1 Edito - UFR LAC
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1 Edito - UFR LAC
Edito Sous une forme résumée, on trouvera dans ce deuxième numéro de Travaux en cours les communications qui ont été faites par les étudiants de Paris 7 et d’ailleurs lors des journées d’études doctorales sur Artaud, Beckett et Blanchot. La journée Artaud du 12 mai 2005 et la journée Beckett du 14 mai 2005 ont été co-organisées par Evelyne Grossman. La journée Blanchot du 13 mai 2005 a été co-organisée par Christophe Bident. Ces Travaux en cours se veulent le reflet de la vitalité et de la diversité des activités menées par les jeunes chercheurs. Ils entendent par là même contribuer à la diffusion de leurs écrits au sein de la communauté universitaire. Signalons enfin que les textes sur Blanchot sont disponibles in extenso sur le site Espace Maurice Blanchot (www.blanchot.fr). J.D. Édition : Université Paris 7 – Denis Diderot U.F.R. L.A.C. (Lettres, Arts, Cinéma) Ecole doctorale dirigée par Julia Kristeva 2, place Jussieu 75005 Paris Téls : 01 44 27 63 71 et 01 44 27 76 32 Rédaction : Jonathan Degenève 21, rue de la Mare 75020 Paris Téls : 01 46 36 82 12 et 06 60 73 90 74 Mail : [email protected] 1 Université de Paris 7 – Denis Diderot U.F.R. « Lettres, Arts, Cinéma » / Equipe « Théorie de la Littérature et Sciences Humaines » Journée d’études doctorales organisée par Evelyne Grossman et Jonathan Degenève Jeudi 12 mai 2005, salle 203 (tour 54, 2ème étage) Antonin Artaud Matin (10h / 12h) - Mariana Alexeeva (Université de Paris 8) : « Modalités cognitives des ethnographies réelles et rêvées d'Antonin Artaud » - Giuliana Prucca (Université de Paris 7) : « Evocations picturales et plastiques dans les écrits des années vingt d’Antonin Artaud » Après-midi (14h / 16h) - Natacha Allet (Université de Genève) : « Autour d’Uccello: un théâtre du moi » - Lorraine Dumenil (Université de Paris 7) : « Sémantique et pragmatique chez Artaud (signes et gestes) » - Annick Mannekens (Université Catholique de Louvain) : « Les traductions-réécritures d'Antonin Artaud, une question d’appropriation? » 2 Journée Artaud du 12 mai 2005, co-organisée par Evelyne Grossman Modalités cognitives des ethnographies réelles et rêvées d’Antonin Artaud Mariana Alexeeva Une des particularités frappantes des écrits mexicains d’Antonin Artaud reste leur côté physiquement impalpable. Remplis de mythologèmes qui traversent son esprit, ils peuvent être considérés aussi irréels1 que ses récits imaginaires sur les îles Galápagos. L’ambiguïté du rapport de ces expériences tangibles et fantasmagoriques à la fois et des textes qui en sont nés est exprimée dans le titre de cette communication. Afin d’éclairer notre propos encore plus, nous présenterons les « modalités cognitives » du discours comme une somme de marqueurs textuels (grammaticaux, lexicaux, syntaxiques ou autres) qui découvrent pour nous les rapports que le sujet entretient avec ce qui se donne à sa perception au moment « présent » de l’expérience par rapport à sa mémoire (le passé, réel ou imaginaire) ou par rapport à sa capacité de projeter (le futur). Raymond Roussel ayant beaucoup voyagé disait avoir tiré l’essentiel de ses livres de son imagination comme beaucoup d’autres écrivains-voyageurs. Antonin Artaud prépare longtemps à l’avance la trésorerie de son imaginaire en lisant tout ce qu’il peut trouver sur les Tarahumaras. Loin de chercher à rendre son histoire personnelle ethnographiquement utilisable, savante ou à en faire un récit fictionnel, il la structure selon un paradigme où son réel est opposé au réel « ordinaire » de la civilisation occidentale, comme une réalité vivante à une réalité morte. Et tout de même, le réel d’Antonin Artaud ne s’ouvre pas au lecteur en invoquant le côté sensible et immédiat du vécu. Puisque c’est un réel particulier – un réel d’un sujet « en quête du savoir » –, on pourra l’appeler le « réel connectique ». L’analyse des écrits sur les indiens Tarahumaras répartis sur 12 ans de sa vie, de 1936 à 1948, montre que le langage de ces textes est de manières différentes marqué par diverses modalités décrites entre autres par V.P. Roudnev2 et connues dans la tradition logique (aléthique, déontique, axiologique, spatio-temporelle, épistémique). En étant placée en dehors de la spatio-temporalité ordinaire, la présence du sujet dans le texte est presque toujours imprégnée par des verbes épistémiques qui expriment diverses états d’oscillation entre le savoir et le non-savoir, ce qui rend déjà le dit très éloigné du réel : « Où j’ai déjà entendu […]» ; « On ne peut plus douter d’être parvenu […] », « […] et il semble que la légende […] » ; « Quand on sait que le culte astronomique du soleil […] » ; « […] mais jamais je ne les ai vus pulluler dans la Nature, comme au sein de la Montagne Tarahumara […] » ; « quand on sait cela et qu’on entre tout à coup dans un pays littéralement hanté par ces signes […] on se sent troublé comme si on était arrivé à la source d’un mystère. » ; « Mais si on pense en plus que la Sierra Tarahumara […] » ; « Ceci étant dit, il m’a paru plus qu’étrange que le pays où la tradition des Mages porteurs de feu […], soit aussi celui dont le bruit coloré […] »3 En évitant ainsi les références corporelles immédiates, le sujet d’Artaud parle d’une manière distanciée des faits qui s’imposent à son esprit récepteur et quelque peu passif par rapport aux événements qui lui arrivent. Le corps ici n’est qu’un moyen de s’orienter dans l’espace qu’il est en train de connaître : « Quand on entre dans ce pays et qu’on voit […] » ; « et que, se baissant, on entend monter à ses pieds le fracas d’une cascade […] » ; « et qu’on monte jusqu’au découvrir autour de soi un cercle immense des 1 Fl. De Mèredieux :« […] une illocalité fondamentale, l’impossibilité à être et à se sentir : en aucun lieu. Artaud est bien alors “sans Orient, ni Occident”. », Antonin Artaud, Voyages, Blusson, 1992, p. 26. 2 V.P. Roudnev, « Modalités, caractères et mécanismes de la vie », in Magazine psychologique de Moscou, №1, 2001, http://magazine.mospsy.ru/mpj.shtml 3 « Le pays des Rois Mages », Les Tarahumaras, cité d’après Artaud, Œuvres, Gallimard, Quarto, 2004, pp. 751-753. 3 sommets » ; « Nous sommes loin de l’actualité guerrière et civilisée du monde moderne […] » ; « […] car ici il n’y a pas de légendes […] », « […] et qu’à l’instant même où j’écris on ne cesse d’en retrouver encore […] » Les verbes de mouvement ou de perception ne déguisent ici en apparence aucune qualité du senti ou du fait. Pourtant les pôles de la rose axiologique d’Artaud sont assez nets dans chaque phrase. Il est également clair que des « nous » et des « on » ne sont pas totalement neutres, mais qu’au contraire ils s’imposent au lecteur avec la même insistance que ceux du discours d’un prêtre ou un gourou. De cette façon, les textes se situent en même temps dans plusieurs encadrements modaux qui transportent le dit dans une multitude de « mondes possibles » de l’imaginaire. Ce dernier ne s’oppose pas au « réel», ce qui ferait de lui le domaine du « faux », mais devient un élément dynamisant et organisateur qui relie les images entre elles en leur conférant une mobilité dans les mondes que le sujet se pose comme les « vrais », « nécessaires», « possibles », « connus », etc. Pour que ces mondes tiennent, le sens devrait se présenter comme une relation ou comme des nœuds de relations. Ce sont ces liens qu’Antonin Artaud établit et noue au cours de son périple textuel mexicain qui dure presque jusqu’à la fin de sa vie. Ainsi, il y a pour Antonin Artaud un « vrai » réel qui forme un continuum avec le monde de la pensée et de l’imaginaire, qui relie le raisonnement, la Science et l’art, et où, dans la vibration des ondes de lumière selon les Nombres-Principes, on peut retrouver la couleur bleu des Nativités et « lire avec les fibres affectives de l’âme » ce qu’on peut lire « en même temps avec la haute Science rationnelle de l’esprit.4 » Mais il y a aussi un autre « réel » décadent de l’actualité « guerrière parce que civilisée » dont les éléments ont la tendance à se désorganiser. Ce réel – irreprésentable, insoutenable – qui ne peut être mis ni en images, ni en symboles, ni être exprimé en mots, devient ce résidu qu’il faut évacuer, c’est un déchet pour lequel Antonin Artaud était particulièrement « mal né ». Dans les textes mexicains d’Antonin Artaud, toute réalité temporelle s’efface et le monde qu’on y découvre, abondant de détails ethnographiques, cesse d’être discontinu. Il n’est plus peuplé d’objets et d’actions remplissant hasardeusement le champ visuel de l’observateur-participant, mais il développe un réseau de relations récurrentes qui forment un système à caractéristiques d’une œuvre musicale : non seulement le thème et le leitmotiv, mais la syntaxe et la grammaire multidimensionnelles reviennent, comme dans un dessin créé d’après les principes de la géométrie fractale, sous différentes formes et schémas toujours reconnaissables et qui peuvent être considérés comme les « blends » du cognitivisme. Voici un schéma très simplifié qui pourrait représenter ces structures (itératives dans les autres textes) du tout premier texte des Tarahumaras, « Le pays des Rois Mages » : Perte du naturel Fanatisme Humanisme Religion Renaissance Bleu Nativités = peintres Pré-Renaissance = Esotérisme universel = Nombres-Principes = Nature Rois Mages = Hommes porteurs de feu = Science Solaire = mathématiques = astronomie = signes Les exemples des autres textes (que nous ne pouvons pas tous citer ici) permettent de conclure que les mêmes phénomènes – que ce soit des objets, des caractéristiques ou des situations – existent en plusieurs couches modales et temporelles en même temps. Dans les textes d’Antonin Artaud, à la différence d’une description ethnographique traditionnelle, le futur et le passé, la réalité quotidienne et le surréel sont de la substance identique qui se transforme comme la composition des cristaux colorés dans un caléidoscope : les mêmes éléments de base disposés chaque fois sous un angle légèrement différent (modalité) créent des images exceptionnellement surprenantes. L’étude de ces éléments et de leurs déclinaisons dans la langue représente une partie essentielle de notre recherche. 4 « Le pays des Rois Mages », Les Tarahumaras, cité d’après Artaud, Œuvres, Gallimard, Quarto, 2004, p. 753. 4 Mariana Alexeeva prépare une thèse sur « Les modalités cognitives des ethnographies réelles et rêvées d’Antonin Artaud, Henri Michaux et Michel Leiris » sous la direction de Christian Doumet à Paris 8. En préparation : « Russian conceptual sphere in the metaphorical system of Sarraute’s L’Enfance or Hybrid metaphors in the uncertain realities of Nathalie Sarraute » (Conference Literature and the Cognitive Sciences qui aura lieu à Connecticut University, du 6 au 9 avril 2006) Mail : [email protected] 5 De Paolo Uccello à Cimabue : de la tête au ventre. Essai de visualisation de la pensée organique chez Artaud Giuliana Prucca L’art serait, en paraphrasant le Deleuze de Critique et clinique, l’envers, le dehors de la littérature, ce qu’on voit au-delà et entre les mots. Ce serait aussi, selon Le Théâtre et son double, le modèle de référence pour une écriture qui veut reconquérir sa matérialité, permettant « la substitution à la poésie du langage, d’une poésie dans l’espace ». Mon travail de recherche s’est donné l’objectif de trouver dans l’œuvre figurative de certains artistes un moyen de visualiser les écrits d’Artaud et d’en spatialiser l’esprit fluctuant. A partir d’un sentiment de forte plasticité, de puissance visionnaire de la parole artaudienne, qui a su conserver sa valeur et son contenu d’image, capable de faire surgir une figure, une vision précisément, de produire sur le papier un véritable espace pictural et plastique, cet objectif s’est transformé en tentative de lire Artaud comme l’on regarderait un tableau et de trouver dans le corps le point de rencontre entre cette lecture et cette vision. Dans ses lettres, ses « sorts », ses « dessins-écrits », où la lettre et le signe graphique procèdent d’un même geste de la main, ce qui sanctionne l’origine commune de l’écriture et de la peinture, ainsi que dans ses comptes rendus de livres et de tableaux qu’il admire aux Salons parisiens ou dans les textes inspirés des toiles de Paolo Uccello et de Masson, émergent l’exigence d’Artaud d’un espace unique, indifférencié et interchangeable pour l’art et la littérature et son refus des limites et des séparations imposées aux genres différents, ce qui assurerait cette « circulation des arts » qu’il a toujours poursuivie dans le but de parvenir à un langage qui soit expression intégrale et authentique de sa pensée inséparable de son corps. Le corps représenterait le fil conducteur qui unit Artaud et les artistes les plus disparates de sa personnelle, et transversale, histoire de l’art, qui va de Cimabue à Klee, de Paolo Uccello à Masson, de Giotto à Picasso, de Grünewald à Watteau, de Rodin à Giacometti : corps en tant qu’objet représenté et sujet d’art, mais aussi en tant que lui-même signe, forme et non pas seulement contenu ; corps qui se veut modèle pour un art plus vivant, plus proche de l’expression intérieure, et corps qui se modèle lui-même sur l’art, sur sa structure matérielle, comme une toile, un tissu fait pourtant de l’entrelacs de fibres, de nerfs, de muscles. Par ce qu’on appelé une « poétique du filament », par une sorte de vocabulaire filandreux, se référant aux poils, aux ramifications végétales, aux nervures corporelles, Artaud a tenté de lier les couples antinomiques qui le hantent : la tête et le ventre, l’esprit et le corps, d’une part ; l’art et la littérature, de l’autre. Autrement dit, d’une façon plus générale, la vie et la forme. A partir de cette poétique on a essayé de tracer plastiquement ces unions, ces parcours de rencontre, de dessiner une sorte de parabole qui va du corps au corps. Un parcours qui voit d’abord l’évolution de Paolo Uccello vers la conquête de son être complet et la définition du corps artaudien, un corps de Passion, de rencontre, lucide et consciente, donc douloureuse, d’esprit et de chair, où la pensée se fait organique et les moelles acquièrent finesse intellectuelle et où les fonctions réciproques et parallèles entre la tête et le ventre se montrent visiblement dans les torsions des muscles, les faisceaux de l’estomac, les grimaces du visage du Christ de Cimabue. Ce chemin se poursuit vers le tableau d’André Masson, L’Homme, inspirant directement deux textes d’Artaud dans lesquels l’identité, la superposition plastique entre la tête et le ventre semble enfin se réaliser. Du corps « morcelé » renvoyant, par un jeu de reflet entre forme et fond, à une écriture également intermittente et fragmentée, jusqu’au corps « entier », qui se complète par une seule image et se donne par un seul geste. Du corps qui crée, donc se sépare de lui-même et s’éparpille dans le monde des formes extérieures, jusqu’à la création incorporée, à l’œuvre ventriloque de Paolo Uccello, Masson et Artaud qui parle du et par le corps, de et par son centre, un centre toutefois dynamisé, un « ombilic » qui est pourtant des « limbes ». 