L`exploitation du Nord québécois selon Serge Bouchard

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L`exploitation du Nord québécois selon Serge Bouchard
LA PRESSE
Le 04 juin 2012
L'exploitation du Nord québécois selon Serge Bouchard
Par : Paul Journet
Pour Serge Bouchard, le développement du Nord québécois par le gouvernement Charest est une
histoire qui se répète. Qui se répète sans la mémoire, précise l'anthropologue.
Q: Que pensez-vous que le Plan Nord apporte à notre culture? Que représente-t-il dans notre
histoire?
R: Comme anthropologue, je me demande si nous avons développé un attachement territorial au
Nord. Et la réponse en 2012, c'est non, à l'exception des quelques désespérés qui veulent vivre à SeptÎles, Val-d'Or ou Chibougamau. Le sentiment général de la culture québécoise moderne, c'est qu'on se
fout du Nord. L'occupation du Nord est le dernier des sujets. La récente farce de Jean Charest aux
étudiants en constituait un bel exemple. Il a dit: on va leur trouver des jobs dans le Nord... Ça veut dire
qu'on va s'en débarrasser en les envoyant dans une sorte de Sibérie.
Q: Et notre prétendue nordicité, est-ce un mythe?
R: Le Nord n'est pas dans les cartons de l'identité. C'est plutôt un outil primaire de développement
économique. On y va seulement pour en retirer quelque chose. Je ne vois pas de projet de construction
d'une identité ou d'une culture. J'ai plutôt l'impression que les Québécois travaillent très, très fort pour
s'acheter un terrain au Mexique.
Q: Y a-t-il quelque chose de novateur dans le Plan Nord du gouvernement Charest?
R: Notre devise est «Je me souviens». Mais c'est entendu, on ne se souvient de rien. On a plus que la
mémoire courte. C'est une amnésie grave. On annonce le Plan Nord, mais on ne fait même pas
référence à la Baie-James, qui était un projet beaucoup plus important, qui ouvrait le subarctique de
l'ouest et du nord-ouest du Québec pour l'hydroélectricité. En fait, depuis la Confédération, le Québec
a toujours voulu exploiter les ressources naturelles avec un modèle stable: des capitaux étrangers et
une sorte de ruée vers la ressource à cause d'un contexte international. Le gouvernement vend l'accès
à la ressource contre des redevances et des emplois. Le Québec, objectivement, c'est quoi sur la
planète Terre et dans notre galaxie? Un pays bourré de forêts et rempli d'eau qui cascade sur des
roches cambriennes. Et qu'est-ce qu'on fait depuis 1867? On ne fait que vendre ça.
Q: Il y a donc eu plusieurs plans Nord?
R: Il y a eu celui de Chauveau en 1867, celui du curé Labelle peu après, le développement de l'Abitibi
vers 1910, le premier vrai Plan Nord minier en 1920, la vente des ressources naturelles aux Américains
par Duplessis, le petit Plan Nord de la Révolution tranquille, la Baie-James de Bourassa... Et ça nous
conduit à Jean Charest qui dit aujourd'hui: eille, ce serait une bonne idée de faire un Plan Nord... Je
trouve cela formidable (rires). La seule raison pour laquelle on fait un Plan Nord, c'est parce que des
nations émergentes comme la Chine ont besoin de minerai.
Q: Mais n'y a-t-il pas à tout le moins un potentiel de développement économique?
R: Bien sûr, il faut bien développer nos potentiels. Je ne suis pas contre le commerce! Mais je proteste
parce que, dans notre histoire, ça ne nous a jamais tant enrichis. Quel type d'emploi a-t-on créé? Le
type que l'histoire va dénigrer, qui crée peu de richesse culturelle, comme celui de bûcheron.
Q: Revenons en arrière. Qu'est-ce qui caractérisent les premiers Plan Nord?
R: Le gouvernement de Chauveau, le premier ministre du Québec, aura pour activité initiale de
concéder la richesse la plus évidente, la forêt. Les terres de la Couronne ont été bradées entièrement
pour des capitaux américains et britanniques. Les Canadiens français étaient des bûcherons au service
des capitaux.
