Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre

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Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre
Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre: entre l'utopie et le réel
Autor(es):
Fernandes, Ana
Publicado por:
Universidade Católica Portuguesa, Departamento de Letras
URL
persistente:
URI:http://hdl.handle.net/10316.2/23820
Accessed :
21-Feb-2017 23:02:02
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MÁTHESIS 71998 207-218
PAUL ET VIRGINIE DE
BERNARDIN DE SAINT -PIERRE:
ENTRE L'UTOPIE ET LE RÉEL
ANA FERNANDES
La Nature au xvnr me siecle est domestiquée et transformée en
des jardins dignes d'envie. C'est à cette époque que 1'0n construit en
France des jardins d'une particularité esthétisante qui les fait rivaliser
avec les jardins à I 'anglaise ou à I 'italienne. Mais pourquoi
appparaissent les jardins naturels dans des romans? L'utilisation de ce
motif est intimement lié à l'idée du bonheur de I'homme nouveau,
délivré du sentiment tragique de l'existence, qui suscitera
parallelement de nombreuses réflexions.
Cette réflexion sur le bonheur se rattache fortement au mythe de
la nature: au rebours de la confiance illimitée en un bonheur à venir,
on rêve d'un paradis perdu ou la connaissance infuse du Bien
garantissait à I 'homme une innocence originelle. Le bonheur serait
derriere nous, un état à retrouver, celui d'un âge d'or des premiers
temps de I 'humanité. Le rêve d 'un temps reculé ou I 'homme jouissait
d'un bonheur innocent peut s'associer au rêve de la terre lointaine;
c'est le bonheur «exotique» que dégage la pureté paradisiaque de Paul
et Virginie (1788), roman de Bemardin de Saint-Pierre.
Tout jardin est censé être un espace enclos dans une enceinte. Si
les limites ne sont pas objectivement tracés dans ce roman, I' espace
de la micro-société ou habitent les héros du roman est fermé,
renforçant l'image d'isolement, de différence qui donnera de l'ile une
vision utopique.
Dans Paul et Virginie de Bemardin de Saint-Pierre, le theme de
l'asile est présent des le début du récit, puisque Mme de la Tour, mere
de Virginie, a fui "dans une Ue presque déserte" le mépris affiché de
sa famille pour son mari, "attendu qu' il n' était pas gentilhomme" (p.
93) (BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, 1992). C'est une Cunégonde
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qui aurait fui la Vestphalie pour épouser Candide '. Mais celui-ci
meurt presqu'aussitôt et Mme de La Tour alors,
cherchant quelque gorge de montagne, quelque asile caché ou elle put
vivre seule et inconnue, (... ) s' achemina de la ville vers ces rochers pour
s'y retirer comme dans un nid. (p. 94).
Le theme est donc rédupliqué, et c'est là un caractere propre aux
ouvrages d'épigones que d'insister et d'expliquer là ou les oeuvres
maitresses suggerent et montrent par le mouvement même de
l'intrigue. TI n'y a pas seulement opposition d'un dedans et d'un
dehors, d' un centre privilégié, protecteur ("asile caché", "se retirer
comme dans un nid") et d'une périphérie troublante, iI y a aussi
l'humain qui par un procédé d'analogie cherche un refuge dans le
regne animal ("dans un nid"). Des le début les différents éléments
naturels deviennent lourds de symbologie : le nid est ainsi au domaine
animal ce que I'intimité est au regne de I'homme. La narration va
souligner à plusieurs reprises la clôture du dedans et I 'incompatibilité
des deux espaces. La nature conciliatrice sert de prétexte et rend
possible un commentaire plat et explicite des actions et réactions du
personnage qui I' a choisie :
C' est un instinct commun à tous les êtres sensihles et soujfrants de
se réfuRier dans les lieux les plus sauvaRes et les plus déserts; comme si
des rochers étaient des remparts contre l' infortune, et comme si le calme
de la nature pouvait apaiser les troubles malheureux de l' âme. (p. 94).
