Actes à télécharger - Centre Méditerranéen de Littérature Orale
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Rencontres de septembre 2009 Histoire et littérature orale Samedi 26 et dimanche 27 septembre 2009 Médiathèque Alphonse-Daudet d’Alès (30) Rencontres organisées par le Centre Méditerranéen de Littérature Orale (CMLO) 4 Rencontres de septembre 2009 Histoire et littérature orale Samedi 26 et dimanche 27 septembre 2009 Médiathèque Alphonse-Daudet d’Alès (30) Rencontres organisées par le Centre Méditerranéen de Littérature Orale (CMLO) Ce travail de retranscription est une trace écrite des deux journées d'étude organisées en 2009 à la médiathèque Alphonse-Daudet d'Alès par le Centre Méditerranéen de Littérature Orale (CMLO). 5 Sommaire Liste des participants .....................................................................................................5 Avant-propos..................................................................................................................7 Marc Aubaret .................................................................................................................9 « De l'Antiquité au Moyen-Âge : parcours d'une vieille dame » par Marc Aubaret ......................................................................................................................................11 Nadine Jasmin..............................................................................................................20 « Des chaumières aux salons : Les métamorphoses du conte au XVIIème siècle » par Nadine Jasmin..............................................................................................................21 Fabien Cruveiller .........................................................................................................39 Diffusion d’un extrait de la table-ronde autour de « la collecte dans l'histoire de la littérature orale » animée par Fabien Cruveiller après diffusion du DVD de JeanPierre Piniès consacré au conteur Pierrot Pous..........................................................40 Intervention de Nicole Launey ...................................................................................46 Intervention de Françoise Diep : une collecte de contes réalisée au Burkina Faso, à partir du festival international des arts du récit Yeleen (témoignage). ....................47 Aurore Van de Winkel ................................................................................................51 « Mêlant réalité et fiction, les légendes urbaines en tant que nouvelle forme de littérature orale » par Aurore Van de Winkel ............................................................52 Maria Patrini ................................................................................................................69 « Le nouveau conteur : oralité, performance et identité » par Maria Patrini ...........70 Christian-Marie Pons...................................................................................................82 Conclusion « Le néo-contage dans l'espace francophone » par Christian-Marie Pons ..............................................................................................................................83 Bibliographie indicative « Histoire et littérature orale »...........................................90 3 4 Liste des participants Christiane APPAY Michel LAUNEY Patricia ARNAUD Marie-Thérèse LE PABIC Marc AUBARET Hélène LOUP Jacques BRISSAUD Josiane MAZE Gérard CARIA Nadia MEZZIANI-LAMOUR Jean-Pierre CHARLON Jean MONGE Solange CHRISTIN Marion MOURET Jean-Louis CLAUDE Magali MUNOZ Danièle CLOCHARD Josiane NEVEUX Fabien CRUVEILLER Geneviève NICOLAS-PELAT Anne DAMBRIN Cécile NOËL Evelyne DAVID Elisabeth PACCOU Thierry DE CAPELLA Patricia PAITA Dominique DESPIERRE Maria PATRINI Françoise DIEP Heidi PIRON Geneviève DOUARD Pascale POISSON Roselyne DUMAZEL Christian-Marie PONS Jérémie DUTEY-BROCHARD Chantal RAIMBAULT Monique ENJALBERT Geneviève RECORS Monique FEURICH Anne RICHARDIER Nicole GALZIN Colette ROQUE-VERDEIL Ludmila GIOVANNETTI Hélène ROSSINI Françoise GOIGOUX Béatrice SAMSON Geneviève GRIVET Eliane TRESDOI Kamel GUENNOUN Paulette VAISSIERE Nadine JASMIN Serge VALENTIN Véronique KIENZEL