Lettre du directeur général - Discours prononcé par le ministre

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Lettre du directeur général - Discours prononcé par le ministre
Le 25 février 2011
Monsieur Jason Kenney
Ministre de la Citoyenneté,
de l’Immigration et du Multiculturalisme
Citoyenneté et Immigration Canada
Ottawa (Ontario) K1A 1L1
Objet :
Votre discours à l’Université de Western Ontario au sujet de la
Cour fédérale
Monsieur le Ministre,
Le Barreau du Québec a pris connaissance du discours que vous avez prononcé
devant des étudiants de l’Université de Western Ontario le 11 février dernier,
intitulé « Dialogue with the Courts : Judicial Actions and Integrity of Canada’s
Immigration and Refugee System »1. Nous souhaitons vous faire part de nos
préoccupations relativement aux critiques tenues à l’égard des décisions rendues
par la Cour fédérale en matière d’immigration et de protection des réfugiés.
Dans ce discours, vous manifestez votre mécontentement face à des tribunaux qui,
en ne les supportant pas, rendent insuffisants les plus grands efforts pour réformer
le système d’immigration canadien 2. Vous déplorez également que la Cour fédérale
rende des décisions que vous prétendez être motivées par une « clémence
malencontreuse » ou « un caprice ». C’est ce qui appert de cet extrait du discours :
« It is cases like these that frustrates Canadians, and understandably.
[…]. Cases in which, seemingly on a whim, or perhaps in a fit of
misguided magnanimity, a judge overturns the careful decisions of
multiple levels of diligent, highly trained public servents, tribunals,
and even other judges. »
Dans cet extrait et à plusieurs reprises dans votre discours3, on comprend que vous
opposez les décisions des tribunaux judiciaires à celles des « décideurs qualifiés ».
1
Discours disponible en ligne : http://www.jasonkenney.ca/news/minister-kenneys-speechdialogue-with-the-courts-judicial-actions-and-integrity-of-canadas-immigration-and-refugee-systemgiven-at-university-of-western-ontario-law-school-february-11-2011/.
2
« […] it shows that even the best efforts to reform our immigration system are not sufficient if
they are not supported by the courts ».
3
Notamment, dans les deux extraits suivants : « […] problems like this are too frequently created
by judges who indulge in intrusive and heavy-handed review of decision making by the designated
quasi-judicial decision makers in our system »; « I want to focus on the idea of irreparable harm and
Lettre à Monsieur Jason Kenney
Objet : Votre discours à l’Université de Western Ontario au sujet de la Cour fédérale
Le 25 février 2011
2
Cette condamnation de décisions de la Cour fédérale défavorables à votre
ministère semble démontrer une incompréhension du rôle des tribunaux supérieurs
par rapport à au pouvoir exécutif et législatif. En effet, « [l]a fonction judiciaire
consiste à dire le droit et à en assurer la sanction »4. Les tribunaux n’ont pas
comme rôle de valider les décisions prises par l’Administration.
Le Barreau du Québec estime que la critique de décisions rendues par des
tribunaux, venant d’un ministre, est tout à fait inappropriée. En effet, cette
volonté de « dialoguer sur la place publique » avec les tribunaux constitue
davantage une critique qui mine et discrédite l’autorité des tribunaux et dénote
une méconnaissance des principes fondamentaux qui sont à la base de la société
démocratique dans laquelle nous vivons. Selon le préambule de la Charte
canadienne des droits et libertés, le Canada est fondé sur la primauté du droit,
dont un aspect essentiel est l’indépendance de tribunaux judiciaires5. Ces critiques
de la Cour fédérale sont irréconciliables avec les devoirs qui incombent aux organes
législatif et exécutif de respecter l’indépendance du pouvoir judiciaire. Ils tendent
plutôt à démontrer une volonté d’influencer les tribunaux judiciaires.
Nous remarquons que vous vous fondez sur des propos de l’honorable juge
Iacobucci pour affirmer l’idée qu’un dialogue entre les pouvoirs législatif et
judiciaire est souhaitable. Vous mentionnez :
« I believe that, in a free and democratic society such as ours,
judicial decisions should encourage debate over where the line is
drawn between legitimate legislative objective and constitutionally
protected rights and freedoms. I believe Justice Lacobucci (sic) put it
best, when he wrote that our constitutional structure encourages a
dialogue between and accountability of each of the branches. With
that in mind, I offer the following thoughts in the spirit of
constructive dialogue between the legislative branch and the
judiciary. »
Il semble toutefois que les motifs du juge Iacobucci dans l’arrêt Vriend c. Alberta6
de la Cour suprême du Canada, aient une toute autre portée. Le juge Iacobucci
s’exprimait comme suit :
how that has been interpreted by the courts in ways that are sometimes hard to understand. […] But
given the decision by the Government of Canada that the persons in these cases must otherwise be
removed, does not finishing the school year really constitute irreparable harm and should justify a
stay? Is it inconvenient? Yes. Unfortunate? Perhaps. Irreparable harm? I don’t think so, and neither
did the trained decision makers ».
4
Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, Droit constitutionnel, 5e éd., Cowansville, Éditions
Yvon Blais, 2008, 1548 p., p. 773.
5
Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de I.P.E.; Renvoi relatif à
l'indépendance et à l'impartialité des juges de la Cour provinciale de I.P.E., [1997] 3 R.C.S. 3,
motifs du juge en chef Lamer, par. 10 : « Un autre objectif sociétal que sert l’indépendance de la
magistrature est le maintien de la primauté du droit, dont un des aspects est le principe
constitutionnel suivant lequel l’exercice de tout pouvoir public doit en bout de ligne tirer sa source
d’une règle de droit. »
6
Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493.