6 Des yeux et des mains de Giotto et de Rodin, instruments de connaissance et création saisissant le réel, aux mains crispées, fin du corps et début du vide, lieu interstitiel de vie, mort et renaissance, des personnages de Grünewald et Cranach, jusqu’à l’œil intérieur, à la vision intériorisée de L’Homme de Masson et à La Main ouverte, abandonnée de Giacometti, qui n’étreint plus rien et nie la création. De la bouche contractée, elle aussi crispée, inscrivant en elle le « cri », des femmes de la crucifixion de Mantegna aux bouches fermées ou même effacées de derniers dessins d’Artaud et des Baigneuses de Cézanne, jusqu’à la langue arrachée de Paul les Oiseaux, qui voudrait peut-être signifier le silence de l’art. De cubistes-expressionnistes, donnant une vision rapprochée, énumérant presque les organes au vif, décomposés dans leur contenu ainsi que dans leur forme, les premiers textes artaudiens deviennent surréalistes, désireux d’une fusion avec le tout, ils se font véritablement plastiques, « d’ineffable plasticité », comme il le dit à la fin de L’Art et la mort. Une écriture plastique – parole ambiguë, se référant aux formes artistiques et, à la fois, à celles physiques – pourrait en effet permettre la réunion de toutes les séparations, la fusion du corps morcelé dans la complétude d’une image unique, d’une forme pure, comme celle que Paolo Uccello recherche, d’une figure, même corrodée, comme l’Homme qui marche de Giacometti ou celui dé-figuré de Masson, d’une figure pourtant entière qui retrouve précisément dans sa réduction en chair, os et nerfs l’intégrité de l’être. La métaphore filandreuse revient, mais pour délinéer aussi une poétique de la consomption physique, d’une part, et tracer un parcours de dépouillement artistique et spatial, de l’autre. L’art s’amincit, devient de plus en plus transparent afin de montrer directement son essence, ne communiquant que ce qui se cache derrière, dedans, au début et au bout de toute création, de tout parcours : le corps, corps artaudien qui se suffit, n’a plus besoin de parler et trouve dans l’image – toujours image du corps, en paraphrasant Masson – cette parole qui est un silence que tout le monde comprendrait. Après une maîtrise binationale entre les universités de Turin et Chambéry et un DEA à Paris 7 consacré à la question de la forme et de l’informe chez Artaud, Giuliana Prucca a été reçue au concours publié par l’Università degli Studi de Turin pour le doctorat de recherche en langue et littérature française, où elle continue de s’occuper des rapports entre l’écriture et les arts visuels. Sa « tesi di laurea », Antonin Artaud. Evocations plastiques et picturales dans les écrits des années vingt, vient de paraître chez les Editions Aracne de Rome. Mail : [email protected] 7 Autour de Paolo Uccello : un théâtre du moi Natacha Allet Les grands dessins d’Antonin Artaud et particulièrement ses portraits et ses autoportraits constituent à mes yeux des ébauches du théâtre de la cruauté tel que l'artiste le rêve entre 1946 et 1948, au même titre que ses textes poétiques et ses manifestations publiques. Ils sont la trace active d’une performance en partie imaginaire qui précède ou accompagne le geste conjugué du dessin et de l’écriture, et que la double série de lectures à la galerie Pierre, à la façon d’un rituel profane, vient rejouer. À les observer de près, il apparaît que les visages qu’ils figurent se défont et laissent place à de véritables scènes graphiques où l’artiste joue en quelque sorte sa propre apparition. À cette période tardive, le théâtre de la cruauté semble ainsi se confondre en grande partie avec ce que l’on pourrait appeler métaphoriquement un « théâtre du moi » – dont le mode serait celui de l’incarnation, au sens où l’entend Artaud en 1946, et non celui de l’expression. On peut opposer ces deux catégories, en disant que l’incarnation ne s’exprime pas « au dehors », bien qu’elle suppose un arrachement à soi, mais qu’elle s’enkyste dans un corps ou une matérialité scénique qui vaut pour un corps ; elle n’établit pas véritablement une communication, mais elle se donne en spectacle. Le théâtre de la cruauté qui vise explicitement à refondre l’anatomie de l’homme se déprend dans tous les cas de l’art proprement dramatique et s’achemine vers une pure performance, celle de l'artiste lui-même. Si Artaud parle bien de théâtre au sens propre lorsqu’il écrit « L'évolution du décor » en 1924, « Le Théâtre Alfred Jarry » (1926-1930) ou Le Théâtre et son Double (1935), il lui arrive de se placer dans une perspective qui préfigure ses élaborations tardives, en donnant forme au drame mental intitulé « Paul les Oiseaux ou la Place de l’Amour » par exemple, qui pose la question du devenir personnage, ou en évoquant le travail de création de soi auquel se livre l'acteur, dans « Un athlétisme affectif ». Mais c’est peut-être dans une série de textes portant sur la peinture (celle de P. Uccello, d’A. Masson, de J. de Bosschère) que se met en place avec le plus d’évidence un théâtre du moi. Le poète en effet se retrouve avec plus ou moins de bonheur dans chacun de ces tableaux où le peintre, observe-t-il au sujet de Masson, est lui-même « pris comme une mouche ». Aussi se projette-t-il momentanément dans les traces d’un autre corps inscrites à même la toile. Sous cet angle, un lien se tisse à mon sens entre le personnage ou le rôle, la figure mythique (celle d'Uccello ou d’Abélard, à cette période) et la configuration plastique offerte par tel ou tel tableau. Les trois textes qu’Artaud consacre à Paolo Uccello sont très différents les uns des autres. La première version de « Paul les Oiseaux ou la Place de l'Amour » (avril 1924) se définit comme un poème puis comme un drame mental, et la seconde, celle de L'Ombilic des limbes (février 1925), épurée, se veut le scénario d’une pièce de théâtre surréaliste ; « Uccello, le poil » (décembre 1926) quant à lui est un poème en prose, figurant dans L'Art et la mort. L’ensemble qu’ils forment n’est pourtant pas aléatoire. Articulés les uns aux autres problématiquement, ils présentent cet intérêt de faire varier les théâtres du moi tout en autorisant entre chacun d’eux un certain nombre de passages. Ils instaurent ce faisant une rivalité entre peinture et théâtre, et la résolvent d’une manière qui éclaire à mon sens le statut des dessins tardifs. Pour parler vite, la première version de « Paul les Oiseaux » pose un problème, celui de l'inscription de soi dans une œuvre, et tâche de le résoudre sur le mode de la fusion avec une figure mythique (ou un personnage). Tout en désignant les limites de la perspective, le poète mime activement le mouvement d’arrachement à soi qu’opère Uccello dans cette pièce, Uccello qui aurait voulu être « sans aucune espèce d'apparence et dépourvu de tout corps … , sans aucun lieu de l’espace où marquer la place de son esprit », Uccello qui « peu à peu se détache de lui » pour rejoindre son mythe, Paul les Oiseaux. La seconde version de ce drame marque en revanche le temps d'une crise. Le personnage du peintre y incarne en effet l’Esprit détaché (et l’on se souvient des premiers mots de L'Ombilic des Limbes : « Je n'aime pas la création détachée. Je ne conçois pas non plus l’esprit comme détaché de lui-même »). Il se débat « au milieu d'un vaste tissu mental où il a perdu … jusqu’à la forme et à la suspension de sa réalité ». Il s’évapore dans son mythe, et 8 devient simultanément une figure néfaste de double. À l’expérience glorieuse de la fusion de soi et de l’autre se substitue par conséquent celle de la possession, du doublage. Artaud oppose significativement au problème d’Uccello son propre problème, celui de s’être « découvert mauvais acteur » dans Surcouf, soit de s’y être vu dédoublé, dans une incarnation échouée. Il forme des vœux pour « se penser autre part que là (chez André Masson par exemple … , dans sa peinture) », circonscrivant ainsi le lieu d’une incarnation réussie. « Uccello, le poil » enfin apporte la résolution de la crise. Aux lignes virtuelles qui obsédaient Uccello, dans ses recherches sur la perspective, Artaud substitue une rêverie sur le poil, le cil, la trace, dans une espèce de dialogue imaginaire. Il se livre ainsi à une réécriture du mythe, il le rejoue, mais il reste toutefois dans une relation distanciée au peintre, et apaisée (« toi qui as eu la préoccupation terrienne et rocheuse de la profondeur, – moi qui manque de terre à tous les degrés »). Uccello apparaît comme celui qui a su s’incarner dans l’espace de la toile (« Car, je le sais, tu étais né avec l’esprit aussi creux que moi-même, mais cet esprit, tu pus le fixer sur moins de choses encore que la trace et la naissance d’un cil »). Artaud, lui, ne se projette certes plus dans la figure mythique du peintre, mais dans sa peinture – une bouche ouverte, un cri, une langue –, qu’il fantasme plutôt qu’il ne décrit. Il parvient donc à prendre corps, ne serait-ce qu’un instant, celui de l'écriture, dans la surface accueillante de la toile. Dans la perspective d'un théâtre du moi, la peinture excède donc sa valeur de modèle pour le théâtre. Natacha Allet enseigne actuellement à l’Université de Genève en tant qu’assistante au Département de Français Moderne, où elle prépare une thèse intitulée Antonin Artaud : les théâtres du moi, sous la direction de Laurent Jenny. Son ouvrage : « Le gouffre insondable de la face ». Autoportraits d’Antonin Artaud, Genève, Éditions La Dogana, coll. « Images », 2005. Parmi ses derniers articles : « Michon, Van Gogh, Artaud : entre mythe et réalité », in La Voix du Regard, Paris, octobre 2005. Mail : [email protected] 9 Artaud, signes et gestes Lorraine Dumenil Nous aimerions proposer ici quelques pistes de réflexion autour de la manière dont se tressent, dans l’œuvre d’Antonin Artaud, deux régimes expressifs qui paraissent opposés : d’une part une pensée « sémiotique », qui s’articule autour de la recherche d’un « nouveau langage » capable de traduire la pensée et le vécu du sujet, et d’autre part une pensée « pragmatique »5 où il ne s’agirait plus de signifier mais de se signifier corporellement, au travers du geste, dans un agir poétique. Malgré un infléchissement chronologique assez sensible qui irait dans le sens d’un congé progressif donné au procès de la signification au profit d’une affirmation toujours plus forte de la valeur du geste, il nous semble cependant que ces deux régimes de pensées s’entremêlent et se chevauchent tout au long de l’œuvre d’Artaud, empêchant toute capture (logique, critique, signifiante) de cette pratique en un discours rétrospectif qui prétendrait en rendre raison. Nous tenterons donc de dégager quelques grandes lignes où affleurent et s’opposent ces deux notions entre lesquelles évolue la pensée expressive d’Artaud que sont le signe et le geste. Il convient tout d’abord de rappeler à quel point la question de la traduction de la pensée en un système signifiant a été importante chez Artaud, et comment elle a orienté sa pratique artistique vers une recherche constante de nouvelles formes expressives. Ainsi, dès la Correspondance avec Rivière, Artaud pose les jalons du problème dans lequel s’origine sa poésie : d’une part il se plaint d’un manque de « cristallisation des choses en des formes et avec des mots »6, c’est-à-dire d’une incapacité à « cristalliser » sa pensée, à l’exprimer au dehors, mais d’autre part, en ce que cette parole insuffisante n’est que le revers d’une pensée trouée, elle-même incapable de se rassembler sur elle-même, il fait valoir ces « lambeaux » que sont ses poèmes : « Ces tournures, ces expressions mal venues que vous me reprochez, je les ai senties et acceptées […], elles proviennent de l’incertitude profonde de ma pensée ». Ainsi l’« éparpillement » des poèmes serait le meilleur signe de « l’érosion de la pensée »7. Si cette tentative de créer un « nouveau langage » apte à transcrire la vérité du sujet que l’on lit dans les recherches stylistiques du Pèse Nerfs et de la Correspondances avec Rivière se poursuit tout au long de l’œuvre d’Artaud, notamment dans la « tentative anti-grammaticale » de L’Arve et l’Aume, elle se voit également prolongée dans d’autres systèmes sémiotiques que le langage discursif, comme le langage physique du théâtre, le langage visuel du cinéma ou encore l’invention des glossolalies où la voix s’expose dans le champ de l’écrit. La découverte du cinéma est en ce sens fondamentale. Ce « nouveau » médium se voit investi par Artaud d’un potentiel extraordinaire car il serait capable de communiquer directement la pensée sans passer par le langage discursif : « il ne s’agit pas de trouver dans le langage visuel un équivalent du langage écrit dont le langage visuel ne serait qu’une mauvaise traduction, mais bien de faire oublier l’essence même du langage et de transporter l’action sur un plan où toute traduction deviendrait inutile et où cette action agit presque intuitivement sur le cerveau »8. Le cinéma reposerait ainsi sur la mise en œuvre d’un « langage inorganique qui émeut l’esprit par osmose et sans aucune espèce de transposition dans les mots […], hors de toute représentation »9. De la même manière, si le langage du théâtre est décrit à maintes reprises par Artaud dans Le théâtre et son double comme supérieur au langage simplement discursif, c’est parce qu’il « s’adresse non seulement à l’esprit mais aux sens »10. C’est un « langage unique » qui comprendrait tous les langages existants : « le théâtre n’est dans rien mais se sert de tous les langages : gestes, paroles, feus, cris […]. Et la fixation du théâtre dans un langage indique à brefs délais sa perte »11. Si le terme de geste trouve ici l’une de ses premières occurrences, il nous semble cependant qu’il reste 5 6 En détournant ce terme du sens qu’il a dans la pensée austinienne. Artaud, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », sous la direction d’Evelyne Grossman, 2004, p. 78. 7 8 9 10 11 Idem. A propos de La coquille et le clergyman, ibid, p. 241. Ibid., p. 256. Ibid., p. 578. Idem, p. 508. 10 tributaire d’une pensée sémiotique puisqu’il est censé constituer un langage plus concret que le langage discursif qu’il aurait alors pour tâche de compléter. Cependant, parallèlement à ce régime sémiotique se déploie dans l’œuvre d’Artaud un autre régime, qui ne chercherait pas à traduire mais à manifester directement la pensée, voire à la faire advenir dans ce qui se donne non plus comme un signe mais comme un geste. Si Artaud développe par certains aspects de son œuvre un certain pan-sémiotisme qui confère de grands prestiges au signe, il se méfie en effet de la fixité inhérente au procès de la signification. Ainsi, bien qu’il accorde aux signes magiques qu’il fait « dans son corps » ou qu’il dessine sur les pages des cahiers de Rodez un pouvoir immense (puisque c’est à partir de ces signes que se constituera le processus de « réfection » du corps propre qui est la grande affaire des Cahiers), il se méfie toutefois du caractère figé du signe. Il constate ainsi qu’il lui faut constamment répéter ses signes et les faire varier pour qu’ils soient efficaces. Or un signe à chaque fois nouveau n’est plus un signe, c’est un geste ; et dans ce geste se lie l’utopie artaldienne d’une immédiateté signifiante et efficace du corps qui viendrait s’opposer au caractère nécessairement médiat du procès de signification. Ce geste pourrait alors s’appréhender comme un signe du corps, signe non archivique qui ne serait plus pris dans le procès de signification qui est celui de la langue (vouée à la répétition et à l’archive) mais immédiatement signifiant en tant qu’il serait une manifestation du corps. D’où l’importance de la voix, du souffle, du cri : s’y délivre le timbre d’un corps, voix de l’affect, signal mieux que sens qui donne littéralement à entendre le sujet. Dans cette voix se manifeste en effet la présence immédiate du sujet en son corps et l’expression qui renoue avec un fonctionnement corporel devient alors une énonciation qu’on peut dire performative, un geste qui permet au sujet de s’atteindre et non plus de se figurer dans un mouvement réflexif. Ancienne élève de l’E.N.S.