Aurore VAN DE WINKEL Nicole LAUNEY 5 6 Avant-propos Depuis 2004, le CMLO organise chaque année en septembre une rencontre autour d’un thème concernant la littérature orale. Pour l’édition 2009, l’axe retenu était « Histoire et littérature orale ». Aujourd’hui, si le terme « littérature orale » recouvre chez la plupart des amateurs et des professionnels diverses acceptations oscillant entre ensemble patrimonial, sève d’une discipline artistique, rubrique éditoriale, terreau de ressources pédagogiques…, peu de personnes l’envisagent dans une dimension tout aussi importante, son histoire. La littérature orale, expression narrative humaine des plus anciennes, a traversé le temps sans s’en laisser raconter par sa jeune soeur de papier, l’écriture, en restant le témoin privilégié de la culture populaire et du monde rural. Les classes supérieures ont bien tenté de la ramener à la littérature savante, mais sans se prêter à ce jeu, elle a su garder sa spécificité. C’est donc à l’histoire, à la vitalité et à la résistance de cette vieille dame que le Centre Méditerranéen de Littérature Orale avait souhaité consacrer les 6èmes Rencontres de septembre. Quelles sont les traces que ces récits ont laissées depuis qu’ils circulent de bouche à oreilles? Comment les historiens prennent-ils en considération ce patrimoine immatériel de l’humanité? Comment ces récits marquent-ils les imaginaires et comment ont-ils toujours été au centre des grandes mutations de la pensée humaine? Comment la « littérature écrite » a-t-elle établi des liens avec elle? Comment les néo-conteurs s'inscrivent-ils dans l'histoire de la littérature orale? La présente édition, en retraçant le cheminement de ces deux journées de réflexion, offre quelques éléments de réponse à ces questions qui ont guidé notre démarche. 7 8 Marc Aubaret Après des études d’ethnologie, Marc Aubaret s’est consacré à des projets culturels. Coorganisateur du Festival Cinéma et des Ateliers Cinéma d’Alès, il travaille de 1988 à 1990 avec Henri Gougaud et Jean-Pierre Chabrol pour le festival « Paroles d’Alès ». En 1990, Jean-Pierre Chabrol lui confie la direction du festival, rôle qu’il assure jusqu’en 1993. En 1994, il fonde l’ACIEM (Association pour la Connaissance des Imaginaires Environnementaux Méditerranéens) qui devient quatre ans plus tard le Centre Méditerranéen de Littérature Orale (CMLO). Aujourd’hui directeur de ce centre, il développe un pôle de ressources interdisciplinaire autour de la littérature orale. 9 10 « De l'Antiquité au Moyen-Âge : parcours d'une vieille dame » par Marc Aubaret L’histoire de la littérature orale n’est pas toujours évidente à mettre en lumière. Malgré tout, nous allons tenter d’en retrouver les principales traces au cours de ces deux journées. Ce matin, pour ouvrir ces rencontres, je vous propose une chronologie générale afin de nous remémorer les grandes phases de l’histoire de cette expression. Je laisserai le soin à nos différentes invitées de développer certains moments clefs de cette histoire. Notre façon de travailler sera donc très proche de celle de la tradition épique, elle va s’inspirer des bardes qui résumaient toujours la globalité du récit afin de mieux situer l’extrait qu’ils s’apprêtaient à raconter. Je m’attacherai d'abord à survoler la période allant de la préhistoire au Moyen-Âge. Cet après-midi, Nadine Jasmin1 nous emmènera aux XVIème et XVIIème siècle, ce moment où le conte confirme sa place comme objet littéraire. Puis, on abordera l’histoire de la collecte depuis le XIXème siècle autour d’une table ronde pour en voir les différentes phases et les enjeux. Demain, nous aborderons le néo-contage et nous irons avec Maria Patrini2 jusqu’à interroger ce que les néo-conteurs peuvent nous amener en ce début de XXIème siècle. Nous étudierons cette posture particulière qui les relie à un répertoire très ancien tout en étant producteurs d’un répertoire contemporain. On abordera aussi, grâce à Aurore Van de Winkel3 la place, dans la littérature orale, du légendaire contemporain. Je commencerai mon exposé en constatant que l’histoire de la littérature orale témoigne d’une rivalité permanente, et toujours d’actualité, entre populaire et savant, entre écrit et oral, entre merveilleux et rationnel. Au