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les souvenirs deviennent refuges. Chacun a besoin des autres, mais tous sont trop fiers pour l’avouer. Bourni, qui sait lire et écrire, campe le “savant”, le cacique du groupe. Mekki et Tayyeb sont les plus pauvres, les “ignorants” aussi. Si le premier est calme et silencieux, Tayyeb, lui se montre perspicace et souvent provocateur. Enfin, Mahmoud est le beau-frère, effacé et un brin soumis, de Bourni. Chaque jour, ils se retrouvent sur un promontoire, un peu à l’extérieur du village, à l’ombre d’un arbre. Un olivier séculaire, dont le tronc abrite le territoire secret des scorpions. Au loin, les quatre vieillards distinguent le chemin du puits et celui, emprunté par des processions de plus en plus nombreuses, qui conduit au cimetière. Chacun a emporté sa cruche pour les ablutions, un chapelet et un tapis. La prière rythme les jours. En hiver, le burnous millénaire sert encore à se protéger des rigueurs du froid. Ainsi va la vie. Paisiblement. En apparence du moins. Livres Involontairement, une femme va troubler la sérénité et les habitudes de ces vénérables gérontes. Bayya, “la veuve” du village, a réanimé les feux du désir chez ces hommes décatis et décrépits, dotés d’“un tortillon de pâte molle” en guise de sexe. Ils souffrent. Bourni est le plus affecté, le plus troublé. “Sa virilité est morte depuis longtemps déjà”, mais “son cœur continue à brûler de désir…” Ces désirs fous et impossibles, ces fantasmes cruels taraudent au moins trois des quatre compères. Mais Bayya, remariée au fils de Mekki, part avec son époux dans ses terres d’exil. Un exil allemand, fait de réclusion et de mauvais traitements. Habib Selmi brosse ici la figure de l’émigré qui, rentré au village, malmène les repères et bouscule l’ordre social. Mais, derrière son apparente réussite loin des siens, le fils de Mekki cache une sombre réalité et une détestable personnalité. L’émigré n’a jamais eu bonne presse dans les pays d’origine… Avec le départ de Bayya, le calme revient. Dans une représentation toute freudienne, l’érosion du désir sexuel sonne l’heure de la mort. Éros disparu, reste Thanatos. Pour Bourni, Bayya “n’est plus l’unique objet de ses désirs. Les sensations douloureuses qui se réveillaient de temps à autre ont disparu à jamais. Comme si le paroxysme de la crise avait été atteint, comme s’il avait enfin guéri d’une trop longue maladie. Le plus curieux, c’est que cela le fait penser à la mort, ce désir éteint, cette profonde indifférence, ce calme qui s’est emparé de lui. Cela lui fait penser que la mort approche, inexorablement. Dans sa tête comme dans son corps, il est prêt désormais, il a retrouvé son équilibre.” Avec ce livre, qui s’ouvre et se referme sur une montre, Habib Selmi donne dans un style fluide et limpide, un tableau pudique sur le temps, le désir, la vieillesse et la mort. En somme sur la vie. M. H. Middlesex Jeffrey Eugenides Traduit de l’anglais par Marc Cholodenko, Éd. de l’Olivier, 2003, 682 p., 21 euros Livre protéiforme et envoûtant que ce Middlesex écrit par Jeffrey Eugenides qui, après avoir publié il y a de cela dix ans Virgin suicides, donne ici une histoire passionnante déjà couronnée aux États-Unis du prix Pulitzer en avril dernier et en cours de traduction dans plus d’une vingtaine de pays. Succès total donc, pour ce pavé qui jamais ne tombe des 䉴 mains malgré la démesure du propos. Jeffrey Eugenides raconte dans un style fluide, aux phrases courtes, jamais pompeuses, riches en émotions et en humour, l’histoire, sur trois générations, d’une famille d’origine grecque installée aux États-Unis. Le récit est porté – tantôt à la première personne, tantôt à la troisième – par Cal, 131 le petit-fils de Desdemona et Lefty Stephanides qui, en 1922, fuyant les persécutions ottomanes contre la communauté grecque, parviennent à embarquer sur un navire à destination des ÉtatsUnis. Comme dans la nouvelle La Fiancée d’Odessa, de l’écrivain d’origine argentine Edgardo Cozarinsky (voir H&M n° 1243), ce couple de migrants emporte avec lui un secret et porte les germes d’une extraordinaire bifurcation existentielle que seule la vie peut porter. Ce secret inavouable, porté jusqu’à la mort par Desdemona comme une culpabilité jamais atténuée, événement fondateur de cette saga étatsunienne, Cal en est l’héritier, bien involontaire et, un temps du moins, bien malheureux. Pour le dire rapidement et crûment : Cal “a hérité d’un gène récessif sur [son] cinquième chromosome et de bijoux de famille d’une extrême rareté.” Ce qui fait dire au narrateur qu’il 132 a eu “deux naissances”. D’abord comme fille puis, à l’adolescence, comme garçon. La petite Callie devient alors le jeune Cal. Bienvenue donc dans le monde des hermaphrodites ! Deux lignes de force traversent cette histoire, l’une culturelle, l’autre sexuelle. Elles défilent en rapport de symétrie avec pour axe, un même sujet, celui de la différence. J. Eugenides présente une autre et convaincante illustration de ces identités complexes nées du nomadisme de l’espèce humaine et des hasards de la génétique. “Tous, nous sommes faits de nombreuses parties, d’autres moitiés. Il n’y a pas que moi”, dit Cal. Si les grands-parents “bricolaient” une identité à deux étages, les parents, eux, n’occupèrent qu’un seul de ces deux niveaux, celui de l’assimilation. Cal, lui, hérite de toute la maison, c’est-à-dire d’une identité composite et des inévitables interrogations qui en sont le lot. Doublement même. En poste à Berlin, cet Américain pur sucre mais petit-fils de Grecs, réside dans le quartier turc où il se sent bien. Comme ses aïeux, il vit parmi les Turcs et recherche même leur compagnie… Quant à Cal l’hermaphrodite, l’adulte masculin garde en lui intacte sa féminité première. L’homme est attiré par les femmes, comme d’ailleurs, petite, Callie était déjà tombée amoureuse d’une autre camarade de classe. Dans le récit, il noue une relation amoureuse, durable peutêtre, avec Julie. Cette sensibilité masculine retrouvée et affirmée n’atrophie nullement chez Cal, notamment dans son rapport à sa mère, sa riche sensibilité de femme. Jeffrey Eugenides semble s’amuser ici – et son lecteur avec lui – à comparer la légèreté et la finesse des femmes à la lourdeur et souvent la grossièreté des hommes… Les différents niveaux du discours ou de la langue utilisée par les personnages du roman traduisent ces différences culturelles et sexuelles. En contrepoint à cette double histoire, familiale et individuelle, défilent près de cinquante années de l’histoire des États-Unis. Par touches successives, sans jamais en faire trop, Jeffrey Eugenides replace la saga des Stephanides dans le contexte d’un demi-siècle riche en événements : Prohibition, Seconde Guerre mondiale, guerre du Vietnam, émeutes noires à Détroit dans les années soixantedix, montée du mouvement des Black Muslims, Americain way of life et mouvements de contestation des jeunes générations, déchirements de la communauté grecque causés par l’affaire chypriote… De façon quasi encyclopédique, J. Eugenides restitue les repères, les objets, les parfums, les inquiétudes et les espérances qui ont marqué la société américaine et la vie des Américains durant ces cinq à six décennies. Ce qui ne fait qu’accroître encore la forte puissance d’évocation et d’émotion de ce récit. M. H. N° 1247 - Janvier-février 2004