l'être qui la reconnaît comme sienne! Oui il y a un pas, un saut, entre l'idée de transcendance que notre constitution biologique nous permet d'avoir à l'expérience de la Rencontre d'où germe la foi. Cette expérience de révélation ne nie pas la raison humaine, elle la « surpasse » pour reprendre la pensée de Pascal. Par la raison l'homme rend compte, dans la tradition chrétienne, d'une tension permanente: Dieu est à la fois le Tout-Autre, l'Indicible, l'Impensable, et plus intime à moi-même que moi-même! 1 B. Pascal, Pensées, 267 [éd. Brunschvicg]. 2 On peut dire que l’homme qui émerge de la nature a aussi la capacité de s’en dégager par les relations, notamment à Dieu. 3. Je me situe personnellement dans la grande tradition de la théologie dite apophatique, celle de Denys l'Aréopagite, de St Ephrem, de Nicolas de Cues. L'un des livres phares de Nicolas de Cues est "La docte ignorance". Sans jamais abandonner la raison, mais en expérimentant combien celle-ci ne peut dire l’indicible, le théologien entre dans les ténèbres d’une invincible ignorance…qui devient ensuite « docte » dans la mesure où, acceptant l’ignorance, l’objet de la recherche se donne à connaître, l’Inconnaissable se donne à connaître à celui qui l’accueille. Cette invincible ignorance est aussi un signe que Dieu est toujours au-delà de nos représentations. Cela rejoint aussi une posture du physicien aujourd'hui devant le réel en soi qui toujours échappe à la raison scientifique qui ne peut aborder qu’un réel d’interaction comme le montre l’histoire de la physique quantique. J’ai écrit abondamment sur cette question pour montrer comment la démarche scientifique elle-même rejoint ce que Kant dit depuis longtemps, à savoir que le réel en soi est inatteignable par la science. Ce qu’il est important d’ajouter, c’est que ce n’est pas une défaite de la raison, mais une condition d’exercice de celle-ci devant la complexité du monde dont nous faisons partie. Je parle volontiers de la « joyeuse incomplétude » de la raison, raison scientifique comme raison théologique du reste, comme indiqué avec l’apophatisme. 4. L’incomplétude de l’homme devant le réel. On peut aussi appliquer à la biologie évolutionniste l’approche du physicien, notamment à l’échelle des gènes et des nanosciences. On peut ainsi reprendre l’idée d’émergence, chère aux biologistes, lorsqu’une nouvelle structure « émerge » de la complexification du vivant. Il y a plus dans le Tout que dans la somme des parties est l’expression commune pour qualifier l’émergence de nouvelles capacités dans un système complexe. Les scientifiques emploient le terme d’émergence pour dire que la nouveauté s’inscrit dans la continuité. Mais la notion d’émergence n’est pas clairement explicative dans la mesure où elle cherche à dire deux choses : la nouveauté et la continuité, sans en expliciter les causes. Il s’agit plutôt d’un cadre de description. La métaphysique nous rappelle du reste que tout ce qui est contingent et aurait pu ne pas exister (vision du hasard et de la nécessité dans l’évolution) ne peut trouver sa source en lui-même. Du reste, en revenant maintenant à Darwin, je voudrais rappeler que ce dernier ne se prononce pas sur l’origine au sens de la source. Le titre de son livre de 1859 dit bien « origine des espèces par le moyen de la sélection » et donc par-là indique que Darwin reste dans le cadre des relations fonctionnelles. Cette philosophie tient à distance la notion d’origine dans son acception métaphysique2 (pour la métaphysique classique, la notion d’origine renvoie à une causalité transcendante). Darwin ne l’entend pas en ce sens et considère le mécanisme qui entre en jeu dans l’explication scientifique et qui reste dans les limites de l’observable. Darwin ne veut pas aller au-delà de ce qui s’observe. Il ne cherche pas le tout premier commencement de la vie, ni du monde. Il se contente de réfléchir sur ce qui est donné, comme il le dit dans son Autobiographie : « Le mystère du commencement de toutes choses est insoluble pour nous ». « Je commence par constater que je n’ai pas plus l’intention de chercher l’origine des facultés mentales que celles de vie. Nous n’avons à nous occuper que des diversités de l’instinct et des autres facultés mentales chez les animaux de la même classe » (L’Origine des espèces). 