XXème siècle, les surréalistes n’étaient-ils pas encore dans ce combat ? Et aujourd’hui, le néo-contage ne se situe-t-il pas dans des revendications du même ordre ? Comprendre cet espace de lutte permanente me paraît essentiel. Littérature orale et littérature écrite de la préhistoire à la naissance du rationnel. La préhistoire ne nous a laissé aucun témoignage écrit mais de nombreux témoignages graphiques. Aujourd’hui, les paléolinguistes travaillent sur la reconstitution des langues anciennes. On a longtemps pensé que les hommes préhistoriques avaient des langues peu élaborées. Cela jusqu’à la découverte de signes graphiques présents sur divers supports (fragments d’os dès 35000 av JC) et leur similitude avec d’autres signes du même type 1 Nadine Jasmin, Le conte à l'époque moderne. Des chaumières aux salons : Les métamorphoses du conte au 17ème siècle 2 Maria Patrini, Les conteurs contemporains en France : oralité et performance 3 Aurore Van de Winkel, Les légendes urbaines en tant que nouvelle forme de littérature orale 11 utilisés par certaines sociétés dites « premières ». L’ethnologie éclaire donc la préhistoire de la construction des récits complexes en comparant ces objets longtemps insignifiants aux objets quasi similaires qu’utilisent aujourd’hui encore certains aborigènes australiens. Ces objets sont notamment utilisés pour structurer la narration de leur mythologie. Ils sont généralement des supports mémoriels mais aussi des repères rythmiques. Donc, dès 35000 ans av JC, une première question s’impose : le récit peut-il être indépendant de la graphie ? Peut-il se structurer sans l’aide de cette dernière? In fine, pourquoi les hommes ont-ils inventé le récit ? Lorsque l’on s’intéresse aux enjeux du récit, on remarque qu’il y a des sociétés traditionnelles qui acceptent mal qu’un acte soit vécu en dehors de la présence de la communauté. La personne qui revient d’un grand voyage ou d’une chasse se doit de raconter « ce qui s’est passé durant son absence » pour lever le doute, pour sortir de ce silence qui le rend « tabou » dans le groupe. Il y a donc nécessité de partager un espace de parole structuré pour lever le secret, cet espace de mystère. Cette levée du tabou se retrouve dans beaucoup de sociétés, encore aujourd’hui : c'est peut-être une des raisons de l’invention du récit. Mais d’autres raisons peuvent être avancées pour justifier la naissance du récit. LeroiGourhan, dans son magnifique ouvrage, le Geste et la parole4, explique la construction de la parole en relation avec la technicité. Pour lui, au paléolithique, les outillages connaissent un développement et une diffusion si rapide qu’il estime cette transmission de savoir-faire impossible sans l’aide de la narration. Selon lui, le début de la compétence narrative se situerait au moins à ce moment-là. Narration orale ? Narration écrite ? La question peut se poser : qu’est-ce que le dessin pariétal ? Une expression logographique ? Il y a dans l’histoire de l’écriture toute une série d’expressions qui ne sont pas de l’écriture mais plutôt des supports mémoriels qui aident à structurer la narration. Et ces espaces graphiques, même s’ils ne sont pas alphabétiques, aident à structurer la langue. En effet, rappelons que la littérature orale désigne une forme de parole spécifique très structurée et qui a une volonté esthétique. La plupart des œuvres de la littérature orale sont anonymes et semi fixées, selon une définition anthropologique. Autrement dit, il n’y a pas de volonté systématique, ni possibilité de reproduction au mot à mot de la langue. D’où une production inévitable de variantes, d’où aussi la notion de transmission sous forme de performance comme l'a défini plus tard Paul Zumthor5. Cette spécificité de la littérature orale explique qu’une part de créativité se joue à chaque énoncé des récits. La tradition orale favorise largement cette dynamique de transmission. 4 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole 1. Technique et langage. 2. La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1964-65. 5 Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Éditions du Seuil, 1983. 