Mozart La Flûte enchantée

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Mozart La Flûte enchantée
L'ultime Mozart
Cheminement à travers La Flûte enchantée.
Par Robert Ferrieux
Mozart en ces années 1790-1791
L'Empereur Josef II, sans avoir été un mécène idéal, admirait et respectait Mozart. Il était convaincu
que la musique du Maître était, selon ses termes, « de la viande trop forte pour les dents de [s]es
Viennois », mais l'Enlèvement au Sérail, Les Noces de Figaro, Cosi fan tutte, même Don Giovanni
faisaient partie du répertoire du Théâtre de la Cour et, à la mort de Gluck, le 15 novembre 1787, Mozart
avait été nommé Kammermusicus officiel. Mais voici que tout change. Josef II vient de mourir ; son frère
Leopoldt II lui succède, celui-là même qui était allé si cérémonieusement sermonner Marie-Antoinette à
la Cour de Versailles, et il ne s'intéresse guère à la musique, et en particulier, à celle de Mozart. Son
épouse et lui préfèrent les représentations d'opera seria à l'italienne, mais de très loin, car, pensent et
disent-ils, on s'y ennuie ferme. Les titulaires valsent : Da Ponte, le grand librettiste et auteur dramatique,
est remercié, même Salieri laisse sa place à Cimarosa. Mozart reste à son poste mais ne reçoit plus de
commandes importantes. Il offre ses services comme Maître de Clavier à la famille impériale, mais sa
candidature est écartée.
Que lui demande-t-on en tant que Kammermusicus ? Des musiques pour le Carnaval et les jours fériés
où la Cour donne de somptueux bals à la Redoutensaal. Certes, Les Noces de Figaro demeure au
répertoire, Cosi fan tutte est de temps en temps à l'affiche, mais quand le Roi et la Reine de Naples
viennent en visite officielle, Mozart n'est pas invité à se produire. Et lors du couronnement de Leopoldt II
à Vienne (il y aura aussi ceux de Bohême et de Hongrie), c'est Salieri, revenu en grâce, qui est chargé de
composer le Te Deum officiel. Certes aussi, Mozart jouera enfin devant les souverains italiens, mais à
Munich sur l'invitation de l'Électeur de Bavière Carl Theodor. Alors Mozart de soupirer : « Dire que le
Roi de Naples doit m'écouter à l'étranger ! Voilà qui en dit long sur la Cour de Vienne ! »
Cela en dit long, en effet. Mozart est adulé à Prague, à Munich, à Berlin, à l'étranger mais pas dans son
propre pays. Aussi, l'idée d'un départ bruisse à nouveau dans la famille. Franz Josef Haydn, rendu libre
par le décès en septembre de son employeur le Prince Nikolaus Esterhazy, s'en va pour Londres. Mozart
ira-t-il avec lui ? Il en est certes question mais Constance n'est pas au mieux, elle a encore besoin d'aller
aux eaux à Baden. Mozart a toujours été malade mais c'est Constance qu'on soigne. Mozart hésite. En
définitive, Haydn partira seul. Les deux hommes dînent ensemble et, la larme à l'œil, Mozart balbutie :
« Papa, c'est un adieu que nous nous disons ». Haydn a 57 ans, Mozart 35. À 57 ans, Beethoven était
mort, c'était l'âge de la vieillesse. On le sait, celui qui mourut le premier ne fut pas celui auxquels les deux
grands Maîtres songeaient en s'étreignant affectueusement. Pourtant, Mozart s'était bel et bien préparé au
départ pour l'hospitalière Angleterre. Il avait même commencé à mettre certains de ses effets en vente, ses
instruments, en particulier, comme l'atteste l'annonce parue dans la Wiener Zeitung concernant son orgue
personnel. De plus, il est fort endetté et ne survit que par ses innombrables leçons et aussi la générosité,
de plus en plus parcimonieuse, de Puchberg. L'étranger le réclamait et cela restait tentant. On avait aussi
parlé de Saint Pétersbourg, grâce au diplomate dont on connaît si bien le nom, le Comte Rassumovsky, à
qui tant de chefs-d'œuvre ont été dédiés. Il est le gendre de la Comtesse Thun qui aime et protège Mozart
dont elle est à la fois l'élève et souvent la mécène. Cela n'aboutira pas : le Prince Potemkine qui devait
accueillir la famille en Russie meurt très malencontreusement, et Mozart reste à Vienne, à écrire des
Menuets, des Danses (Teutsches) et des Contredanses à la chaîne. Les œuvres se suivent et se
ressemblent, KV 599, 600, 601, 602, 603, 604, 605 607, 610, 611. Elles sont pourtant osées, innovatrices,
comme si Mozart s'essayait à de nouvelles textures musicales sans trop se soucier de ce que l'on en
penserait en haut lieu. En fait, l'on danse en haut lieu, assez lourdement et sans penser, mais c'est le
peuple qui s'empare de ces airs et s'arrache les mélodies. Mozart, cependant, n'est pas venu au monde
pour écrire de quoi faire danser. Et la longue série des pas mesurés lui devient très monotone.
De temps à autre, il est vrai, on joue sa musique orchestrale, mais ce n'est plus lui qui organise les
concerts. Le public viennois est frivole et maintenant, après quelques années d'adulation, boude les
Akademies de Mozart. Ainsi, exécute-t-on dans les salons d'un restaurateur son Concerto pour piano, KV
595, le 27e en si bémol majeur, le dernier de la si belle série. Au clavier brille la virtuose Barbara Ployer.
Cela se passe à quelques dizaines de mètres de la maison où résident les Mozart et le compositeur est bien
là, mais dans la salle en tant qu'invité parmi beaucoup d'autres. On donne également la Symphonie en sol
mineur, KV 550 (la 40e, l'avant-dernière) au Burgtheater, mais Mozart n'est pas convié au concert. Lors
d'une autre occasion, il sera même refoulé par le portier et on ne le fera entrer qu'après qu'il a été reconnu
par les organisateurs.
À quoi ressemble Mozart en cette fin d'année 1790 ? Le 10 octobre, le Comte Ludwig von Bentheim
note dans son journal :
Un petit homme, plutôt mis comme il sied, avec un manteau de satin bleu marine orné de riches broderies. Il a joué un
Concerto de sa composition plein de gentillesse et de charme. Le pianoforte était du facteur Stein de Augsbourg et appartenait
à la Baronne de Frantz, le meilleur instrument de sa catégorie, semble-t-il, d'une valeur de 100 ducats. Il joua aussi une
Fantaisie, de mémoire, et nous étions tous envoûtés par le brillant de sa virtuosité, de ses variations improvisées, des
combinaisons audacieuses et sans cesse renouvelées que son génie si écrasant pouvait sans relâche inventer.
Un peu plus tard, en décembre, son coiffeur personnel, qui arrive chaque matin dès l'aube pour le lever
de Mozart, raconte :
J'étais en train de le coiffer et de terminer la tresse de sa queue de cheval lorsque d'un coup, il se leva et, bien que je le
retenusse par la queue de cheval, il se précipita dans la pièce adjacente et se mit à jouer du piano. Je tenais toujours la tresse
car j'avais peur qu'elle ne se défît. Cependant, la musique que j'entendais était si ravissante que je lâchai prise et attendis que
Monsieur Mozart eût terminé pour me remettre à l'œuvre. Il jouait sur un instrument au timbre délicieux, un son nouveau que
je n'avais jamais entendu. Un autre jour, je le vis arriver à cheval, s'arrêter court, sortir un petit tableau de la sacoche et y écrire
quelque musique. Je me suis alors adressé à lui pour lui demander si je pouvais le coiffer et il me répondit que oui. Alors, nous
entrâmes.
Quoi qu'il en soit, ce qui intéresse avant tout le Maître, c'est, comme toujours, le théâtre, le drame,
l'opéra, le singspiel. Mais pour cela, il va lui falloir aller hors les murs. Ce sera Schikaneder. Il convient
de tordre le cou au mythe selon lequel Mozart s'est adressé à un théâtre des faubourgs pour la seule raison
qu'il était dans la misère et ne pouvait plus composer pour les salles huppées. La Flûte enchantée ne fut
pas un expédient, un faute de mieux, une œuvre destinée à être jouée devant un public de bas étage sans
culture musicale. Que la critique ait longtemps entretenu cette piteuse légende est une chose, une autre est
le fait qu'Emmanuel Schikaneder était un personnage accompli, acteur, auteur dramatique, metteur en
scène de grand talent et fort renommé, directeur d'un théâtre de haut niveau. Mozart et lui étaient de
vieilles connaissances qui s'étaient rencontrées en 1780 et 1781 à Salzbourg où la troupe avait été en
résidence avec un vaste répertoire de Singspiel, Hamlet par exemple, des œuvres de Beaumarchais,
Voltaire, Gozzi, Lessing, transcrites, lorsque cela était nécessaire, en allemand. Plus récemment, sans
doute en 1789, ils avaient même travaillé ensemble à une aria
de concert destinée à la belle-sœur de
Schikaneder, Josefa Hofer, membre de sa troupe, pour être injectée dans une production en allemand du
Barbier de Séville de Paisiello. De plus, Schikaneder et Mozart se fréquentaient, se rendaient au stand de
tir ensemble, se donnaient des billets d'entrée pour leurs spectacles et l'on sait que la famille Mozart était
fort assidue. En 1783, lorsque Schikaneder se vit offrir par Josef II le Kärtnertortheater, l'une des
premières mises en scène fut celle de L'Enlèvement au sérail et enfin, à l'été 1789, quand Schikaneder
devint directeur du théâtre Auf der Wieden, Mozart fut, dès le début, un collaborateur recherché. Il
participa même à un opéra collectif avec quatre autres compositeurs, La Pierre philosophale ou L'Isle
magique, dont le chanteur Schack tiendrait, une année plus tard, le rôle de Tamino, sans compter Gerl qui,
lui, allait devenir le premier Sarastro.