Lettre à Monsieur Jason Kenney
Objet : Votre discours à l’Université de Western Ontario au sujet de la Cour fédérale
Le 25 février 2011
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« 31. À mon avis, la Charte a suscité une interaction plus dynamique
entre les organes du gouvernement, que d’aucuns ont qualifiée, à
juste titre, de «dialogue» (voir par exemple Hogg et Bushell, loc.
cit.). En examinant la validité constitutionnelle de textes de loi ou
de décisions de l’exécutif, les tribunaux parlent au législatif et à
l’exécutif.
Comme il en a été fait mention, la plupart des
dispositions législatives qui n’ont pas résisté à un examen
constitutionnel ont été suivies de nouvelles dispositions visant des
objectifs similaires (voir Hogg et Bushell, loc. cit., à la p. 82). Le
législateur, de cette façon, répond aux tribunaux, d’où l’analogie du
dialogue entre les différents organes du gouvernement.
32. La révision judiciaire et ce dialogue sont précieux, selon moi,
parce qu’ils obligent en quelque sorte les divers organes du
gouvernement à se rendre mutuellement des comptes. Les tribunaux
examinent le travail du législateur, et le législateur réagit aux
décisions des tribunaux en adoptant d’autres textes de loi (ou même
en se prévalant de l’art. 33 de la Charte pour les soustraire à la
Charte). Ce dialogue et ce processus de reddition de compte entre
organes du gouvernement, loin de nuire au processus démocratique,
l’enrichissent. »
La lecture de ce passage nous permet de comprendre que le « dialogue » que le
juge Iacobucci qualifie de « précieux » est celui entre la révision judiciaire des lois
par les tribunaux, et l’adoption des lois par le législateur. Il ne correspond
absolument pas au « dialogue » que vous proposez. En effet, la théorie du dialogue
à laquelle vous faites référence s’applique uniquement dans le cadre d’un contrôle
judiciaire de la validité constitutionnelle des lois et des règlements fait en vertu de
la Charte. Elle signifie tout simplement que les juges n’estiment pas avoir « le fin
mot sur tout »7. Ainsi, ces décisions judiciaires déclarant des dispositions de nature
législative invalide en se fondant sur la Charte « ouvrent généralement la voie à
l’adoption d’une mesure de rechange qui permet l’exercice de la volonté
démocratique mais avec de nouvelles protections des droits et libertés
individuels »8.
7
La juge en chef McLachlin de la Cour suprême du Canada a déjà déclaré vouloir souscrire à cette
théorie du dialogue concernant la relation entre les tribunaux et l’organe législatif dans le contexte
de la Charte : « Nous n’avons pas le fin mot sur tout. Nous tranchons la question juridique dont
nous sommes saisis, puis le dossier retourne au Parlement où les autorités législatives prennent la
relève. Habituellement, elles modifieront la loi ou la réédicteront ou prendront d’autres mesures,
afin de corriger le défaut constitutionnel » : « Rein In Lobby Groups, Senior Judges Suggest »,
National Post, 6 avril 2000 (traduction). Cette citation est tirée d’un document produit par le
gouvernement du Canada et disponible sur le site : http://dsp-psd.pwgsc.gc.ca/CollectionR/LoPBdP/BP/bp279-f.htm (dernière visite : 23 février 2011) : Nancy Holmes, Les droits de la
personne et les tribunaux, Division du droit et du gouvernement, novembre 1991, Révisé en octobre
2001.
8
Peter W. Hogg et Allison A. Bushell, « The Charter Dialogue Between Courts and Legislatures »,
Osgoode Hall Law Journal, vol. 35, 1997, p. 105 : « In the end, if the democratic will is there, the
legislative objective will still be able to be accomplished, albeit with some new safeguards to
protect individual rights and liberty » (traduction de Nancy Holmes, op.cit.).
Lettre à Monsieur Jason Kenney
Objet : Votre discours à l’Université de Western Ontario au sujet de la Cour fédérale
Le 25 février 2011
4
Ces quelques lignes montrent clairement que la théorie du dialogue mise de l’avant
par la Cour suprême ne s’applique que dans un contexte très spécifique et limité.
Elle n’a rien à voir avec le concept de dialogue que vous proposez et qui constitue
davantage une critique publique à l’égard des tribunaux, en plus d’une invitation
faite à la Cour fédérale de modifier sa façon d’interpréter la loi.
Le principe de l’autonomie décisionnelle des juges, qui découle de l’indépendance
judiciaire, veut que le juge soit libre de toute contrainte et de toute pression dans
le processus de réflexion qui va le conduire à sa décision9. Or, il est difficile de
concevoir l’objectif de vos propos si ce n’est de tenter d’influencer les futures
décisions des juges de la Cour fédérale.
Compte tenu de sa mission de protection du public par le soutien de
l’indépendance judiciaire et de l’autorité des tribunaux, le Barreau du Québec
souhaite donc vous rappeler que le forum de dialogue avec le pouvoir judiciaire,
pour un ministre, se situe au niveau de l’adoption de lois et de règlements.
Nous vous invitons donc à plus de retenue et de réserve à l’égard des décisions
judiciaires dans le respect de l’indépendance judiciaire et de l’autorité des
tribunaux. Nous avons fait part de nos préoccupations à votre collègue monsieur
Robert Douglas Nicholson, Ministre de la Justice du Canada, puisqu’il nous semble
qu’il est de son devoir de s’assurer que ces principes fondamentaux soient
respectés au sein du Gouvernement du Canada.
Veuillez recevoir, Monsieur le Ministre, l’expression de nos respectueuses
salutations.
Le directeur général,
Claude Provencher, LL.B., MBA
CP/gb
/0037
9
Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, Droit constitutionnel, 5e éd., Cowansville, Éditions
Yvon Blais, 2008, 1548 p., p. 832.