Sans titre-1

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Sans titre-1
LES TROUBLES DU COMPORTEMENT ALIMENTAIRE
CHEZ LES ADOLESCENTS
VEERLE DECALUWÉ & CAROLINE BRAET
FACULTÉ DE PSYCHOLOGIE – UNIVERSITEIT GENT
1. Introduction
Voilà longtemps déjà quʼil existe une présomption de trouble alimentaire chez certains patients souffrant dʼune surcharge pondérale
grave. Notre expérience pratique, en particulier avec les enfants et les adolescents obèses, confirme dʼailleurs cette hypothèse.
Etant donné que la recherche sur les troubles alimentaires chez les jeunes en est encore à ses premiers balbutiements et que sous
lʼangle clinique, il semble que les acteurs soient demandeurs de connaissances en la matière, un projet dʼétude visant à prévenir
les troubles alimentaires chez les jeunes obèses a été mis sur pied en janvier 1999 à lʼuniversité de Gand.
2. Binge Eating Disorder (hyperphagie compulsionnelle)
Le Binge Eating Disorder ou hyperphagie compulsionnelle est un concept diagnostique qui nʼest reconnu que depuis peu dans
le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-IV) (1). Le DSM-IV distingue trois catégories de troubles
alimentaires : lʼanorexie mentale, la boulimie et la catégorie « Troubles alimentaires non spécifiés ». Cʼest dans cette dernière
quʼest classé, entre autres, le Binge Eating Disorder. Ce trouble nʼest donc pas encore officiellement reconnu comme un trouble
alimentaire à part entière par le DSM-IV.
Par binge ou crise de boulimie, on entend lʼingestion, dans un laps de temps limité, dʼune quantité de nourriture bien plus importante
que ce que mangeraient la plupart des gens durant la même période et dans les mêmes circonstances. Elle sʼaccompagne, dans
le chef de lʼintéressé, dʼun sentiment de perte de contrôle sur la nourriture. Une crise de boulimie est associée à au moins trois
des caractéristiques suivantes : 1) manger bien plus rapidement que dʼhabitude, 2) manger jusquʼà une satiété inconfortable,
3) manger en grandes quantités sans avoir faim, 4) manger en cachette parce que lʼon se sent gêné de la quantité de nourriture
ingurgitée, et 5) se dégoûter, se sentir dépressif ou coupable après lʼhyperphagie.
Pour pouvoir poser le diagnostic du Binge Eating Disorder (BED), les crises de boulimie telles que décrites ci-dessus doivent se
répéter en moyenne deux fois par semaine pendant six mois (1). En outre, contrairement aux personnes souffrant de boulimie,
le patient ne peut afficher aucun comportement de compensation après la crise de boulimie relevant du BED. Autrement dit, il
ne peut pas se faire vomir, jeûner de manière prolongée, se livrer à des exercices physiques intensifs, ou ingurgiter des laxatifs.
Ceci explique pourquoi les patients qui souffrent de BED développent souvent un surpoids et pourquoi les programmes purs de
réduction pondérale nʼont aucun effet concluant sur ce groupe cible, car tant que lʼon nʼintègre pas des techniques spécifiques
de lutte contre les crises de boulimie dans ces programmes dʼamaigrissement, les patients rechuteront.
3. Diagnostic du Binge Eating Disorder
Pour poser un diagnostic valable, il est donc recommandé de se laisser guider par les critères du DSM-IV. Les interviews cliniques
offrent une bonne solution à cet effet. Celles-ci passent systématiquement en revue les différents critères selon une méthode
structurée et standardisée. Nous avons pu nous rendre compte quʼelles permettaient également dʼaborder des points délicats.