-lsh, Lorraine Dumenil est agrégée de lettres et poursuit actuellement un travail de doctorat consacré aux « pratiques de soi » chez Antonin Artaud et Henri Michaux sous la direction d’Evelyne Grossman. Elle a participé au numéro spécial du Magazine littéraire de septembre 2004 consacré à Artaud et publié un article sur le Codex Artaud de Nancy Spero dans le numéro d’octobre 2005 de La Voix du regard. A paraître début 2006 : « Les modalités du déplacement des activités créatrices chez Antonin Artaud et Henri Michaux » dans un numéro spécial dédié à « l’écriture picturale » publié par l’Université de Sfax. Mail : [email protected] 11 Les traductions-réécritures chez Artaud : une question d’appropriation ? Annick Mannekens Dans sa recherche d’un nouveau langage, Artaud s’essaie à plusieurs écritures, dont ce que nous voudrions appeler la « traduction-réécriture »12. En effet, bien qu’il s’agisse d’une activité scripturale – à première vue – périphérique, pour certains textes, Artaud a eu le besoin de passer par des textes d’autres auteurs. Cette activité est récurrente dès les premiers écrits et elle parcourt une partie considérable de l’œuvre du poète. Ce passage par des textes exogènes nous permet, en effet, d’aborder certaines questions essentielles chez Artaud sous un angle différent. L’attitude accaparante d’Artaud par rapport à certains auteurs – qui doivent être considérés comme des modèles d’Artaud plutôt que comme doubles – est, en effet, un des moyens pour (re)trouver ce dont il a été « dépossédé » à sa naissance. Artaud passe par ces « modèles » en se les appropriant pour pouvoir se désapproprier. Cette « dépropriation » est, selon Philippe LacoueLabarthe, l’expérience, « l’épreuve de son altérité et de son étrangeté » nécessaire (conditione sine qua non) pour s’approprier comme tel, « revenir à soi »13. Aussi le choix du modèle ne peut-il être aléatoire. Il faut un modèle digne d’être « imité ». Le mouvement accapareur d’Artaud peut être compris comme le geste mimétique analysé par Lacoue-Labarthe. Il s’agit, en effet, non de re-production mais de production. Imiter équivaut à créer. Et, selon Philippe Lacoue-Labarthe, imiter signifie se désapproprier. Dans la logique hyperbolique et paradoxale qui définit la mimésis, selon Philippe Lacoue-Labarthe, plus j’imite, de cette imitation active, productrice « qui ne se laisse à aucun moment soumettre au modèle qui est le sien, mais qui l’élabore en toute connaissance de cause », « plus je me désapproprie, plus c’est moimême, de moi-même, que je construis »14. En s’appropriant son modèle, Artaud se fait sien l’autre duquel il se désapproprie pour s’assimiler soi (et non soi-même) sans s’identifier à ses modèles. Nous avons essayé de démontrer ce mécanisme à partir d’une des « traductions-réécritures » d’Artaud, à savoir, « Paul les Oiseaux ou la Place de l’Amour, texte pour lequel Artaud s’est basé sur une des Vies Imaginaires de Marcel Schwob, sans toutefois faire référence au nom de l’auteur. « Paul les Oiseaux ou la Place de l’Amour » a été publiée en 1925 dans l’Ombilic des Limbes (I*, 54-56). Il y a de ce texte trois versions : la première date de 1924 (mais n’a jamais été publié du vivant d’Artaud) et est assez différente de la version qu’Artaud retravaille pour l’Ombilic des Limbes (I**, 9-13). La troisième version « Uccello, le poil » (I*, 140-142) est publiée en 1926 dans la Révolution surréaliste et reprise dans l’Art et la Mort (1929). En s’accaparant le texte de Schwob, Artaud fait admettre à son premier Paolo Uccello l’autre en soi par un glissement identitaire (I**, 10) qui va de pair avec un glissement de langue. Paolo Uccello devient Paul les Oiseaux. Il y a alors, par rapport au peintre, abandon de la langue maternelle et immersion dans l’étranger. Cette idée d’abandon de la langue maternelle mêlée à un glissement d’identité se retrouve également dans le second Paul les Oiseaux (texte de 1925 publié dans l’Ombilic des Limbes) quand le narrateur (Artaud) jette une série d’impératifs à la figure d’Uccello (I*, 54). Mais, là déjà, Artaud – dupe de sa propre lucidité – remettra en question l’idée de l’appropriation de modèles. Un an après la première version de Paul les Oiseaux, le passage par des modèles ne lui semble plus envisageable comme moyen se (re)trouver. Dans ce texte de 1925, Artaud reproche à Uccello – qui ne devient pas Paul les Oiseaux, mais qui reste au stade larvaire – de le vampiriser, lui, Artaud (I*, 55). Dans la dernière version, la problématique de rattachement à l’autre reste au stade du fantasme. Il n’y a plus aucun envoi au texte de Schwob. L’appropriation ne se fait plus. 12 Sans prétendre que le concept de « traduction-réécriture » soit indispensable face à l’œuvre d’Artaud, nous pensons que, défini à l’aide de la mimèsis lacoue-labarthtienne et de l’approche de la traduction par Gilles Deleuze, il peut nous aider à comprendre cette stratégie d’écriture artaudienne. 13 L’Imitation des modernes. Typographies II, Galilée, Paris, 1986, p. 79. 14 Ibid., p. 102. 12 La « traduction-réécriture » de « Paolo Uccello » – et par extension, tous les textes d’Artaud qui passent par des textes exogènes – semble, d’une part, résulter d’une volonté mimétique ayant son origine dans un besoin existentiel (en tous cas pour les textes des années 20 et 30. Dans les textes écrits après Rodez, il y a encore accaparement de textes mais le processus est différent). Il s’agit, pour Artaud, de (re)trouver son moi, et de le dire à partir de l’écriture, en passant par/à travers des textes écrits par d’autres. Or plus ces deux activités – à savoir la recherche de soi et la « traduction-réécriture » – se confondent, plus Artaud s’affirme « géniteur-non engendré », plus il se positionne comme un absolu, refusant tout modèle. En 1946, il dira dans un texte écrit après son internement à Rodez : « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère » (OC XII, 77). D’autre part, les « traductions-réécritures » sont pour Artaud une des stratégies d’écriture dans sa quête d’un nouveau langage capable d’exprimer le plus profond de son moi. Aussi, le traducteur se fait-il auteur, la paternité du texte revenant à « l’auteur-traducteur ». Le « modèle » semble donc s’avérer fécond dans la mesure où il supplante l’idée d’« original » dans le sens d’originel, dans le sens d’une antériorité. Pour ce qui est des « réécritures » artaudiennes des années 20 et 30, de la même façon qu’Artaud se positionne comme individu « géniteur non-engendré », il gomme le modèle « générateur » dans l’acte même où il « réécrit » (« génère»). Cet acte d’appropriation permet alors à Artaud de « se » penser comme original originel. Annick Mannekens enseigne actuellement à la Lessius Hogeschool à Anvers en tant qu’assistante au Département des Traducteurs-Interprètes. Elle prépare une thèse à l’Université Catholique de Louvain consacrée à Artaud et la traduction, sous la direction de José Lambert (titre provisoire : Les « traductions-réécritures » chez Antonin Artaud : stratégies d’écriture dans la dynamique de son oeuvre.) A paraître : « Le concept de mimésis : une clé à la définition des réécritures d’Antonin Artaud » dans les Actes du 4ème colloque international EST « Doubts and directions » tenu à Lisbonne les 26, 27, 28, 29 septembre 2004. Mails : [email protected] [email protected] 13 Université de Paris 7 – Denis Diderot U.F.R. « Littérature, Art, Cinéma » / Equipe « Théorie de la Littérature et Sciences Humaines » Journée d’études doctorales organisée par Christophe Bident et Jonathan Degenève Vendredi 13 mai, salle 203 (tour 54, 2ème étage) Maurice Blanchot Matin (10h / 12h) : - Zakir Paul : « Traduire la politique » - Julien Santoni : « Lecture psychanalytique de Thomas l'obscur » - Jérémie Majorel : « Les portraits dans Aminadab » Après-midi (14h / 17h) : - Sylvain Santi : « Blanchot mythologue » - Tom Van Imschoot : « La lecture à corps distrait (Blanchot et Iser) » - Maud Hagelstein : « La genèse phénoménologique du concept de neutre » - Karl Pollin : « Erotisme et neutralité dans les récits » 14 Journée Blanchot du 13 mai 2005, co-organisée par Christophe Bident Traduire la politique Zakir Paul Le mot de politique, lorsqu’il est prononcé dans la même phrase que le nom de Maurice Blanchot, suscite des réactions d’une gamme étonnante. Elles vont de l’incrédulité à la fatigue en passant par la mésentente et le soupçon. La question est le désir de la pensée, selon Blanchot, la réponse le malheur de la question. C’est pour cela que je me limiterai à poser des questions sur la tâche de traduire les écrits politiques qui résistent par leur forme fragmentaire même à toute attribution d’autorité singulière, à la mise en livre, à l’esprit de l’anthologisation. Comment peut-on travailler sur l’écriture murale ? Car il s’agit ici avant tout d’un « mode qui n’est ni inscription ni d’élocution […] », qui n’a « pas besoin d’être lu mais qui » est là « comme défi à toute loi, les mots de désordre, les paroles hors discours qui scandent les pas, les cris politiques – et des bulletins par dizaines […] tout cela qui dérange, appelle, menace et finalement questionne sans attendre de réponse, sans se reposer dans une certitude, jamais nous ne l’enfermerons dans un livre qui même ouvert tend à la clôture, forme raffinée de la répression »15. Il vaut mieux dire dès le début « l’impertinence » de l’acte de publier sous le nom de Blanchot ces textes, acte doublement traître par la traduction. Car comme on le sait, « les langues ne sont jamais contemporaines : comment maintenir dans une traduction cette différence de niveau historique ? »16. Deux infidélités donc. Le livre et sa traduction. Les problèmes de traduire la politique entraînent un questionnement de la traduction au sens le plus large – du contexte historique, de la traduction vers d'autres langues et vers une praxis. Peut-on dire à partir d’instances de ces interventions politiques que Blanchot lui-même avait une politique? Y a-t-il politique sans répétition? Sans communauté ? Hors contexte? Une troisième platitude se cache dans l’idée d’unité de la politique, conçue non pas comme une exigence de contestation infinie, mais comme une stance, historiquement localisable, nommable. Dès la première lecture de Blanchot, on retient le refus comme le geste caractéristique du politique. Un refus qui est peut-être avant tout un refus des récits historiques riches en leçons politiques. Pour Blanchot, 1940, 1958, 1968 n’importent pas à cause de ce qui s’est passé mais à cause de ce qui s’est refusé. En 1940, « le refus n’eut pas à s’exercer contre la force envahissante (ne pas l’accepter allait de soi). Mais contre cette chance que le Maréchal Pétain, avec bonne foi certes affirmait être et contre toutes les justifications dont il pouvait se réclamer »17. En 1958, le refus n’était « pas à propos des événements du 13 mai (qui se refusent d’eux mêmes), mais face à ce pouvoir qui prétendait nous réconcilier honorablement avec eux, par la seule autorité d’un nom ». Notez bien la structure parallèle entre ce qu’on croit s’être passé – qui est présenté ici comme évident et donc réflexif – et le vrai site de la contestation qui exige avant tout la promesse et la menace d’une solution inespérée. Où l’on trouve un des thèmes qui parcourt ces textes, le pouvoir ou plutôt la décision de refuser qui appartient d’abord à ceux qui ne peuvent pas parler. Cependant il n’y a pas de facilité du refus. « Apprendre à refuser et à maintenir, par la rigueur de la pensée et la modestie de l’expression, ce pouvoir de refus que désormais chacune de nos affirmations devrait vérifier », telle est la tâche de la pensée politique. Il y a là, dans « La Perversion Essentielle », je soupçonne, une forme de résistance politique qui scandalise le travail universitaire de préparer des traductions annotées qui servent avant tout à faciliter la compréhension. Ce qui jaillit quand on le lit, c’est la maîtrise parfaite d’un ton critique inimitable ainsi que la précision de l’expression. A aucun moment n’entend-on le mot de dictateur en association libre avec le nom de De Gaulle. Car ce serait un jugement beaucoup trop superficiel. 15 16 17 Toutes les citations sont de Ecrits Politiques, Paris, Léo Scheer, 2003 ; « Tracts, affiches, bulletins », p. 119. « Cours des choses », p. 61. « Le Refus », p. 12. 15 Il n’est pas coupable d’abuser du pouvoir mais plutôt d’avoir perverti la structure essentielle de l’autorité. Son nom est ici confondu avec une sorte d’énigme pour le jugement politique qui doit s’exercer en identifiant la nature exacte de la déformation à l’égard de la justice. Dans le coup de 58, il y a pour Blanchot « le sentiment […] que quelque chose a eu lieu, une mutation grave qui échappe en partie au jugement politique, car elle met en cause les décisions d’un accord ou d’un désaccord plus fondamental »18. Où on retrouve le nœud entre la gêne du jugement, l’apaisement offert dans la figure de l’homme providentiel et la « singularité » de la situation. Blanchot met le doigt sur l’échec de l’idéologie en nous fournissant les traits principaux en jeu dans la transformation du pouvoir politique en puissance de salut : c’est la pensée de la Nation comme destin, du destin au pouvoir, du Symbole, de l’homme sans passé, sans avenir, d’une présence visible d’une grande nation absente, bref, d’une souveraineté d’exception. La prose de Blanchot arrive à dénouer tout accent de familiarité et pousse le lecteur vers l’impossibilité d’une entente primaire. La réflexivité de cette langue, son utilisation de locutions telles que « se traduit », « se contester », « s’affirmer » etc. semble plus répandue que dans les usages courants. Dans un lettre qui parle de mai 68 on lit que : « la grande loi a été ébranlée ; la grande Théorie s’est effondrée; la Transgression fut accomplie et par qui ? Par une pluralité de forces échappant à tous les cadres de la contestation, venant à proprement parler de nulle part, insitués insituables. Voilà, je crois, ce qui est décisif »19. Sans le « je » de cette croyance qui termine la lettre, il n’y a pas de sujet. L’attention du lecteur qu’une telle réflexivité exigerait en anglais, qui se produit déjà en français, est en liaison très étroite avec la concentration demandée par les problèmes de l’entendement politique. Zakir Paul est actuellement étudiant de Master II en littérature générale et comparée à l’Université Paris 3 où il travaille sous la direction de M. Jean Bessière. Il prépare la traduction, l’introduction et les annotations des Écrits Politiques de Blanchot en anglais pour Fordham University Press. Il co-édite également les écrits critiques d’Eugène Jolas, éditeur du journal moderniste transition, pour Northwestern University Press. Mail : [email protected] 18 19 « Le perversion essentielle », p. 14. « Lettre à un Représentant… », p. 94. 