Q: Y avait-il un volet d'occupation du territoire?
R: On a assassiné l'idée d'une forêt habitée. Il y a eu des luttes épiques entre l'industrie forestière et les
colons, qui voulaient exploiter leur lot forestier. Les compagnies ont toujours voulu étouffer l'activité
des colons dans les forêts privées. Et le choix du gouvernement était clair: favoriser les compagnies. Il
n'avait pas de plan pour l'occupation. La culture bûcheronne, ce fut une culture d'exil dans les camps,
loin de la famille. La colonisation des Laurentides a donc été un échec. J'ai donné récemment une
conférence à Ferme-Neuve, au nord de Mont-Laurier. Leur histoire est tellement triste... Il y avait làbas un des plus beaux espoirs pour une industrie forestière privée et habitée par des colons. Mais les
compagnies ont découragé tous les efforts des villages pour vivre du bois. Aujourd'hui, ces petits
villages n'ont plus d'activité forestière. Les petits moulins sont disparus.
Q: Mais le curé Labelle n'a-t-il pas permis la colonisation du Nord?
R: Oui, mais cela a été un peu plus tard. En 1875, le Nord de Montréal était une forêt vierge
entièrement consacrée à ceux qu'on appelait les lumberbarons- les barons du bois - de Montréal. Ils
coupaient la ressource. Ils ont coupé, coupé... Mais finalement, on a eu un plan d'occupation du petit
Nord, comme on l'appelait, avec le curé Labelle. C'était une sorte de guerrier sur le terrain. Il
combattait l'invasion des protestants, qui arrivaient par Lachute et menaçaient de coloniser le Nord de
Montréal. Les Canadiens français allaient être des colons, avec l'aide d'un chemin de fer. C'est
Séraphin Poudrier, Les belles histoires des pays d'en haut. C'était assez différent de la vision de 1867,
où on ne se préoccupait que d'un problème logistique: sortir le bois des régions sauvages pour le
conduire aux moulins.
Q: Était-ce la même approche pour développer la Mauricie?
R: Non. Parce qu'on donnait la région (des Laurentides) aux colons, il a fallu concéder encore plus
d'immenses régions sauvages aux compagnies américaines. On leur a concédé la Haute Mauricie. Ce
fut le Plan Nord suivant, vers 1900. Par un échange de territoire avec la Brown Corporation, on a donné
cette région sauvage, qui était jusque-là inaccessible et non colonisée. Il n'y avait personne au nord de
Shawinigan. On y trouvait une des plus belles forêts du Québec, d'une richesse inouïe. La Brown va
contrôler le débit de grandes rivières comme la Saint-Maurice avec d'immenses barrages, qui la
transformeront en pipeline à pitounes pour vider la région de son bois. En 1925, ce secteur de la
Mauricie avait été littéralement déforesté, à cause de ces coupes et des feux de forêt allumés par la
construction d'un chemin de fer pour la compagnie. Les quelques résidents, les Atikameks, souffriront
terriblement. Ils seront interdits du territoire et mis en réserve par le fédéral. L'histoire canadienne
classique.
Q: Le «Plan Nord» minier de Duplessis, lui, n'a-t-il pas permis à tout le moins de créer quelques
localités dans le Nord?
R: Il nous a donné par exemple Chibougamau, Schefferville et Matagami dans les années 50. On sortait
alors de la zone laurentienne pour entrer dans la forêt boréale qu'on jugeait alors non commerciale.
C'était le pays des Cris et des Innus. Bien entendu, tout le monde s'en foutait. On a trouvé du fer, du
cuivre et d'autres minerais, alors on a ouvert une série de mines à Chibougamau, Chapais, Matagami et
Schefferville. C'étaient des villes minières champignons. Il n'y avait rien à l'arrivée, puis trois ans plus
tard, la ville était faite. Et des fois, 10 ans plus tard, elle était déjà fermée. Ce fut le cas de Schefferville.