La liste est longue des œuvres montées par Schikaneder auxquelles Mozart contribue. Il existe une
réelle complicité de talent entre ces deux-là. C'est de bon cœur que, contrairement à la légende, Mozart
collabore avec la troupe et son théâtre. Mozart, on le sait, était très exigeant, montant la barre toujours
fort haut. Le théâtre populaire, avec son mélange de magie, d'esprit et d'humour de rue, de mystère, de
farce, de didactisme aussi, lui plaisait tout autant que les grandes choses sérieuses des théâtres de cour. La
Flute enchantée avait tout naturellement trouvé un cadre approprié, un livret en allemand, de la comédie,
de la philosophie, de la morale et beaucoup de spectacle visuel. Bien sûr, Mozart aller hisser le niveau à
des sommets, parce que c'était lui et qu'il était unique. Il l'avait toujours fait, pour lui et avec ses
librettistes, même le génial Da Ponte, dans toutes ses œuvres. Là, enfin, il avait la possibilité de créer un
grand opéra en langue vernaculaire, un genre nouveau loin de l'opera seria, avec une structure différente
et aussi une vision, un appel à l'humanité.
Ayons bien à l'esprit que Schikaneder n'est pas un producteur au rabais, que son théâtre est le meilleur
de sa catégorie, qu'il est unanimement apprécié pour la splendeur de ses mises en scène, l'ingéniosité de
sa technologie, avec des ascenseurs, des descentes du ciel, des apparitions, des jeux de lumière, des
cascades, des enfers. Il comporte de très grands noms à son palmarès : Lessing, Schiller, Gœthe. Son
public ne se compose pas seulement d'artisans et de commerçants. Les aristocrates aussi le fréquentent et
même l'Empereur vient quelquefois avec le Prince héritier, si bien que le théâtre peut se glorifier d'être
« Impérial » (Autriche) et « Royal » (Bohême et Hongrie). Il est aussi le centre d'un réel village, vivant
quasi en autarcie à la lisière sud des murs de la cité, avec ses logements pour les acteurs et les employés,
ses boutiques, ses manufactures, des rues bien éclairées, une église, une auberge, un apothicaire, six
grandes cours, un potager, un vignoble, trois-cents appartements. La salle de spectacle est luxueuse avec
ses briques rouges et ses pierres de taille, son intérieur tout lambrissé, immense aussi puisqu'elle peut
contenir jusqu'à 1000 personnes. Et c'est donc en ce lieu magique, le 30 septembre 1791, que La Flûte
enchantée de Mozart voit le jour et qu'à la fin de décembre elle avait déjà été donnée trente-cinq fois.
Mozart n'était plus là pour savourer ce succès. Il était mort le 5 décembre, à peine plus de deux mois
après la Première.
La genèse de l'œuvre
Il est vraisemblable que Schikaneder et Mozart s'étaient mis au travail sur le livret dès le printemps de
1791. Il l'est tout autant que c'est Mozart qui en avait eu l'idée après sa visite à Leipzig et Berlin deux
années plus tôt, au cours de laquelle il avait rendu visite à de nombreuses loges maçonniques. Et comme
toujours avec le Maître, les deux hommes collaborent en symbiose. Les vers de Schikaneder ont souvent
été raillés, à tort d'ailleurs, mais la structure de l'œuvre, savante, solide, cohérente, profonde, d'une
charpente parfaite, bourrée de rebondissements, témoigne bien que Mozart n'a jamais été loin et que son
génie impose sa marque de bout en bout.
D'où vient cette intrigue ? D'où vient Papageno, cet homme-oiseau ? Comme le montrent les gravures
de l'époque, il s'agit bien d'un oiseleur couvert de plumes collées à son corps selon la coutume, ce qui,
d'emblée, condamne les mises en scène d'aujourd'hui en costume-cravate ou jeans ou autre loufoquerie. Il
n'y a aucun doute que l'origine de l'œuvre est maçonnique. Parmi ses sources, on trouve un roman du
début du siècle, écrit par un Français, l'Abbé Terrasson : Sethos, Histoire ou Vie tirée des monumens
(orthographe de l'époque) et anecdotes de l'Ancienne Égypte. Le héros y est attaqué par un serpent et se
voit ensuite admis dans un temple après avoir passé les épreuves du feu et de l'eau. Le chiffre 3 est
partout dans ce roman et on le retrouvera à gogo dans l'opéra de Mozart.
Autre source, des fables magiques, populaires à Vienne dans les années 1780 et publiées par Carlo
Gozzi. Dans l'une d'elles, justement, un homme-oiseau tient le rôle principal. De plus, on pense que Karl
Josef Michaeler, compagnon de loge de Mozart, qui a traduit la légende arthurienne d'Yvain de Chrétien
de Troyes, a certainement contribué à l'idée de l'œuvre. Le héros y gît inconscient et se trouve sauvé par
trois femmes, puis il rencontre une étrange créature, mi-homme mi-animal, à laquelle il pose beaucoup
de questions. La dite créature répond énigmatiquement : « Je suis homme, mais je sais le langage des
bêtes et je les mets à ma merci par le seul jeu de mes mains affectueuses envers elles. »
Il existe encore beaucoup de sources possibles auxquelles Mozart et Schikaneder ont sûrement eu
accès, l'épopée Oberon de Wieland (Mozart possédait un exemplaire de cette œuvre), l'opéra Obéron, Roi
des Elfes de Wranitzky où apparaît un instrument magique et où deux amants sont soumis à certaines
épreuves, ou encore le Die Geheimnisse (Les Secrets) de Gœthe, publié à Vienne en 1789 et où un
chevalier en quête de sagesse et à la recherche d'une confrérie, entend une mystérieuse flûte d'une
sublime beauté et aperçoit trois jeunes garçons ceinturés de guirlandes de roses, etc., etc. On peut aussi
citer un long essai, Des Mystères des Égyptiens d'Ignaz von Born, paru dans le Journal du Franc Maçon
en 1784, année où Mozart sollicitait son admission à sa première loge. Dans cet essai, von Born montre
qu'il existe une grande ressemblance entre les cérémonies et les mystères de l'Ancienne Égypte et les rites
maçonniques en vigueur à l'époque. D'ailleurs, c'est en son honneur que Mozart composa sa Mauerfreude
(La Joie maçonnique) pour chœur d'hommes et orchestre, KV 471, lors de l'anoblissement de ce
coùpagnon en avril 1785.
Le caractère maçonnique de La Flûte enchantée
Il y a longtemps eu une polémique stérile. Il s'agissait de savoir jusqu'à quel point La Flûte enchantée
était une œuvre maçonnique. Selon certains critiques et non des moindres, le problème est complexe et
persistent des contradictions. D'autres, dont le Français Jacques Chailley, y voient des symboles
maçonniques partout. Certes, le livret montre que les auteurs connaissaient les loges sur le bout des
doigts, avec leurs symboles et leurs rites d'initiation. Rien de bien étonnant : Mozart était un membre actif
de la confrérie, Schikaneder en avait été exclu pour « immoralité» (c'était un coureur de jupons invétéré),
mais il n'avait rien oublié. Et de fait, le Frontispice de la première publication du livret est un assemblage
de symboles que les initiés, et ils étaient nombreux, auraient immédiatement reconnus. On y voit, entre
autres, deux piliers, une pelle croisée d'une grande truelle, une grosse urne et une colonne portant un
compas, une équerre et un bélier à cinq cornes. De plus, le chiffre 3 est présent avec une grande insistance
dès l'Ouverture : trois coups sonnés aux deux moments stratégiques du discours musical, une tonalité de
mi bémol qui comporte trois bémols, trois accords plaqués et étirés par trois instruments à vent. Très vite,
trois Dames, puis trois Garçons (les majuscules sont nécessaires car ses personnages n'ont pas d'autre
dénomination) feront leur entrée en scène. Puis, le chiffre 5 prendra le relais dans les scènes
essentiellement féminines. Or, le chiffre 5 représente la femme dans la numérologie maçonnique. Enfin,
le public aurait très bien pu reconnaître dans Sarastro le maître Ignaz von Born lui-même, décédé
quelques semaines plus tôt, et enfin la Reine de la Nuit, dont le chant est ponctué de séries de cinq notes
répétées deux fois, aurait pu être assimilée à l'Impératrice Maria-Theresa, la dure mère de MarieAntoinette, ennemie jurée de la Franc Maçonnerie.
Pourquoi Schikaneder et Mozart auraient-ils décidé de se lancer dans une œuvre aussi ambitieuse et
aussi engagée ? On en reste aux conjectures : serait-ce pour corriger (et par là rassurer le pouvoir) l'idée
qu'après le tremblement de 1789, les empires et les monarchies seraient le point de mire de la Franc
Maçonnerie éprise de jacobinisme ? Pour faire connaître au public qu'elle véhicule des idéaux vertueux ?
Pour montrer au monde que lui aussi, Mozart, partage une réflexion philosophique et spirituelle faite de la
Sagesse, de la Beauté et de la Rigueur qui retentissent à la fin de son opéra ? On aura sans doute une
ébauche de réponse alors que l'on progressera dans l'œuvre.
Pendant longtemps, l'idée (fausse) a prévalu que La Flûte enchantée devenait un opéra maçonnique à
mi-parcours et que ce brusque tournant avait été plus ou moins imposé à Mozart par des circonstances
extérieures. On trouve cette présentation dans le Kobbé, la bible de l'opéra ! C'est-là une hypothèse
intenable. Pourquoi ? Les circonstances en question auraient été la mise en scène d'un opéra, Kaspar der
Fagottist (Gaspard le flûtiste), par une troupe rivale, avec pour personnages un sorcier malveillant, une
pucelle captive, un prince et son serviteur-bouffon. On y aurait vu une sorte de préemption de le Reine de
la Nuit, dont la fille a été enlevée par le magicien Sarastro pour être, pense-t-on, soumise à des
machinations. On croit rêver : jamais, Mozart ne se serait satisfait, surtout à ce stade de sa carrière, d'une
romance de recherche et de sauvetage comme toutes celles qui fleurissaient sur les scènes viennoises. De
toute façon, les grandes lignes de son opéra étaient en place bien avant la soudaine apparition de ce piètre
Gaspard de la Nuit de l'humble Müller. Le livret en était déjà fort avancé puisque Mozart en citait des
extraits dans ses lettres à Constance.