16 L’extase mélancolique : une approche psychanalytique de Thomas l’obscur de Maurice Blanchot Julien Santoni Dans la « Quatrième partie » de L’Expérience intérieure, intitulée « Post-scriptum au supplice (ou la nouvelle théologie mystique) », Georges Bataille cite deux passages de Thomas l’obscur qu’il commente ainsi : « En dehors des notes de ce volume, je ne connais que Thomas l’obscur, où soient instantes, encore qu’elles y demeurent cachées, les questions de la nouvelle théologie (qui n’a que l’inconnu pour objet) ». La seconde version de Thomas l’obscur met en effet en scène de violentes expériences de dépersonnalisation qui sont présentées comme des révélations, des dévoilements, et ne sont pas sans faire penser aux expériences relatées par les mystiques. Blanchot lui-même écrivait en 1931, un an avant qu’il ne se mette à Thomas l’obscur, que, dans un roman, « pour aborder les problèmes de la personnalité, il faut des principes – des principes rationnels – et pour en épuiser la profondeur, la science des mystiques est indispensable ». Cela ne signifie pas bien sûr que Thomas l’obscur soit à lire comme l’application des écrits mystiques que Blanchot érigerait en manuel de psychologie romanesque ! Le mode de référence de la fiction à la pensée mystique est en effet plus complexe. Ce sont donc les enjeux de cette « nouvelle théologie » que notre étude tente d’appréhender. C’est pourquoi nous préférons utiliser le terme de paradigme mystique et extatique pour souligner l’écart entre la tradition de la théologie négative et ce que Blanchot en retient et donne à voir. A cet égard, l’article sur « Maître Eckhart » est révélateur. Ce qui fascine Blanchot chez le mystique rhénan, c’est qu’« il maintient jusqu’au bout l’exercice de la raison dans l’étude d’une réalité qui se confond avec le néant » et que la déification du sujet mystique passe par une annulation de soi qui est le « propre anéantissement » de la raison. Ainsi, les métamorphoses de Thomas utilisent le motif de l’extase mystique pour dire la transformation du personnage en un être évidé et hanté de néant. Anne aussi connaît de semblables ravissements, qui font d’elle un « cadavre, néant inassimilable », une « Anne qui existait et qui n’existait plus ». Tout au long du récit, les motifs de l’évidement du moi, du vide que devient Thomas, du trou où il est entraîné, les expériences de dépersonnalisation où les doubles prolifèrent, l’omniprésence des métaphores qui décrivent son être et celui d’Anne comme des corps dévitalisés, et surtout le discours de Thomas qui ne cesse d’affirmer qu’il ne saurait s’identifier à rien sinon au rien lui-même, forment une constellation qui est précisément celle de la mélancolie. Le mouvement extatique serait ainsi la figuration d’une transformation des personnages en êtres mélancoliques : dans la première partie du récit, jusqu’au chapitre 5, la présence invisible ou figurée d’un autre, donne à Thomas le non-être ; puis, à partir du chapitre 6, c’est Thomas qui devient pour Anne un principe actif de contamination mélancolique : Thomas donne à Anne, au cours de moments d’extase, la mort dans la vie. Tel est selon nous le fantasme organisateur de la fiction : « l’Autre – On – m’a donné la mort dans la vie » et ma seule identité, c’est le rien, l’anéantissement, ce mouvement même d’identification au rien. Parler de fantasme, c’est déjà faire usage d’une notion psychanalytique. Or, pour commenter un auteur qui s’est tant moqué de la psychologie traditionnelle et dont l’œuvre met celle-ci et la raison au défi, il nous a semblé qu’une approche psychanalytique était sans doute la plus apte à rendre compte de l’étrangeté et de l’obscurité d’une écriture qui n’a pas choisi l’hermétisme par on ne sait quel caprice gratuit et élitiste, mais qui donne à entendre des paradoxes qui n’ont que l’apparence du non-sens et qui figurent une vérité d’une radicale violence. Tel est le pari de la cure et de la lecture psychanalytique d’un texte littéraire : déceler dans les énoncés alogiques l’affleurement de formations inconscientes. Il ne s’agit pas de substituer à la vérité que dirait Blanchot une autre qui serait celle de la psychanalyse, mais de montrer pourquoi le « mourir » paradoxal que Blanchot érige dans ses essais en définition de la condition humaine, est « la vérité » du mélancolique. 17 Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm), agrégé de lettres modernes, licencié en histoire de l’art, Julien Santoni s’est intéressé dans son mémoire de maîtrise aux rapports entre l’image picturale et l’image poétique dans les œuvres de Saint-John Perse et de René Char, et en DEA (sous la direction de M. Christophe Bident) à l’« extase mélancolique » dans Thomas l’obscur de Maurice Blanchot. Sous la direction de Dominique Rabaté, il commence une thèse intitulée : « Le discours mystique et le sacré dans les récits de Maurice Blanchot : une approche psychanalytique ». Mail : [email protected] 18 Blanchot et le signe : piège herméneutique et suaire énigmatique Jérémie Majorel Les récits de Blanchot disposent des pièges herméneutiques, des agencements textuels qui suscitent tout en la refusant l’herméneutique (que Blanchot définit et critique dans la partie « Vaste comme la nuit » de L’Entretien infini). Ces pièges fascinent les lecteurs : les uns se lancent dans une quête herméneutique indéfinie et la réfléchissent dans le récit de son impossibilité (Madaule) ; les autres, ne pouvant mettre en langage critique leur propre fascination, imputent à Blanchot une écriture « hors langage » (Meschonnic). Un concept nouveau donc, qui essaie de comprendre ces réactions, qui évite l’arbitraire dans la reconnaissance des passages problématiques des récits, qui entre en empathie avec un Blanchot écrivain et non pas avec l’énigme Blanchot qui provoque antipathie ou sympathie sacralisantes. Son critère formel : l’effet déceptif relatif (la réécriture de la légende du suaire suppose des attentes, un récit peut disposer une pierre d’attente sans y revenir…) ou absolu (par rapport à la logique du sens en elle-même). Contre l’effet de déception. Son mécanisme d’enclenchement : le lecteur réel est poussé à s’identifier à un herméneute de papier, jusqu’à l’épuisement (Thomas l’obscur devant les signes-mantes religieuses…). A l’aliénation se substitue la reconnaissance de l’altérité du texte-visage dans l’épreuve de lecture. Deux exemples concrets. Le premier : la réécriture de la légende du suaire. Le visage du Christ qui s’imprime sur le linge vierge, c’est le rêve d’une référence absolue du texte, « vera icon » de Véronique vers laquelle tout texte sacré aspire. Première étape. Comparaison entre : - un passage d’Au moment voulu de Blanchot : « Trempé de sueur – j’avais rêvé que j’étais couché dans l’eau de la baignoire –, je fus pris d’une crise de profonde faiblesse. […] Ruisselant d’eau, comme elle [Claudia] m’essuyait le visage, je l’entendis appeler [Judith] : “Regarde : ce n’était pas un rêve ! Sa sueur a trempé mon mouchoir.” Mais peu après, elle se désintéressa de ma “sueur”. » (pp. 88-101) - et un passage de Madame Edwarda de Bataille : « ( […] Madame Edwarda n’est pas le fantôme d’un rêve, ses sueurs ont trempé mon mouchoir : à ce point où, conduit par elle, je parvins, à mon tour, je voudrais conclure. Ce livre a un secret, je dois le taire : il est plus loin que tous les mots.) » (p. 336, Pléiade). Presque la même phrase, même fonction d’attestation de la réalité d’un rêve, même importance séminale. Cependant, chez Bataille le passage est métanarratif, unitaire et isotopique avec le reste du récit. C’est le contraire chez Blanchot, avec en outre une autre différance de taille, l’effet déceptif : l’inintérêt de la sueur. Chez Bataille, le scandale interprétatif est de pousser le lecteur à faire l’exégèse biblique d’un récit qui touche à la métaphysique par la pornographie, chez Blanchot le scandale interprétatif est de déstabiliser toute interprétation. Deuxième étape : analyse du fameux passage de L’Arrêt de mort (19) qui décrit la photographie du suaire sur le mur du cabinet du médecin de J.. Le je de l’énonciation ne dissipe pas la stupeur du je de l’énoncé (effet déceptif). L’agencement « et, en effet, […] j’ai vu distinctement » est une stratégie testimoniale analogue à celle du rêve étudiée précédemment (mécanisme d’enclenchement). Le lecteur ne peut que gloser indéfiniment sur ce qui se cache derrière « l’admirable photographie » et la « bizarre expression d’orgueil ». Le deuxième exemple, non développé, analyse un passage d’Aminadab : « C’était le portrait d’une jeune femme dont on ne voyait que la moitié du visage, car l’autre partie était presque effacée. L’expression avait de la douceur, et bien qu’elle ne fût pas sans tristesse, on se sentait attaché au sourire qui l’éclairait. Comment ce sourire pouvait-il s’interpréter ? […] [Le regard de Thomas] chercha sur le mur quelque chose de nouveau, puis il tomba une fois de plus sur le 19 portrait. Il en éprouva de l’impatience. Il n’y avait donc rien d’autre à découvrir ? Du reste, ce n’était pas un portrait. C’était une étroite ouverture par laquelle filtrait un peu de jour et que fermait une légère plaque de mica. » (pp. 28-38) Résonance étrange avec une réflexion de Madaule dans Une Tâche sérieuse ? : « Le piège contre lequel j’avais résolu de me défendre n’était-il pas imaginaire ? Dans ce cas, il n’y avait eu rien à chercher, aucune énigme à oublier, parce qu’il n’y avait rien à découvrir » (p. 21). Approfondissement avec la scène de lecture inaugurale de Thomas l’obscur (la mante religieuse). Le concept de piège herméneutique permet de penser l’inavouable réception de Blanchot par une Université française sclérosée depuis ses origines par le primat de l’herméneutique sur les autres lectures. Jérémie Majorel est titulaire d’une Maîtrise (dirigée par Pierre Vilar, Paris 3) qui s’intitule : « Mythe, allégorie et symbole dans l’œuvre de Maurice Blanchot » (2000-2001). Dans la revue Tracés (E.N.S. Lyon, 2001, Lyon) il a publié l’article suivant : « Maurice Blanchot et l’herméneutique : une relation accidentelle ». 20 La lecture à corps distrait Tom Van Imschoot La distraction nous arrive comme un manque à nous-mêmes, en tant qu’elle ne suit pas la logique de la concentration, selon laquelle la conscience est le désir de se faire reconnaître comme le point où ce qui arrive est rassemblé dans sa possibilité d’être compréhension. Mais que suit-elle alors ? Car, en effet, l’événement de la distraction incarne un mouvement qui n’est pas du tout réductible au manque de concentration par lequel il se produit. Au contraire, il suit son cours précisément là où est en jeu la possibilité de suivre même, entendue comme compréhension persécutrice, de sorte que la distraction n’est pas un manque, mais une danse avec ce manque où elle prend son origine. D’où l’expérience que la distraction figure un mouvement du corps, et que ce qu’il suit, est l’image ou l’éloignement dans soi-même jusqu’au point où il est à l’épreuve de son impossibilité de suivre, c’est-à-dire de se reconnaître dans l’abstraction d’un rassemblement. La distraction est l’expérience de l’image dans laquelle l’abstraction qui construit notre monde (« celui où nous vivons et où nous pensons quotidiennement »20) se concrétise comme une ressemblance du corps à soi-même. Par rapport à la littérature, tout au moins celle que Blanchot a mise en « espace », cette expérience ne peut pas être identifiée au mouvement du désir qui inspire l’œuvre d’Orphée ni au corps suivant d’Eurydice, car elle est plutôt ce qui arrive quand le regard d’Orphée réalise le corps d’Eurydice comme son image, c’est-à-dire comme l’impossibilité de suivre qu’elle est, par l’œuvre de concrétisation d’une lecture. Oui, c’est dans l’expérience de la lecture que la métamorphose prend place, non pas comme un mouvement qui s’arrête dans la compréhension où la conscience le concentre, mais comme la distraction de cette possibilité d’abstraire, qui accompagne la lecture tout le temps. Car la distraction dans la communication littéraire ne signifie aucunement l’oubli d’un lecteur qu’il lit. Au contraire, elle implique un ploiement dans la réflexion du lecteur où l’oubli du corps qui fonde sa concentration se concrétise dans l’image qu’il a de soi-même en tant qu’un corps qui est comme manquant à sa place, c’est-à-dire en tant qu’une ressemblance dans laquelle il ne se reconnaît pas. De sorte qu’il commence à ressembler à cette « corporéalité imaginaire » dont l’œuvre littéraire parle, alors qu’elle ne la voit pourtant pas. En fait, cette lecture que je désigne légèrement comme étant « à corps distrait » forme l’expérience de la production de la ressemblance même, soit l’objet imaginaire de l’œuvre. Elle est ce qui la suit comme sa réalisation jusqu’au point où elle se réalise comme une impossibilité de suivre, qui désigne alors le moment de la distraction dans lequel le corps se transforme en image – et l’image, comme le Sphinx, de nouveau « en enigme »21 à laquelle la question de la lecture comme ressemblance forme peut-être la seule réponse. D’où ma suggestion, bien sûr, que la « lecture à corps distrait » nous incite non seulement à repenser la théorie de la réponse du lecteur comme concrétisation de l’œuvre, tel qu’elle a été conçue par le phénoménologue allemand et anthropologue de la littérature Wolfgang Iser, mais aussi à éclaircir le rapport entre l’expérience imaginaire que celui-ci décrit comme l’effet esthétique de la lecture et sa dimension corpor(é)elle. Expérience à laquelle Blanchot touche quand il décrit « une danse avec un partenaire invisible dans un espace séparé, une danse joyeuse, éperdue, avec le “tombeau” »22. L’hypothèse que je veux soutenir, c’est que l’écriture (des lectures) de Blanchot nous donne quelque chose à lire et (par là) à penser sur la lecture que je considère tout simplement comme l’impensée de la théorie d’Iser sur la littérature et sa lecture en tant qu’un jeu entre le fictif et l’imaginaire. Bien qu’elle soit, à mon avis, un des plus hauts sommets que la théorie littéraire puisse atteindre – s’étant développée récemment vers une pensée de la possibilité de l’interprétation même du point de vue de l’intervalle qu’elle ouvre, de la performativité qu’elle engendre et des intangibilités qu’elle fait émerger – la théorie (esthétique) d’Iser ne sait pas penser la relation entre 20 21 22 Blanchot, Écrits politiques. 1958-1993, Léo Scheer, Paris, p. 75. Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, pp. 21-24. L’Espace littéraire, Gallimard, Paris, 1955, p. 261. 21 l’imagination et le corps, c’est-à-dire ce qui est le plus réel dans cette grande fonction irréalisante de la conscience. Or, c’est justement avec cette oscillation entre le corps et l’image que Blanchot nous laisse perplexe dans ses textes, et c’est cela qu’il décrit sous le nom de « fascination » : cette passion pour le contact à distance qui est l’image et qui sonne, pour qui la rencontre, comme un appel silencieux à lire lucidement à corps distrait. Tom Van Imschoot travaillait jusqu’à octobre 2005 à l’Université de Gand comme Aspirant du Fonds de la Recherche Scientifique – Flandre (FWO-Vlaanderen), en particulier dans l’unité de l’enseignement et de recherche de la littérature néerlandaise et de la théorie littéraire. Il y préparait une thèse de doctorat, sous la direction de A.M. Musschoot, sur l’œuvre théorique de Wolfgang Iser et l’œuvre littéraire de l’écrivain flamand Louis Paul Boon, dans laquelle la pensée de Maurice Blanchot fonctionnait comme intermédiaire. L’enjeu de la thèse concerne la relation littéraire entre l’imaginaire et le corps, du point de vue de la lecture. En juin 2006, il commencera à travailler à Maastricht (Les Pays-Bas), à l’Académie des Arts Jan Van Eyck, où il va mener une recherche sur l’expérience de la fascination, (surtout) dans l’œuvre de Maurice Blanchot. Dans ce cadre il prépare aussi une représentation de La Folie du jour, afin de pousser plus loin ses recherches en direction de ses passions : la danse, le théâtre. Parmi ses dernières publications : « On Wolfgang Iser », The Literary Encyclopedia, 2005 (www.litencyc.com). Mail : [email protected] 22 Maurice Blanchot : La genèse phénoménologique du concept de neutre Maud Hagelstein L’objectif de ce texte est de mettre au jour un pan de la pensée du neutre développée par Maurice Blanchot. Le neutre est l’acte littéraire – comme un feu embrasant l’écriture – qui libère le sens des contraintes d’expression dans lesquelles, souvent, il est pris. Mais s’il participe d’une certaine déconstruction de l’ordre dans le langage, le neutre dont Blanchot thématise le mouvement a aussi une portée métaphysique et ontologique indiscutable, au-delà de sa pertinence dans le contexte littéraire contemporain. Il faut montrer non seulement la possibilité d’une genèse phénoménologique de ce concept, mais aussi l’incidence critique de cette pensée dans le climat philosophique de son époque. Très tôt, Blanchot eut de l’intérêt pour les choses phénoménologiques : avec lui, des concepts très techniques trouvaient, dans la théorie littéraire, un champ d’application original. Si l’histoire ne nous apprend pas l’influence (en tout cas directe) des origines husserliennes de la phénoménologie sur Blanchot – on en sait