Ella, la petite fille café au lait

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Ella, la petite fille café au lait
Ella, la petite fille
café au lait
Marie-Odile Supligeau
Le Pré Saint-Gervais
"Si j'aurai su, j'aurai pas v'nu!"
"Que la science est chose terrible!
Je ne l'ignorai certes pas,
mais je l'ai oublié ;
sinon je ne serai pas venu."
Petit Gibus, dans le film "La guerre des boutons", et
Tirésias, dans "Oedipe-roi
Le lendemain matin, une charge trouble, perceptible à maints indices : empressements,
tonalités de voix, sourcils froncés, regards inquisiteurs, attroupements en affinités
officieuses... qui signent la singularité de tout collectif, s'empara de moi, à peine franchi le
seuil de l'établissement qui, à mi-temps, m'employait. L'annonce claqua, empreinte d'émois
vivaces, aménageant et mon ignorance et mon absence de la veille : -"La petite Ella, et bien,
elle a fait une fugue !".
Je glanai, au consentement des collègues résistants à la version que : "quand-on-veut-toutsavoir, y-qu'a-qu'à-être-là", quelques détails sur l'évènement. Quand la vieille nourrice se
présenta, ponctuelle comme de coutume, à la sortie de l'hopital, Ella se fit attendre...
longtemps ! L'accompagnatrice patienta, s'impatienta, se renseigna auprès de la secrétaire, qui
transmit l'information à quelques éducateurs, vaquant-là, tardivement, avec ce dévouement
difficultueux qui les affecte ; passées les premières recherches, ils alertèrent le directeur de la
disparition de la petite fille. La nourrice tremblait : -"Madame va m' gronder ! C'est pas ma
faute ! J' veux pas d' problèmes moi ! J' veux du mal à personne !".
Les hypothèses déferlèrent : -"Gour-mande comme elle est, elle furette sûrement du côté des
cuisines, en quête d'un rabiot de goûter, d'une sucrerie !". -"Ou demeurerait-t-elle dans un
atelier, une salle de classe, absorbée par une activité, un objet, oublieuse du temps qui passe
?". -"Se cacherait-elle intentionnellement, et que signifie ce jeu dans sa pathologie, son
histoire, sa relation aux soignants ? Est-elle en psychothérapie ?"-"Un verrou intérieur de
toilettes coincé... ? De toutes façons, il y a un responsable ? Qui devait l'accompagner lors de
la sortie ? Quel travailleur s'occupait d'elle en fin de journée ?". -"Le métro est proche, elle a
pu se glisser sous le portillon... La circulation automobile est dense sur l'avenue, pourvue
qu'elle ne soit pas accidentée !". "-Non, ça on le saurait : on n'a pas entendu d'ambulance". "Faut-il prévenir la police ?". -"Ne dramatisons pas !". -"Cependant, sur un plan légal..."
Avant que décision ne se prenne, la sonnerie du téléphone redistribua la donne. La mère
d'Ella, furieuse, exigeait des explications des docteurs qui guérissent sa petite. De retour de sa
journée de travail, nourrice absente et porte close , elle se précipita à son domicile pour nous
appeler... et trouva Ella, assise sur le palier, fière d'elle et confuse de l'être : rentrée seule !
Je contestai le qualificatif de "fugue" pour désigner l'incident ! -"C'est facile de causer quand
on était pas-là, et qu'on a pas été éprouvée !". Je renonçai à diffuser ma version à prétention
modératrice. M'intriguait la prégnance de l'état de panique, alors qu'il ne s'était rien passé, de
vital s'entend. Ella était sauve et saine, mais l'affollement persistait, comme si... Les
interrogations demeuraient hémorragiques. L'institution était touchée, blessée. Comment
traiter l'évènement ? Rappeler à leur devoir de surveillance, de maintien de l'intégrité
physique des corps les éducateurs ? Convoquer l'enfant chez le directeur et lui répéter
l'arrangement relatif à ses arrivée et départ, décrété par (plus que négocié avec) sa mère : -"Je
vous la donne le matin, en partant au bureau et je la reprends chez sa nourrice qui la
récupèrera tous les jours à quatre heures." ? Se réunir pour en parler ? Est-ce du ressort du
disciplinaire, et pour qui, pour l'enfant, pour les responsables, et à quel niveau hiérarchique ?