Rédupliqué, le thême origineI est aussi repris en mirair puisque
"la Providence, qui vient à notre secours lorsque nous ne voulons que
les biens nécessaires" (p. 94) lui fait rencontrer Marguerite, sa
semblable, sa soeur, ou peu s'en faut, mere de Paul. Toutes deux
s'installent alors dans "un bassin formé par de grands rochers" (p.
91) qui redouble le symbole d'isolement élu qu'est l'lle. Toutefois ce
bassin "qui n' a qu' une seule ouverture tournée au nord" (p. 91) (iI
faut que cet espace soit accessible quand même), est par là-mêmeun
asile sans garantie. Par cette ouverture partira Virginie, c'est "vers le
nord de l"ile" que Paul se dirigera pour assister, impuissant, au
naufrage du vaisseau qui la ramene. Ce "nord" va acquérir un sens
dysphorique, iI devient synonyme d'infortune, source du mal et de la
, Personnages du conte Candide ou I'Optimisme de Voltaire (1759).
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destruction du bonheur origineI. De plus, cet asile est "un iieu ou i' on
jouit à ia fois d' une vue immense et d' une solitude profonde", qui
donc n'isole pas tant du monde qu'il n'invite à le considérer, et
rapproche symboliquement le bassin, refuge du bout du monde, et la
mer, lien avec la société quittée. De ces imperfections et tensions
naí'tra le drame final.
Au coeur du bassin, en abyme, est le jardin enfantin que Paul, dês
I' âge de douze ans, entreprend pour plaire à Virginie. Sa description
reprend en y mêlant le pittoresque de l'exotisme, l'essentiel des traits
que fait Rousseau du jardin de Julie : précision et variété des
énumérations de plantes, apparence sauvage de cette création
domestique, élection du lieu par la gent ailée, glissement de la
description en métaphore de la pureté, innocence appropriée des
usagers du jardin :
Il [Paul] allait avec lui dans les bois voisins déraciner de jeunes
plants de citronniers, d' orangers, de tamarins dont la tête ronde est d' un si
beau vert, et d' attiers dont le fruit est plein d' une creme sucrée qui a le
parfum de la jleur d' orange : ii plantait ces arbres déjà grands amour de
cette enceinte. II y avait semé des graines d' arbres qui des la seconde année
portent des fleurs ou des fruits, tels que l' agathis, ou pendent tout autour,
comme les cristaux d'un lustre, de longues grappes de fleurs blanches; le
lilas de Perse, qui éleve droit en l' air ses girandoles gris de lin; le papayer,
dont le tronc sans branches, formé en colonne hérissée de melons verts,
porte un chapiteau de larges jeuilles semblables à celle du jiguier.
Il y avait planté encore des pépins et des noyaux de badamiers, de
manguiers, d' avocats, de goyaviers, de Jaques et de jameroses. La plupart
de ces arbres donnaient déjà à leur jeune maítre de l' ombrage et des
fruits. Sa main laborieuse avait répandu la fécondité jusque dans les lieux
les plus stériles de cet enclos. Diverses especes d' aloes, la raquette
chargée de jleurs jaunes fouettées de rouge, les cierges épineux,
s' élevaient sur les têtes noires des roches, et semblaient vouloir atteindre
aux longues lianes, chargées de fleurs bleues ou écarlates, qui pendaient
çà et là le long des escarpements de la montagne.
(... ) II avait planté au milieu de ce bassin les herbés qui s' élevent
peu, ensuite les arbrisseaux, puis les arbres moyens, et enfin les grands
arbres qui en bordaient Úl circonférence; de sorte que ce vaste enclos
paraissait de son centre comme un amphithéâtre de verdure, de fruits et
de jleurs, renfermant des plantes potageres, des lisieres de prairies, et des
champs de riz et de blé. Mais en assujettissant ces végétaux à son plan, ii
ne s' était pas écarté de celui de la nature; guidé par ses indications, il
avait mis dans les lieux élevés ceux dont les semences sont volatiles, et sur
le bord des eaux ceux dont les graines sont faites pour jlotter : ainsi
chaque végétal croissait dans san site propre et chaque site recevait de
son végétal sa parure naturelle. (p. 113-114).