plus sur ses liens à Heidegger –, il n’empêche que, rétrospectivement, Blanchot donne un tour pour le moins inattendu (transgressif en tout cas) à la réduction husserlienne. Partant de ce constat, l’hypothèse de travail est de confronter les deux notions suivantes : « neutralisation phénoménologique » (Husserl) d’un côté et « expérience du neutre » (Blanchot) de l’autre. Le neutre, dont, à première vue, on parle peu en philosophie, surgit essentiellement dans le sillage de l’expérience esthétique. S’il faut commencer par donner du crédit à ce rapprochement conceptuel entre Blanchot et Husserl, on ne peut, pour terminer, qu’accuser les mouvements de démarcation : en effet, Blanchot se défend lui-même d’un amalgame trop rapide. Cette analyse aura donc pour autre résultat de faire voir l’impertinence de Blanchot vis-à-vis de la philosophie, son « amie clandestine » à qui il doit tout ce qu’il tient d’éveillé en lui23. Si la neutralisation husserlienne et le neutre selon Blanchot divergent, leurs liens restent ténus. On montrera que Blanchot cherche au fond à exacerber la réduction husserlienne en infinitisant son mouvement. Niant les réserves qu’avait émises Husserl, il fait radicalement tomber le sujet et le langage sous le coup du neutre. Mais pourquoi cherche-t-il à penser une réduction infinie ? Pour faire de son écriture, comme l’a très bien vu Michel Foucault, une « pensée du dehors ». A travers la littérature moderne, on a souvent cru que le langage se désignait lui-même24. Or, le langage est plutôt, selon Foucault, « passage au dehors » qu’« intériorisation » auto-référente. L’écrivain tend vers le Dehors de tout monde. Il ne sait plus dire « je », il a perdu la vérité du monde, et erre dans un dehors « sans intimité et sans repos ». En quoi Foucault peut-il soutenir que l’écrivain a perdu la vérité du monde ? Le moment de l’errance, de la « migration infinie » du oui/non primordial (le neutre), Blanchot l’appelle encore erreur25. La « migration infinie de l’erreur » est précisément, soutient-il, ce dehors vers quoi nous tourne l’art26. Les exemples sont nombreux qui confirment ce séjour de la littérature là où la vérité manque. En ce sens, l’écriture fragmentaire – celle de Nietzsche, de René Char ou de Blanchot luimême – s’annonce dans L’entretien infini comme une déclinaison du neutre27. Le fragmentaire mine l’exigence de totalité, résiste à la tentation de l’absolu et de la vérité, émiette le langage et « réintroduit le dis-cursus dans le discours »28. La question qui anime Blanchot est celle de « l’autre 23 Maurice Blanchot, « Notre compagne clandestine », Textes pour Emmanuel Levinas, Paris, Jean-Michel Place, 1980. 24 Michel Foucault, La pensée du dehors, Fata Morgana, 1986, pp. 12-13. Maurice Blanchot, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 271. 26 Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 332. 27 Cf. Manda Antonioli, L’écriture de Maurice Blanchot, Fiction et théorie, Paris, Kimé, 1999, pp. 160-164. Cette analyse renvoie à Maurice Blanchot, L’entretien infini, op. cit., pp. 227-255 (« Nietzsche et l’écriture fragmentaire ») ; pp. 439-450 (« René Char et la pensée du neutre ») ; pp. 451-458 (« Parole de fragment »). 28 Manda Antonioli, L’écriture de Maurice Blanchot, op. cit., p. 161. 25 23 du langage », question toujours posée par ce langage même qui cherche une issue vers un dehors 29. L’œuvre parvient à nous pousser vers un dehors de ce qu’elle est essentiellement décentrement. La voix de l’écrivain, ou du narrateur, ne crée aucun centre, « ne parle pas à partir d’un centre » - c’està-dire d’un lieu « privilégié d’intérêt », et ne permet donc pas à l’œuvre « d’exister comme un tout achevé »30. L’œuvre ne peut se refermer sur un quelconque centre de référence : exigence excentrique de l’écriture. Le neutre est, chez Blanchot, cette expérience-limite où l’écriture parvient au dehors d’ellemême (accomplissant un mouvement qui trouve sans doute son élan dans la suspension husserlienne) : infinie réduction qui pousse Blanchot à nier son propre discours, c’est-à-dire à « […] le faire passer sans cesse hors de lui-même, le dessaisir à chaque instant non seulement de ce qu’il vient de dire mais du pouvoir de l’énoncer […] »31. Maud Hagelstein est Aspirante F.N.R.S. et prépare une thèse en esthétique sous la direction de Rudy Steinmetz (Université de Liège). Celle-ci porte sur le problème de la conciliation entre approche apriorique et approche historique de l’œuvre d’art tel qu’il est soulevé dans le débat entre Aby Warburg, Ernst Cassirer et Erwin Panofsky. Elle a rédigé récemment : « Georges DidiHuberman : une esthétique du symptôme », Δαίμων. Revista de Filosofía, n°34, janvier – avril 2005, pp. 81-96 ; « Art contemporain et phénoménologie : réflexion sur le concept de lieu chez Didi-Huberman », Etudes phénoménologiques, n°41-42, 2005, à paraître. Mail : [email protected] 29 30 31 Maurice Blanchot, L’entretien infini, op. cit., p. 495. Ibidem, p. 566. Michel Foucault, La pensée du dehors, op. cit., pp. 22-23. 24 Erotisme et neutralité dans les récits de Blanchot Karl Pollin En tâchant de surmonter l’antagonisme apparent qui consiste à poser sur un même plan d’analyse deux domaines aussi hétérogènes que l’érotisme et la neutralité, il s’agit d’avancer ici l’hypothèse que le neutre se manifeste d’abord, dans les fictions de Blanchot, par le biais d’un affect sous l’influence duquel le rapport érotique à autrui comme à l’écriture pourrait être globalement reconsidéré. La neutralité, en matière d’érotisme, n’aurait donc rien d’une simple opération de dénégation, par laquelle l’écrivain éviterait de se confronter à la matérialité des corps : si le neutre est bien à l’œuvre dans des récits comme Le Dernier homme, Au moment voulu ou encore Le TrèsHaut, il doit davantage être envisagé comme une instance qui configure une zone de cohabitation à l’intérieur de laquelle les différentes polarités sexuelles seraient progressivement amenées à se contaminer, pour finalement se dissoudre l’une dans l’autre. Le neutre (qui est, étymologiquement parlant, le ne-uter, le ni l’un ni l’autre), viendrait ainsi poser les bases d’une forme inédite de narration, dans laquelle masculin et féminin d’une part, positif et négatif d’autre part, encourraient en permanence le risque de se désagréger. La singularité d’un tel espace fictionnel tiendrait par conséquent à sa capacité de renvoyer frontalement l’imaginaire érotique des différents narrateurs à l’effacement progressif des êtres convoités, quitte à ce que l’instance narrative soit alors amenée à se départir, jusqu’à l’épuisement, de sa force désirante. Là où la plupart des philosophes s’accordent pour reconnaître à Eros une indéniable faculté d’interruption, qui devient dès lors susceptible d’acquérir un rôle et une fonction précise à l’intérieur de leur pensée, l’auteur du Très-Haut semble au contraire avoir su préserver l’érotisme de toute forme de conceptualisation, en s’efforçant tout au plus de signaler, au moyen de la fiction, le pouvoir neutralisant que celui-ci exerçait sur l’être. On se demandera alors à quel point une telle position discursive ne risque pas d’entamer le pouvoir de subversion propre à l’érotisme, ce qui équivaudrait, en d’autres termes, à en neutraliser les effets. Afin de mieux saisir le pouvoir de séduction propre à cette érotique du neutre qui est à l’œuvre dans les récits de Blanchot, il s’agira par conséquent de l’opposer dans un premier temps, à l’intérieur de notre « espace littéraire » contemporain, à la prolifération post-moderne d’un certain nombre de clichés érotiques, qui demeurent fondamentalement inséparables des sociétés dans lesquelles ils se multiplient : des clichés qui tendent en effet, sous prétexte de ne rien cacher de la réalité physique des corps, à noyer le regard passif des lecteurs dans un flux d’images de synthèse indifférenciées, et qui s’érigent ainsi en ultimes avatars d’une tradition occidentale rationaliste, qui aurait verrouillé notre approche sensible du monde en nous invitant à penser expressément selon la mesure de l’œil. Si, à l’encontre de cette forme d’érotisme banalisée, régie en dernière instance par les lois du marché, la parole neutre, telle qu’elle se manifeste dans l’œuvre de Blanchot, entend réactiver une force d’interruption par laquelle aussi bien les codes sociaux que les règles morales en vigueur se trouveraient suspendus, il nous appartiendra alors de mettre en évidence, en termes successifs de représentation, de polarité et enfin de genre, l’existence de quelques principes singuliers qui seraient susceptibles de mieux l’appréhender. On montrera d’abord comment cette poétique du neutre est amenée à pervertir les codes usuels de la représentation. Si en effet les fictions de Blanchot, en matière d’érotisme, n’offrent strictement rien à voir, c’est d’abord qu’elles opèrent une déstructuration du caractère immédiatement visible de toute représentation, sous l’effet d’un regard singulier porté sur les personnages : un regard qui se pose en point nodal d’étrangeté à l’intérieur du récit, et qui bouleverse chez le lecteur son mode d’approche de tout objet sensible. On sera ensuite amené à réviser notre conception traditionnelle de l’érotisme comme mouvement irrésistible d’attraction entre deux polarités opposées, en relativisant, dans cette perspective, la force d’affirmation de soi dont chacune de ces polarités se trouverait mentalement affectée, au moment de son déplacement vers l’objet du désir. Le mouvement suscité par le 25 transport érotique, dans l’œuvre de Blanchot, ne s’inscrit jamais en effet que sur fond de disparition possible des corps désirés. La configuration des transports amoureux en zone neutre pourra donc être envisagée comme une suspension provisoire de la polarité sexuelle au profit d’un vertige persistant, suscité par le ressenti affectif, de la part du narrateur, de la mort réelle ou possible de l’être aimé. En s’appuyant sur les réflexions théoriques auxquelles se livre l’écrivain dans l’Entretien infini, on se proposera alors de repenser la question de l’érotisme chez Blanchot en revisitant la notion de « troisième genre », interprétée ici comme un mode de rapport à autrui qui s’éprouverait dans un espace à la fois indépendant et contigu au domaine de la chair et à celui de l’intellect : un mode de relation « sans unité, sans égalité, qui n’est ni de sujet à sujet, ni de sujet à objet », et qui mènerait ainsi à une forme d’altération inévitable aussi bien du corps que de la pensée. Karl Pollin enseigne actuellement la littérature française et comparée dans le département de Français et d’Italien de l’université d’Emory (Atlanta, USA). C’est là également qu’il termine sa thèse, intitulée « L’Expérimentation du singulier : Jarry, Valéry, Breton » sous la double direction de Claire Nouvet et de Geoffrey Bennington. Parmi ses récents articles : « De la mise à nu de quelques poupées mécaniques : l’objet du désir dans les fictions de Jean-Jacques Schuhl », in La Revue des Sciences Humaines, novembre 2005 ; « Un style pour témoigner du différend : Lyotard lecteur de Gertrude Stein », dans les actes du colloque « Le style des philosophes », à paraître prochainement aux Presses Universitaires de Franche-Comté, sous la direction de Jacques Poirier et Bruno Curatolo. Mail : [email protected] 26 Université de Paris 7 – Denis Diderot U.F.R. « Littérature, Art, Cinéma » / Equipe « Théorie de la Littérature et Sciences Humaines » Journée d’études doctorales organisée par Evelyne Grossman et Jonathan Degenève Samedi 14 mai, salle 213 (tour 34-44, 2ème étage) Samuel Beckett Matin (10h / 12h) - Guillaume Gesvret (Université de Paris 7) : « Posture de la prière et précarité formelle dans Mal vu mal dit, Cap au pire, et ...que nuages... » - Isabelle Ost (Université de Louvain-la-Neuve) : « Beckett et Deleuze : rhizome de deux parcours d’écriture » - Manako Ôno (Universités de Paris 8 et de Tokyo) : « Un meuble fait de langage – la corporalité dans Berceuse de Beckett » Après-midi (14h / 16h) - Gabriela García Hubard (Université de Paris 7) : « Les Apories de L’Innommable » - Jonathan Degenève (Université de Paris 7) : « L’histoire du tailleur » - Yo Fujiwara (Université de Paris 8) : « Le grincement linguistique dans la trilogie de Samuel Beckett » 27 Journée Beckett du 14 mai 2005, co-organisée par Evelyne Grossman Posture de la prière et précarité formelle dans Mal vu mal dit, Cap au pire et ...que nuages... Guillaume Gesvret « L’art (pictural) qui est prière déclenche la prière, libère la prière chez celui qui regarde », écrivait Samuel Beckett en 1936 dans les notes de son carnet de voyage en Allemagne32. Le « motif » de la prière apparaît ainsi jusque dans les toutes dernières œuvres de l’auteur : dans la pièce télévisée …que nuages…(1976) ou les textes Mal vu mal dit (1981) et Cap au pire (1983), on trouve respectivement le « souvenant » courbé sur sa table, la « prière » de la vieille femme, et « l’agenouillé ». En partant d’une étymologie commune aux termes de « prière » et de « précarité » (de precari : « prier » et precarius : « qui s’obtient par la prière »), nous avons tenté d’approcher la modalité beckettienne d’une telle expérience (de lecture et de création). Cet « autre rapport » à la présence-absence du sacré induit en effet une certaine distance au sens et à la forme, un équilibre fragile et précaire de l’un à l’autre, et de toute chose à ce qui n’est pas elle. C’est sans doute ce lien spécifique à la question du symbolique qui intéressait Beckett, en deçà de toute mystique ou même de toute croyance ; l’autre est là, présent dans l’invocation et fait cependant éternellement défaut, comme le réel pour l’imaginaire ou l’image pour le texte. L’expérience poétique de Beckett se caractérise selon Gilles Deleuze par cette « disjonction incluse », où « tout se divise, mais en soi même, et Dieu, l’ensemble des possibles, se confond avec Rien, dont chaque chose est une modification »33. Il s’agirait donc d’analyser l’interaction de ce thème de la prière, comme motif iconographique et comme expérience fondamentale, avec la structure précaire et spectrale des oeuvres : comment cette référence sacrée, maintenue à l’état latent par le travail d’empêchement beckettien, ouvre-t-elle, dans son inachèvement même, l’écart d’un espace de présentation où puissent se jouer la tension et les devenirs de l’écriture : entre texte et image, rapport et non-rapport, représentation et présentation. D’abord, cet exemple dans Mal vu mal dit où le motif à peine évoqué de la prière rencontre le travail d’apparition-disparition de l’écriture : « Elle réémerge sur le dos. Immobile. Soir et nuit. Immobile sur le dos soir et nuit. La couche. Attention. Difficilement à même le sol vu les chutes à genoux. La prière. Si prière il y a. Bah elle n’a qu’à se prosterner davantage. Ou ailleurs. Devant sa chaise. Ou sa huche. Ou à la lisière de la caillasse la tête sur les cailloux. Donc paillasse à même le sol. »34 Le texte juxtapose ici deux images, deux postures de la vieille femme : la posture couchée du gisant mains jointes et celle de la « prière », ici prière du soir pour un mort sans nom ; on ne sait si cette prière se fait agenouillé (« chutes à genoux », « se prosterner ») ou couché. Gilles Deleuze distingue deux postures de l’épuisé : « entre l’épuisement assis et la fatigue couchée (…) il y a une différence de nature. » car « on (est) fatigué de quelque chose, mais épuisé, de rien »35 (au sens logique et physiologique que Deleuze donne à l’épuisement beckettien). Ainsi, la posture de la prière, inquiète et inquiétante, immobile mais sans lieu fixe, fait peut-être figure d’ « entre-deux » : entre fatigue et épuisement, transitivité et intransitivité, verticalité du sacré au pied duquel on se « prosterne » et horizontalité du plan de la « paillasse », de la « caillasse ». Elle se