De plus, il suffit d'écouter la Reine de la Nuit, dès le quatrième numéro de la quatrième section, pour
comprendre qu'elle n'est pas la bonne fée qu'elle se donne à faire croire et que Tamino abusé croit
sincèrement qu'elle est, puisqu'il la décrit comme « la femme malheureuse accablée de chagrin et de
lamentation » au Prêtre qu'il rencontre au terme du finale de l'acte I. Dans le récitatif ouvrant la séquence
de son exhortation, alors qu'elle pleure la perte de sa fille, rappelle l'horreur de l'enlèvement et promet la
main de la princesse (atout-maître au service de ses intérêts, on le verra) à Tamino s'il parvient à la
secourir, la musique que compose Mozart dénonce l'excès de pitié et impose un pathos qui invite à douter.
D'ailleurs, l'allegro maestoso de l'introduction orchestrale, avec des accords au violon en contre-rythme,
une basse pleine de mauvais augure, affirme à qui sait entendre que la dame éprouve une grande estime
pour elle-même, et cette impression se renforce lorsque, vers le milieu du larghetto en sol mineur qui suit,
les violons s'agitent, le basson se fait sinueux et l'alto rappelle le « Or sai che l'onore » de Donna Anna
dans Don Giovanni. Tout cela réuni confère à l'ensemble une atmosphère d'hystérie continue qui se
trouvera, plus avant, corroborée par une comparaison. En effet, lorsque Pamina prendra enfin la parole
pour exprimer sa détresse, authentique à ce stade de sa réflexion, son aria (« Ach, ich fül's ») épousera les
contours du larghetto (« O zittre Nicht ») de sa reine de mère, mais avec une différence. La mélodie en
est presque semblable mais les aigus sont repoussés plus haut, le rythme est accéléré avec des doubles,
des triples croches au lieu de triolets, une mesure à 6/8 remplaçant celle à 3/4, un andante autrement dit,
plutôt qu'un larghetto, donc moins pathétique, dénonçant par là même la manœuvre antérieure et, par
opposition, se montrant vierge de calcul et innocente.
Même sans ces allusions musicales, il est peu probable qu'une figure emblématique de l'ombre puisse
avoir été choisie pour représenter le Bien à la fin du siècle des Lumières. Cette Reine de la Nuit est
d'abord perçue à travers le regard de Tamino et très vite, avant lui, on est au fait. Il ya là un cas manifeste
d'ironie dramatique. Ce qu'essaie de laisser paraître la Reine, c'est que Sarastro est l'incarnation du mal,
celui qui corrompt les êtres innocents, un ogre malveillant, alors que, tout au contraire, on s'en apercevra,
c'est lui qui confère l'ordre, la dignité et la beauté. De même, Pamina, d'abord sous l'influence de sa mère
et, il est vrai, harcelée par Monostatos (on y reviendra aussi), craint que Sarastro, qu'elle n'a pas encore
rencontré, ne fasse du mal à Tamino et croit sincèrement que la flûte possède un pouvoir magique. La
flûte, restant la propriété de la Reine pour la seule raison qu'elle a appartenu à son défunt mari, qui n'est
autre que le Maître ayant formé Sarastro à la sagesse et lui ayant octroyé la prêtrise dont il jouit,
apparaîtra vite pour ce qu'elle est, le symbole du pouvoir orphique de la musique et aussi du lien spirituel
unissant l'homme et la femme.
Donc, le point de départ de toute interprétation doit prendre en compte que La Flûte enchantée n'est
pas l'opéra du combat entre les forces du Mal et celles du Bien, mais une œuvre d'initiation, d'avancée,
difficile mais conquérante, de l'obscurantisme vers la raison, œuvre de l'innocence en marche vers les
clartés du jugement que sont l'ordre, la dignité humaine et la beauté de la connaissance.
L'intrigue et le discours musical de l'acte I
Le moment des ombres
Après l'ouverture marquée par le chiffre 3 (cf. supra), Tamino se trouve poursuivi par un énorme
serpent. Comme il n'a plus de flèches à son arc, il appelle au secours et s'évanouit. Trois Dames sortent
d'un temple voisin, vêtues de noir, armées d'épieux, et elles tuent le monstre, puis se penchent sur le jeune
homme et s'émerveillent de sa beauté. Mais elles doivent aller rendre des comptes à leur maîtresse et
chacune essaie de persuader ses compagnes de partir. La dispute prend fin : elles se résolvent à y aller
toutes les trois. Tamino se réveille et se demande s'il a rêvé. Pourtant, il voit le cadavre du serpent à ses
pieds, entend du bruit et se cache. C'est Papageno qui chante son air si célèbre (lors de la première, ce fut
Schikaneder en personne qui tint le rôle). Vêtu de plumes, avec une grande cage pleine d'oiseaux sur son
dos, il joue de la flûte de Pan et se présente au public avec un lied populaire à couplets et refrain (Der
Vogelfänger bin ich ja). Tel il est, l'oiseleur, aimé de tous, animé d'une gaîté permanente. Son désir secret
serait d'attraper des filles dans son filet plutôt que des oiseaux et il trouverait une grande joie à se lier de
douce amitié avec une belle qui serait à son goût.
Tamino, rassuré, lui demande qui il est. « Un homme comme toi », répond Papageno qui ne comprend
pas ce que Tamino veut dire en se donnant le titre de Prince. Lui, il est au service de Reine des Étoiles
dont les trois suivantes lui offrent à boire et à manger en échange de ses prises. Tamino l'interroge pour
savoir si c'est lui qui a tué le serpent. Papageno ne dément pas. Trop tard, les trois Dames arrivent et
décident de le punir d'avoir dissimulé la vérité. Pour son repas, il aura un caillou et de l'eau claire alors
qu'il s'est habitué au nectar et aux gâteaux venus de l'ombre. Pour arrêter ses cris, les Dames excédées lui
ferment la bouche avec un cadenas. Le silence revenu, elles révèlent à Tamino la vérité de ce qui s'est
passé et lui remettent de la part de la Reine de la Nuit un portrait de sa fille Pamina. Aussitôt, Tamino sent
monter en lui une immense émotion et déclare un amour indéfectible pour cette belle jeune femme qu'il
ne connaît pas. C'est l'air Dies Bildniss ist bezanberd schön.
Alors que les trois Dames racontent leur histoire, le tonnerre gronde, annonçant l'arrivée de la Reine
en personne qui entonne le récitatif et l'aria O zittre Nicht und Zum Leiden bin dont il a déjà été question,
puis disparaît. C'est le seul moment dans toute la première partie de l'opéra où l'on trouve des vocalises
acrobatiques à l'italienne. Mozart voulait faire plaisir à la belle-sœur Josefa qui tenait le rôle, mais il
désirait surtout souligner le caractère factice du personnage. De plus, la ritournelle orchestrale du récitatif
provient de son Thamos où l'on stigmatise la fourberie d'un traitre nommé Pheron. Mozart emprunte à
lui-même et glisse une allusion sans doute comprise à son époque par les auditeurs avertis. Il a donc dès
le début pris ses précautions pour renseigner le public attentif sur ses intentions. Les trois Dames vont
bientôt quitter la scène où elle ne réapparaîtront que beaucoup plus tard et brièvement.
Où en est-on ? Les Dames sont parties, en effet, non sans avoir libéré Papageno de son cadenas après
qu'il a plaidé sa cause bouche cousue dans le célèbre Hm! Hm ! Hm ! Elles ont remis à Tamino la flûte
qui aurait le pouvoir de charmer tous les êtres et d'assurer le bonheur de celui qui en joue. Elles ont aussi
assigné sa mission à Papageno : il accompagnera Tamino comme écuyer et, épouvanté, il a reçu en lot de
consolation un Glockenspiel qui doit le protéger. La route commence. On n'a plus besoin d'elles à ce stade
de l'action et de la philosophie qui la sous-tend. Quel que soit leur charme, en effet, elles représentent le
développement de l'intelligence humaine à son plus bas niveau. Leur seule utilité aura consisté à mettre
Tamino en route, mais le véritable but de sa quête est étranger à leur monde. Elles n'en perçoivent que
l'aspect matériel et pratique. Elles resteront donc dans leur contrée d'ignorance et se voient désormais
relayées par trois guides autrement plus convaincants, les trois (encore trois) Garçons, déjà élevés, eux,
dans la hiérarchie de la raison. À eux la mission de conduire Tamino là où il le faut.
On a émis l'objection que, puisqu'ils étaient au service du Bien, ces trois Garçons ne devraient pas se
trouver associés à l'ennemi représenté par la Reine et même utilisés par elle pour parvenir à ses fins. Une
fois encore, il convient de remettre cette hypothèse en perspective et de la qualifier pour ce qu'elle est,
fallacieuse. En effet, il ne s'agit pas, on l'a vu, d'un combat entre le Bien et le Mal. Les trois Garçons
appartiennent à la lumière de l'entendement. Ce sont des enfants adultes et mûrs, chacun un puer senex
qui n'a jamais connu, malgré son âge, l'innocence ignorante. D'emblée, ils ont eu accès à la connaissance
et ils restent immobiles en elle, figés pour l'éternité, un symbole plus que des personnages, le double
positif des trois Dames de la nuit.
Ainsi ont été présentés les protagonistes de la contrée de l'innocence, Tamino, le Prince égyptien,
Papageno, son double comique, les maîtres de l'ombre, la Reine et ses trois Dames. On entre désormais
dans le royaume de la lumière, lumière non encore perceptible par les personnages choisis, car elle se
situe de l'autre côté d'une barrière d'obstacles qu'il va bien falloir franchir. Au seuil de cette barrière se
trouve Pamina qui attend. Qu'attend-t-elle ? Sans le savoir, c'est Tamino, pour que la route se fasse
ensemble, avec lui qui la conduira vers la lumière avant qu'elle-même ne prenne le relais. Pour le
moment, elle reste prisonnière, mais l'heure de la vraie délivrance approche puisque Tamino et Papageno
sont déjà là. En fait, c'est, une fois encore, Papageno qui, le premier, montre le bout de son nez.