12 Après cette trop rapide présentation du récit dans la préhistoire, je poursuivrai le cheminement en m’appuyant sur un axe principal de la littérature orale : le merveilleux, genre très signifiant dans son histoire et qui nous servira de fil rouge pour essayer de percevoir les enjeux de cette littérature singulière. Les premières traces du merveilleux que l’on va prendre en considération sont celles de la Grèce antique. Les premières organisations sociales et culturelles de ces groupes humains sont très influencées par les cultures indo-européennes dont ils sont largement issus comme beaucoup d’autres peuples occidentaux. Ces premières cultures sont encore largement fondées sur des organisations de type chamanique et dépendent largement de l’espace naturel. Dans cette approche du monde, le merveilleux est omniprésent. Il est à la fois partout et n’est que rarement exprimé car ce mode de représentation du monde n’entre pas en conflit avec d’autres. Au Vème siècle avant JC va naître un concurrent sérieux au merveilleux : la « raison ». On est à cette époque au début de la philosophie et à l'aube des premières recherches sur le rationnel que la découverte au VIIème siècle av JC de l’alphabet phénicien et l’évolution de l’écriture ont largement contribué à créer. En effet, si la graphie a structuré la littérature orale, l’écriture a sûrement largement contribué à la fondation du rationnel. La possibilité de structurer la langue engendre la possibilité de la réécriture, de la relecture, de l’analyse de la parole. On est donc dans les fondements du rationnel qui vont progressivement mettre de côté tout ce qui ne l’est pas. Avec la création de ce concept, c’est le début d’un conflit entre le populaire et le savant qui se met aussi en route. Les Grecs n'ont pas inventé la Science mais ce sont les premiers à mettre en place de la méthode, à repérer les espaces structurants et à les formuler. Ils sont fondateurs de méthodologies scientifiques importantes par leur diffusion et leur progression. Importante aussi pour nous est la séparation extrêmement forte entre le « mythos » et le « logos » dans la mythologie grecque. Il y a une désacralisation progressive du mythe. Lorsqu’on se penche sur l’histoire de la mythologie grecque, on observe une période qui est très chtonienne, c'est-à-dire où les dieux sont sous terre, puis une autre période est marquée par le passage à l’olympien, à tout ce qui est de l’ordre du dessus. Ce renversement engage des mutations profondes de sens et de représentation dans la société dominante. Aristote, avec le concept de « Thaumaston », sera un des premiers théoriciens de l’opposition raison et merveilleux. L’histoire de la littérature orale ne peut s’envisager sans la prise en compte de cette mutation dans la conception du mythique, et des croyances. Le mythe est à cette époque un espace essentiel car il permet d’organiser le transcendant. La plus grande des obsessions de tout peuple, et c’est encore le cas aujourd’hui, c’est que l’on ne peut pas se représenter le vide, le chaos. Le mythe est fondateur de cohérences, de la mise en ordre de ce chaos, il permet une représentation collective des origines et des vides inaccessibles. Dans l’histoire de l’humanité, le mythe ne disparaît pas, il se transforme et s’adapte aux nouvelles 13 représentations. N’y a-il pas, aujourd’hui encore, des mythologies contemporaines qui prennent naissance dans les grands vides de l'espace cosmique ? D’autres formes de littérature orale se verront aussi transformées par la raison et l’écriture. Le genre épique par exemple. Très présent dans la Grèce antique orale, il va lui aussi s’écrire. On sait aujourd’hui que l’Odyssée ou l’Illiade ont des sources orales. Le travail de Milman Parry 6 a bien montré comment les rapsodes s’en saisissaient oralement à travers notamment le jeu de la formule. Quand on interroge le travail des bardes, des aèdes, des griots, on s’aperçoit que c’est une forme de production orale extrêmement puissante qui n’est pas dépendante de l’écrit pour être créée. L’épopée orale n’était pas contée par n’importe qui mais par des techniciens de la parole. L’épopée a une fonction extrêmement importante dans les sociétés de tradition orale, celle de fonder communauté ; elle est plus politique que religieuse. Cela donne du sens à sa disparition aujourd'hui, du moins