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ANA FERNANDES
Nous constatons que I' éducation idéale ne contraint pas la nature
mais la laisse s' épanouir librement, de même I' activité incessante de
Paul n'est pas une activité de transformation de la nature ou iI la
dénaturerait - ce qui est caractéristique de la civilisation occidentale mais plutôt un parachêvement de celle-ci. L'activité de l'homme ainsi
conçue ne contrarie donc pas la nature: iI est plutôt l'instrument de
son accomplissement.
Une autre remarque que nous pouvons faire concemant ce
passage c' est que I' organisation économique de la vie sur I'lle rend
cette communauté autosuffisante, elle lui permet de subvenir à ses
propres besoins, et les tâches semblent être bien réparties. Tandis que
le travail de la teITe appartient aux hommes (Paul et Domingue), les
femmes (Marie, Mme de la Tour et Marguerite) quant à elles assurent
un peu d'élevage et la fabrication d'étoffes. C'est toute une image
d' économie familiale de type autarcique qui se dégage de I' oeuvre ou
l'idéal proposé est bien ceI ui d'une autosuffisance équilibrée, comme
nous l'avons déjà référé.
Une relecture du passage nous révêle que de façon tout à fait
cohérente, cette organisation bien pensée de I' espace est exprimée par
l'image de cercles entourant le lieu ou se trouvent Paul et Virginie.
Annoncée dês les premiêres lignes du récit, cette image est reprise dans
le décor naturel qu' organise Paul mais encore plus loin ou la nature
forme un abri harmonieux et démarque cet espace du reste de I'lle :
Un cercle d' orangers, de bananiers et de jameroses pLantés autour
d'une peLouse, au milieu de LaqueLLe Virginie et PauL alLaient queLquefois
danser, se nommait LA CONCORDE. (p. 116);
Le Ueu de La scene átait pour L' ordinaire au carrefour d' une forêt
dont Les percées formaient autour de nous pLusieurs arcades de feuilLage
: nous étions à Leur centre abrités de La chaLeur pendant toute La
journée ... (p. 123f.
Au sein des seios de ce jardin d'abondance et de beauté, "un
enfoncement d' ou sort une fontaine" est la retraite de prédilection de
Virginie, ou la pureté peut être toujours régénérée ou encore perpétuée :
Excepté cette pLantation on avait Laissé cet enfoncement du rocher
teL que La nature L' avait orné.. Sur ses flancs bruns et humides
rayonnaient en étoiles vertes et no ires de Larges capilLaires, et flottaient
au gré des vents des touffes de scoLopendre suspendue comme de Longs
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Nous soulignons.
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rubans d' un vert pourpré. Pres de là croissaient des lisieres de
pervenche, dont les jleurs sont presque semblables à celles de la girojlée
rouge, et des piments, dont les gousses couleur de sang sont plus
éclatantes que le corai/o Aux environs, l' herbe de baume, dont les feuil/es
sont en coeur, et les basi/ics à odeur de girofle, exhalaient les plus doux
parfums. Du haut de l' escarpement de la montagne pendaient des lianes
semblables à des draperies flottantes, qui formaient sur les jlancs des
rochers de grandes courtines de verdure. Les oiseaux de mer, attirés par
ces retraites paisibles, y venaient passer la nuit. Au coucher du solei/ on y
voyait voler le long des rivages de la mer le corbigeau et l' alouette
marine, et au haut des airs la noire frégate, avec l' oiseau blanc du
tropique, qui abandonnaient, ainsi que l' astre du jour, les solitudes de
l' océan indien. Virginie aimait à se reposer sur les bords de cette
j(mtaine, décorée d'une pompe à lafois magnifique et sauvage. (... ) Paul,
voyant que ce lieu était aimé de Virginie, y apporta de la forêt voisine des
nids de toute sorte d' oiseaux. Les peres et les meres de ces oiseaux
suivirent leurs petits, et vinrent s' établir dans cette nouvelle colonie.
