UN VERT SANS MANIERE, Curnier texte

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UN VERT SANS MANIERE, Curnier texte
Un vert sans manière
Ce n’est pas un carré vert. Ce qui est carré, c’est le support, la toile
sur laquelle a été étirée la peinture et où elle est maintenant posée
jusqu’à la recouvrir presque entièrement. Pour y être arrangée au
« mieux de sa forme » pourrait-on dire, et pour donner le meilleur - ou
le plus mystérieux - d’elle-même.
Le vert n’occupe pas tout le cadre, il y est installé mais il frôle trois de
ses bords en évitant de les atteindre. De cette manière la peinture
apparaît comme entité singulière. Car le carré, c’est la demeure du
vert. Et c’est depuis sa demeure que le vert prend son essor, c’est
depuis le lieu où il a été posé et qu’il a presque totalement recouvert,
où il capte la lumière et la fait circuler. C’est depuis cette demeure qu’il
laisse vide par endroits et dont il déborde par d’autres que la peinture
se rend visible, et c’est de cette façon que Stéphane Bordarier la
propose au regard. Le carré de toile est son origine exacte, ce qui lui
donne un espace propre dans le monde visible, l’un et l’autre sont
deux entités distinctes et toutefois inséparables. Ce que l’on voit c’est
un tableau composé d’une forme peinte et du lieu encore visible car
distinct de cette naissance, un couple, une dualité.
Bien sûr, ce n’est pas un monochrome non plus. Un monochrome est le
résultat visible et ciblé d’une intention : celle de consacrer une toile à
une couleur. Ici, c’est d’autre chose qu’il est question ; la couleur en
elle-même n’est pas le but et du reste, ce vert, ici, n’est pas d’une
singularité chromatique telle qu’il pourrait constituer en tant que tel un
fait spectaculaire. C’est un vert dense, à l’aspect brut surgi du mélange
réalisé à même la toile des pigments fondamentaux, jaune et bleu
mêlés à la colle de peau encore fraîche qui sert à enduire la toile.
Dans le rapport sous lequel ils se présentent, la toile et la pâte verte
donnent l’impression d’avoir atteint un équilibre, une sorte de moment
suspendu composé par eux seuls, qui nous propulse aussitôt ailleurs,
vers un espace indéfini, au delà des formes. Quelque chose que l’on
pourrait décrire ainsi : comme une sensation d’image sans l’image,
une sensation pure du visible, et pour cela sans image.
L’expérience à laquelle nous sommes invités n’est pas réductible au
voir ni au percevoir, elle est celle de qui excède la vue et la perception
et qui se joue au delà du visible tout en prenant appui sur lui. Alors le
jaune ou le bleu refont surface comme dans une demi-réalité, la
lumière autour semble drainée par la toile, une impression de
mouvement lent et incessant se dégage du mur.
Un jour Stéphane m’a parlé de son admiration pour Giovanni Bellini et
pour Lorenzo Lotto. Dans ma tête se mirent à danser comme
indistinctement des visages de vierges à l’enfant, des compositions
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rigoureuses et quelquefois saugrenues avec des rideaux venus d’on ne
sait où, servant d’arrière-fonds aux visages, des teintes ocres posées
sur la toile et donnant une impression de décor de papier, l’incroyable
Saint Pierre de Vérone avec son coupe-coupe planté dans le crâne et
présentant ses hommages à la vierge.
Et puis, je suis retourné chez moi et j’ai cherché à voir tout ce que je
pouvais voir de Bellini. Mais déjà, ce qu’il m’avait montré de sa
peinture avait trouvé en moi le chemin qui la relie à celle de Bellini et
ce que je voyais, je le voyais maintenant avec les toiles peintes de
Stéphane Bordarier, comme rendu lisible autrement par elles.
Alors, il n’est plus sûr que ce soit d’émotion esthétique qu’il s’agit ni de
dessin, ni de vierge, ni d’enfant Jésus quand on voit la peinture de
Bellini. C’est autre chose qui vient à la conscience, c’est en fait comme
si c’était le traitement de la peinture qui donnait vie aux modèles et
non l’inverse. Comment si, finalement, le motif et les personnages des
peintures du maître de Venise se nourrissaient de cette capacité de
susciter la vie propre à la peinture en l’arraisonnant à son profit, en la
soumettant à sa propre illusion d’existence.
Stéphane Bordarier travaille comme un savant : avec méthode, en
évitant toute intuition, avec une organisation stricte des gestes et des
mouvements qui s’apparente à un rituel. Il est un intime de la durée, il
en sait le poids, le prix et la nécessité. Mais il est avant tout rétif à tout
ce qui de près ou de loin s’apparente à l’inspiration ; et cela aussi
demande une grande fermeté. Car il faut entendre ici par
« inspiration » ce qui s’impose comme préalable à la peinture et lui fixe
un usage, une destination ou encore ce qui préjuge du résultat. Rien
ne lui est donc plus étranger que ce que l’on appelle en peinture la
« manière » et plus encore, la belle manière. En travailleur savant, il
laisse la chose se faire en lui offrant le cadre juste, le cadre exact qu’il
lui faut pour qu’elle fasse son chemin, le cas échéant qu’elle affleure et
vienne prendre forme et existence propres.
Alors, il lui faut être juste. Juste le mouvement dans et avec la
matière, juste le mouvement qu’appelle la matière et tel qu’il devient
possible de le ressentir lorsqu’on s’est débarrassé de toute intention.
Stéphane Bordarier ne peint rien de particulier parce qu’il s’est donné
pour tâche de donner à la peinture la possibilité de sa propre existence
en tant que telle. Ce à quoi veille le peintre en lui, c’est, dans le chaos
toujours renouvelé de la création, à l’émergence des signes de cet
étrange et incroyable pouvoir de la peinture d’emporter la pensée vers
un au-delà que nul ne peut décrire. Il sait que dans son cas le peintre
est celui dont le geste disparaît sous la peinture, qu’il en est son
impossible tuteur, son ami assurément et, plus encore sans doute, son
compagnon de destin.
Jean-Paul Curnier
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