CARBONE 14, ISOTOPE RADIOPHONIQUE Thierry Lefebvre

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CARBONE 14, ISOTOPE RADIOPHONIQUE Thierry Lefebvre
CARBONE 14, ISOTOPE RADIOPHONIQUE
Thierry Lefebvre
Carbone 14 fait partie de ces nombreux projets radiophoniques nés après le 10 mai 1981, dans
la foulée de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République. Le
changement de majorité permet en effet d’envisager très sérieusement une prochaine
libération des ondes, jusqu’alors cadenassées par le pouvoir giscardien. Des opportunités sont
à saisir.
C’est dans cette perspective qu’un modeste publicitaire parisien, par ailleurs ancien militant
socialiste, Dominique Fenu (dit Gérard), décide de se lancer dans l’aventure vers la fin de
l’été 1981. Ce Corse d’une trentaine d’années, doté d’une incroyable faconde et d’un culot
sans borne, dispose de quelques précieux atouts dans son jeu : des locaux certes vétustes mais
relativement spacieux, dans un petit immeuble situé 21 rue Paul-Fort dans le XIVe
arrondissement. Et, surtout, le soutien bienvenu du député-maire RPR du secteur, Yves
Lancien, bien décidé à promouvoir une radio locale privée à sa botte dans l’arrondissement.
La première équipe est recrutée par l’intermédiaire d’une petite annonce parue dans
Libération vers la mi-septembre 1981. Hormis Michel Fiszbin, parachuté d’emblée
« animateur en chef », la plupart des autres jeunes gens retenus sont dénués d’expérience
radiophonique : comédiens en herbe (Laurent Chouchan, Philippe Spitéri, Pascal Gilhodez),
passionnés de cinéma (Jean-François Gallotte, Jean-Yves Lambert), apprentis journalistes
(Guy Dutheil, Bernard Briançon), musicien (Jean-Winoc Swynghedauw), disc-jockey semiprofessionnel (Phil Barney), imitateur amateur (Philippe Merlin), etc., tous acceptent de
s’investir de manière bénévole. Se forme ainsi spontanément un improbable collectif
d’individus bourrés de talent et d’impertinence.
Les préparatifs durent près de trois mois, durant lesquels les émissions sont testées à blanc et
le studio, progressivement aménagé. Fenu acquiert un puissant émetteur Thomson de 2,5 kW,
sans doute par l’entremise de ses alliés politiques du moment. Le nom de Carbone 14, qui se
réfère à l’arrondissement d’où s’apprête à émettre la station, est imaginé par Chouchan et
Spitéri. S’ensuit un slogan qui fera florès : « Carbone 14, la radio active ».
Le 9 novembre 1981, François Mitterrand promulgue la loi n° 81-994 « portant dérogation au
monopole d’État de la radiodiffusion ». Cette loi de transition, dite « de tolérance », rassérène
Fenu, même si la collecte de ressources publicitaires lui est interdite. Une bande-annonce
tourne d’abord en boucle, puis les émissions régulières débutent le 14 décembre 1981 sur 97,3
(puis 97,2) MHz, non loin de la fréquence parisienne de France Musique.
Très vite, l’équipe de journalistes et de chroniqueurs réunie en parallèle par Yves Lancien
décide se désengager, visiblement effrayée par la tournure prise par les événements. Il faut
dire que les jeunes animateurs recrutés par Fenu et Fiszbin n’en font qu’à leur tête, tenant des
propos peu convenus et s’affublant de pseudonymes excentriques voire provocateurs : Fiszbin
devient ainsi Robert Lehaineux, Gallotte se mue en David Grossex… Après quelques
tâtonnements, Jean-Yves Lambert adopte pour sa part son surnom de Lafesse. L’humour
potache règne en maître et les impostures sont légion : faux détournement d’antenne, fausse
engueulade, faux scoops… Le 20 février 1982, Fiszbin sème l’émoi en retransmettant
« L’amour en direct ». Imposture ou réalité ? Les médias, sur le qui-vive, s’interrogent… La
semaine suivante, Dominique Fenu clôt la polémique en recrutant une prostituée pour dissiper
les soupçons de supercherie !