2 3 Plus encore, un autre livre plus tardif de Darwin (1871), The Descent of Man, trace en effet le cadre dans lequel s’inscrivent encore les travaux en cours. Ses disciples ont repris ses idées. Comme l’indique les travaux de Jean-Michel Maldamé, c’est en partie pour écarter leurs interprétations que Darwin a écrit The Descent of Man3. Cet ouvrage place l’humanité dans le grand arbre de l’évolution, mais il est soucieux de reconnaître une irréductible spécificité humaine qu’il exprime en termes de culture. La nature de l’homme, sa spécificité, c’est la culture ! Ainsi Darwin a toujours eu une vive conscience que l’espèce humaine et le monde des singes étaient des ensembles nettement séparés. Différence de nature et non pas seulement de degré, tout en mettant en évidence une unité fondamentale de tous les vivants. On peut ici insister sur l’unité du vivant qui s’accomplit par intégration et induit une spécificité de l’homme par exemple. La transcendance de l’être humain est donc perçue quand on prend en compte le fait que les activités humaines sont unifiées et que le principe d’unité n’est pas un organe parmi d’autres, mais leur unité dynamique. Celle-ci n’est pas matérielle, en ce sens qu’elle n’est pas un élément, voire un système coiffant les autres, mais le principe de leur unité. Celui-ci n’est pas saisi par l’instrumentation de la science qui mesure, compare et met en série les éléments dans des enchaînements de causalité ou d’interaction. Ainsi la question de l’origine échappe-telle aux biologistes comme aux physiciens quantiques. Les scientifiques peuvent répondre à la question « qu’est-ce qui émerge » mais pas à la question « d’où cela émerge », si ce n’est en disant « d’un fond des choses inaccessible à la science ». Quelque chose résiste à nos représentations : le réel est bien là mais il reste « voilé ». Et bon nombre de physiciens ajoutent qu’ils ont besoin de ce réel inatteignable comme « fond des choses » pour « soutenir » la réalité empirique qui seule se donne à l’analyse scientifique. S’exprime ainsi une vision nouvelle de la quête de vérité scientifique. Elle s’est élaborée avec les physiciens quantiques travaillant sur l’infiniment petit. Elle touche aujourd’hui les nanosciences notamment et bien d’autres domaines comme la génomique. Je souligne avec force que « l’incomplétude » du physicien qui s’en dégage n’est pas une défaite de la raison scientifique mais une condition d’exercice particulièrement ouverte, humble et audacieuse, devant « le fond des choses », l’Origine, qui toujours échappe ! Il y a un « mystère du connaître » comme disait le philosophe Gabriel Marcel. Loin de désigner une « lacune du connaître », ce mystère est un appel à explorer. Là aussi se dit l’humain dans sa grandeur et son humilité. Et le dialogue entre scientifiques, philosophes et théologien trouve toute sa place dans ce contexte. 5. En conclusion Nous avons distingué entre l’idée de transcendance et l’expérience de la transcendance dans les religions révélées, expérience qui ouvre d’autres possibles que la raison seule, marquée par une joyeuse incomplétude, ne pouvait imaginer. Nous avons aussi souligner les différences, déjà bien connues en philosophie, entre les fonctionnalités du vivant, l’exercice de ces fonctionnalités et le vivant qui ne se limite pas aux fonctionnalités du vivant mais intègre le vécu. Ces distinctions sont importantes pour discuter de la « biologie de la religion ». La biologie s’intéresse essentiellement aux fonctionnalités du vivant, tentant depuis peu de prendre aussi en compte l’influence du vécu de ce vivant sur les C’est également pour répondre aux polémiques, exprimées par la formule selon laquelle l’homme descendrait du singe que Darwin a appliqué son explication générale à l’espèce humaine. 3 4 réactions biologiques. C’est ce qu’on peut voir dans les études de plasticité cérébrale et d’épigénétique. Non seulement la biologie influence le psychisme chez l’humain par exemple, mais, en retour, le comportement psychologique influence les réactions biologiques. Ainsi voiton une influence sur l’expression des gènes d’un fœtus dans le ventre de sa mère de l’état de stress ou de relaxation de la mère. Ces effets réciproques montrent bien la distinction nécessaire entre fonctionnalités du vivant et vie du vivant qui ne se résume pas aux fonctionnalités même si elle leur est liée. L’homme entre ainsi dans sa propre nature qui est liée à sa biologie tout en s’en dégageant par sa liberté de comportement (unité d’intégration). Cette distinction permet au philosophe suisse Maurice Zundel qui dire alors (Maurice Zundel, Itinéraires, Ed. La Colombe, 1947, p14.) : L’homme est un animal qui est appelé à naître à son humanité »…Il a ses racines biologiques dans le sol, dans l’humus, il doit aspirer les forces de la nature pour les faire monter vers le ciel et vers l’amour… Pourtant les racines de l’homme (de la personne humaine) ne sont pas en arrière, dans son moi préfabriqué, elles sont en avant de lui. Dans la Bible, l’appel de Dieu est un facteur clé pour l’homme sur le chemin qu’il trace pour « devenir lui-même ». 5