Est-ce du ressort de la thérapie, évolution, régression, transgression ? Ceux de son groupe, dit
"de paroles", avançaient le secret professionnel et refusaient d'être mélés à la vulgarité de ce
genre de démêlés.
Au temps de la récréation, solidement callée au coin d'une marche où se nichaient
fréquemment nos bavardages, Ella me tracta de la fixité de son regard sombre, dès que je
poussai la porte de la cour. J'obtempérais à la convocation. -"Dis donc, toi, on m'a raconté
qu'hier..." -"Oh, la, la, ai pris grosse raclée, à le soir, quand a venue, quand m'a trouvée ! Elle
a colère que m'est sauvée, que pas avoir écouté !". Un fort bégaiement affectait Ella depuis
que nous la connaissions et ralentissait, déséquilibrait nos échanges verbaux. Directement
rentrée à pied à son domicile, elle avait sagement attendu sa mère... qui s'affola devant la
porte close de la nourrice... qui, en absence de sa protégée, pleurait et tremblait de tous ses
membres à l'hôpital de jour. La reconstitution de la chronologie du scénario demeurait
étrangère à la fillette. Le "pourquoi" de sa conduite, manie des travailleurs médico-sociaux,
s'avérait sans pertinence aucune. Son aventure s'inaugurait d'une "dérouillée", expression de la
colère maternelle pour désobéissance, ou plus justement, dans ses catégories, dans sa découpe
des signes, pour "pas avoir écouté", pour "s'avoir sauvée". Ecouter quoi ? Ecouter qui ? ne la
concernait nullement, ne recouvrait en rien ses préoccupations, intentions ou comportement.
S'être sauvée relevait de l'écholalie, ne représentait rien ; puisqu'on articulait le terme, il lui
fallait s'y conformer. Elle répétait, économisant les contestations.
Je me désolidarisai, au fil de cette conversation, des commentaires ambiants, jouai
l'apaisement, justifiai mon salaire de pédagogue immergée dans l'idéologie des bienfaits de la
langue : -"Tu ne t'es pas sauvée, tu as montré à ta maman, à nous, que tu connaissais le
chemin de ta maison ; on ne le savait pas. Quand même, tu aurais dû le dire ! Ici les gens
s'inquiétaient. Tu sais, quand on a des réunions avec tes parents pour parler de ce qui change,
il fallait que tu..." -"D'abord, si l'aurais dit, elle veut pas ; a dit toujours non ! D'abord, c'est
con parler !". -"Il fallait essayer ; on aurait discuté avec eux ; tu sais, des fois les parents ils ne
s'aperçoivent pas immédiatement que leurs enfants grandissent, savent faire de nouvelles
choses. Moi, par exemple, quand j'étais petite fille..."
...Là, je déraille, commence à lui raconter ma vie : "...mes parents nous interdisaient, de
toucher au gaz, dans la cuisine ; ils disaient que c'est dangereux de se servir des allumettes.
Nous, avec mon frère, on savait comment l'allumer, on avait essayé quand ils n'étaient pas là ;
alors un dimanche matin, on s'est levé les premiers, sans faire de bruit ; pour leur faire plaisir,
on a fait chauffer le café au lait et on leur a porté le petit déjeuner au lit pour leur montrer
que...". -"Ben non ! c'est pas la peine ! Nous on fait pas comme ça avec mon frère ; chacun
son tour, on regarde par le trou de la serrure, parce que c'est défendu de rentrer dans leur
chambre !" Ai-je halluciné la scène convoitée par le frère et la soeur ? Nul souvenir. Je
réaliserai tardivement qu'Ella oublia, à l'occasion de sa réplique, ses difficultés d'élocution ; je
réalisai plus tardivement encore, via de répétitifs récits de cette étonnante interprétation de
scène primitive, qu'Ella et son jeune frère, conçus d'un père antillais et d'une mère d'origine
européenne, étaient des enfants "café-au-lait". L'endroit interdit -parce que dangereux- où l'on
récupérait Ella, à chaque fois qu'elle échappait à notre vigilance, était la cuisine de l'hôpital où
régnait un employé à la peau couleur ébène, et une chef-cuisinière née sous nos climats, pâle.
Epuisement, compréhension ou compromis, l'enfant avait obtenu l'exceptionnelle autorisation
(Dieu seul sait de qui, quand et comment), de franchir chaque matin, le seuil du territoire
réservé et d'aller leur dire bonjour. C'était comme ça, et Ella n'y manquait jamais.