joue aussi entre vie et mort, comme le spectre beckettien qui semble différer toujours une mort impossible, en se situant avant et 32 33 34 35 Cité par James Knowlson, Beckett, Actes Sud, 1999, p. 316. Gilles Deleuze, L’Epuisé, introduction à Quad, Minuit, 1992, p. 60. Samuel Beckett, Mal vu mal dit, Minuit, 1981, p. 48 (je souligne). Gilles Deleuze, op. cit., p. 59 28 après elle, à la fois mourant épuisé et revenant fantomatique. On pense ainsi aux réflexions de Maurice Blanchot, et à cette temporalité d’un mourir sans cesse recommencé : « Mourir, c’est, absolument parlant, l’imminence incessante par laquelle cependant la vie dure en désirant. Imminence de ce qui s’est toujours déjà passé. »36 Dans Cap au pire, le terme de « prière » n’apparaît plus ; parmi les trois figures il ne reste que ce corps identifié à sa posture : l’« agenouillé », voire même la « courbure d’un dos » ; ici la précarité est tension vers le moindre, vers le minimum de connotation et d’épaisseur symbolique (plus loin, ce corps se révélera être celui, pathétique, d’une vieille femme...) : « Plus qu’à se mettre debout si jamais fut gisant. Ou jamais ne fut gisant. Perpétuel agenouillé. Mieux plus mal perpétuel agenouillé. Le dire désormais perpétuel agenouillé. Pour l’instant désormais perpétuel agenouillé. Pour l’instant. »37 L’expression « pour l’instant » renvoie à la forme ironique d’une réflexivité critique (à cet « instant » de l’écriture, d’un « dire » qui est tout sauf narratif ou dialectique), mais aussi à ce moment spectral qui, selon Jacques Derrida, « n’appartient plus au temps, si l’on entend sous ce nom l’enchaînement des présents modalisés (présent passé, présent actuel : « maintenant », présent futur) »38. On retrouve ainsi dans cette écriture de la spectralité le rapport de plasticité qui fait jouer représentation et présentation de l’écriture. Dans notre extrait de Mal vu mal dit, le « guetteur » partage avec la figure maternelle de la vieille femme sa posture de l’invocation, entre dédoublement et réunion (invocation d’un dieu absent et conjuration du spectre), tout comme le souvenant de …que nuages… et sa « supplique de l’esprit »39. Ce guetteur, comme l’écrivain réel, met en jeu « l’obscure tension spirituelle » dont parle encore Deleuze au sujet de la création de l’image : « […] une évocation silencieuse qui soit aussi une invocation et même une convocation, et une 40 révocation, puisqu’elle élève la chose ou la personne à l’état d’indéfini : une femme… » Le travail de « plasticité » du texte est une autre modalité du retentissement de cette prière précaire à la surface de l’écriture (celle des mots et des images). Dans notre extrait, la syntaxe même du texte est prise dans l’espace de la précarité beckettienne : le « mot-fait-image » est un exemple de ce mouvement de l’écriture, entre disjonction qui exténue les possibles et retour sans cesse fragmenté et amoindri du corps, dans le ratage toujours rejoué de la reconnaissance. Ainsi, le syntagme « la prière » est à la fois un achèvement éphémère, une « intensité pure », juste une image, mais aussi l’amorce d’une autre tentative marquée par l’écart et le repentir de l’épanorthose41 : « La prière. Si prière il y a. Bah elle n’a qu’à se prosterner davantage. » C’est alors chaque mot qui fait l’image, invente l’image à amoindrir dans son défaut même. Celle-ci n’est donc pas le résultat d’un dépassement dialectique du mouvement d’apparition-disparition : ce n’est pas le sens qui « prend » mais seulement une forme qui ne se sépare pas du processus de sa disparition42. L’image beckettienne ne peut donc se concevoir sans introduire la question du temps : le temps non linéaire de la disparition de l’image et celui de la présence-absence du spectre, inséparable de l’espace de « présentation » d’une écriture de la trace. Dans …que nuages…, l’image 36 Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 70. Samuel Beckett, Cap au pire, Minuit, 1983, p.21. 38 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993, p. 17. 39 Samuel Beckett, ...que nuages..., in Quad, Minuit, 1992, p. 43 : « [...] je commençais à la supplier, elle, d’apparaître, de m’apparaître. Telle fut longtemps mon habitude coutumière. Aucun son, une supplique de l’esprit, à elle, qu’elle apparaisse, m’apparaisse ». 40 Gilles Deleuze, op. cit., p. 96. 41 Cf. Bruno Clément, L’Œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett, Seuil, 1994. 42 « L’image est un souffle, une haleine, mais expirante, en voie d’extinction. L’image est ce qui s’éteint, se consume, une chute », Gilles Deleuze, op. cit., p. 97. 37 29 visuelle de la femme invoquée par le souvenant participe ainsi de la même précarité, celle d’une « réussite » qui définit la création de l’image « pure », « non entachée », libérée de toute adhérence personnelle à la mémoire et à la raison : une femme, une prière... 43 Finalement, cette prière sans dieu, neutralisée, constitue une nouvelle image de l’épuisement, une autre posture de l’épuisé44. Elle renvoie depuis sa solitude à une inquiétude fondamentale qui fait l’essence, la structure et la tonalité de l’œuvre. On pourrait s’interroger pour finir sur l’objet paradoxal de la prière beckettienne. Comme l’attente d’En attendant Godot ou l’Angoisse chez Heidegger, cette prière est dissociée de son objet. Elle ne s’abandonne pas au tout autre et refuse la fascination. En éprouvant ce défaut d’adresse et d’objet, elle impose un mouvement qui remet en cause présence et absence, intérieur et extérieur, et induit une séparation : de soi à soi, et de soi à l’autre, au réel et à la mort. Ainsi, le spectre beckettien et le « mot fait image » rejouent sans cesse le processus de leur disparition et participent en même temps d’une « quasi-présence », d’une « visibilité imminente »45. Il faudrait peut-être situer l’objet introuvable d’une telle prière du côté de cette « imminence toujours déjà passée » de la mort et de l’image, mise en scène dans la solitude muette du spectre comme dans la logique formelle des oeuvres. Cette prière est nécessairement déçue et répétée sans fin, pour continuer le travail d’évidement, celui d’une « pensée du dehors » beckettienne. Entre dedans et dehors et dans sa précarité même, le mouvement de la création se jouerait alors entre la nécessité d’une « obscure tension interne »46 et la recherche d’une bonne distance qui libère de la fascination et du fantasme. Guillaume Gesvret a soutenu à Paris 7 un mémoire de maîtrise intitulé : « L’écriture du corps spectral dans Mal vu mal dit, Cap au pire, Quad et ...que nuages... de Samuel Beckett » (sous la direction d’Evelyne Grossman). Mail : [email protected] 43 « Quand on réussit, l’image sublime envahit l’écran, visage féminin sans contour, et tantôt disparaît aussitôt, « d’une même haleine », tantôt s’attarde avant de disparaître », Gilles Deleuze, op. cit., p. 97. 44 L’évocation de « la vraie prière, celle qui ne sollicite rien » apparaissait déjà dans Malone meurt (Minuit, 1951, p. 172), ou encore dans Pas moi : « ...et tout le temps la prière... quelque part la prière... pour que tout s’arrête... et pas de réponse... ou pas entendue... trop faible... ainsi de suite... pas lâcher... essayer toujours... ne sachant ce que c’est... ce que c’est qu’elle essaie... ce que c’est qu’il faut essayer... » (Pas moi in Oh les beaux jours suivi de Pas moi, Minuit, 1975, p. 94). 45 Cf. Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit (1960), Gallimard, 1964, p. 23 : « la quasi-présence et la visibilité imminente qui font tout le problème de l’imaginaire ». 46 Cf. Le Monde et le pantalon, concernant les tableaux des frères Van Velde, p. 21 : « Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’ils traduisent, avec plus ou moins de pertes, d’absurdes et mystérieuses poussées vers l’image, qu’ils sont plus ou moins adéquats vis-à-vis d’obscures tensions internes ». 30 Samuel Beckett et Gilles Deleuze : deux parcours en rhizome Isabelle Ost On sait que le terme botanique de « rhizome » – des séries de racines souterraines qui poussent « du milieu » – devient un concept philosophique grâce à Deleuze et Guattari, concept dont ils se servent notamment pour caractériser les écrits de Kafka : ceux-ci font « machine », agencement, c’est-à-dire connexion illimitée d’éléments multiples et hétérogènes. Or non seulement ces écrits montent l’agencement – fabriquent une œuvre – mais le démontent en même temps, tracent des « lignes de fuite ». C’est ce fonctionnement machinique qui me semble présenter quelques points de connexion déterminants dans le parcours de Beckett et de Deleuze – « parcours » parce qu’il y a dans les deux cas une véritable trajectoire de l’écriture, à la fois cohérente et laissant cependant apparaître des ruptures. J’épingle pour ma part cinq de ces points de connexion, lesquels s’agencent alors en une construction mobile – circulaire. Le point de départ de ce mouvement – un point du cercle choisi arbitrairement, « centre d’indétermination » – se confond donc, forcément, avec le point d’aboutissement – sans pour autant que le mouvement ne se fige. Premier de ces points, donc, le vide : vide qui ne peut se confondre avec le manque, mais engendre au contraire un processus créatif illimité – créer pour évider, pour abstraire. Ce processus extrêmement ascétique n’atteint pourtant jamais son terme-limite, le néant, puisqu’il est toujours suivi par un mouvement inverse de « reflux ». Se dessine ainsi un paradoxe de la quête du vide qui crée cet impossible arrêt du mouvement : traquer le vide oblige à achopper de façon incessante contre le minuscule, l’infime, l’imperceptible, le presque disparu, presque dissout, presque rien. Toujours ces « rien » beckettiens subsistant comme des restes – ce que j’appellerais, sur le modèle de l’objet « a » lacanien, objet déchu, des « objets-déchets délocalisés » –, restes qui ressurgissent du vide lui-même, sans trêve. Ce dispositif qui recherche le vide entraîne, chez Beckett comme chez Deleuze, un refus de l’assujettissement à la représentation. Dans un premier temps – temps que j’assimile chez Beckett à la première partie de l’œuvre, qui mène à l’impasse de Textes pour rien –, il s’agit de refléter, ou plutôt de représenter, la « crise » de la représentation (terme utilisé par Beckett lui-même), c’est-àdire de la « piéger » dans une structure elle-même encore symbolique. Dans un second temps, il s’agira de pratiquer autrement la littérature et la philosophie pour sortir du schème – ou de l’épistémè, pour reprendre le terme à Foucault – de la représentation. Temps chez Deleuze de la « géophilosphie » et de la philosophie du cinéma, et chez Beckett de l’art de l’échec, du Cap au pire – échec de la structure elle-même, temps de l’agencement. Cause et conséquence à la fois d’une subversion de la représentation, le « devenir » du sujet. Divisé, morcelé sur la scène comme dans la prose (on songe aux voix anonymes, aux regards séparés de leurs corps, aux corps qui s’effritent, etc.), le sujet est aussi délocalisé de sa position maîtresse : sujet-nomade toujours en marche – comme dans Assez, par exemple – ou sujet-monade dont la frontière supposée protéger l’intérieur de l’extérieur s’avère extrêmement poreuse. Le sujet de la machine appartient, tel un rouage, à la machine même, tandis que son désir se fond dans celui, impersonnel, du processus d’écriture. Or ce processus, nous pouvons le nommer « processus de minoration » : son axiome est celui du moindre – « Ah le seul beau mot. Moindre », lit-on dans Mal vu mal dit –, c’est-à-dire le travail du mineur, dont Deleuze nous donne le mode, et que Beckett opère radicalement : abstraire non seulement le langage des mots, mais encore les composantes de l’image. On reconnaîtra là le précepte beckettien de la fidélité à l’échec, ou le concept deleuzien de la révolution par la littérature mineure. Ce que vise Beckett, écrivain « mineur » par excellence, c’est la réduction la plus drastique possible des formes, le torpillage du symbolique (pour parler en termes lacaniens, la trouée du symbolique par le Réel, la tache aveugle). Autrement dit, l’échec absolu de l’énonciation auquel l’œuvre aspire. Et justement, l’aspiration de l’œuvre – chez Beckett, dans ses pièces notamment, la 31 respiration (inspirer, expirer, aspirer désespérément), loin d’être une évidence, demeure toujours douloureuse et pénible –, c’est cette tension vers le vide qui s’opère, paradoxalement, à travers la prolifération du discours. Après avoir fait un tour de l’agencement circulaire, nous en revenons donc au point de départ : point de départ ou d’aspiration du vide, engendrant une dynamique illimitée, que l’on peut à présent déterminer comme un « temps-espace » au mouvement paradoxal – celui de l’éternel retour… de la différence. « Temps-espace », parce qu’il y a fusion des deux dimensions ; ou, plus exactement, c’est le temps, temps au « mouvement fou », dirait Deleuze, non-chronologique, jaillissant dans plusieurs directions simultanées, qui détermine l’espace. Celui-ci devient ainsi topologie – un champ spatial « désaffecté », dont les lieux s’avèrent contigus, quoique lointains. En définitive, le « temps-espace » s’assimile à cette forme vide, ce vide qui crée la matrice des paradoxes de l’écriture. Il est, en outre, ce qui démontre le mieux la proximité de pensée – d’« image de la pensée » – entre Beckett et Deleuze, et plus précisément la façon dont la pratique de la philosophie par Deleuze, son rhizome de pensée, a pu être construit grâce à « l’expérimentation » de parcours d’écritures comme celui de Beckett. Chercheuse à l’Université catholique de Louvain en Belgique, Isabelle Ost travaille au Centre de recherche Joseph Hanse, sous la direction de Ginette Michaux et Pierre Piret. Elle vient de soutenir une thèse intitulée Samuel Beckett et Gilles Deleuze : cartographie de deux parcours d’écriture (en voie de publication). En outre, elle a co-dirigé un ouvrage collectif sur la problématique du grotesque, Le grotesque. Théorie, généalogie, figures (sous la dir. de I. Ost, P. Piret et L. Van Eynde, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2004). Parmi ses derniers articles parus : « Le mythe chez Michel de Ghelderode : subversion et recréation grotesques », in Mythe et création. Théorie, figures, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2005 et « Phénoménologie de la spatio-temporalité théâtrale : quel apport pour une anthropologie philosophique ? », in Phénoménologie(s) et imaginaire, Paris, Kimé, 2004. Mail : [email protected] 32 Un meuble fait de langage – la corporalité dans Berceuse de Beckett Manako Ôno Les dernières pièces de théâtre de Beckett présentent une raréfaction de plus en plus radicale de la dimension corporelle, affectant également la gestuelle. L’élément visible s’y réduit souvent à une seule personne aux cheveux blancs, figée, monologuant sur la scène. On est loin de Winnie qui, même enfoncée jusqu’à la taille dans un monticule, continuait à fouiller dans son sac et s’adressait jusqu’à la fin à un interlocuteur autre qu’elle-même. De cette raréfaction, il me semble pourtant que le langage se trouve renforcé, et qu’il acquiert grâce à elle le pouvoir de suppléer à la présence physique. J’essaierai d’analyser ci-dessous l’interaction entre deux aspects de la corporalité, l’une constituée par le corps réellement visible sur la scène en tant que personnage, l’autre par le texte entendu dans le déroulement même de son discours. Je prendrai pour exemple Berceuse, pièce dans laquelle le dédoublement de la voix me semble à la fois générateur du récit et appel à l’incarnation de la parole. Le style des didascalies dans les « dramaticules » est laconique. Le verbe y est souvent omis. Il est donc impossible de se représenter exactement, par exemple dans Solo, l’attitude du Récitant à propos duquel il est simplement indiqué qu’il se trouve « à