Au seuil de la lumière
Nous voici chez Sarastro cette fois, où trois esclaves plaignent le sort de Pamina confiée à la garde de
Monostatos, serviteur nègre de Sarastro, qui la poursuit de ses avances lubriques (comme le gardien du
sérail dans L'Enlèvement). Pamina vient de lui échapper, il la rattrape et c'est l'occasion d'un splendide
trio, Du feines Taübchen, nur herein, chanté par Monostatos, Pamina et Papageno. Jubilant, le geôlier
ordonne aux trois esclaves d'enchaîner sa captive. Pamina l'implore puis s'évanouit. Monostatos espère
bien profiter de l'occasion lorsqu'il aperçoit l'homme-oiseau. Chacun prend l'autre pour le diable en
personne et s'enfuie de son côté en hurlant de terreur. Pamina revenant à elle implore sa mère dans le bel
aria Mutter, Mutter, Mutter. Papageno se montre à nouveau et se fait reconnaître comme le messager de la
Reine tout en annonçant l'arrivée prochaine de Tamino. Les deux personnages décident de fuir sans plus
tarder. Lorsqu'elle apprend l'amour de Tamino, Pamina sent son propre cœur battre pour lui. Alors s'élève
le duo fondateur de la conception de l'amour mozartien, Bei Männern, welche Liebe fühle. Sans le savoir,
ils chantent déjà une sorte d'hymne inspiré par l'idéal maçonnique : la toute puissance de l'amour fait
naître la bonté au cœur de l'homme, élève ce dernier et sa compagne jusqu'à la divinité. Pour l'anecdote, il
faut savoir que ce duo a soulevé l'indignation de l'aristocrate Oulibicheff qui écrivit, montrant qu'il n'avait
rien compris de Mozart : « Mais que fait donc cette fille de haut lignage avec ce bouffon et qui, en plus,
chante des duos érotiques avec lui ? »
Un final de conclusion et de passage
Le premier acte est parvenu à son final qui va se dérouler en huit mouvements. Les indications
scéniques témoignent qu'on a atteint une autre contrée. Trois temples occupent l'espace, chacun bien
identifié par l'inscription figurant sur son fronton. À gauche, Temple de la Nature, à droite, Temple de la
Raison, au centre, Temple de la Sagesse. Apparaissent les trois Garçons qui poussent Tamino sur le
devant de la scène en lui prodiguant leurs injonctions, la triade maçonnique Constance, Tolérance,
Discrétion, chaque vertu ponctuée par les accords de l'orchestre et répétée deux fois. La conclusion sera :
« Bref, sois un homme ! »
Tamino, resté seul, se recueille avec émotion et chante Zum Ziele fürt dich diese Bahn. Il est
transformé, il pressent être arrivé à la promesse d'une splendide demeure de sagesse, de raison où
dominent les arts. Puisque son intention est noble et pure, il osera, il ira de l'avant. À droite, on le rejette :
Zurück ! à gauche, Zurück ! Alors, il frappe à la porte du temple médian, celui de la raison. Cette voie du
milieu est symbolique. On songe au « pavé mosaïque », à l'origine, celui du temple de Salomon, qui
figure sur le tableau des apprentis en Franc-Maçonnerie. Il a la forme d'un échiquier de cases blanches et
noires, symbolisant l'esprit et la matière, et il faut s'y avancer bien au centre, entre les cases. Ce juste
milieu nécessaire n'est pas celui de la conciliation modérée, mais l'identité dialectique des contradictoires.
Que vient-il chercher ici ? lui demande un vieux prêtre (la vieillesse n'est-elle pas sage ?). Réponse de
Tamino : Der Lieb und Tugend Eigentum (L'empire de la raison et de la vertu).
Réponse ambiguë, s'il en est : s'agit-il des valeurs abstraites ou de la captive Pamina qui les incarne à
ses yeux ? Le prêtre tiendra un discours qui le surprendra : « Tu ne trouveras ni l'un ni l'autre car brûle en
toi la mort et la vengeance. » Tamino, en effet, en veut à Sarastro, ce criminel qui ne saurait résider dans
ce temple de la raison. La musique orchestrale souligne deux aspects de cet instant dramatique, ses
ponctuations marquant la découverte d'un possible conflit et la gravité philosophique de la réflexion.
Déjà, Tamino commence une métamorphose, impressionné par la noblesse morale de son interlocuteur, et
sa confiance retrouvée l'incite à expliquer sa haine. Le prêtre, tenu au silence, ne répond pas sur les faits,
mais assure le jeune homme qu'un voile se lèvera « aussitôt que la main de l'amitié [l']introduira dans le
sanctuaire pour une éternelle alliance », tout cela sur un thème musical de caractère sacré qui se répète
trois fois, une fois pour la dernière phrase du prêtre et deux pour les voix individuelles qui vont suivre.
Ici, la musique, plus que les mots, rend compte du bouleversement intérieur qui s'opère en Tamino, c'est
elle qui lui fait entrevoir, puis accepter le fait que la Reine de la Nuit a menti, que Sarastro n'appartient
pas au monde des méchants. L'alliance dont il est question, c'est l'ordre des initiés aux mystères d'Isis. On
notera au passage la similitude avec l'arche d'alliance qui a scellé et scelle encore l'unité spirituelle du
peuple juif.
O ewige Nacht, chant d'amour mystique qui sera repris par le chœur. Tamino aspire à la fin des
ténèbres. On entend des voix sans visage proclamant que cela sera bientôt ou jamais, qui annoncent enfin
que Pamina est bien vivante. Fou de joie, Tamino joue de sa flûte sur un rythme de danse agreste et
s'émerveille du résultat (Wie stark ist nicht dein Zauberton) : comme dans la légende de Saint Julien
l'Hospitalier, les bêtes sauvages accourent pour l'entendre. Il continue son chant pour appeler Pamina et
que perçoit-on au loin ? La flûte de Papageno qui déroule sa petite mélodie guillerette. Le voici,
accompagné de Pamina libérée de ses chaînes. Mais Monostatos n'est pas loin et surgit à nouveau avec
ses esclaves pour poser de nouvelles entraves. La ritournelle qui précède et ponctue son Schnelle Füsse,
rascher Mut ressemble d'assez près à Eine kleine Nachtmusik, KV 525. Peut-être, hypothèse farfelue qui a
été avancée, la peau noire de Monostatos évoque-t-elle chez Mozart une musique nocturne ? Plus
vraisemblablement, le dessin rythmique bondissant du thème annonce le retour inopiné de ce qui semblait
s'être écarté, ici, le danger de l'asservissement.
Jouant le tout pour le tout, Tamino agite le Glockenspiel et à l'écoute de ces sons venus d'ailleurs,
Monostatos et ses sbires se mettent joyeusement à danser, puis s'éloignent. On ne les reverra que très
rapidement dans la scène suivante, puis à la toute fin de l'opéra, lorsque le jugement dernier du drame
sera prononcé. Pamina et Papageno entonnent alors un duo, souhaitant de telles clochettes à l'humanité
pour vivre dans « l'harmonie de l'amitié, qui adoucit les chagrins et la sympathie sans laquelle point n'est
de bonheur sur cette terre ».
La présence du sage
Une fanfare et un chœur annoncent l'arrivée de Sarastro. Papageno, toujours utilisé par Mozart comme
bouffon obligé, est épouvanté. Qu'allons-nous dire ? Qu'allons-nous dire ? Et Pamina, fièrement : « La
vérité, la vérité ! Quand même il y aurait crime ! » Le chœur entonne les louanges de Sarastro qui
descend d'un char tiré par six lions (rappelons-nous que le théâtre de Schikaneder était remarquablement
équipé). Ce chœur, par sa musique plus que par ses paroles, évoque la lumière, le thème en étant
« l'Hymne au Soleil » du Thamos, Roi d'Égypte, KV 465, que Mozart avait composé à Salzbourg en 1777
et repris vers 1780. L'action aborde l'avant-dernière phase du final de l'acte I. Pamina, comme si elle
reconnaissait d'emblée la suprématie du sage, s'agenouille devant lui pour se plaindre de Monostatos.
Sarastro la relève, déclare savoir qu'elle aime et qu'il ne contraindra pas ses sentiments. Il ajoute qu'il ne
la renverra pas auprès de sa mère dans son propre intérêt, car cette Reine est un personnage d'orgueil dont
la volonté de puissance doit être brisée. Monostatos réapparaît, poussant Tamino devant lui. Tamino et
Pamina se voient pour la première fois et leur regard se gonfle d'émerveillement réciproque. Sarastro
ordonne qu'on administre soixante-dix coups de bâton à l'esclave trop zélé. Tandis qu'on voile le visage de
Pamina et de Tamino, le chœur poursuit sa louange de Sarastro : Ich lebe Sarastro, Sarastro lebe. Les
deux impétrants se préparent à être conduits dans le temple des épreuves où va d'abord se dérouler une
purification. Le chœur poursuit sa leçon : « Quand la vertu et l'équité parsèment le chemin de gloire, alors
la terre est un royaume des cieux et les mortels sont égaux aux dieux ».
L'opéra a désormais basculé dans le rite maçonnique. On remarquera d'emblée que ce qui est promis
n'est pas le Royaume des Cieux d'un au-delà, mais sur terre, ici et maintenant, hic et nunc. De plus, à
partir de cet instant, Pamina devient l'héroïne principale, supplantant Tamino. Cela n'est pas anodin car
c'est une femme et là, on reconnaît plus particulièrement la patte de Mozart. Schikaneder appréciait les
femmes, beaucoup trop on l'a vu, mais ne souhaitait pas leur émancipation. Leur devoir est de servir et de
plaire, ce que dit bien Papageno dans son duo avec Pamina (cf. supra). Le prêtre aussi a déclaré que les
femmes parlaient d'abondance et à tort et à travers. Mozart a subtilement changé tout cela. Certes, il
considérait avec un immense sérieux les doctrines maçonniques, mais sans pour autant se sentir lié à elles
perinde ac cadaver. Au début de l'acte II, on va le voir, il impose à Schikaneder une sorte de verset
crucial : « Une femme qui ne craint ni la nuit ni la mort est une personne de valeur et mérite d'être
initiée. » En effet, l'opéra est sur le point d'abandonner la Franc-Maçonnerie orthodoxe, du moins, celle
de l'époque en Autriche.
