No trespassing À l`école, Jenny était ce genre de fille qui

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No trespassing À l`école, Jenny était ce genre de fille qui
No trespassing
À l’école, Jenny était ce genre de fille qui monopolise l’attention des garçons, avant
même qu’ils aient la moindre idée de ce qu’un homme et une femme peuvent bien avoir à
faire ensemble. Elle en avait déjà embrassé plusieurs, mais c’était juste pour mimer les
adultes, ça ne signifiait rien. Et puis j’avais un avantage décisif sur tous les autres : on habitait
à deux pas l’un de l’autre. Autrement dit, en dehors de l’école, je l’avais pour moi tout seul.
Mais avant de continuer, il faut que je vous explique une chose, sinon vous n’allez rien
comprendre. Jenny, ce n’était pas son vrai nom. En réalité, elle s’appelait Chloé. Dans nos
jeux, dans les histoires qu’on se racontait, Chloé devenait Jenny. Et on était si souvent
ensemble qu’à la fin il n’y avait plus que Jenny, et moi j’étais Sam. Ça nous posait les
personnages, vu qu’on avait toujours eu un faible pour les aventures du genre western,
conquête de l’Ouest et attaques de diligences.
Avec ça, on était tout le temps fourrés dehors. Jouer dans une chambre, ce n’était pas
notre truc, on voulait vivre nos histoires au grand air. Depuis nos huit ans, on s’aventurait
toujours plus loin. Jenny habitait dans une maison avec un grand terrain, presque un parc. On
y a fait notre première cabane, qu’on a appelée fièrement Fort Apache. C’est devenu notre
camp de base pour mener nos incursions en territoire indien, en l’occurrence le pré de
M. Durand, le voisin des parents de Jenny. On a cependant dû trouver autre chose lorsque
l’éleveur s’est rendu compte qu’on braconnait ses vaches à coup de flèches en caoutchouc.
Pourtant, je peux vous l’assurer, aucun animal n’a été maltraité.
On devait avoir dix ans quand notre ruée vers l’Ouest a trouvé sa conclusion. Pas très
loin du pré de M. Durand commençait la forêt. Ce jour-là, on avait décidé de la traverser en
remontant un sentier. On s’était préparés comme pour une expédition. J’avais récupéré une
boussole et un paquet de biscuits ; Jenny était venue avec son canif. Au bout de dix minutes,
on en voyait déjà le bout, mais on n’a pas eu le temps d’être déçus.
« Sam, tu vois ce que je vois ? »
Jenny a été la première à débouler hors du bois. Au moment même où je l’ai rejointe,
l’air s’est empli de grandes saccades métalliques.
« Un train ! » j’ai crié.
Les yeux de Jenny brillaient. Finies les vaches de M. Durand, on allait pouvoir piller
des convois entiers de marchandises. On s’est précipités pour examiner de plus près notre
découverte. Sauf qu’avant d’avoir atteint notre but, on s’est figés tout net, comme si un mors
nous avait labouré la mâchoire.
« Hé là-bas, arrêtez-vous ! »
Un homme était sorti d’une maison où la voie ferrée croisait la route. Un chien
énorme, noir, avec des yeux comme des petites flammes, bondissait autour de lui. L’homme
nous a fait signe d’approcher. J’étais terrifié, les arbres étaient loin derrière nous, je me sentais
totalement vulnérable. J’ai jeté un regard à Jenny : ses mains tremblaient.
« Qu’est-ce que vous fichez ici ? »
J’ai bafouillé une explication, on ne pensait pas être en tort, on avait vu le train, on
voulait s’amuser. Bien sûr, je n’ai pas parlé de nos envies de pillages ; ce n’était pas la peine
d’aggraver notre cas.
L’homme mâchouillait un brin d’herbe. Avec ses cheveux grisonnants et ses joues mal
rasées, il semblait plus vieux que mon père ou celui de Jenny. Le col de sa chemise était
humide de transpiration. Quand j’ai eu fini de parler, il a craché par terre et voilà ce qu’il nous
a dit :
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« Ici, vous êtes au passage à niveau 237 et c’est moi le garde-barrière. Je vais vous
dire comment ça va se passer : vous pouvez faire ce qui vous chante de ce côté-ci de la voie,
mais si je vous prends à traverser, ça se passera très mal pour vous ! »
C’est comme ça que le vieux Joe a posé ses règles. Les années qui ont suivi, la voie
ferrée a été la frontière infranchissable de nos jeux. C’était notre ligne d’horizon, on osait à
peine regarder au-delà. Le vieux Joe faisait le guet avec son chien et les trains patrouillaient à
heure régulière comme des sentinelles mécaniques.