à sa transformation. Au coeur de l’épopée, se trouve un héros au service d’une cohésion populaire. Ainsi, lorsque l’on dit parfois que les occidentaux sont des peuples homériques, c’est parce qu’il y a toute une cohérence de cette communauté fondée sur les voyages et les marchés, les passages d’une rive à l’autre entre mythe et réalité… Autant de réalités que structure et transmet la poésie de l’épopée. En ce qui concerne le conte, moins de traces sont disponibles si ce n’est à travers le merveilleux. Le conte est un récit qui concerne davantage l’intime, il est là pour relier l’intimité au social. Sa transmission se situe le plus souvent dans des contextes plus familiaux, dans des groupes moins élargis. Les légendes, du moins certaines formes, sont caractérisées par une stabilité qui vient de leur fonction pragmatique. En effet, elles témoignent des moyens d’organisation des représentations du temps et de l’espace, propres à une communauté sur un territoire limité et jouent en même temps un rôle d’apprivoisement de certaines peurs relatives à des dangers localisés (puits, grottes, ravins…). Les légendes sont souvent définies comme des récits fictionnels qui se rattachent à un lieu ou un objet réel. L’objet pris comme référent par la légende est connu de tous les membres du groupe, la fiction est là pour le distinguer, pour le rendre singulier, pour le transformer en repère. C’est pourquoi, on retrouve souvent de façon assez stable la légende tout au long de l’histoire car les paysages ne changent que lentement. Seules les peurs évoluent. Plus la science et le rationnel nous éclairent sur l’ordre des choses, plus le merveilleux recule, plus nos peurs se restreignent ou se déplacent. Ce témoignage du déplacement de nos peurs intérieures fait l’intérêt du légendaire. De plus, la carte IGN s’est substituée aux cartographies mentales dont on avait besoin à l’époque. Aujourd’hui, les seuls qui se 6 Milman Parry, L’épithète traditionnelle dans Homère, Paris, Les Belles Lettres, 1928. 14 servent vraiment de la légende, ce sont les pêcheurs et les chasseurs. Ayant besoin de la microtoponymie pour coordonner leurs activités et en témoigner, ils se transmettent ces repères et, ce faisant, ils maintiennent a minima toute une mémoire du patrimoine légendaire. Pour revenir à notre démarche historique, il nous faudra jeter un rapide regard sur la romanité qui, elle aussi, s’avérera importante à différents niveaux. D'une part, elle va déplacer partiellement le merveilleux sur des éléments très concrets comme le merveilleux architectural. Dans ce contexte, le légendaire est aussi très important pour la civilisation romaine en tant qu’aménageur du territoire et constructeur de voies de communications. D'autre part, la romanité est créatrice du juridique, du droit. On passe du « logos » (philosophie) à la règle juridique. Le droit français est d’ailleurs encore basé sur le droit romain. Ensuite, l'Eglise va s'établir à la fin de l'Empire Romain en utilisant ces codes et ces règles. Ce qui était le droit de la nature, du corps, se déplace progressivement vers le droit du social, du groupe. La cité commence à prendre beaucoup de poids, il faut donc légiférer une urbanisation qui est déjà porteuse de conceptualisation. Plus la démographie augmente, plus le besoin de concepts augmente pour une mise en cohésion qui se fait ressentir. La littérature orale n'est pas fondée sur une pensée conceptuelle mais sur une élaboration symbolique qui nécessite de faire image. Pour faire image, il faut avoir une expérience sensitive, corporelle de l'environnement. Avec l'urbanisation, les niveaux de langage mutent et les relations populaire-rural et savanturbain augmentent. Des jeux de pouvoirs et de confrontations se mettent en place. Du Moyen Âge à la Renaissance Au IVème siècle, c'est la fin de l'Empire romain qui se trouve divisé en deux, Orient/Occident. Les Barbares renversent l'Empire et établissent un monde extrêmement « régressif » dans le sens d’un retour à des croyances, des conceptions où la nature est première, où l'Homme est de nouveau en relation directe, sensible, dépendante à l'espace naturel. C’est le retour à la domination d’une Gaule celtique et à une présence germanique de plus en plus