Virginie leur distribuait de temps en temps des grains de riz, de mai's et de
mil/et : des qu' elle paraissait, les merles sijJ1eurs, les bengalis, dont le
ramage est si doux, les cardinaux, dont le plumage est couleur de feu,
quittaient leurs buissons; des perruches vertes comme des émeraudes
descendaient des lataniers voisins; des perdrix accouraient sous l' herbe :
tous s' avançaient pêle-mêle jusqu' à ses pieds comme des poules. Paul et
elle s' amusaient avec transport de leurs yeux, de leurs appétits, et de
leurs amours. (p. Jl7-118).
Telle est la "voliere" de Virginie qu'elle éclipse en variété de
plumage et de ramage dans une correspondance à I 'unisson. Si la
sensation visueIle est dominante à travers la description des couleurs et
des mouvements des oiseaux, la sensation auditive C"les merles
sif.fleurs"), et même la tactile C"sur ses jlancs bruns et humides", "dont
le ramage est si doux") et I'olfactive C"les basilics à odeur de girofle,
exhalaient les plus doux parfums") ne sont pas oubliées. Les oiseaux
unis en couples semblent être le reflet du couple qui se forme dans le
coeur de ses jeunes gens Paul et Virginie. La création humaine trouve
un prolongement dans ce regne qui y est implanté C"cette colonie").
Cette prolixité descriptive n'a d'égale que l'emphase
moralisatrice. À I' évocation détaillée de la bénévolence de la nature
succede l'exaltation insistante des vertus enfantines:
Aimables enfants, vous passiez ainsi dans l' innocence vos premiers
jours en vous exerçant aux bienfaits! Combien de fois dans ce lieu vos
meres, vous serrant dans leurs bras, bénissaient le ciel de la consolation
que vous prépariez à leur vieil/esse, et de vous voir entrer dans la vie sous
de si heureux auspices! Combien de fois, à l' ombre de ces rochers, ai-je
partagé avec elles vos repas champêtres qui n' avaient couté la vie à
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aucun animal! des calebasses pleines de lait, des oeufs frais, des gâteaux
de riz sur des feuilles de bananier, des corbeilles chargées de patates, de
mangues, d' oranges, de grenades, de bananes, d' a ttes , d' ananas,
offraient ã la jois les mets les plus sains, les couleurs les plus gaies, et les
sucs les plus agréables.
La conversation était aussi douce et aussi innocente que ces festins:
Paul y parlait souvent des travaux du jour et de ceux du lendemain. II
méditait toujours quelque chose d' utile pour la soeiété. lei les sentiers
n' étaient pas commodes; lã on était mal assis; ces jeunes berceaux ne
donnaient pas assez d' ombrage; Virginie serait mieux lã. (p. 119).
Destitués de toute instruetion scientifique et de formation morale
ou religieuse, les enfants ne sont que spontanéité : ils sont en deçà de
toute morale ou édueation, et e'est ce qui leur permet de vivre en
harmonie avee la nature et la vertu. Comme le prouve le passage eité
ci-dessus, leur sagesse est done eelle de l'innoeenee, dans tous les
sens du terme.
La naiveté des enfants de la nature sort rehaussée dans la mesure
ou elle est opposée globalement aux préjugés supposés des héritiers
de la eulture européenne :
Vous autres Européens, dont l' esprit se remplit des l' enfance de tant
de préjugés contraires au bonheur, vous ne pouvez concevoir que la
nature puisse donner tant de lumieres et de plaisirs. Votre âme,
eirconscrite dans une petite .\phere de connaissances humaines, atteint
bientôt le terme de ses jouissances artifieielles : mais la nature et le coeur
sont inépuisables. Paul et Virginie n' avaient ni horloge, ni almanachs, ni
livres de chronologie, d' histoire, de philosophie. Les périodes de leur vie
se réglaient sur celles de la nature. 11.1' connaissaient les heures du jour
par l' ombre des arbres; les saisons par les temps ou ils donnent leurs
jleurs ou leur.\' fruits, et les années par le nombre de leurs récoltes. Ces
douces images répandaient les plus grands charmes dans leurs
conversations. "II est temps de diner, disait Virginie ã sa jàmille, les
ombres des bananiers sont ã leurs pieds" ; ou bien : "La nuit s' approche,
les ta ma rins ferment leurs feuilles". - "Quand viendrez-vous nous voir?"
lui disaient quelques amies du voisinage. - "Aux cannes ã sucre,
répondait Virginie." (p. 125).