L'intrigue et le discours musical de l'acte II
L'acte II, un jeu du réel et du virtuel
Le cadre a complètement changé. Il y a un avant et un après. Avant, le monde était d'aventure, de
mensonge, de désinformation, entraînant une quête viciée au départ dans ses buts et ses valeurs. Et voici
que, d'un coup, l'ordre des choses est rétabli, on entre dans un monde tout autre, comme virtuel. Ce
monde virtuel, qui entraîne les personnages vers un destin qu'ils ne pressentaient pas, va peu à peu
devenir un monde réel qui fera paraître le premier comme virtuel à son tour, comme n'ayant plus d'assise
dans la réalité, un monde qu'on oubliera et qui sera rejeté dans l'ombre essentielle qui est sienne.
Il convient de remarquer que ce nouveau monde est ritualisé, régi par des règles strictes, qu'il est
contraire à l'anarchie, au caprice, à l'hystérie. Il représente un modèle de société fondée sur un principe
majeur, la raison, structurée par une hiérarchie pyramidale, avec des prêtres, qui, à dire vrai, ne sont que
des voix sans personnalité dramatique, des intermédiaires désincarnés, par exemple les trois Garçons qui,
on l'a vu, n'ont rien de jeune malgré leur âge et leur aspect physique, mais possèdent une maturité innée,
des soldats chargés de garantir l'ordre et qui témoignent de leur fidélité par leur chant en des chœurs de
l'homme armé, traditionnels depuis Josquin Desprez (cf. sa Messe de l'Homme armé), quelques bouffons
comme Monostatos qui, d'ailleurs, dès l'arrivée de Tamino et de Pamina, perd ses prérogatives et est
châtié, et enfin, au sommet, le chef qui s'impose par sa sagesse, sa science et la fascination raisonnée qu'il
exerce sur la communauté.
On retrouvera ici quelque chose des utopies du XVIIIe siècle et, dans une moindre mesure, du XIXe,
tels les phalanstères dont l'organisation architecturale reflète l'ordre social voulu. Arc-et-Senans, en
Franche-Comté, jamais terminé, ce demi-cercle qui aurait dû devenir un cercle, présente une figure
géométrique parfaite mais aussi parfaitement close, avec, plus on se rapproche du centre, les lieux de
pouvoir et de décision. La différence d'avec les phalanstères est que leur existence relevait du volontariat,
ce qui n'est pas le cas de la structure sociale proposée par La Flûte enchantée (Pamina a été enlevée pour
son bien, elle a été, en quelque sorte, élue, et Tamino la rejoint pour un tout autre but que celui où il
s'engage aujourd'hui), fondée aussi sur la solidarité plus que sur la fraternité, le partage plus que
l'obéissance. Ce que propose Mozart reste donc ambigu : nouveau, libérateur mais non démocratique, un
lieu de contemplation quasi paradisiaque, Dieu remplacé par la perfection humaine du cœur et de l'esprit..
En fait, cette structure sociale n'est pas très différente de l'image officielle de l'Empire des Habsbourg,
avec un monarque souverain et sage, une aristocratie, une base populaire qui adhère au système et
respecte la hiérarchie. Là où Mozart innove, c'est, bien sûr, dans le principe de raison nécessaire et aussi,
nous avons déjà évoqué ce point et nous y reviendrons, dans le rôle dévolu aux femmes, ici représentées
par l'héroïne devenue première, Pamina.
Ce deuxième acte est plus long que le premier : trente-deux scènes contre dix-huit. Cela aussi est
symbolique : les péripéties de l'acte I n'ont été que prémisses et c'est avec l'acte II qu'on arrive au cœur
des choses. D'ailleurs, Pamina vient tout juste d'entrer en scène et Tamino de se couler dans son nouveau
rôle. Ce deuxième acte comprend, en fait, trois parties. La seconde sera une sorte d'interlude qui viendra,
par sa diversion, rompre la belle ordonnance qui, autrement, aurait risqué de s'enliser dans la monotonie.
La première partie commence l'initiation au nouveau rite. La seconde donne voix à l'irruption brutale et
vociférante de la Reine de la Nuit accompagnée de ses trois Dames. La troisième reprend le fil de la
première mais avec des éléments surnaturels ou supposés tels par les personnages, mais avec, elle aussi,
une nouvelle irruption secondaire, burlesque et pacifique, celle de Papageno. Au beau milieu du final, La
Reine et ses suivantes resurgissent de l'ombre pour y être aussitôt à jamais rejetées. Il s'agit donc d'un acte
à rebondissements, avec des péripéties, mais sans personnages nouveaux, sinon la trouvaille finale de
Papageno qui donnera l'occasion d'un des passages les plus merveilleux de cet opéra. En fait, tout va bien
se dérouler et les deux entrées tonitruantes de la Reine de la Nuit sont comme des relents en diable à
ressorts d'un passé à l'agonie, des sursauts d'emblée voués à l'échec.
Marche des prêtres avec un orchestre de vents sans paroles. Dix-huit prêtres défilent devant une
grande pyramide parmi des palmiers aux feuilles d'or, et s'asseyent sur des sièges avec chacun, près de
lui, une petite pyramide et un cor noir rehaussé d'or. Cette marche a très vraisemblablement été inspirée
par la « Marche liturgique » de l'Alceste de Gluck et peut-être aussi par celle d'Obéron dans l'opéra de
Wranitzky dont il a été question, les deux étant évidemment connus de Mozart. Sarastro officie et
présente Tamino qui doit recevoir une certification portant sur une nouvelle triade maçonnique formulée
en adjectifs : vertueux, discret et charitable. En assentiment, les prêtres sonnent trois fois du cor.
Cependant, les préjugés se sont accumulés sur les futurs initiés. Il y a là une allusion possible à la
campagne qui commence à se développer en Autriche avec la bénédiction du pouvoir sur le fait que les
Maçons, en particulier les « Illuminés » dont fait partie Mozart, sont suspectés de participer au complot
universel du jacobinisme révolutionnaire. Quoi qu'il en soit, c'est Tamino que les puissances de la Raison,
ces nouveaux dieux, ont désigné pour Pamina. Cette élection a justifié l'enlèvement de la jeune fille, car
la Reine de la Nuit représente la volonté de puissance stérile des ennemis de la sagesse, nouvelle
référence à la même campagne de dénigrement et de mise à l'écart qui est menée, en sous-main, par les
autorités religieuses de la très catholique Autriche.
De nouveau, une triple sonnerie. On craint que Tamino ne soit mal préparé, car c'est un prince. On se
rappelle la naïve surprise de Papageno, elle est reprise ici par Sarastro sur un plan philosophique : Tamino
est beaucoup plus que cela, avant d'être prince, il est homme et il convient de l'instruire des devoirs de
l'humanité et aussi de la puissance des dieux. Il sera, comme auparavant, accompagné de Papageno. Cela
aussi mérite une remarque : voici que pour la première fois, Papageno est nommé alors que commence
l'initiation. Cependant, elle ne lui est pas offerte mais imposée contre sa volonté. Avec cette précaution,
Mozart prépare le pittoresque des épisodes qui vont suivre, sauvegardant une fois de plus l'aspect
burlesque qui suit son cours au sein de son très sérieux singspiel.
Sarastro demande alors sagesse, force et persévérance pour les impétrants. Il serait intéressant de
relever toutes les triades maçonniques qui ont été et seront encore énoncées dans l'opéra. Certaines
valeurs reviennent avec régularité, d'autres sont ajoutées. Dans l'ensemble, le dénominateur commun
s'articule autour de deux pôles : la Raison et, par voie de conséquence, la Sagesse, cette dernière étant le
but suprême, la première en demeurant la constante nécessaire, quoique non suffisante. Nous avons
beaucoup progressé : dans le duo Pamina-Papageno de l'acte I, il était seulement question de l'amour
existant entre l'homme et la femme. Désormais, l'amour prend une dimension nouvelle. Il est cela, certes,
mais aussi amitié universelle. Notons que le texte de Sarastro, une fois encore, suit d'assez près une prière
du Sethos de Terrasson.
Une initiation dramatique et nouvelle
La nuit est totale, on entend des coups de tonnerre, des torches fumantes lancent leurs ombres
mouvantes vers le ciel. Papageno a très peur alors qu'il pénètre avec Tamino dans le temple. Les
dignitaires prennent place et Tamino proclame solennellement qu'il vient chercher amitié et amour, que la
connaissance de la sagesse sera sa victoire et Pamina sa récompense. L'amour du couple, il l'a compris, se
trouve enchâssé au sein de celui qu'il portera à l'humanité tout entière. Papageno est plus réticent. Il ne
cherche, lui, qu'une jolie petite femme et, ma foi, préférerait rester célibataire plutôt que d'avoir à
affronter tant d'obstacles pour un résultat qu'il n'est même pas sûr d'atteindre. Les deux voyageurs sont
contraints au silence envers quiconque, surtout envers Pamina et… l'inconnue, promise quand même,
sans qu'il le sache, à Papageno.