La réputation sulfureuse de Carbone 14 est désormais bien acquise, Jean-Edern Hallier en fait
d’ailleurs les frais quelques semaines plus tard. « La radio qui vous encule par les oreilles »
(nouveau slogan choc !) ne cesse de faire des siennes. L’émission de nuit « Lafesse merci »,
basée sur l’interactivité, l’humour et le libertinage sexuel, fait un tabac. Vers la fin avril 1982,
l’arrivée de Catherine Pelletier, bientôt rebaptisée Supernana, renforce l’équipe. Son émission
« Poubelle Night », que Claude Lanzmann qualifiera de « fantastique bras d’honneur moral »,
devient rapidement culte.
Malgré sa forte notoriété et un auditoire fidèle, Carbone 14 n’est pas retenue, en juillet 1982,
par la Commission consultative sur les radios locales privées (dite commission Holleaux, du
nom de son président), chargée de préparer les autorisations officielles. On lui reproche, entre
autres, de brouiller France Musique et de s’appuyer sur un montage financier pour le moins
opaque. Le ton déluré déplait également et la décision de Dominique Fenu de participer à un
éphémère « Comité Riposte », chargé de contester les décisions de la commission Holleaux et
par-delà les directives du ministère de la Communication, scelle probablement de manière
définitive le sort de la station.
À la rentrée 1982, la plupart des animateurs de la première équipe ont définitivement quitté la
station, aux exceptions notoires de Jean-Yves Lafesse et Supernana. C’est à ce moment que
Jean-François Gallotte décide de tourner dans les locaux de la rue Paul-Fort, en trois jours et
trois nuits, un long-métrage mémoriel, fondé en grande partie sur des émissions reconstituées.
Carbone 14, le film sera présenté à Cannes en mai 1983, dans la sélection « Perspectives du
cinéma français », et provoquera un tollé. C’est aujourd’hui un des très rares témoignages en
image sur le mouvement des radios libres.
Fin octobre 1982, Carbone 14 quitte le XIVe arrondissement pour s’installer en banlieue
parisienne, à la limite de Bagneux et d’Arcueil. Toujours exubérante, la radio souffre
désormais de la concurrence. Les tensions entre Jean-Yves Lafesse et Supernana s’exacerbent
et les nouvelles recrues ne parviennent pas à faire oublier leurs glorieux aînés. La station reste
néanmoins très écoutée, certains sondages la plaçant même parmi les toutes premières de la
capitale.
Le 1er février 1983, la Haute Autorité de la communication audiovisuelle, nouvelle instance
de régulation créée par la loi du 20 juillet 1982 (qui met définitivement fin au monopole de la
programmation), publie la liste des vingt-deux regroupements officiellement autorisés à Paris.
Carbone 14 n’y figure toujours pas. Dès lors, le compte à rebours est lancé. Malgré ses
imprécations à l’antenne contre les autorités et tout particulièrement François Mitterrand,
Dominique Fenu ne parvient pas à inverser la tendance. Comme quelques autres, la radio est
mise en demeure de cesser ses émissions, mais ne se plie pas à l’injonction. Le 17 août 1983,
au petit matin, il lui revient le redoutable honneur d’être la première station saisie sous le
pouvoir socialiste. L’émetteur et l’ensemble du matériel de studio sont confisqués. La station
ne s’en remettra pas, et Fenu sera traîné en justice à l’instigation de TDF.
Trois ans plus tard, au début du printemps 1986, Carbone 14 tente brièvement de renaître de
ses cendres. Fenu et Supernana, toujours complices, équipent un nouveau studio à Cachan et,
associés cette fois à Radio Gulliver et Pluriel FM, émettent en pirate pour tenter d’imposer
une nouvelle radio locale privée en région parisienne. En vain. Malgré le soutien de SOS
Racisme, l’affaire se solde par un échec et, à la rentrée 1986, Fenu déménage l’ensemble du
matériel en Corse, à Porticcio. « Carbone 14 Ajaccio » émettra sans autorisation pendant
plusieurs mois, avant d’être rachetée par le réseau Europe 2.
Une trentaine d’années sont passées et, pour bon nombre d’anciens auditeurs, cette radio
irrespectueuse, devenue mythique, continue d’incarner et de dater le meilleur de l’après-Mai
81 : une sorte de folie et de gratuité qui fait aujourd’hui cruellement défaut…