forte. Il y a un métissage culturel très important durant cette période. La chrétienté tente d'y mettre de l'ordre, et elle arrive, par glissements successifs, à se faire reconnaître en tant que religion normative. La notion de dogmatisme se met ainsi en place progressivement : la vérité est chrétienne ! Notons ici que cette religion, comme le judaïsme et l'islam, est une religion du livre avec une écriture référente, donc une fixation. Je crois que l'on rencontre le dogme quand il y a un élément référent, un socle, un écrit de base que l’on peut « interpréter » et, qu'avec ce dogmatisme naît la volonté de convertir ceux qui ne le partagent pas. 15 Ainsi, au Moyen-âge, se joue une confrontation entre cette volonté d'imposer un dogme de l'écrit et la survivance des croyances orales qui sont la plupart du temps animistes ou naturalistes, du moins dans une relation pleine à la nature. Par exemple, les Celtes avaient leurs cultes dans la forêt et lorsque la chrétienté arrive, elle construit un monastère et elle défriche. Il ne peut y avoir que conflit dans cette opposition entre sauvage et civilisé. Ce conflit va être prégnant jusqu'au XIIème siècle. L'Eglise essaie d'imposer son dogme et se rend vite compte qu’une croyance « autre » est présente sur le territoire et qu’elle est très différente de celle qui est imposée dans le Livre. Cette croyance passe par le merveilleux, par la présence d’un dieu dans chaque objet de la nature. Comment imposer un dieu unique dans ce polythéisme permanent ? Comment changer les mentalités ? À partir du XIIème siècle, le merveilleux subit une rationalisation et se voit largement remplacé par les miracles : c’est l’apparition de l'hagiographie, l'histoire des saints. Les saints présents dans la Légende dorée7 ont parfois les mêmes caractéristiques que les dieux celtiques qu'ils ont souvent remplacés. On observe là une forme de recouvrement. Par exemple, aujourd'hui, dans certaines régions françaises, lors de rituels chrétiens, des prêtres tapent une croix en des endroits qui sont connus pour avoir accueilli des rituels druidiques déjà présentés dans la Guerre des Gaules8. Les formes du rituel se sont conservées et perpétuées au-delà du temps mais avec un changement radical de sens et d'objectifs. Les traces mythologiques que l’on retrouve dans l'hagiographie nous intéressent particulièrement. Elles offrent des clefs pour comprendre les mythologies celtiques ou germaniques parfois obscures car non écrites par les druides qui en étaient les porteurs. De plus, beaucoup de contes ont été transformés par l'église pour en faire des « exempla », autrement dit des récits qui servent à illustrer les sermons. À Alès, dans un monastère, Jean Gobi le jeune, a écrit la « Scala Céli », l'échelle du ciel, qui est un recueil de contes merveilleux christianisés. Les contes merveilleux peuvent êtres utilisés pour tenter de changer l'inconscient collectif d'un peuple. Ismail Kadaré, dans La légende des légendes, explique comment tout dictateur qui arrive au pouvoir, essaie systématiquement de se saisir de la littérature orale car c’est un espace symbolique qui peut agir sur les mentalités. Les traces de la littérature orale sont nombreuses au Moyen-âge9 et elles nous permettent de mieux suivre son histoire. Ainsi, les Lais de Marie de France empruntent à la tradition orale bretonne, Chrétien de Troyes puise dans la mythologie celtique qu’il christianise à travers l'histoire du Graal. 7 Jacques de Voragine, La légende dorée, Paris, éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », février 2004 Jules César, La guerre des Gaules, Didot, Paris, 1865 9 C’est au XIIème siècle avant JC que l’on a les premières traces de la littérature orale avec le conte des Deux frères, capté puis retranscrit par un scribe en hiéroglyphe. 