L'opéra parvient à un important duo, Bewahret euch vor Weibertücken, avec deux prêtres qui exhortent
les impétrants à se méfier des ruses féminines. Tel est, en effet, le premier devoir de l'initié. Celui qui
succombe aura pour salaire « le désespoir et la mort ». Ce duo est mentionné par Mozart dans une lettre à
Constance du 11 juin 1791. C'est la preuve qu'il a déjà été composé à cette date. Il est bien dans la ligne
générale d'une grande partie du livret de Schikaneder qui regorge de remarques péjoratives à l'égard des
femmes. Nous avons déjà évoqué le duo entre Pamina et Papageno dans lequel ce dernier affirme
clairement que le devoir de la femme est de servir son mari. Nous avons aussi entendu un prêtre dire à
Tamino « Ah ! C'est une femme qui t'a raconté tout cela ! », ce qui enlève au récit toute crédibilité. Et
maintenant, deux prêtres, deux représentants du royaume de la Raison, deux porte-parole du régime de la
Sagesse expriment solennellement aux deux hommes ce dont ils sont, d'ailleurs, intimement persuadés :
« Prenez garde à la rouerie des femmes, tel est le premier commandement de notre ordre ». Cela dit, une
fois encore, la musique est là pour mettre l'auditeur en garde. Ce court échange est assorti d'une partition
revêche qui mine la validité du message. Les sons contredisent l'arrogance de l'énoncé par leur sécheresse
qu'on pourrait qualifier de minimaliste. Plus loin, le livret comportait un passage dans lequel les trois
Garçons disaient très solennellement à Papagena qu'elle serait la propriété de son mari. Or Mozart l'a
supprimé, malgré les protestations de Schikaneder. C'est qu'il a une autre idée en tête, dont il a déjà,
subtilement, par des contrastes musicaux, planté les prémisses : rappelons-nous, contraste entre deux arias
de personnages féminins et non des moindres, ceux de la Reine de la Nuit et de sa fille, contraste entre les
paroles dites et la musique habillant ces paroles, contraste entre des échanges verbaux et leur
accompagnement orchestral.
Certes, les doctrines et les rites maçonniques restaient très importants pour lui. Lorsqu'il arrivait qu'un
spectateur trop frivole se mît à bavarder ou à rire pendant les longues délibérations de Sarastro et des
prêtres au début du deuxième acte, il se mettait, paraît-il, très en colère et fustigeait du regard, voire
verbalement, l'offenseur coupable. Cela dit, répétons-le, il se sentait un esprit libre, lié mais non assujetti
à l'enseignement et à la philosophie qui le sous-tendait. Lorsque Pamina entrera soudain après le chœur
des hommes armés, changeant l'austère fa mineur en un chaleureux ut bémol majeur qui secouera les
soldats et les sortira de leur solennité, l'opéra abandonne manifestement la maçonnerie orthodoxe. Il y
aura une phrase cruciale que nous avons déjà évoquée : « Une femme qui ne craint ni la nuit ni la mort est
une femme valeureuse qui mérite l'initiation ». Ainsi, Pamina est haussée au niveau de l'homme, mieux,
elle échappe à sa condition millénaire pour, de ce fait même, accéder à un ordre supérieur. Outre l'égalité
des sexes désormais acquise, on assiste-là à un renversement des valeurs et, peut-être, à la promotion du
deuxième sexe à la place du premier. L'avancée dans l'acte II nous permettra d'affiner cette remarque.
C'est à ce moment précis que l'acte est rompu par le premier surgissement des trois Dames participant à
l'offensive que mène la Reine de la Nuit dans le domaine de Sarastro. Elles expriment leur consternation à
voir leurs alliés passés à l'ennemi et tentent de les effrayer avec des menaces de mort, des mensonges, des
prophéties fatales au salut des âmes perdues. Papageno crépite de frayeur mais Tamino reste inébranlable.
Dans le lointain, la voix des prêtres, d'abord en sourdine puis gagnant en ampleur, suffit à chasser les
intruses. C'est le quintette Wie ? Wie ? Wie ? pendant lequel Tamino et Papageno sont emmenés les yeux
bandés vers leurs épreuves.
Monostatos ou l'âme d'un grotesque
Nouveau décor : un jardin, un banc et Pamina assoupie au clair de lune, puis Monostatos qui se glisse
derrière elle. C'est l'occasion de deux des airs les plus connus de l'opéra. Dans le premier, Alles fühlt des
Liebe Freuden, Monostaos chante son amour pour Pamina. Personnage primaire, Monostatos n'en a pas
moins une revendication humaine à faire valoir. Mozart pose ici, très ouvertement, le problème du
racisme tel qu'on pouvait le connaître au XVIIIe siècle. En France, l'esclavage a été aboli (pas pour
longtemps, puisque Bonaparte le rétablira en 1802), mais nulle part ailleurs. Le préjugé racial est
omniprésent, malgré les dénonciations de certains philosophes, en particulier celles de Montesquieu. On
considère (et cette conviction pseudo-scientifique s'avèrera longtemps très pratique pour justifier, il n'y a
guère, les apartheid de l'Afrique du Sud et de l'ancienne Rhodésie), que les Noirs ont une capacité de
cerveau inférieure à celle des Blancs, que leurs facultés sont moindres, que ce sont des sous-hommes
intermédiaires entre le singe et l'homme (Darwin, il est vrai, n'était pas encore passé sur la science, mais
n'est-il pas toujours, aujourd'hui même, contesté par des intégristes ? On songe à Jean-Pierre Staum,
journaliste sans doute averti des sciences, s'appuyant sur le calcul quantique pour justifier le soi-disant
saut ontologique de l'animal à l'homme et nier l'évolution des espèces.) Bref, que chante Monostatos ? Le
discours que lui fait tenir Mozart s'avère assez subversif : « J'ai beau être noir, j'ai des sentiments et
éprouve de l'amour comme tout le monde ». Et il profite de cette évidence, quoique en présentant ses
excuses à la lune qui le regarde, pour déposer subrepticement un baiser sur le front de Pamina endormie.
La mise en scène doit, ici, rester très prudente : si elle oublie cet éclair d'humanité, elle jettera Monostatos
comme un fauve sur sa proie. Si, au contraire, elle désire accentuer le caractère revendicatif de sa plainte,
elle le transformera en chevalier courtois innocent et chaste, et du grotesque elle fera un sublime. Or il
n'est ni l'un ni l'autre, du moins à ce moment précis. Pour respecter l'intention de Mozart, il convient donc
d'être nuancé, d'offrir un court moment de grâce discrète, sans plus.
La résolution de Pamina
La seconde aria, des Holle Rache Kocht in meinem Herzen, que tout le monde connaît, appartient à la
Reine de la Nuit, lors de son nouveau, le deuxième, surgissement, celui, on l'a vu, qui déroule ses
vocalises acrobatiques. Pamina se jette dans les bras de sa mère et veut fuir avec elle. Alors, et c'est-là,
sans doute, le seul moment de vérité que les auteurs ont octroyé à cette souveraine, la Reine de la Nuit
fait à sa fille une révélation. Son défunt époux a partagé sa puissance : à elle, les trésors temporels, à
Sarastro et aux initiés, le septuple Cercle Solaire, le cycle zodiacal dont les sept cercles correspondent aux
sept planètes alors connues. La symbolique zodiacale, étroitement liée à beaucoup de mystères
maçonniques, n'a pas seulement rapport au cosmos, mais aussi à l'homme en tant que partie de ce cosmos.
Le macrocosme et le microcosme sont régis par les mêmes lois. Pamina, alors, prend sa décision :
puisque son père était un initié, elle aimera pleinement Tamino lorsque lui-même le sera devenu. Lui
reviennent en mémoire les propos que tenait son père, en effet, qui louait la bonté, l'intelligence et la vertu
des fidèles. Les objurgations rageuses de sa mère n'y feront rien. Non, elle ne tuera pas Sarastro avec le
poignard qu'elle vient de lui donner, non, elle ne cédera pas au chantage dont, à sa grande surprise, elle
est désormais l'objet. Plus vitupère la Reine, plus la fille comprend que Sarastro a raison et qu'elle doit
rester ferme et décidée à ne commettre aucun crime.
Après quelques brèves scènes de poursuite et de rebondissements burlesques avec Monostatos,
Sarastro en personne apparaît de nouveau. Il épargnera la mère de Pamina et dans l'air In diesen heil'igen
Hallen, il exprime l'amour de l'homme pour l'homme, exige le pardon universel. Ainsi se trouve exposé
l'idéal de la fraternité, couronnement de toutes les autres allusions qui s'avèrent n'avoir été, en fait, que
des préparations pédagogiques. Puis on retrouve Tamino et Papageno astreints au silence. Papageno se
plaint. Il a soif et une hideuse vieille femme lui offre un gobelet d'eau. Lorsque Papageno lui demande
son âge, elle répond qu'elle a dix-huit ans et deux minutes, et que son amoureux a pour nom… Papageno.
Pour ajouter à l'épouvante de l'écuyer, un violent coup de tonnerre retentit, bien vite suivi de l'arrivée des
trois Garçons qui rapportent la flûte de Tamino et le Glockenspiel de Papageno. C'est le trio Seid uns zum
zweitenmal wilkommen, pendant lequel ils expliquent que la la remise des instruments constitue une
première récompense, puisque, dans l'ensemble, les impétrants ont triomphé des premières épreuves, ce
qui est vrai de Tamino mais beaucoup moins de son suivant. La règle du silence absolu est à nouveau
imposée.
Le surnaturel ou supposé tel
Une table chargée de victuailles se dresse soudain devant les deux hommes. Cette merveille de
gourmandises est une nouvelle épreuve. Papageno s'empiffre. Tamino fait sonner sa flûte et voici que
Pamina accourt. Elle profère de tendres paroles mais il ne répond rien et soupire douloureusement.
Désespérée de ce silence, la jeune fille qui se croit délaissée, chante une belle aria, Ach, ich fühl's, es ist
verscchwunden, où elle exprime son désespoir et son angoisse à constater que tout bonheur est impossible
et qu'en conséquence, il lui serait plus doux de mourir. Les deux hommes, cependant, sont appelés vers de
nouvelles aventures par une triple sonnerie. Papageno préférerait rester à table. Les lions de Sarastro
surgissent, et Tamino les calme par le chant de sa flûte.