Cette référenee au manque de reperes temporels semble vouloir
nous dire que ces années de bonheur équivalent à un temps suspendu,
à une sorte d'atemporalité heureuse, laquelle s'opposera, apres le
départ de Virginie, à un écoulement de temps synonyme de
dégradation et de morto
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Le parallêle réprobateur de la ville et de la campagne préconisé
par Jean-Jacques Rousseau est ainsi converti en occasion de niaiseries
faussement anacréontiques.
Un peu plus loin, Bemardin de Saint-Pierre contamine le
Cant{que des cantiques et Théocrite pour composer les chants
amoebées du vert paradis des amours enfantines :
Quelquefois seul avec el/e (... ), illui disait au retour de ses travaux :
.. Lorsque je suis fatigué ta vue me délasse. Quand du haut de la montagne
je t' aperçois au foOO de ce vallon, tu me parais au milieu de nos vergers
comme un bouton de rose. Si tu marches vers la maison de nos meres, la
perdrix qui court vers ses petits a un corsage moins beau et une démarche
moins légere. (... ) quelque chose de toi que je ne puis dire reste pour moi
dans l' air ou tu passes, sur l' herbe ou tu t' assieds." (p. 127).
Oans leur dialogue Paul et Virginie évoquent un refuge, lieu elos,
intime qu'est de fond du vallon ou ils habitent. O'autres détails
symboliques indiquent nettement que le monde de I'ile et cei ui de
I 'Europe sont incompatibles. Rappelons que les graines envoyées par
Virginie avec sa lettre ne germeront pas, et Paul, pour sa part, se
refuse à tenter I' opération inverse. On ne peut pas - et iI n' est pas
même souhaitable - transplanter un monde à l'autre : la mort de
Virginie le confirme.
On pourrait imaginer que la mort de Virginie est le châtiment
mérité du péché d'ignorance béate.
En fait, sous I' enflure maladroite de ces caractérisations de la
nai'veté du héros, c' est la gaucherie inventive de I' auteur qui apparait.
Pour être l'oeuvre de bons sauvageons, le jardin enfantin n'est pas
dénué de mémoire culturelle :
De cette énorme quantité de pierres roulantes qui embarrasse
maintenant ces chemins ainsi que la plupart du terrain de cette Ue, ii
avait formé çà et là des pyramides, dans les assises desquel/es ii avait
mêlé de la terre et des racines de rosiers, de poincillades, et d' autres
arbrisseaux qui se plaisent dans les roches : en peu de temps ces
pyramides sombres et brutes furent couvertes de verdure, ou de l' éclat des
plus bel/es fleurs. Les ravins bordés de vieux arbres inclinés sur les bords
formaient des souterrains voCttés inaccessibles à la chaleur, ou l' on allait
prendre le frais peOOant le jour. (p. 114-115).
Ainsi Paul et Virginie partagent avec les habitants de la vieille
Europe le gout des fabriques que le livre de Chambers sur le décor de
la vie chinoise avait mis à la mode en 1757, et ils perpétuent sans le
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ANA FERNANDES
savoir la tradition des nymphéas. Qui plus est, leur jardin est balisé
d'inscriptions gravées, comme l'usage s'en était répandu dans les
nouveaux jardins anglais de l'aristocratie française, ainsi le pare de
Morfontaine créé par le président Le Peletier vers 1770 ou sur un
énorme rocher se lit ce vers de Delille :
Sa masse indestruetible a fatigué le temps.
Dans le jardin des antipodes on trouve, entre autres,
ce vers de Virgile sur l' éeoree d' un tatamaque, à l' ombre duquel
Pauis' asseyait quelquefois pour regarder au loin la mer agitée :
Fortunatus et ilIe deos qui novit agrestes!
"Heureux, mon fils, de ne connaltre que les divinités champêtres! (p. 116).