On aurait pu prendre peur et ne plus jamais revenir, mais ça a été l’inverse. Il y avait là
de quoi nourrir notre imagination pendant des décennies. Un vieil homme bourru qui pouvait
autant faire office de shérif désabusé que de chef cruel d’une bande de hors-la-loi
sanguinaires. Des trains en veux-tu en voilà pour acheminer au front des soldats yankees,
relier l’Est civilisé à l’Ouest sauvage ou emporter les fugitifs du pénitencier le plus proche.
On n’avait plus qu’à se servir, les histoires se ramassaient à la pelle.
Le vieux Joe ne relâchait jamais sa surveillance. À plusieurs reprises, cependant,
quand il nous voyait faire la danse de la pluie ou danser un french cancan de saloon, j’ai
surpris ce qui pouvait bien passer pour un sourire sur son visage buriné.
Une seule fois, on a essayé de braver l’interdit. Ce jour-là, je faisais le marshal et
Jenny était Calamity Jenny, ma prisonnière. Je devais la conduire en ville pour la livrer au
shérif. La prisonnière étant particulièrement dangereuse, je lui avais bandé les yeux. Elle
devait me suivre, une main sur mon épaule. Elle pouvait s’enfuir à n’importe quel moment et
moi, tant que je sentais sa main, je n’avais pas le droit de me retourner.
Jenny était du genre patient. Les autres fois qu’on avait fait ce jeu, elle avait attendu
une éternité avant de tenter sa chance, quand mon attention, inévitablement, s’était relâchée.
À force, ça m’agaçait, alors ce jour-là j’ai voulu lui jouer un mauvais tour. J’ai changé
plusieurs fois de direction pour la désorienter et puis je me suis dirigé vers la voie ferrée. Je ne
voyais pas le vieux Joe. J’allais faire traverser Jenny, la laisser soudain en plan et quand elle
se rendrait compte de l’endroit où elle était, elle serait prise de trouille. C’était ça l’idée, mais
rien n’a marché comme prévu.
J’avais à peine posé la semelle sur le ballast de la voie qu’un aboiement nous a fouetté
les tympans. Jenny a jeté son bandeau, en un rien de temps elle a compris dans quel pétrin je
nous avais fourrés. Le chien du vieux Joe avait jailli de la maison et se ruait vers nous. On
s’est regardés vite fait et on a détalé comme des coyotes. Alors que le souffle de la bête vibrait
tout proche de nous, un sifflement a fendu l’air. Une fois dans la forêt, on s’est retournés : le
chien avait stoppé sa course, le vieux Joe accourait vers lui. Impossible de savoir si le rouge
qui inondait son visage tenait plus de la fureur ou de l’effort physique. Dans le doute, on est
rentrés sans demander notre reste, on avait eu la frousse de notre vie. Vous comprenez
pourquoi on n’a jamais osé traverser la voie.
Avec le vieux Joe, on ne savait pas trop sur quel pied danser. On avait pris notre parti
de le considérer comme un volcan au bord de l’éruption et on prenait bien garde à ne pas
provoquer de secousse. Mais tout compte fait, ce n’était pas le vieux Joe le vrai problème. Ce
n’est pas à cause de lui qu’on a commencé à délaisser le passage à niveau 237.
Un jour Jenny m’a dit que les cowboys et les indiens c’était un truc de gamins. J’étais
d’accord avec elle, mais le plus important pour moi, ce n’était pas d’attaquer des banques,
c’était d’être Clyde pour avoir Bonnie à mes côtés.
Au collège, on nous avait mis dans deux classes différentes. Je la voyais s’éloigner de
moi peu à peu. On allait de moins en moins au passage à niveau. En récréation, je l’observais
discuter avec ses nouveaux amis, filles et garçons de sa classe. Elle m’en parlait parfois quand
on se voyait. Ils lui apportaient quelque chose d’autre. Quand je m’approchais de leur groupe,
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ils me regardaient de travers, comme si je n’étais pas de la même fourmilière, que je n’avais
pas les bonnes phéromones. Ils ne comprenaient pas que seul un hasard administratif leur
avait donné la chance de côtoyer Jenny et qu’ils avaient au fond bien moins de droits sur elle
que je n’en avais, moi. D’ailleurs, ils l’appelaient Chloé...
Pendant toute cette période, j’avais l’habitude de passer prendre Jenny, en général le
dimanche après-midi, ou alors pendant les vacances. On allait jusqu’au passage à niveau. Là,
on s’asseyait et on regardait en direction de la voie. Jenny me parlait de voyages, de la vie
qu’elle rêvait d’avoir. Il n’en fallait pas beaucoup pour que son imagination s’emballe. La
maison du vieux Joe devenait un poste frontière au-delà duquel le monde l’attendait. Le pont
au loin, c’était le Golden Gate Bridge de San Francisco. Les champs de maïs lui évoquaient
les rizières des berges du Mékong. Seul le passage d’un train interrompait ses divagations.