Parmi les interviews cliniques, lʼEating Disorder Examination (EDE)(2) est lʼinterview semi-structurée le plus souvent décrite
et étudiée. LʼEDE est une interview standardisée destinée à établir la psychopathologie spécifique et à poser le diagnostic
des troubles alimentaires. Cʼest le seul instrument de mesure qui vérifie dʼemblée tous les critères diagnostiques des troubles
alimentaires. En outre, lʼEDE propose des définitions claires permettant de faire la distinction entre les différentes formes
dʼhyperphagie. Une traduction néerlandaise de lʼEDE est disponible depuis peu, tant pour les adultes (3) que pour les enfants
(4). Pour une bonne compréhension des divers concepts et une réalisation rapide, il est indispensable de suivre une formation à
lʼEDE.
4. Prévalence du Binge Eating Disorder
Bien que lʼoccurrence de crises de boulimie chez les adultes obèses ait été décrite depuis 1959 par Stunkard (5), le phénomène nʼa
fait lʼobjet dʼune attention systématique que depuis le milieu des années quatre-vingts. Et ce nʼest que très récemment que les
troubles alimentaires chez les jeunes obèses ont à leur tour fait lʼobjet dʼétudes suivies. Les deux seules études publiées qui, à
ce jour, se sont intéressées à la prévalence du Binge Eating Disorder chez des adolescents obèses, ont montré que ce trouble
alimentaire apparaissait régulièrement chez les jeunes en surpoids (20-30%), et ce tant chez les garçons que chez les filles (6,7).
On retrouve des chiffres de prévalence semblables dans les études menées avec des adultes obèses qui cherchent à se faire aider
pour leur surpoids. Dans ces études, la prévalence des crises de boulimie chez les adultes obèses est estimée de 15 à 50% (810).
Contrairement à la boulimie et à lʼanorexie mentale, le Binge Eating Disorder apparaît régulièrement chez les hommes : la
proportion est estimée à 3 femmes contre 2 hommes (10-12).
Les troubles du comportement alimentaire chez les adolescents · Pr Caroline Braet ·
Symposium “Nutrition et alimentation des adolescents” · Institut Danone · 05/10/2002 ·1
5. Caractéristiques des patients qui souffrent de Binge Eating Disorder
Certaines études ont montré que les obèses qui ont régulièrement des crises de boulimie ont, par rapport aux obèses qui nʼen
souffrent pas, un poids plus élevé et quʼils éprouvent davantage de troubles psychologiques, comme des problèmes émotionnels,
des troubles de la personnalité et des pathologies liées à lʼalimentation.
En ce qui concerne la surveillance de son poids, certaines indications donnent à penser que les obèses souffrant de Binge Eating
Disorder se mettent généralement plus facilement au régime.
6. Etiologie du Binge Eating Disorder
A ce jour, il nʼexiste encore aucune certitude concernant lʼétiologie des crises de boulimie. Plusieurs études se sont jusquʼà présent
intéressées essentiellement à lʼéventuel rôle néfaste que joue un régime alimentaire dans le développement du Binge Eating
Disorder (12,13). Dʼautres se penchent sur le rôle des facteurs familiaux (14-16).
6.1. Le modèle de restriction cognitive
En ce qui concerne la boulimie, il est apparu que la propension à suivre un régime joue un rôle considérable dans le développement du
trouble. Certains sont donc dʼavis que ce principe est valable pour tous les troubles alimentaires (17). Ce phénomène est expliqué
par la théorie de Herman & Polivy (18). Cette théorie part du principe que la pression à la minceur amène une insatisfaction visà-vis de ses propres formes corporelles, qui entraîne à son tour la décision de commencer un régime. Ce comportement de mise
au régime, qui implique souvent le respect de règles alimentaires strictes, conduirait en fin de compte la personne à sʼinfliger de
longues périodes de privation de nourriture et donc, de faim. Dans un moment de faiblesse (par exemple suite à des émotions
négatives ou à une fatigue), ceci peut mener à une soudaine boulimie à lʼoccasion de laquelle la quantité dʼaliments ingérés est
bien supérieure aux besoins réels. Le modèle de la restriction cognitive ne considère donc pas seulement que le fait de suivre un
régime est lié à la propension à surconsommer de la nourriture, mais suppose par ailleurs que la pratique dʼun régime précède la
première crise de boulimie et constitue en quelque sorte le facteur causal de ce trouble du comportement alimentaire.