Le paysage a une nouvelle fois changé. On distingue les pyramides ; les éclats du soleil chassent la
nuit, le jeune homme est en train de s'éveiller à une vie nouvelle. Très rapidement, l'initiation sera à sa
portée. Les prêtres chantent le chœur O Isis und Osiris, welche Wonne ! dont la fin resemble beaucoup à
l'Ave verum en ut majeur, KV 618, que Mozart a composé en septembre 1791. Sarastro fait avancer
Tamino et l'encourage pour les deux voyages lui restant à effectuer, tandis que Pamina est amenée pour
un dernier adieu. En fait, cet adieu fictif est la plus dure épreuve imposée aux deux jeunes gens, mais elle
s'avère encore plus rude pour Pamina qui ne comprend pas ce qui se passe et reste persuadée que son élu
ne l'aime plus et, de surcroît, qu'il est menacé de mort. Dans un déchirant trio entre Tamino et Pamina,
avec Sarastro confirmant sa décision, Soll ich dich, Teurer ! Nicht mehr sehen ? les personnages se
séparent et Papageno est laissé seul.
La gloire de Papageno
Papageno se retrouve devant trois portes, comme Tamino précédemment. À sa différence, cependant, il
se sent désemparé, errant d'une porte à l'autre, ballotté et repoussé. Un orateur (Sprecher) apparaît enfin et
l'informe que l'initiation n'est pas une joie qu'il connaîtra. Papageno n'en a cure. Ce qu'il veut, c'est un
verre de vin. Ragaillardi, il agite son Glockenspiel et chante son désir renouvelé de trouver une femme
qui le rendra heureux. C'est un lied avec refrain qui était sans doute connu, car figurant dans d'autres
œuvres, Ein Mädchen oder Weibschen. Enfin, Papageno va être comblé, mais il ne le sait pas encore. La
vieille sorcière qui lui a servi un gobelet d'eau se présente à nouveau devant lui et s'offre à son désir.
Hélas, résigné, épuisé, apeuré, Papageno n'a d'autre choix que de lui jurer fidélité avec le secret espoir de
pouvoir se sauver de l'éternelle prison de solitude qui l'enserre. Aussitôt, la vieille femme se transforme
en une ravissante jeune fille habillée avec le même accoutrement que lui, couverte de plumes collées à
son corps. C'est, enfin, cette Papagena tant espérée que l'orateur (der Sprecher) tient encore à distance car,
chaque chose en son temps, celui de l'union n'est pas encore arrivé.
Un final en huit parties
Les trois Garçons et Pamina chantent tous ensemble la victoire de l'aurore sur la nuit, métaphore de la
métamorphose des esprits et des cœurs, de l'avènement de la sagesse triomphant de la superstition, de la
paix aussi, autrement dit de ce royaume des cieux terrestre. En fait, il ne s'agit que d'une répétition des
paroles déjà prononcées lors du final de l'acte I. On a ainsi, avec cette réitération, la confirmation que là
se situe l'idée première et constitutive de l'œuvre. À ce stade, on sait vraiment quelle est la conception du
monde que Mozart appelle de ses vœux. Ce n'est pas celle de l'Église Catholique à laquelle, pourtant, il
appartient. Une fois encore, il insiste sur le fait que c'est sur terre que doit et va se réaliser le royaume du
bonheur.
Pamina se présente en larmes, comme égarée, cherchant même à se frapper avec le poignard que lui a
laissé sa mère. L'air, peut-être le plus beau de tout l'opéra, Bald prangt den Morgen zu verkünden, qu'elle
entonne après que les trois Garçons l'ont désarmée et rassurée sur l'amour de Tamino, marque le tournant
définitif de sa destinée. Enfin vont s'accomplir les derniers pas qui lui ont été promis à son insu et pour
lesquels elle a tant souffert.. En effet, elle s'en remet à la totale confiance qu'elle éprouve désormais et
accepte de ne comprendre que plus tard ce qui lui arrive. Symboliquement, le passage par lequel les
personnages en marche doivent se glisser se rétrécit en une gorge étroite menant aux cavernes de l'Eau et
du Feu. Deux hommes armés chantent un choral : « Quiconque avance sur cette route d'épreuves sera
purifié par le feu, l'eau, l'air et la terre. S'il surmonte la terreur de la mort, il s'élèvera hors du monde vers
le ciel pour se consacrer tout entier aux mystères d'Isis. » Là encore, les paroles suivent d'assez près le
Sethos de Terrasson et évoquent l'épitaphe supposée de la tombe d'Hiram, l'architecte du Temple, telle
qu'elle est encore lue dans certaines cérémonies maçonniques. Le choix d'un choral en Ut mineur par
Mozart précise l'intention d'une référence au rituel de la maîtrise. Le thème musical est emprunté à un
choral luthérien de 1524 que Bach a utilisé dans trois Cantates. Dans le texte apparaît le mot « Illuminé »,
allusion discrète à la loge dissoute par le pouvoir en 1791. Dernière référence : cette partition comprend
le thème initial du Requiem, KV 628 dès le début de l'accompagnement orchestral.
La promotion de Pamina
Pendant que s'élève cet auguste chant, Tamino résolu se présente sur la scène et entend la voix de
Pamina qui le rejoint. Elle y a été enfin autorisée parce que « femme, elle a bravé la nuit et la mort et est
devenue digne de l'initiation. » Ainsi une femme, une représentante de la moitié de l'humanité dite
instinctive, intuitive, étrangère à la raison, va accéder à l'ultime sagesse. C'est-là quelque chose d'inouï,
d'impensable pour les Maçons viennois. Plus encore, cette femme va prendre les devants, mener l'homme
qu'elle devait et devrait suivre sur le chemin plus ardu qui leur reste à faire. Que de route parcourue ! À la
fin de l'Acte I, Sarastro en personne disait : « Un homme doit conduire ton cœur ». Au milieu de l'Acte II,
Pamina est devenue sans conteste le personnage principal. Désormais, c'est par elle que la musique se fait
la plus, intense, la plus décantée aussi, une aria de désolation, le trio d'adieu, la scène avec les trois
Garçons.
Les épreuves qui lui sont infligées sont beaucoup plus terribles que celles que doit affronter Tamino.
Lui, au moins, sait pourquoi il y est soumis, elle l'ignore toujours. Le refus que Tamino met à lui parler
est une énigme qu'elle considère comme un rejet de sa part. Pourtant, au cœur de la difficulté, c'est elle
qui se saisit de l'initiative : « C'est moi qui te guide, c'est l'amour qui me guide » et elle le prend par la
main, non pour se rassurer mais pour l'entraîner de l'avant. Elle est devenue le moteur de l'action. Dans le
livret, c'étaient elle et Tamino qui, ensemble, devaient chanter Nun Komm und spiel' die Flöte an, mais
Mozart a retiré Tamino et d'un duo fait une aria.
Ainsi, Pamina a-t-elle franchi le cap de la naïveté, de la crédulité, et avec elle, la musique prend une
allure ascendante, s'envole. Les courbes mélodiques montent, s'échappent vers l'extérieur. La dominante
reste perchée dans l'attente sans retour paisible à la tonique. Les paroles et les airs prennent leur essor,
non sans douleur parfois, non sans obstacles mais toujours vers la plénitude, sans la moindre touche de
mélodrame, sans se laisser entraîner à la solennité et encore moins au pompeux et à l'arrogance. Pamina
s'est détachée de sa mère, physiquement, moralement et philosophiquement, elle se démarque aussi de
Tamino plus enclin à la docilité passive et sans doute trop vite serein, des prêtres et même de Sarastro luimême qui, pourtant l'a choisie et qui sait, peut-être, à terme, désire en faire son successeur. Pamina est
enfin autorisée à renouer pleinement avec ses racines, celles de son père de qui elle détient une sagesse
innée qui vient tout juste de lui étre révélée.
La musique de Mozart la hisse à un niveau supérieur à celui où se trouve réduit Tamino : lorsque, par
exemple, ils attendent Sarastro, comme nous allons bientôt le voir, Tamino reste terre à terre, alors que
Pamina se voit entourée par un orchestre de chaude harmonie, même au comble de sa frayeur. Rappelonsnous son valeureux et radieux « La vérité ! La vérité ! » qui annonçait la Pamina des scènes finales, le
courage, la détermination, la hauteur de vue, l'honnêteté, l'intégrité, l'héroïsme de la pensée. Et c'est ainsi
que ses arias coulent au-dessus de leur accompagnement, que la liberté de leur ligne mélodique se libère
sans cesse du discours musical plus compassé de ses interlocuteurs, voire de ses compagnons. Cette
liberté, au fur et à mesure que se déroule le final, acquiert même une sorte de sauvagerie vagabonde,
comme quand elle domine les phrasés lumineux et disciplinés des trois Garçons. Son chant se pare aussi
d'une variété sans fin de tonalités qui n'appartiennent qu'à elle, alors même que le discours officiel reste
tamisé et nourri de quelques chiches tonalités plutôt neutres. D'ailleurs, les dialogues se font de plus en
plus chantés depuis que Tamino est en initiation et ils se libèrent totalement du récitatif dès lors que c'est
le tour de Pamina.
Le retour de Papageno
Bientôt, ce sera aussi le tour de Papageno dont la progression va se faire en parallèle comique de celle
des deux nouveaux élus. Ses besoins, moins spirituels, seront, eux aussi, comblés. Son Glockenspiel fait
également partie de la mise en ordre de l'harmonie universelle. Les tintinabulantes clochettes font rire et
danser, et l'unissent à sa Papagena non moins mélodieusement que la flûte guide Tamino et Pamina à
travers le feu et l'eau jusqu'à la lumière de l'aube nouvelle. Voici que Papageno, se servant de sa flûte de
Pan, appelle sa promise : « Papagena ! Papagena ! ». Cependant, les trois Garçons veillent. Il a trop parlé,
il est puni : c'en est fini, il n'a plus qu'à se pendre ! Trois dernières fois, il appelle, de plus en plus…
faiblement. Ses jeunes gardiens viennent à son secours : il aurait dû y penser, l'écervelé ! « Sers-toi de ton
Glockenspiel ! ». Et aussitôt, la joie revient dans son cœur, d'autant qu'apparaît devant lui, incroyable
miracle, Papagana en personne. Et là, Mozart s'en donne à cœur joie avec le célèbre bégaiement (« Pa, pa,
pa, pa, pa, etc. » du bonheur, de l'amour, de la perspective d'avoir des ribambelles d'enfants, « le
sentiment le plus élevé » que chantent ces âmes simples.