l’avant-scène, décentré à gauche par rapport à la salle »47. Est-ce qu’il est debout ? A genoux ? Figé ou tremblant ?48 Cette rareté des verbes tend à constituer un univers statique où l’action n’aurait guère de place. Berceuse indique dès la première ligne la position exacte du personnage, mais toujours sans utiliser de verbe : « femme dans une berceuse »49. Les notes qui suivent la pièce proprement dite apportent des précisions sur l’apparence corporelle du personnage ainsi que sur la nature de la « berceuse », sur l’éclairage et sur la voix entendue, mais la femme y reste décrite comme une nature morte, tandis qu’au contraire certaines expressions utilisées pour le meuble évoquent un être humain (par exemple les accoudoirs du siège, « arrondis recourbés comme pour étreindre »50). De fait, bien que le mot « encore » prononcé par cette femme semble à chaque fois déclencher mouvement de la chaise et le texte enregistré (« voix et balancement ensemble »), les didascalies « un temps » et « un temps long » systématiquement intercalées entre voix et mouvements permettent mal d’établir un rapport de causalité entre les deux événements. A force de répétition, on ne sait plus qui est moteur de l’autre : si c’est la voix vive de la femme qui suscite balancement mécanique et voix enregistrée (à la manière du « toc » d’Impromptu d’Ohio), ou si ce sont ces mouvements machinaux qui provoquent le mot « encore ». Ce mot est d’ailleurs l’unique parole que la femme soit seule à prononcer. Cette répétition et cette limitation dans le vocabulaire rappelleraient un perroquet ou un magnétoscope plutôt qu’une voix humaine et « vive ». Par contraste, la voix enregistrée prononce longuement un texte d’une certaine ampleur, tenant en quelque sorte le rôle d’une femme vivante. Cette impression est encore augmentée par le fait que le mot « encore » prononcé par la femme réelle est indiqué « chaque fois un peu plus bas »51, comme allant vers sa disparition. Les objets normalement activés par un être humain revêtent ici le caractère d’un sujet, dans un renversement des rapports sujet-objet du monde52. Ce mouvement de renversement reproduit en effet le rapport entre la mère et la fille tel qu’il apparaît dans le récit de la voix enregistrée. Le texte étant écrit à la troisième personne du féminin (réduite la plupart de temps au pronom « elle »), la mère et la fille qui sont l’objet du récit semblent être considérées de l’extérieur, sans qu’on puisse faire de l’une ou de l’autre le sujet propre du 47 Beckett, Solo, Minuit, p. 29 Dans la partie correspondante de A Piece of Monologue, Beckett utilise cependant le verbe « to stand » (« Speaker stands well off centre downstage audience left. »), in The Complete Dramatic Works, Faber and Faber, p. 425). 49 Beckett, Berceuse, Minuit, p. 41. 50 Ibid., p.54. 51 Ibid., p.55. 52 On peut d’ailleurs prendre le mot « Encore » comme manifestation de ne plus vouloir (en avoir assez) entendre la voix. La relation entre voix vive et voix enregistrée (et le balancement) devient alors encore ambigu. 48 33 discours : et la version anglaise du texte confirme encore ce procédé. Cependant un double processus de subjectivisation se poursuit. Celui-ci est opéré à la fois par les événements scéniques (notamment la superposition de la voix vive et de la voix enregistrée sur la phrase « temps qu’elle finisse » indiquée sept fois en italique) et par des caractéristiques proprement textuelles, lorsque la situation racontée par la voix enregistrée s’identifie progressivement avec la situation scénique : celle d’une femme assise dans un fauteuil à bascule. Le moment où la voix mentionne la vieille berceuse et le costume noir de « sa mère »53 paraît alors décrire exactement ce que le public a sous les yeux, comme si, de la mère à la fille, venait de s’accomplir un acte de succession. L’acte de s’asseoir dans la berceuse en costume noir est de ceux que « sa mère » a effectués « jusqu’à sa fin ». La voix enregistrée achève ici la re-présentation en scène de ce qui est pris en charge par le récit. La « fin » dont parle la voix peut en effet désigner à la fois la fin de la vie de la mère et celle du récit même. Dans la partie correspondante de Rockaby54, le mot « fin » désigne clairement celle des jours de la mère, tandis que la suppression du pronom personnel souligne en quelque sorte le mot « mother », deux fois employé. Les deux versions me semblent cependant avoir en commun de faire coïncider la fin de la mère avec ce segment de la narration aux allures de clausule. Cette « fin » correspond à l’atténuation progressive de la voix vive de la femme sur la scène. Comment savoir alors si le personnage qui se balance en scène est la fille ou la mère qui se meurt (ou qui est morte). Il n’y a plus en effet ni fille, ni mère, mais à la fois l’une et l’autre, puisque la fille reproduit la mère en lui succédant. Le récit de cette superposition-assimilation-succession aura donc été engendré par la subjectivisation même du langage ou plutôt par la capacité du langage à faire émerger un sujet. Le titre même de la pièce, Berceuse, en témoigne déjà par son double sens (fauteuil à bascule et chanson)55. Le meuble de bois est ici juxtaposé à la chanson qui, elle, est constituée de langage. On peut y reconnaître l’incarnation, ou la matérialisation du corps par le langage, dans un processus constamment accompli au long de la pièce. En même temps la berceuse est une chanson pour les petits enfants, tandis qu’on associe plutôt le fauteuil à bascule avec la vieillesse : raccourci presque comique de l’assimilation des générations que la pièce met en scène. Le peu d’éléments matériels et physiques convoqués sur la scène, surdéterminé par le langage, acquiert ainsi une corporalité véritable. Après avoir travaillé sur Victor Hugo (et publié en 2002 chez Maisonneuve et Larose « Les Misérables : un nouveau Nouveau Testament » dans Victor Hugo et la Bible avec Henri Meschonnic), Manako Ôno a soutenu à Paris 8 une thèse intitulée « La voix, le corps et le silence dans l’œuvre de Beckett » sous la direction d’Henri Meschonnic. Elle est actuellement chargée de cours dans trois universités à Tôkyô. 53 « […] si bien qu’enfin / fin d’une longue journée / elle descendit / enfin descendit / l’escalier raide / baissa le store et descendit / tout en bas / s’asseoir dans la vieille berceuse / celle de sa mère / celle où sa mère assise / à longueur d’année / tout de noir vêtue / de son plus beau noir vêtue / allait se berçant / jusqu’à sa fin [...] », ibid., p. 49. 54 « […] so in the end / close of a long day / went down / in the end went down / down the steep stair / let down the blind and down / right down / into the old rocker / mother rocker / where mother rocked / all the years / all in black / best black / sat and rocked / till her end came […] » (Beckett, The Complete Dramatic Works, op.cit., p. 440). 55 Le titre anglais Rockaby ne désigne pas de fauteuil, bien que le verbe « to rock » y soit contenu. 34 « Un certain pas » suspendu : Beckett et Derrida Gabriela García Hubard A la question : « Comment faire, comment vais-je faire, que dois-je faire, dans la situation où je suis, comment procéder ? », on connaît déjà la réponse de l’Innommable : « Par pure aporie ou bien par affirmations et négations infirmées au fur et à mesure, ou tôt ou tard... A remarquer, avant d’aller plus loin, de l’avant, que je dis aporie sans savoir ce que ça veut dire. Peut-on être éphectique autrement qu’à son insu ? Je ne sais pas »56. Tout d’abord, le concept philosophique d’« éphecticisme » désigne en grec la suspension du jugement qui se retrouve originairement dans les philosophes sceptiques. Une suspension éphectique qui, tout en se rapportant à l’action de « suspendre » et de « pendre », dit en même temps le « délai » et « l’incertitude », « le fait de suspendre, d’interrompre ou d’interdire », et « l’abandon, l’arrêt et la cessation ». Cette suspension « remet » à plus tard, elle « diffère » et fait « reculer » le jugement. Néanmoins, d’autres passages chez Beckett montrent aussi l’instabilité de l’attitude éphectique, ce qui permet de faire une distinction entre la suspension du jugement proprement sceptique et l’attitude éphectique beckettienne, cette dernière déclenchant non pas une négativité ou une impuissance concernant le monde mais une plus grande exploration littéraire. A titre d’illustration, citons l’arrêt de la bande dans La dernière Bande qui provoque une manipulation du discours mais révèle aussi un désir de suspendre le temps ; l’interruption de la lecture dans Impromptu d’Ohio, remettant à plus tard la continuité; également la suspension comme incertitude de la fin dans Fin de Partie ; les interruptions du discours de Malone ; l’indécision de Didi et Gogo tant physique que psychique ; l’attente de Godot; l’incertitude non pas seulement de l’arrivée de Godot mais aussi l’incertitude de son existence ou de l’existence de l’Innommable; l’eau suspendue qui pendent au milieu du désert dans Acte sans paroles I ; et plus radicalement la suspension de l’identité si constante dans l’œuvre de Beckett, et la vie suspendue entre la naissance et la mort dans Godot, Solo, Malone Meurt et Fragment de Théâtre II. Ainsi comme la caractéristique énigmatique de la suspension déploie l’idée de la fixation et du mouvement, on peut reconnaître la manière dont la littérature beckettienne oscille constamment entre ces deux possibilités en même temps. C’est justement autour du paradoxe ou de la possible contradiction entre les différentes significations de la suspension que l’Innommable se perd en construisant un récit tant de fois qualifié d’absurde. D’emblée, l’Innommable annonce qu’il va procéder par apories, même s’il ne sait pas ce que cela veut dire. Cette apparente ignorance s’écrit déjà comme une manière d’être éphectique car il suspend en niant l’idée qu’il avait déjà des apories. L’unique occurrence du mot « aporie » avant L’Innommable se retrouve dans le début de Malone Meurt, quand le narrateur pense se raconter quatre histoires. Toutefois, ce qu’il est important de signaler, c’est le rapport entre la possibilité ou l’impossibilité d’achever de raconter ses histoires, et la possibilité ou l’impossibilité soit de finir, soit de mourir, mais surtout, le fait que les apories demeurent dans les deux cas. Je voudrais ouvrir ici une parenthèse afin de regarder de plus près les liens qui rapprochent Beckett et Derrida57. On sait que Beckett n’a pas connu (du moins de manière directe) l’œuvre de Derrida ; en plus, on sait aussi que Derrida n’a rien écrit sur l’œuvre de Beckett, cependant il s’est exprimé ainsi à propos de lui à l’occasion d’un entretien : « C’est un auteur dont je me sens très proche, ou dont je voudrais moi-même me sentir très proche; même aussi trop proche. Justement à cause de cette proximité, c’est très difficile pour moi, trop facile et trop difficile. Je l’ai peut-être évité un peu à cause de cette identification… Je l’aurai donc “évité” du fait que je l’avais toujours déjà lu et compris trop bien »58. 56 Samuel Beckett, L’Innommable, Minuit, Paris, 2004, p. 7. Pour ce qui concerne Derrida, la suspension du jugement travaille sa pensée dès l’épochè phénoménologique ou l’épochè tout court jusqu’à ce qu’il appelle « “l’époque” », l’« époque » ou l’« époque ». 58 Jacques Derrida. Acts of Literature. Ed. by Derek Attridge, Routledge, New York, London, 1992. pp. 60-61. 57 35 Face à l’aporie de finir chez Beckett, j’essaye de montrer les liens qui se dessinent entre les apories derridiennes et beckettiennes, surtout entre la Trilogie et le livre Apories. Dans ce dernier, Derrida ne traite pas de l’aporie de la mort en général, mais avant tout du syntagme « ma mort », et autour duquel il va parler d’abord de l’aporie de la pensée heideggérienne sur la mort comme « la possibilité de l’impossibilité pure et simple pour le Dasein »59, mais aussi de la problématique des frontières en général. D’abord Derrida rapproche la question du passage et du non-passage (surtout le passage de la mort, au-delà de la mort), bien qu’il admette (en se rapprochant de l’Innommable) qu’il traite l’aporie « sans bien savoir où [il] allai[t], sauf qu’en ce mot il devait y aller du « ne pas savoir où aller ». Dans ce procédé similaire chez Beckett et Derrida on peut signaler d’autres analogies. Par exemple, la façon qu’ont les deux de construire le jeu aporétique avec les phrases négatives et affirmatives mais aussi interrogatives. Parmi ce jeu où les phrases sur la mort et les apories s’étouffent constamment, Derrida lance un incipit à propos des frontières : « Dans toutes ces propositions... il y va d’un certain pas »60. Puis, Derrida note trois possibilités de le lire : d’abord « que quelqu’un va quelque part à une certaine allure... il y va », ensuite « à savoir ce dont il y va, ce dont on entend ici parler, c’est de la question du pas, de la démarche, de l’allure, du rythme, du passage ou de la traversée »61 et finalement « on peut aussi mentionner en la citant une marque de la négation, un certain « pas » – no, not, nicht, kein »62. Si l’aporie, donc, s’agite d’un certain pas, ce pas ne pouvait pas être absent du long incipit que représente le premier paragraphe de L’Innommable : « Se peut-il qu’un jour, premier pas va, j’y sois simplement resté, où, au lieu de sortir, selon une vieille habitude »63. On connaît déjà la trace de cette vieille habitude depuis Malone, à savoir l’aporie. Propre à l’attitude éphectique de l’Innommable, ce « pas » retient le mouvement et la quiétude de la suspension, son impossibilité et sa possibilité, « je ne peux pas continuer, je vais continuer ». Par conséquent, l’aporie s’agite ici dans une certaine suspension. En outre, on peut dire que l’endurance de l’expérience aporétique derridienne ressemble à l’exacerbation des contradictions de l’Innommable. Une exacerbation qui vient du fait que les apories derridiennes et beckettiennes ne sont pas simplement négatives, fermées, pas plus qu’elles ne luttent inlassablement pour éviter un système assurant, statique et fixe. L’écriture derridienne, comme celle de Beckett, explorent les contradictions qui défient, heurtent et confrontent non pas seulement le sens commun, mais le sens en général. Grâce à la suspension (l’époque ou l’attitude éphectique) et aux apories, un mouvement fort et continu qui est loin de paralyser ces forces d’écriture, s’inscrit chez Beckett et Derrida. Il ne s’agit pas de souligner une « contradiction performative », bien au contraire, il s’agit d’analyser une auto-contradiction textuelle, une exploration incessante (toujours en jeu dans la littérature) de la pertinence de l’aporie dans l’exercice même de l’écriture, comme la recherche d’un mode d’écriture distinct. Titulaire d’un D.E.A. en « Twentieth Caentury Literature and its Contexts » à Goldsmiths College, University of London, Gabriela García Hubard prépare une thèse à Paris 7 sous la direction d’Evelyne Grossman intitulée « Derrida, Beckett et Lispector (d’)après les apories de la signification ». Elle a dirigé deux séminaires (de littérature anglaise et de rédaction en espagnol) pendant deux ans dans le Département de Littératures Modernes à l’Université Nationale du Mexique. Elle est co-auteur de neuf livres scolaires de littérature et grammaire pour le cycle d’études secondaires du Mexique, (Editorial Santillana 2000-2002 et Editorial Fernández 1998). Mail : [email protected] 59 60 61 62 63 Heidegger cité par Derrida, Apories, Galilée, Paris, 1996, p. 50. Apories, p. 23 Apories, pp. 27 et 28. Apories, p. 28. L’Innommable, p. 7 (je souligne). 