Cette ville avait permis de donner naissance à Sept-Îles, qui est passé en 15 ans d'un tout petit village à
une ville de 40 000 habitants, avec des infrastructures pour recevoir le minerai. La fermeture de
Schefferville fera dégonfler Sept-Îles de moitié. Aujourd'hui, Sept-Îles est catastrophique sur le plan de
l'urbanisme et de l'architecture. Pratiquement rien n'a changé depuis 1970, c'est d'une laideur sans
nom. Heureusement qu'il y reste un noyau de résidents qui s'étaient attachés au Nord et qui se battent
pour développer leur région.
Q: Mais pour l'économie, peut-on dire qu'il y a eu un exemple de réussite, le développement de la
Baie-James?
R: Robert Bourassa disait que le projet de la Baie-James nous enrichirait considérablement. Qu'il ferait
des Québécois des gens plus riches, moins endettés que les autres pays. Son argumentaire était bon,
mais il n'avait pas prévu la conjoncture. Les Américains ont acheté moins (d'électricité) que prévu et ça
a couté très cher. Ça nous rapporte aujourd'hui environ deux milliards de dollars par année. On est très
content de l'avoir, cet argent, c'est certain! C'est tout de même moins que prévu et ça ne règle pas
tous nos problèmes économiques, ce n'est pas une panacée. Maintenant, la question que je pose aux
économistes et aux historiens, c'est: «Et si on faisait le même calcul pour le bois?» Avec la crise, il nous
coûte de l'argent, il ne nous en rapporte pas. Est-ce que l'exploitation de la forêt nous a enrichis depuis
le dernier siècle? Ou l'argent est-il plutôt parti ailleurs? Et les mines? Les mines, c'est une catastrophe
écologique sans nom au Québec et au Canada. (NDLR Une nouvelle loi sur les mines est en préparation
pour changer la vieille loi actuelle, qui date du 19e siècle).
Q: Dans le cadre du Plan Nord, le gouvernement a annoncé un projet de gouvernement régional dans
le Nord, paritaire entre Jamésiens et Cris. L'entente finale doit être conclue d'ici un mois. Qu'en
pensez-vous?
R: Heureusement que ça existe. On peut le comprendre en remontant au développement de la BaieJames, qui a entre autres favorisé l'éveil politique des Cris. Ils ont ouvert le champ des revendications
des régions, qui étaient écoeurées de se faire spolier. Elles demandent qu'une partie de la richesse
reste chez elles. Les Eeyou, qui sont très forts politiquement, et les Québécois qui se mettent ensemble
(malgré des conflits qui demeurent), ça fait partie des grands espoirs.
On n'a pas la même chose au Nord-Est chez les Innus, mais on pourrait envisager de la sorte avec les
autres habitants de la région. J'ai rencontré récemment des représentants de Fermont. Ils se plaignent
qu'ils ne sont pas dans le coup pour le développement du territoire.
Q: Êtes-vous optimiste pour la suite?
R: Ça dépend de ce que les gens en feront. Par exemple, le Nunavik est pour le développement, mais
contre le Plan Nord. Ils sont prudents, en fait. Chat échaudé craint l'eau froide. Ça ne prendrait pas
grand-chose pour les rassurer. Il faudrait qu'on parle différemment du Nord, pas seulement en termes
économiques. Il faudrait induire l'idée qu'on est là pour construire un pays. Et il faudrait de façon
urgente se demander ce qui a foiré dans les précédents Plans Nord. Ça nous permettrait de mieux
répondre aux questions pressantes. Par exemple : comment faire des aires protégées? Comment faire
profiter le Nunavik et les autres régions des retombées économiques? Faut-il une entente finale rapide
avec les Innus? Un encadrement plus sévère de l'exploration dans le Nord, où les entreprises ont
longtemps adopté des comportements effrayants? C'est tout cela qu'il faut aborder pour corriger le
cours de l'histoire.

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