On pourrait, on devrait s'en tenir là ; l'interprétatif, sauvage ou affilié aux conceptualisations
freudiennes, y contenterait ses déploiements impétueux. Mais le terrain asilaire m'instruisit
d'abord, autant ou plus que le divan orthodoxe de la cure, autant ou plus que les bancs (ou le
ban) universitaires. Le terrain, les jours précédents, se voulut festif ; la tradition s'installait,
depuis deux ou trois années, d'organiser à la mi-carême, un bal costumé. Lors des préparatifs,
Ella se précipita, bousculant du coude et du bégaiement ses camarades indécis ou indifférents,
exigea sans délai, "un déguisement de maman négresse, avec un bébé blanc accroché dans son
dos". Ainsi fut fait, dans l'atelier que j'animai, et ce, au mépris de mes interrogations quant au
sens d'une telle radicalité de choix. Interrogations fossilisées, stériles, inaptes à séduire une
théorie de référence, à générer une ébauche de réponse satisfaisante : Ella, teint mat et
cheveux frisés, ne présentait nul trait négroïde, contrairement à son évident métisse de frère.
"En vrai", comme elle disait répétitivement en achoppant sur le vocable, la négritude
caractérisait la lignée paternelle ; d'où sourçait ce devenir-maman-nègre qu'elle mettait en
scène en l'occurrence ? Au temps des festivités, Ella se planta au fond de la salle, catatonique,
sourde et aveugle aux sollicitations, ne dansa pas, ne mangea pas, ne sourit ni ne détourna son
regard d'une inidentifiable abstraction qui l'absorbait. Je m'en préoccupai, sans succès. Quand
il fallut en finir, quitter lieux et costumes, éteindre lumière et musique, débarrasser, décrocher
les guirlandes, Ella se réanima instantanément, gagna paisiblement la pièce voisine, rendant
superflu ou abusif, le geste de tendresse qui, enlaçant ses épaules, prétendait la guider ou la
réconforter. Elle déposa en souriant boubou bariolé et baigneur de Celluloïd rose, et jubila,
sans retenue aucune, face au miroir réfléchissant "le dénoircir", la séance de démaquillage : "Regardes, regardes, Mar'Odile, 'e redeviens fille !", et ce au mépris de mes interrogations,
récidivantes dans leur infécondité. Que nous contait-elle dans les bizarreries de ces
enchaînements ? De quoi faisait-elle état ? Oedipe, mon conseiller familier, avoua qu'il
trouvait la situation bien complexe !
Il conviendrait de s'en tenir-là. Mais d'antan, des instructions collectives du terrain asilaire,
j'importai l'empreinte des pro-vocations, c'est-à-dire des événements initiateurs de "vocations"
; je conservai les marquages qualifiants tant de la nécessité que de l'excentricité, comme
répondants de la capacité, de l'aptitude au langage ; je m'attardai, monomaniaque, aux
phénomènes, aux inscriptions, aux conditions de possibilité de la langue. D'où tenait-elle,
contrairement aux modes du lieu et aux injonctions de l'époque, que "c'est pas la peine" de
dire, de demander, "que ça vaut pas l'coup", même s'il lui en coûta quelques coups ? D'une
ambiance familiale ? Possible, mais pourquoi maintenant ? C'est le terroir d'origine, "la
chambre à coucher" de sa science qu'innocemment mais précisément m'indiquait l'enfant, plus
que nos manoeuvres de voyeuristes à la recherche de leurs conceptions ou des ébats de leurs
géniteurs. M'envahissait la certitude incongrue que, "en vrai", phantasmatiquement diraient
les livres, Ella était ce qu'elle montra : une "maman négresse avec un bébé blanc dans le dos"
autant, ou plus que ce qu'on en disait : une fillette psychotique, admise dans une structure ad
hoc pour y être prise en charge, un cas intéressant pour spécialistes de la psychiatrie infantile.
Aveu intransmissible à des collègues, même à titre d'intuition. "D'abord, c'est con parler !". Je
me tus, prévenue. Ou du moins j'essayai !