La triomphale victoire de l'opéra
Dernier décor de nuit noire, car Monostatos s'est allié à la Reine de la Nuit et à ses trois Dames pour
les guider vers le temple. En récompense de sa trahison qui doit conduire à une attaque surprise du
Temple, il a obtenu la promesse de la mère qu'il aura la fille (c'est la deuxième fois que la Reine offre sa
fille pour payer les services qu'elle exige). Et soudain, changement total, un grand soleil illumine la scène
et dans toute leur gloire apparaisssent Sarastro, Tamino, Pamina, les prêtres, les soldats, les trois Garçons.
Les cris de rage des vaincus balayent l'espace vocal, mais sans attendre, leurs auteurs sont engloutis dans
la nuit éternelle (Die Strahlen der Sonne vertreiben die Nacht). « Les rayons du soleil ont chassé les
ténèbres et brisé la puissance véreuse des menteurs ». Le chœur rend grâce à Isis et à Osiris, nouvel
emprunt à Thamos, Kœnig in Aegypten, KV 345. Quelques échanges entre Tamino, Papageno et Pamina
(Who bist du ?) et le chœur final chante la gloire et l'éternelle royauté des trois piliers du temple, la force,
la beauté et la sagesse. Il s'agit-là d'une caverne platonicienne inversée : les ombres sont promises à la
lumière des idées qu'ils contemplent dans toute leur plénitude sans se contenter de leurs reflets.
Ultimes réflexions
La pantomime
Tout au long de son opéra, on l'a vu, Mozart n'a jamais oublié l'aspect de pantomime comique qui a pu
gêner certains critiques. Son œuvre est comme un drame shakespearien qui se termine bien. À cet aspect
appartiennent les trois Dames, la Reine de la Nuit, Monostatos et, pendant longtemps, quoique avec gaîté
et légèreté, Papageno. Mozart sait alors rendre sa musique à la fois belle et trompeuse, voire sotte. Elle
exprime les appétits primaires, luxure, gourmandise, vengeance, servilité qui s'opposent à la solennité de
celle des chœurs, des trois Garçons, de Sarastro et de ses prêtres, et qui deviendra aussi celle de Tamino.
Seule des personnages majeurs, Pamina échappera à l'un et à l'autre, et dans une moindre mesure,
Papageno se fait vers la fin plus mélodieux, comme mûri, prêt, enfin nanti d'un avenir prometteur.
Le traitement comparé de Monostatos et de Papageno est sur ce point révélateur. Papageno, c'est
l'archétype du titi viennois, bavard, pas trop futé, qui a à sa disposition une langue vernaculaire que la
musique de Mozart exprime avec repect et sublimise en immortelle beauté. Monostatos, lui, s'exprime au
premier abord dans un idiome peu différent. Bientôt, cependant, il apparaîtra comme le double nocturne
de Papageno, incapable de développement, tel que son nom le prévoit : Mono-statos, celui d'un seul état,
qui ne change pas, incapable de développement. La musique sait se faire paillarde, excitée, lubrique,
priapique parfois. Si bien qu'on se demande ce que fait ce personnage dans le Temple de Sarastro.
Une perfection inachevée
Sans doute ceci : la fraternité est en marche mais reste inachevée. Personne, pas même Sarastro, n'a
encore atteint la perfection. Tamino, ce prince lointain, puis plus tard Pamina qu'on a gardée en réserve,
en attente, vont servir de catalyseurs à une prise de conscience plus aiguë, qui permettra, par la présence
de leur amour, la qualité acquise pour Tamino, innée pour Pamina, d'accéder à l'Àge Nouveau dont seront
chassées les dernières ombres, les supersitions et les préjugés restés en place. Monostatos, en fait, va
servir d'épreuve pour Pamina, la première et la plus constante, qui l'accompagnera tout au long de son
voyage, épreuve qui sera épargnée à Tamino. Tamino a subi une perte de conscience lors de sa rencontre
avec le serpent. Cette syncope, pendant laquelle s'agiteront les trois Dames, symbolise la coupure dont il
avait besoin pour retrouver, cette fois, non pas la conscience naïve mais la véritable connaissance.
Pamina, elle aussi, perdra connaissance, puis s'endormira, chaque fois à la merci d'un serpent bien
humain, Monostatos, sans protection, et chaque fois non pas triomphante mais simplement et
plaintivement décidée à poursuivre la route. On se demande même, comme peuvent le laisser imaginer
certaines de ses paroles, si Sarastro lui aussi n'est pas un peu amoureux de Pamina. L'ultime sagesse
constituerait alors à chasser le désir et la jalousie de son cœur, donc à 'atteindre au stade supérieur qui
autorise de s'effacer pour mieux se transcender.
Sarastro, sage, autoritaire, voire tyrannique et égomaniaque peut paraître comme une sorte de Docteur
Frankenstein modelant ses créatures à partir de chairs vivantes. Cependant, la musique de Mozart prend,
elle aussi, la parole, on l'a vu, souvent pour corriger le texte du livret, et d'elle se dégage alors un
personnage pétri d'humanité. Sans faute, Mozart lui confère chaleur et dignité, une prise de position
musicale qui attirera Beethoven lorsque, dans la scène finale de Fidelio, il empruntera, imitera ou encore
s'inspirera de la solennité mozartienne pour glorifier, lui aussi, l'universelle fraternité humaine. Le In
dieser heil'gen Halle, dont nous avons déjà parlé, mélodieux, appuyé de tout l'orchestre des cordes, des
flûtes, bassons, cors se pose en contrepoint positif des fioritures de la Reine de la Nuit. Dans le O Isis und
Osiris, Mozart a voulu une musique bienveillante, veloutée, cantabile, avec des notes basses résonnantes
et un ample legato, musique ouverte comme des bras prêts à accueillir.
En somme, les personnages choisis sont partis sans avenir et cet avenir s'est peu à peu révélé à eux
jusqu'à devenir éclatant, non plus éloigné mais proche de leur présent et, au final, partie intégrante de ce
présent qui les a tant malmenés. La marche en avant du départ était viciée car les voyageurs de l'ombre
regardaient vers l'arrière. Tamino le premier, puis Pamina, puis Papageno ont, chacun à sa manière, appris
à diriger leurs attente de l'autre côté. Les flêches opposées du regard et de l'expectative se sont réunies
pour se porter dans le même sens et vers la même direction.
La décantation
La musique de Mozart s'apure au cours de l'opéra (rappelons-nous l'air proche de l'Ave verum), pour se
voir dépouillée d'ornements, avec une mélodie droite, plus diatonique que chromatique, ouverte, en un
maillage moins serrée. Elle devient économique, presque parcimonieuse à la fin, ce qui ne l'empêche pas,
bien au contraire, de garder toute son expressivité. Même lorsque Papageno et Papagena envisagent leur
avenir commun avec beaucoup d'enfants, les trilles, les arpèges innocents et positifs prennent un sens et,
par imitation, se mettent à grimper alors que précédemment, ils avaient plutôt tendance à dégringoler.
Apurement mais grande variété : considérons l'originalité des instruments, la flûte de Pan, le
Glockenspiel, l'importance des trombones qui martèlent un message dès l'ouverture. Pourtant, au fur et à
mesure que progresse l'opéra, l'orchestre se fait de plus en plus réduit. Trompettes et tambours, si présents
d'abord, s'absentent de plus en plus. Au triomphant pseudo-héroïsme des trois Dames se substituent la
précision, la nuance du ton, la couleur du récit musical. Ainsi, la clarinette que Mozart aimait tant grâce à
son ami (et bouc émissaire) Anton Stadler pour qui il avait composé un éblouissant quintette et, tout
récemment en 1791, le Concerto pour clarinette et orchestre si décanté et si aérien, cette clarinette se fait
discrète dans l'opéra. Certes, elle est bien présente dans l'ouverture, le final de l'acte I, celui de l'acte II,
elle accompagne le duo entre Pamina et Papageno, autrement dit, active aux moments clefs de l'action
dramatique, comme si elle était là pour dispenser un baume guérisseur et apaisant, pourtant, alors qu'on
progresse vers le dénouement, elle se fait plus discrète, puis disparaît. Plus avance la vérité, moins a-t-on
besoin de sa caresse veloutée.
Texte et musique
Pour Mozart, la supériorté de la musique est le principe unificateur de l'opéra. Au delà de cette
affirmation de principe, cependant, il dote cette dernière des moyens de jouer pleinement ce rôle, et là se
situe la nouveauté. La musique se trouve élevée à un rang jusqu'alors réservé à la poésie ; être le principal
ressort et acteur du drame. Il s'emploie à développer son pouvoir propre en introduisant l'action, et non
l'imitation, au cœur de la structure musicale. Le vecteur dramatique fondamental n'est pas le mot, le
discours, la parole, mais la construction musicale qui organise une relation dynamique des sons, des
rythmes, et timbres, des thèmes et des harmonies.
L'unité générale n'est donc pas celle des éléments qui fusionnent, mais celle d'un équilibre subtil des
constituants du genre lyrique. Mozart tire de deux éléments principaux les moyens de conférer à la
musique le rôle premier du dynamisme et du dramatique. Il élève la musique au rang de style, en
approfondissant les principes d'organisation du discours qu'elle permet jusqu'à en faire une manière
d'écriture, une architectonique, porteuse, à elle seule, d'un pouvoir, quel qu'il soit, dramatique,
philosophique ou métaphysique.
Certes, La Flûte enchantée est une œuvre maçonnique de bout en bout. Cependant, elle offre sa
générosité à qui sait l'accueillir en bonne volonté. En définitive, c'est une œuvre de purification qui
véhicule un message universel, par son action, par son texte et surtout par sa musique, baroque, comique,
tendre, déchirée, tragique, solennelle, mesurée. Elle finit par apaiser et rendre intelligemment heureux.
Après elle, on ne peut que souscrire à la recommandation des trois Garçons : Schweige still (« Tiens-toi
tranquille »).
C'est ce que nous faisons.
Mozart, rappelons-le, est mort le 5 décembre 1791.