Les ignares au coeur pur ont-ils besoin de ces avertissements?
Connaissent-ils donc les divinités de la mythologie? La
compréhension du latin leur serait-elle un don de nature? En réalité,
I 'inconséquence de I 'auteur s'explique par une rouerie plusieurs fois
recommencée au fil du roman, le désir de jalonner le récit des jours
sans nuages de l'enfance de ses héros d'avertissements prémonitoires
du naufrage à venir. Ainsi se justifie I 'inscription
J' écrivis done sur le petit mât de pavillon de Paul et Virginie de ces
vers d' Horace:
... Fratres Helenoe, lucida sidera,
Ventorurnque regat pater,
Obstrictis aliis, proeter iapyga.
"Que lesfreres d'Hélene, astres eharmants eomme vous, et que le pere
des vents vous dirigent, et nefassent soujjler que le zéphyr."" (p. 116).
Ces vers commandent, par contraste rhétorique, ceux de Virgile
précédemment cités. Ce même souci de préfiguration oblique pousse
Bemardin de Saint-Pierre à prêter aux meres l'habitude de raconter
apres souper
quelques histoires de navigateurs égarés la nuit dans les bois de l' Europe
infestés de voleurs, ou le naufrage de quelque vaisseau jeté par la tempête
sur les rochers d'une Ue déserte (p.119)
et à Virginie celle de
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Au pied du rocher LA DÉCOUVERTE DE L'AMITlÉ est un
enfoncement d' ou sort une fontaine, qui forme des sa source une petite
flaque d' eau, au milieu d' un pré d' herbe fine. (p. 117),
là ou Paul aménage la voliêre de Virginie, le narrateur se remémore que
Lorsque Marguerite eut mis Paul au monde je lui fis présent d' un
coco des Indes qu' on m' avait donné. Elle planta ce fruit sur le bord de
cette flaque d' eau, afin que l' arbre qu' ii produirait servit un jour
d'époque à la naissance de sonjUs. Mme de la Tour, à son exemple, y en
planta un autre dans une semblable intention des qu' elle fut accouchée de
Virginie. Il naquit de ces deux fruits deux cocotiers, qui formaient toutes
les archives de ces deux familles; l' un se nommait I' arbre de Paul, et
l' autre, l' arbre de Virginie. Ils crurent tous deux, dans la même
proportion que leurs jeunes maítres, d'une hauteur un peu inégale, mais
qui surpassait au bout de douze ans ce/le de leurs cabanes. Déjà ils
entrelaçaient leurs palmes, et laissaient pendre leurs jeunes grappes de
cocos au-dessus du bassin de lafontaine. (p. 117).
C'est le motif du roman de Tristan, exotiquement modifié et
narrativement déplacé : les cocotiers ont supplanté les rosiers et leur
croissance précêde la mort des héros. Mais leur entrelacement est gros
de toute la force de pronostication de la tradition littéraire, et en effet
Paul ne survit pas plus à Virginie qu'Iseult n'avait survécu à Tristan.
Ainsi l'avenir est inscrit en filigrane dans le jardin de Paul et
Virginie, inscription paradoxale de la culture dans ce jardin de nature,
marque de la dépendance du roman de Bemardin de Saint-Pierre de
sources littéraires. Chez Bemardin de Saint-Pierre le présent est
déporté vers l'avenir et le bonheur n'est pas plus durable que n'est
vraie la signification apparente des symboles naturels.
C'est ici que peut-être toutes les contradictions et les enflures du
texte de cet auteur trouvent leur explication, sinon leur justification.
Paul a créé pour Virginie un Eden qui semblait d'autant plus viable
qu'ils étaient plus naifs et que la nature généreuse des tropiques
paraissait les seconder dans ce recommencement d 'un monde
différent de ceI ui qui avait fait le malheur de leurs mêres. Mais la
nature n'est pas toujours amicale : elle a ses humeurs et ses saisons; le
monde naturel n'est jamais durablement le meilleur des mondes
possibles; c' est la loi de nature:
Un de ces étés qui désolent de temps en temps les terres situées sous
les tropiques vint étendre ici ses ravages (... ). De longs tourbillons de
poussiere s' élevaient sur les chemins, et restaient suspendus en l' air. La
terre se fendait; l' herbe était brUlée; des exhalaisons chaudes sortaient
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ANA FERNANDES
du fianc des montagnes (... ). La nuit même n' apportait aucun
rafraíchissement (... ), l' air étouffant retentissait du bourdonnement des
insectes qui cherchaient à se désaltérer du sang des hommes et des
animaux." (p. 128-129).