36 L’histoire du tailleur Jonathan Degenève Parmi les histoires de Beckett, nous choisissons celle du tailleur puisqu’il la nomme ainsi dans Fin de Partie (1957). En fait, nous la connaissions depuis Le Monde et le Pantalon (1945). Sous une forme condensée, elle est en effet en exergue dans ce livre. De plus, le titre de ce livre est quasiment la chute de cette histoire. Nous y reviendrons. Une chute, car il s’agit d’une histoire drôle. Et c’est d’ailleurs pour la « dérider »64 que Nagg la raconte à Nell. Evidemment, cela ne la fait pas rire, ou plus rire en tous cas. Mais c’est un vieux truc de théâtre que cette blague qui tombe à plat ou qui n’amuse que celui qui la dit – fût-ce de manière « forcé[e] et aig[uë] »65 : l’histoire n’en est que plus drôle encore. Premier décalage donc, du côté de Nell : une blague qui ne fait pas rire. Du côté de Nagg, on a un deuxième décalage. Car un rire forcé et aïgu, est-ce vraiment un rire ? Plutôt un rire malgré tout : on rit bien que la blague ne fasse pas rire. Mais ce rire est malgré tout un rire. Georges Didi-Huberman, à qui nous empruntons l’idée d’une dynamique artistique malgré tout66, ici comique, dirait ceci : ce rire se détache sur fond de mort. Et la meilleure preuve, c’est encore qu’il est « lanc[é] »67 d’une poubelle. Mais ce détachement n’est pas absolu. On ne rit pas souverainement de la mort, pas plus que l’on ne meurt performativement de rire. Tout au plus, s’en déride-t-on par à-coups, spasmes, hoquets. Tout au plus, a-t-on « cru » mourir de rire quand l’histoire du tailleur a été autrefois racontée sur le lac de Côme et que l’on a chaviré : on « aurait dû se noyer »68 mais force est de constater que l’on est toujours vivant… même si l’on a encore du mal à s’en remettre lorsque l’on y songe. Du moins, Nell a du mal à s’en remettre : « C’était profond, profond […]. Si blanc, si net »69. Qu’à cela ne tienne, pour Nagg, qui raconte encore la même histoire alors que Nell n’est pour ainsi dire pas sortie (indemne) du lac de Côme. D’où sa réplique après la chute : « On voyait le fond »70. L’histoire du tailleur signe donc un divorce entre les personnages tout en se référant à un passé qui leur est d’autant plus commun qu’il s’agit de celui de leurs fiançailles. Et c’est là un troisième décalage. Est-ce un dialogue de sourd qu’il s’agit dès lors de tromper ou de masquer ? Est-ce l’hypocrisie de cette bouffonnerie que ce désir d’abuser son partenaire sur l’entente du et dans le ménage ? L’histoire du tailleur est alors une pantalonnade et elle opère dans toutes les dénégations de ce passage. De là, un quatrième décalage : l’usage détourné de la commedia dell arte. Le Pantalone beckettien, ce serait ce vieillard qui rit – et dont on rit – non plus malgré lui mais bien malgré tout. Il sait parfaitement que les choses vont de pire en pire : « Je la raconte mal. (Un temps. Morne.) Je raconte cette histoire de plus en plus mal »71. Mais il persiste quand même. Je sais bien… mais quand même. L’histoire du tailleur : un déni ? un fétiche ? Déni ou fétiche qui révéleraient, selon une lecture freudienne, un clivage du moi devant l’énigme de la castration. Si cela est juste, c’est-à-dire si Nagg est castré par Nell dans ses velléités de comédien, s’il est taillé par elle, et si le pantalon de la pantalonnade, « salopé [à] l’entre-jambes »72, en est le déni ou le fétiche, son problème se résume ainsi : il sait bien qu’il n’en a pas (de l’humour) ou il sait bien qu’elle n’en a pas (de l’humour)… mais quand même. Une schize du sujet et un « faisons comme si » qu’il faut cependant comprendre comme des processus et non comme des résultats. Un processus de défense, si l’on suit le fil freudien. Mais également une mise en mouvement. Autre 64 65 66 67 68 69 70 71 72 Beckett, Fin de partie, Minuit, Paris, 1957, p. 35. Ibid., p. 38. Images malgré tout, Minuit, Paris, 2003. Beckett, Fin de partie, op. cit., p. 38. Ibid., pp. 35 et 36. Ibid., p. 36. Ibid., p. 38. Ibid., p. 37. Ibid., p. 37. 37 façon de dire : je me raconte une histoire lorsque je raconte l’histoire du tailleur ; mais je me raconte une histoire pour raconter l’histoire du tailleur. La pose psychotique, si pose psychotique il y a, est ce qui donne lieu à des poussées, verbales ou scripturales. On avance, chez Beckett, dans l’exacte mesure où l’on se scinde en deux. Ou en plus. Si Nell reste « impassible » et « les yeux vagues »73 face à l’humour mi-vénitien mi-viennois de Nagg c’est donc parce qu’elle en est restée au lac de Côme. Cinquième décalage : un imaginaire romantique face à une culture populaire. La rencontre du cliché noble (la promenade sur la barque) et de la grivoiserie vulgaire. L’histoire du tailleur, c’est celle de Lamartine qui a vu le fond du monde lacustre, si blanc, si net : une sorte d’enfer froid si l’on entend « hell » dans Nell. Et un Lamartine qui ne s’en remet pas, mais que l’on « harcèle » à nouveau (« to nag » en anglais) avec ce tailleur qui, lui, a « raté le fond » d’un pantalon très terrestre, dont il a aussi « salopé l’entrejambes », « bousillé la braguette » et « loup[é] les boutonnières »74. L’histoire du tailleur, c’est celle de Lamartine à qui l’on raconte sinon une blague de cul du moins une blague sur le cul : le monde a un fond mais le pantalon n’en a pas, ni devant ni derrière. Aussi fascinant et abyssal soit-il, le monde est bel est bien fini : clos et terminé. Clos : le lac à un fond, blanc et net. Terminé : le monde a été fait en six jours, comme on sait. Aussi minime et ridicule soit-il, le pantalon est, lui, infini : ouvert et inachevé. Voire inachevable. Le burlesque et le farcesque tiennent à ces renversements. Mais l’écriture tout aussi bien, qui a ceci de commun avec le pantalon qu’elle est au mieux sur le point d’être finie. Mais avec ce point-là, le point de couture qui clôt et termine, on n’en a jamais fini chez Beckett. De là des textes et des pantalons en morceaux parce qu’ils bâillent aux jointures. A leur endroit, le travail ne saurait donc être autrement qu’en cours. En un mot, ce sont des patchworks in progress. D’où un sixième décalage : le pantalon est tout sauf d’un seul tenant. Un vêtement d’Arlequin ? Nous n’avons pas pris au sérieux ce qui n’est (aussi) qu’une plaisanterie. Nous avons simplement voulu montrer que le principe du décalage guidait Beckett du Monde et le Pantalon à Fin de partie. Un décalé qu’il aime depuis le départ dans cette blague (qu’il a peut-être inventée) au point d’en tirer ensuite une histoire, celle du tailleur, qui ne cesse de faire jouer ce ressort initial justement. Que le propos soit toujours-déjà déplacé, « transbord[é] » dit Beckett75, tel pourrait être le but recherché. Et ce, dès le début du Monde et le Pantalon dont l’exergue et le titre sont pour le moins inattendus dans un essai sur la peinture des frères van Velde. Nous avions gardé ce début pour la fin : « LE CLIENT : Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois. LE TAILLEUR : Mais, monsieur, regardez le monde, et regardez mon pantalon. »76 Jonathan Degenève est A.T.E.R. en lettres et cinéma à Paris 7. Sous la direction d’Evelyne Grossman, il prépare une thèse sur la question du récit dans le premier film de Welles et les derniers textes de Blanchot, Beckett, des Forêts. Parmi ses derniers articles publiés ou à paraître : « Cycle et recyclage du père dans Le Retour d’Andreï Zviaguintsev » (in La Voix du Regard, « Et re !», n° 18, Paris, 2005) et « Le Blanchot du sentiment » (in Les Lettres Romanes, « Maurice Blanchot. La singularité d’une écriture », hors série, Louvain-La-Neuve, 2006). Il a en outre dirigé un numéro de la revue Textuel qui s’intitule : Le Début de la fin (n° 48, Paris, 2005). Mail : [email protected] 73 74 75 76 Ibid., p. 38. Ibid., p. 37. Le Monde et le Pantalon, Minuit, Paris, 1989, p. 28. Ibid., p. 9. 38 Le grincement linguistique dans le discours sur l’inventaire dans Malone meurt Yo Fujiwara Dans un passage sur l’inventaire dans Malone meurt, le narrateur essaie de ramasser et d’énumérer les objets qui lui appartiennent, mais en dépit de tous ses efforts, il s’avisera lui-même d’une impossibilité de la mise à terme de son entreprise : « rigoureusement parlant, il m’est impossible de savoir, d’un instant à l’autre, ce qui est à moi et ce qui ne l’est pas, selon ma définition » (p.127). Les objets ne cessent de sortir et de revenir dans le champ de son appartenance. Ainsi se détraque d’entrée de jeu son inventaire : « Vite, vite mes possessions. Du calme, du calme, deux fois, j’ai le temps, tout le temps, comme d’habitude. Mon crayon, mes deux crayons, celui dont il ne reste plus entre mes énormes doigts que la mine, sortie entièrement du bois, et l’autre, long et rond, dans le lit quelque part, que je tenais en réserve, […]. Du calme, du calme. (1)Mon cahier, je ne le vois pas, mais je le sens dans ma main gauche, (2)je ne sais pas d’où il vient, je ne l’avais pas en arrivant ici, mais je sens qu’il est à moi. C’est ça, comme si j’avais soixante ans. (3)Le lit serait donc à moi aussi, et la petite table, le plat, les vases, l’armoire, les couvertures. Que non, rien de tout cela n’est à moi. Mais le cahier est à moi, je ne peux pas expliquer. (4)Les deux crayons donc, le cahier et puis le bâton, que je n’avais pas non plus en venant ici, mais que je considère comme m’appartenant. J’ai dû le décrire déjà. (5)Je suis calme, j’ai le temps, mais je décrirai le moins possible (p.120-121). Dans cet extrait, le narrateur énumère une série de ses propriétés ; le crayon, le cahier, le lit, la table, le plat, les vases, l’armoire, les couvertures, le bâton. Mais comme il est incapable de les recenser de façon successive, son inventaire reste toujours incomplet. Aussitôt qu’il mentionne un objet, il met en doute son appartenance. Et aussitôt qu’il en évoque un autre, il laisse de côté ceux qu’il a énumérés précédemment. Le dire du narrateur se caractérise ainsi par ses interruptions successives ; chaque phrase est suivie par celle qui réagit contre sa précédente, et ce mouvement perpétuellement réactif s’explique notamment par trois ordres d’opposition ; accélération et ralentissement ; affirmation et négation ; addition et soustraction. D’abord, le mouvement d’accélération et de ralentissement se présente d’entrée de jeu dans les deux premières phrases. Le narrateur montre sa précipitation en disant : « Vite, vite mes possessions. » Mais il réprime aussitôt son impatience par la phrase suivante : « Du calme, du calme, deux fois, j’ai le temps, tout le temps, comme d’habitude. » Dans le mouvement d’affirmation et de négation, c’est la conjonction « mais » qui joue un rôle central. D’une part, c’est lorsque le narrateur manifeste sa revendication de la possession que nous reconnaîtrons cette opposition. Dans les quatre premiers segments de phrase que nous avons soulignés, la conjonction « mais » constitue les points d’appui de l’alternance de la négation et de l’affirmation, et fait fonction de « passage » d’une zone à l’autre. D’autre part, cette opposition s’aperçoit aussi au niveau argumentatif. Dans la phrase (5) : « Je suis calme, j’ai le temps, mais je décrirai le moins possible », la conjonction « mais » fait se relier les deux propositions affirmatives. Néanmoins, ces deux propositions impliquent de façon implicite un dialogue interne. Lorsqu’il dit : « j’ai le temps », le narrateur nous semble présupposer la phrase suivante : « donc je peux en dire long sur mes propriétés ». La proposition suivante : « mais je décrirai le moins possible » s’oppose ainsi à cette présupposition sous-jacente, et c’est donc cet enchaînement argumentatif implicitement développé qui constitue le dialogue à l’intérieur même du monologue du narrateur 77. Pour finir, par rapport au mouvement d’addition et de soustraction, nous citons encore une fois les phrases (3). Dans ces phrases, le narrateur énumère ses propriétés par addition. Mais en disant : « Que non, rien de tout cela n’est à moi », il dénie les propriétés de tous les objets qu’il a mentionnés jusqu’ici. Il 77 Par rapport à la fonction de « mais » comme « passage », l’explication de Culioli a été une référence principale : « Mais indique (1) que l’on distingue, par construction, deux zones de validation, telle que (2) il existe une relation d’altérité entre les deux zones […] ; enfin (3) mais marque le passage d’une zone à l’autre ». (Pour une linguistique de l’énonciation, t. III, Ophrys, p. 154.) Quant à l’interprétation de l’argumentation, nous avons consulté l’analyse de Ducrot sur les énoncés du type « certes… mais… ». Cf. Le Dire et le dit, Minuit, pp. 229-231. 39 fait table rase comme s’il faisait la soustraction de tout ce qu’il a ajouté, de sorte qu’il est obligé par la suite de recommencer à zéro. Bien qu’une liste de propriétés soit généralement censée rapporter ce qui est propre au propriétaire, l’inventaire de Malone ne marque qu’une dislocation, qu’un grincement perpétuels. Chaque segment de phrases s’affronte avec d’autres, sans qu’aucun ait la toute-puissance ou le dernier mot. Mais pourquoi cette dislocation, et ce grincement? Une question que se pose le narrateur de L’Innommable nous semble suggestive à cet égard : « Y a-t-il un seul mot de moi dans ce que je dis? Non, je n’ai pas de voix, à ce chapitre je n’ai pas de voix » (p.101). La « voix » n’entre pas, sans doute depuis toujours, dans la liste de son inventaire. Tous les mouvements d’opposition du discours sont ainsi considérés comme des traces d’un conflit, d’une discorde entre la « voix » – voix de l’autre – et le dire du narrateur – son discours. Le grincement de l’inventaire est ainsi considéré comme de frictions des « voix » ; un grincement purement linguistique. Sous la direction de Bruno Clément, Yo Fujiwara prépare une thèse intitulée : « La question du style dans les œuvres romanesques et théâtrales de Samuel Beckett » (Paris 8). Parmi ses derniers articles : « L’intrusion de la voix dans Molloy de Samuel Beckett – Remarque sur le glissement de “je” à “on” » (Etudes de Langue et Littérature françaises, no 84, Société Japonaise de Langue et Littérature Françaises, Tokyo, Japon, 2004). Mail : [email protected] 40 Table des matières Journée doctorale sur Artaud, co-organisée par Evelyne Grossman (12 mai 2005) : Mariana Alexeeva « Modalités cognitives des ethnographies réelles et rêvées d’Antonin Artaud »……………… p. 3 Giuliana Prucca « De Paolo Uccello à Cimabue : de la tête au ventre. Essai de visualisation de la pensée organique chez Artaud »………………………………….. p. 6 Natacha Allet « Autour de Paolo Uccello : un théâtre du moi »……………………………………………… p. 8 Lorraine Dumenil « Artaud, signes et gestes »…………………………………………………………………….. p. 10 Annick Mannekens « Les traductions-réécritures chez Artaud : une question d’appropriation ? »………………… p. 12 Journée doctorale sur Blanchot, co-organisée par Christophe Bident (13 mai 2005) : Zakir Paul « Traduire la politique »……………………………………………………………………….. p. 15 Julien Santoni « L’extase mélancolique : une approche psychanalytique de Thomas l’obscur de Maurice Blanchot »…………………………………………………… p. 17 Jérémie Majorel « Blanchot et le signe : piège herméneutique et suaire énigmatique »………………………… p. 19 Tom Van Imschoot « La lecture à corps distrait »…………………………………………………………………... p. 21 Maud Hagelstein « Maurice Blanchot : la genèse phénoménologique du concept de neutre »…………………... p. 23 Karl Pollin « Erotisme et neutralité dans les récits de Blanchot »…………………………………………. p. 25 Journée doctorale sur Beckett, co-organisée par Evelyne Grossman (14 mai 2005) : Guillaume Gesvret « Posture de la prière et précarité formelle dans Mal vu mal dit, Cap au pire et ...que nuages... »…………………………………………. p. 28 Isabelle Ost « Samuel Beckett et Gilles Deleuze : deux parcours en rhizome »……………………………. p. 31 Manako Ôno « Un meuble fait de langage – la corporalité dans Berceuse de Beckett »…………………….. p. 33 Gabriela García Hubard « “Un certain pas” suspendu : Beckett et Derrida »…………………………………………… p. 35 Jonathan Degenève « L’histoire du tailleur »……………………………………………………………………….. p. 37 Yo Fujiwara « Le grincement linguistique 41 dans le discours sur l’inventaire dans Malone meurt » ……………………………………...... p. 39 42