Elle le suivait alors du regard et c’était comme si elle était montée dedans pour je ne sais où.
La destination avait peu d’importance du moment que, le jour venu, je fusse là pour
l’accompagner.
Et puis les choses se sont précipitées. Un dimanche, je suis passé chez Jenny et elle
n’était pas seule. Un garçon était avec elle. Je n’ai pas eu besoin de connaître son prénom, je
l’ai appelé Butch. J’ai accusé le coup et je ne suis retourné chez Jenny que deux semaines plus
tard. Ses parents m’ont dit qu’elle était sortie, alors j’ai décidé d’aller seul au 237. Quand j’ai
dépassé le dernier arbre, j’ai repensé à Jenny, des années plus tôt, me criant : « Sam, tu vois ce
que je vois ? » Ce que je voyais, c’était Jenny assise, le regard tourné vers la voie, et sa main
dans celle de Butch ! Je me suis précipité vers eux et, quand je les ai eus en face de moi, c’est
la fureur qui a parlé :
« Qu’est-ce que vous foutez ici ? Jenny, qu’est-ce que tu fous ici avec lui ? »
Je pensais que Jenny allait essayer de me calmer, mais au lieu de ça elle s’est
emportée.
« Qu’est-ce qui te prend ? On a autant le droit d’être ici que toi ! Et si ça te dérange, on
ira plus loin ! »
C’était la première fois que Jenny et moi on avait des mots durs. Je la sentais filer et je
ne voulais qu’une chose : la retenir.
« Et le vieux Joe ?
‒ Le vieux Joe s’appelle Gérard, c’est un pauvre type qui vit tout seul avec son chien,
qu’est-ce que tu veux qu’il nous fasse ? »
Sa voix tremblait de rage. J’ai dit « comme tu veux, Jenny », et je suis reparti, la
poitrine sanglante. Une semaine plus tard, Jenny et Butch ont disparu. Les gens ont parlé
d’une fugue. Jenny avait réalisé son rêve, partir, sauf qu’elle l’avait fait avec un autre.
Tout ça, ce n’est pas la première fois que je le raconte, monsieur l’inspecteur.
***
« Je les aimais bien ces gosses. N’empêche que la première fois qu’ils sont venus
traîner leurs pattes sur mon territoire, je leur ai clairement expliqué ma façon de voir. Ils
pouvaient courir et s’égosiller tant qu’ils voulaient, mais il n’était pas question qu’ils
franchissent ma voie.
« Ils ont bien essayé une fois, mais quand je leur ai lâché le chien, ils ont eu la trouille
de leur vie ! Pourtant, j’étais content quand ils se sont décidés à revenir. Ils étaient drôles à
jouer les cowboys et encore plus à faire les indiens.
« Et puis ils sont venus de moins en moins souvent. J’ai bien vu que ça plaisait moins
à la fille. Elle mûrissait plus vite que le petit cowboy. Ils n’étaient plus tellement en phase. Un
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jour, ça a carrément tourné à la dispute quand il est tombé sur elle et son nouveau petit copain.
« Quelques jours plus tard, la petite est repassée avec l’autre garçon. Elle s’est moquée
de notre pacte et, vous comprenez, je n’aime pas qu’on me désobéisse. C’est pas un train qui
les a eus, mais c’est tout comme. Le monde, il faut bien le quitter, d’une manière ou d’une
autre, monsieur l’enquêteur. Le petit cowboy s’est toujours senti responsable. Remarquez, il
n’a pas tout à fait tort. Sans lui, ils ne seraient peut-être jamais passés de l’autre côté.
« Il continue à venir rôder devant ma maison, comme s’il savait. Ça reste un bon petit,
je ne l’ai jamais vu franchir ma voie.
« Mais lui aussi, vous l’avez interrogé. Vous lui avez dit ce que j’ai fait, pas vrai ? Il a
dû vous dire qu’il aurait tout donné pour être à la place du garçon, pour être avec elle à
jamais, ce genre de connerie romantique.
‒ C’était confus, mais je crois que c’est plutôt à votre place qu’il aurait aimé être, pour
avoir le choix. Il aurait épargné la fille, et il aurait massacré le garçon.
‒ Ah vraiment ?... Alors il est comme moi. Lui aussi, il a passé la frontière, il a payé
son obole à Charon. Quand une femme nous fait mettre un pied en Enfer, même en pensée,
croyez-moi, c’est fini, on ne remonte jamais à la surface ! »
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