Des études à ce sujet confirment que le régime alimentaire peut effectivement jour un rôle dans de développement du Binge Eating
Disorder, mais que cela nʼest certainement pas le cas pour tous les patients (12, 13). Certaines personnes souffriraient ainsi de
crises de boulimie dès avant quʼil ne soit question dʼun régime. Quoi quʼil en soit, on peut considérer que le fait de se mettre au
régime est un facteur important du maintien des troubles dʼhyperphagie compulsionnelle.
6.2. Le modèle de vulnérabilité interpersonnelle
Les obèses souffrant dʼhyperphagie compulsionnelle semblent avoir davantage de relations déficientes, tant sur le plan social que sur
le plan professionnel, que les obèses qui ne souffrent pas de ce trouble (10). Les caractéristiques familiales de patients souffrant
de Binge Eating Disorder semblent également être plus dysfonctionnelles comparées à celles dʼun groupe de contrôle normal
(15). Cʼest pour cette raison que lʼon suppose parfois que de telles difficultés dans lʼétablissement de relations véritables peuvent
être à lʼorigine de la problématique des troubles alimentaires. Jusquʼà présent, il y a trop peu dʼétudes à caractère étiologique,
alors que celles-ci sont nécessaires.
6.3 Les pistes dʼintervention
La grande étude de population de Fairburn et al. (20) vient de paraître. Elle traite explicitement des facteurs de risque et des groupes
à risque pour le développement dʼune boulimie compulsionnelle. Elle énumère des arguments tant en faveur du modèle de
vulnérabilité interpersonnelle que du modèle de restriction cognitive. Ceci tendrait à indiquer que ces modèles étiologiques ne
peuvent être opposés lʼun à lʼautre, mais quʼils doivent être combinés pour apporter ensemble une explication au développement
et au maintien de la boulimie compulsionnelle. Ceci a également des implications sur le traitement : à lʼheure quʼil est, on
plaide plutôt pour une intervention multimodale où lʼon agit dʼune part au moyen dʼune thérapie cognitivo-comportementale
sur la rupture dʼun cercle vicieux – maigrir-manger trop-maigrir – et, dʼautre part, lʼon recourt à divers autres traitements
visant à améliorer le fonctionnement interpersonnel. Les premiers résultats de telles interventions sont à présent connus et
encourageants.
Fairburn et al. (20) constatent également que ce sont surtout les enfants obèses qui constituent un groupe à risque vulnérable. Cela
signifie que ce groupe doit être suivi non seulement en raison de son surpoids, mais également en raison des risques potentiels
de développer un trouble alimentaire. Notre groupe de recherche examine actuellement si ce risque est le même pour chaque
enfant obèse.
7. Conclusion
Lʼétude de prévalence montre que lʼhyperphagie compulsionnelle apparaît régulièrement chez les obèses (jeunes et adultes), mais
principalement dans le groupe qui cherche à se faire aider en raison de son surpoids. Il semble important dʼopérer une distinction
entre obèses avec crises de boulimie et obèses sans crises de boulimie, étant donné que ces deux sous-groupes se distinguent
clairement par plusieurs caractéristiques. Il convient donc de différencier également les traitements.
Il existe une série de modèles explicatifs au sujet du Binge Eating Disorder, mais aucun modèle étiologique nʼa reçu jusquʼà présent
de confirmation empirique suffisante. Les résultats de certaines études récentes nous permettent toutefois de conclure que le
modèle de restriction cognitive et le modèle de la vulnérabilité interpersonnelle peuvent être considérés comme deux modèles
complémentaires et quʼils offrent une meilleure explication au développement de la boulimie compulsionnelle lorsquʼils sont
combinés. De nombreuses questions restent toutefois sans réponse et dʼautres études sur lʼétiologie du Binge Eating Disorder
sont indispensables.
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RÉFÉRENCES
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