La Ville Louvre - Nicolas Philibert

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La Ville Louvre - Nicolas Philibert
« La Ville Louvre »
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La Ville Louvre par Jean-Michel Frodon
* texte paru dans Histoire de produire, Les Films d’Ici, ouvrage publié à l’occasion de la
rétrospective consacrée aux Films d’Ici, Infinity Festival, Alba (Italie) – mars / avril 2004.
La Ville Louvre n’est pas un documentaire sur le Musée du Louvre. La Ville
Louvre est un film fantastique, une comédie musicale, un pamphlet politique, un film
d’action, une comédie, et pas mal d’autres choses encore, c’est tout ce qu’on veut sauf
un documentaire sur le Musée du Louvre. Au début il y a des rythmes, des sons
comme des martèlements, des clignotements de lumière, des formes comme sur un test
de Rorschach. Et puis il y a des circulations, des mouvements qui s’accordent plus ou
moins, se synchronisent de manière perceptible, ou imperceptible.
Hé ! Regardez ! Trois parapluies, que font-ils là ? Ce sont ceux de Cherbourg, ceux de
Chantons sous la pluie , c’est en passant un petit signe souriant et discret, la musicalité
et la circulation des corps est au principe de ce cinéma, vivement, joyeusement. Un
monstre marin s’approche en émettant des rayons lumineux, les machines, les matières
lourdes et solides répondent de l’injonction imposée par les siècles qui, sans en faire
une affaire, ne nous contemplent pas moins du haut de la pyramide invisible. « C’est
bonnard, mon vieux Fragonard ! », elle est bonne, le tableau s’envole , immense, au
bout de ses sangles vert pomme et violines – salut Jacques Demy ! On est dans
l’univers de la chorégraphie, un ballet des matières et des pulsations qui cherche à
prendre forme, des hommes forts et en costumes y concourent.
Cette forme est celle, perçue sans être jamais montrée, devinée comme la partie permet
d’imaginer le tout, d’un corps. Un grand corps avec ses organes, ses artères, ses influx
nerveux, ses maladies. On appelle cela un corps social, celui-ci comporte des
bâtiments, des humains vivants et des types variés, des objets légués par d’autres
humains, morts ceux-là, et où figurent souvent encore d’autres humains, les mêmes
parfois, ou pas les mêmes, mais avec le même nom (voici Diane chasseresse, et Diane
de Poitiers). Ce corps qui, au cours du film où rien n’est énoncé sur le mode du
discours ou de l’explication, ne sera pas nommé. Il est tout à la fois le Musée du
Louvre à Paris, France, du temps où Michel Laclotte en était directeur, où Dominique
Païni y inventait un service cinématographique aux musées (qui vaut mieux que celui
aux armées). Ce corps est aussi, est encore, un musée, le musée, une grande institution
culturelle, une institution.
Nicolas Philibert n’a pas d’avance sur ce qu’il filme, il ne sait pas ce qu’il faut penser
d’une situation incongrue ou impressionnante. En tous cas, il se garde bien de nous le
dire. Il ouvre les yeux et les oreilles. Il voit le bleu de travail de l’agent de nettoyage et
le bleu de la Vierge Marie sur la toile, il entend la course des héros de Bande à
part dans l’entraînement des pompiers, il retrouve sans le chercher Belphégor au
détour des portes dérobées, des trappes qui s’ouvrent dans le sol, des escaliers
dissimulés. Pas besoin de faire des histoires, elles sont là, par centaines, un coin de
tableau c’est déjà une machine à imaginaire, qui est aussi une perle de grande culture
classique, qui est encore le souvenir toujours aux aguets des beaux films de vols de
tableaux dans le musées. Pas besoin de dire qu’on aime la peinture, que la culture c’est
important, ni rien de la sorte, l’écran résonne.
La Ville Louvre raconte une histoire. Ou, si on préfère, énonce un traité d’économie.
Le film narre ce qu’il faut de mouvement pour créer l’immobilité muséale, ce qu’il
faut de présent pour donner de l’éternité aux œuvres du passé, ce qu’exige de physique
et de technique un projet spirituel et artistique. Parce que le film est bien un grand
chant d’amour, d’admiration et de reconnaissance au geste de la Révolution française
ouvrant du même geste le palais du roi et l’accès aux objets d’art des privilégiés, pour
que le peuple y ait accès. C’est ce que Philibert met en scène, mais de manière
strictement matérialiste, dans le seul déploiement des procédures, du « faire », des
arrangements avec la matière, la durée, la quotidienneté des hommes et des femmes
sans lesquels une grande idée ne devient jamais réalité.
Pour mettre cela en scène, il faut, mine de rien, respecter une règle de fer : jamais de
métaphore. Difficile à tenir, lorsqu’on filme dans la plus grande réserve de symboles
visuels du monde. Ce noir esclave de marbre porté à bout de bras par deux ouvriers en
vert sur le quai de la Scène, tandis que progresse dans la même perspective une
responsable en tailleur, ça dit quoi ? Rien, tout, ce que vous voulez. C’est pareil à
chaque plan. La puissance poétique excède à chaque instant tout discours, tout
système. Dans ce mascaret d’imaginaire exactement proportionnel à l’apparente
simplicité des situations, le coup de feu surréaliste d’une jeune femme en bermuda
écarlate et le difficile et savant agencement des toiles qui composeront un mur d’une
petite salle du 18e siècle français conspirent ensemble, dans l’heureuse musicalité de la
composition cinématographique. Jusqu’au « canto » final, a capella, qui invoque en
miroir, c’est bien le moins, deux galeries de portraits, humains sur les tableaux,
humains dans le musée. Les uns et les autres sont immobiles, le mouvement, le
battement, est entre eux. Le monde est là.