Ainsi la virulence de la nature tropicale peut contredire sa
bénévolence habituelle. TI y a une étonnante sympathie entre la nature
et Virginie, toutes les deux frappées par le mal. La jeunesse de
Virginie fait violence à son innocence :
... depuis quelque temps Virginie se sentait agitée d' un mal inconnu. Ses
beaux yeux bleus se marbraient de noir; son teint jaunissait; une
langueur universelle abattait son corps (... ). Paul cherchait à la ranimer
en I' embrassant; mais elle détournait la tête (... ). L' inj(munée se sentait
troublée par les caresses de sonfrere. (p. 128).
Ainsi le mal coexiste avec le bien au jardin d'Éden, et son
développement est inscrit dans le temps. La premiere erreur des
personnages de Bemardin de Saint-Pierre est d'avoir cru pouvoir
pérenniser ce bonheur d'innocence qui n'est qu'un état de grâce
provisoire, celui de I 'enfance. TIs n 'ont pas appris que le bonheur ne
peut être que d' apaisement, que I' on ne peut faire I' économie de
I'inquiétude, qu 'iI n 'y a pas d 'Éden, sauf perdu.
Les lois de la nature et les forces de I' âge vont s 'unir pour dissiper
ces illusions. Virginie fait I' expérience du désir. Sa pureté n' en souffre
pas, mais désormais elle sait qu 'iI est des états d 'insatisfaction, et
devine que le bonheur est au prix d 'un changement d' état.
Dans une de ces nuits ardentes, Virginie sentit redoubler tous les
symptômes de son mal. Elle se levait, el/e s' asseyait, elle se recouchait, et
ne trouvait dans aucune attitude ni le sommeil ni le repos. Elle
.1" achemine, à la clarté de la lune, vers sa fontaine; el/e en aperçoit la
source qui, malgré la .I'écheresse, coulait encore en filets d' argent SUl' les
fiancs bruns du rocher. Elle se plonge dans son bassin. D' abord la
fraícheur ranime ses sens, et mil/e souvenirs agréables se présentent à
son esprit. Elle se rappel/e que dans son enfànce sa mere et Marguerite
s' amusaient à la baigner avec Paul dans ce même /ieu; que Paul ensuite,
réservant ce bain pour elle seule, en avait creusé le /it, couvert le fond de
sable, et semé SUl' ses bords des herbes aromatiques. El/e entrevoit dans
I' eau, SUl' ses bras nus et SUl' son sein, les refiets des deux palmiers
plantés à la naissance de son frere et à la sienne, qui entrelaçaient audessus de sa tête leurs rameaux verts et leurs jeunes cocos. Elle pense à
l' amitié de Paul, plus douce que les parfums, plus pure que I' eau des
fontaines, plusforte que les palmiers unis; et elle soupire. Elle songe à la
nuit, à la so/itude, et un feu dévorant la saisit. Aus.l'itôt elle sort, effrayée
PAUL ET VIRGINIE DE BERNARDIN DE SAINT PIERRE
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de ces dangereux ombrages, et de ces eaux plus brúlantes que les soleUs
de la zone torride. ElIe court aupres de sa mere chercher un appui contre
elle-même. (p. 129-130).
Cependant,
Mme de la Tour pénétrait bien la cause du mal de sa filie, mais elle
n' osait elle-même lui en parler (p. 130).