"Tu aurais dû le dire...(que tu savais le chemin), plutôt que de le faire". A mes insistances sur
ce thème, la demoiselle sombrait dans un état de semi-débilité, s'absentait, se retirait,
s'échappait. La transgression, dont on l'accusait, lui demeurait parfaitement étrangère, et
l'éventualité de sanctions lui indifférait puisque la séquence "raclée maternelle" initiait - et
peut-être clôturait - l'univers dont elle pouvait rendre-compte. Evoquer des causes (ou des
effets) frôlait l'indécence ou la persécution. Je nouai "la fugue" - conséquence, réplique ou
avenant - au contexte récent, à l'entours : se déguiser, paraître autre, faire comme si, changer
les apparences... Je m'égarai dans le désordre sémiotique des temporalités : elle était rentrée,
seule, pour nous indiquer sa connaissance du "d'où elle venait".
Quelques jours passèrent. Ella m'interrogea : -"Pourquoi les mariées se déguisent en blanc ?".
Quelques jours passèrent. Son copain et émissaire favori, Elie, un petit africain, pénétra tôt
dans le bistrot proche de l'hôpital, et me désignant, interpella l'homme qui, en ma compagnie,
partageait le café au lait matinal : -"Ella, elle veut savoir pourquoi tu causes avec elle ?
Pourquoi t'as le droit ? Tu la connais ? Pourquoi tu travailles pas à l'hôpital aussi comme les
autres ? etc..., etc...".
Il fallut, pour conclure, l'immanence d'une autre transgression, ou l'effraction mnésique d'un
épisode dénoncé tel : une "dérouillée" par moi reçue en témoignait, ou, du moins, pouvait-on,
dans "l'après coups", lire ainsi l'incident. Lors d'une hebdomadaire assemblée générale des
enfants - objet privilégié des conflits des grands dans l'actualité de ce lieu de soins -, pour
parer à je ne sais quel dérapage pressenti, je lançais la question qu'autorisait le calendrier : "Au fait, est-ce qu'on refait un bal costumé, comme l'année dernière, le jour de mardi-gras ?".
-"Oui ! !... Veux être clown ! Moi, Cow-boy ! Qui fait les gâteaux ?... Tu t'occupes du budget
?... Moi, princesse ! Non, ch'sais pas, peux pas, va-t-en, pas beau ! Il faudrait libérer la grande
salle cet après-midi-là... Et les décorations, est-ce qu'il reste du papier crépon en réserve ?...
On demande une participation aux parents ?... Un thème, on choisit un thème ? Ah non !
Liberté pour chacun et fantaisie obligatoire pour tous !... Et la musique, qui s'occupe de la
musique ? L'an dernier c'était n'importe quoi, trop improvisé, il faudrait sélectionner d'avance
des..." -"Pas d'accord !" tonna et trancha la voix la plus grave de la conjuration des opposants
à l'assemblée, pratique qui, il faut le reconnaître, flanqua quelques désordres, dans
l'ordonnancement laborieusement réglé de cet espace de relégation. -"Je ne suis pas d'accord,
c'est scandaleux ! On est dans une assemblée générale d'enfants ici parait-il ! Et des adultes se
permettent de prendre la parole à la place des enfants, et ils en profitent pour exposer leurs
idées ou leurs envies ! C'est le monde à l'envers ! J'exige la suppression de l'assemblée
générale puisqu'on ne respecte pas son principe". L'assemblée générale fut suspendue,
condamnée. Ella, comme les autres, assista aux joutes oratoires qui nous laissèrent vaincus,
délictueux, accusés et coupables "d'avoir pris la parole aux enfants" (ou à la place des enfants,
ou de nous prendre pour des enfants, voire de nous faire passer pour, de nous travestir en
enfants). Le seul fait d'émettre un son, une phrase, de s'exprimer dans ce contexte-là :
"réunion d'enfants", désignait tout bavard, ou transformait tout parleur, en "enfant", légitime,
abusif, frauduleux... Du marasme, on sauva quand même, ce jour-là, le projet de carnaval.
De cette sanction du "dire le faire", de cet interdit de paroles entre générations sous peine de
confusion, Ella trouva - peut-être - les ressources inaugurales à ses devenirs... fille... noire...
mère... blanche... instruite... exigeante... Elle renonça à son bégaiement, à ses indécisions
invalidantes, à ses terreurs silencieuses. Elle entra dans une classe spécialisée, commença à
apprendre à lire et à écrire. Sa mère en conçu une spectaculaire satisfaction et "commença à
avoir le droit d'aimer sa fille".
Un long temps nous fut nécessaire, non pour "rendre la parole" aux enfants, mais pour
restaurer, recomposer les circonstances d'échanges décents. Ce pourrait-être une autre
chronique...