Voilà la deuxieme erreur : Mme de la Tour est pusillanime et
irrésolue. Elle veut gagner sur les deux tableaux. Elle veut maintenir
l'ignorance de sa fille et la préparer à épouser Paul cependant; elle ne
veut pas rentrer en Europe, mais n' ose renoncer à ce que le vieux
continent pourrait receler d'avantages pour sa fille. En conséquence
de quoi elle fait le malheur des jeunes gens en les séparant, et est
cause volontaire de leur morto Elle voulait "gagner quelques années" ,
mais on ne gagne pas contre le temps.
Car la nature, elle, avance. Un ouragan éclate: "des pluies épouvantables, semblables à des cataractes, tomberent du cieZ" (p. 130).
Nous avons montré que I'ile devient à plusieurs reprises le centre du
monde, mais dans cet exemple c' est le seul bassin dans lequel s' élevent
les deux cabanes qui devient le lieu privilégié, l'lle dans l'lle.
Significativement, et prémonitoirement encore, "le fond du bassin était
devenu une mer" (p. 130). Le jardin est dévasté. Symbole toujours :
Cependant les deux cocotiers étaient debout et hien verdoyants. (p. 131 ).
Mme de la Tour, constatant les ravages de I'ouragan de la passion
et la sauvegarde momentanée des cocotiers y voit un encouragement à
séparer les jeunes gens avant que les bengalis n'aient d'autres choses
à "déplorer par des chants plaintifs" (p. 131). C' est la troisieme
erreur, celle qui consiste à choisir la société et à agir contre la nature.
La mer, dont la rumeur ne cesse de hanter le récit comme elle résonne
au coeur des tragédies raciniennes, sera I'instrument du châtiment de
ces erreurs répétées.
On comprend que le vieillard qui raconte I'histoire de Paul et
Virginie au compatissant Bemardin ne s'exprime que sur le ton de la
nostalgie. À la différence de son but premier, iI n'a pu ni su infléchir
le destin de ceux qu'il conseillait. Pourtant sa religion est claire:
Je tiens pour principes certains du bonheur qu'U faut préférer les
avantages de la nature à tous ceux de la fortune, et que nous ne dewm.\·
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ANA FERNANDES
point aUer chercher hors de naus ce que naus pauvans trouver chez
nous. J' étends ces maximes à tout, sans exception. (p. 138).
La déclaration est, pouvons-nous l'affirmer, d'un rousseauisme
fort orthodoxe. Et pourtant, bien que les personnages vivent dans le
sein d'une nature généreuse, loin de la civilisation pernicieuse, ces
principes sont frappés d'inanité.
On peut y voir le signe d'une transformation des enjeux de la
littérature et d'une modification des représentations du monde:
I 'optimisme humaniste n'a plus cours et le récit httéraire peut
s'inventer d'autres fins que celle de l'accomplissement moral des
héros; le monde n'est plus le théâtre des triomphes de l'homme, mais
celui de ses tragiques rencontres avec la fatalité. Paul sur la pI age,
voyant la mer déchainée engloutir I 'incarnation de son rêve de
bonheur, est déjà une effigie de I 'homme de génie romantique brisé
par le destino
On peut y voir aussi le symptôme d 'un changement des rapports de
la littérature et de la société, et une modification de ses raisons d'être :
roman de I' échec, Paul et Virginie témoigne indirectement qu' en 1788
la recherche du bonheur individueI et la rupture avec la société n'étaient
plus de mise; mais du coup, par lã aussi, la littérature, ã moins d'être
l'épopée des temps modernes, est libérée de sa mission séculaire
d'édification et d'instruction; elle pourra, désormais, laisser courir
librement l'imaginaire textuel sans justification morale. L'échec
didactique du missionnaire de Paul et Virginie est aussi le triomphe
romanesque de la fiction; et l'utopie confrontée au réel ne donne de ce
jardin d'enfance qu'une image de paradis perdu.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Gamier-Flammarion.
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Symboles, Paris, éds.Robert Laffont, coll. "Bouquins".
GRIMAL, Pierre, Artic\e "Jardins (Art des)", in AAVV. (1984)
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MAUZI, Robert (1994) L' idée du bonheur dans la littérature et la
pensée françaises au XVlll' siecle, Paris, A!bin Miche!, coll. "Bib!iotheque
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