8 16 Les médiévistes sont donc des sources très intéressantes pour nous, notamment Jacques Le Goff ou Paul Zumthor. Dans leur démarche d’anthropologie historique, ils considèrent le témoignage oral et le témoignage archéologique comme des sources pertinentes pour donner sens à l'histoire. Dans leur approche de l'imaginaire médiéval, le conte s’avère approprié en tant que reflet de croyances, de règles, de normes, de codes. Dans cette même période, on peut mentionner le « roman de Renart » qui témoigne également d’une transpiration permanente entre l'oral et l'écrit. La Renaissance C’est la période où l’Homme s’autorise à l’autoanalyse, à un regard sur lui-même. Il peut commencer à se détacher de la dictature théocratique de la pensée sur l’humain. On entre dans l'observation scientifique. La littérature orale va dès lors beaucoup s'écrire, dans une stylistique très différente puisque c’est la naissance de la langue française. En 1539, l'ordonnance de Villers-Cotterêts, texte législatif édicté par le roi de France François Ier, institue la langue française en tant que suppôt au projet de la construction d’une identité nationale. Cette unité nationale autour de la langue est toujours valable aujourd’hui, ce n’est pas le cas dans toutes les sociétés. Les contes entrent alors dans le répertoire savant lorsqu'ils sont écrits en français. Aujourd'hui, dans le système scolaire, on ne trouve que peu de contes en langues patoisantes. Il y a là une normalisation de la langue extrêmement importante non sans effets pour les conteurs traditionnels qui ne savaient s'exprimer que dans les langues patoisantes. Mais je n’irai pas plus loin dans ce domaine et je laisse à Nadine Jasmin le soin de nous parler du devenir littéraire des contes au XVIIème siècle et de leurs enjeux. Un petit mot sur le XIX ème siècle Le mouvement romantique s’inscrit dans une revalorisation du populaire. Durant cette période, certains romantiques s’enferment dans une idéologie nationaliste. Le conte devient ainsi un objet politique, un lieu de la valorisation nationale. C'est au cours de cette période que les frères Grimm ont oeuvré. Ils ont beaucoup emprunté à Herder qui, avant eux, avait relancé la méthode de travail de la collecte. Un mouvement se met donc en place, il va transformer le regard porté sur la littérature populaire et orale. L'oralité devient lieu de valorisation de la nation, le conte revêt un enjeu politique et idéologique. Beaucoup d’écoles folkloriques se mettent en place. On assiste à la naissance des revues folkloriques; des fondements méthodologiques apparaissent : le folklore devient un espace scientifique de plus en plus cadré, de plus en plus ciblé jusqu'à arriver plus tard à l'ethnologie. Dans la première moitié du XX ème siècle, la France connaît un retard en matière de folklore. Les chercheurs internationaux interpellent les folkloristes français car l’étude de la matière demande une cohérence internationale. Ainsi, se tient un congrès international en 1937 à Paris qui réunit les folkloristes de tous les pays. Ce congrès correspond à la mise en place 17 du musée de l’homme et du musée des arts et traditions populaires. Il est à noter qu’en 1936, s’était déjà tenu à Hambourg un congrès international de folklore où le nazisme, à travers l’école ethnologique allemande d’alors, avait su redéfinir et s’approprier le folklore. La récupération de la littérature orale au service de la colonisation constitue un autre exemple de manipulation. Ensuite, la mécanisation de l’agriculture et le combat contre les langues patoisantes ont condamné l’espace de la veillée et les conteurs traditionnels. Le conte traditionnel a donc disparu il n’y a pas si longtemps, il existe même encore dans certaines régions et certains pays. En France, après la seconde guerre mondiale, il n’a plus été transmis et a perdu sa valeur et son sens dans une société en mutation. Jean-Noël Pelen10, lors de sa collecte en Cévennes, a été confronté à une difficulté particulière. Les conteurs traditionnels lui rétorquaient qu’il n’y avait plus d’utilité à raconter des contes vu que les gens qui pouvaient les comprendre n’étaient plus là. Puis, le conte, disparu à l’oral, est réapparu sous une forme écrite, par l’intermédiaire des bibliothécaires. Tout un mouvement, démarré aux Etats-Unis et en Angleterre, s’est progressivement reporté en France avec La joie par les livres. Les bibliothécaires se saisissent de l’objet écrit, mais pas n’importe quel objet écrit. Les plus favorisés sont les contes de Perrault du XVII-XVIIIème siècle, les contes littéraires et non pas les contes patoisants, souvent râpeux et non considérés comme objets de littérature. Ils ne le sont d’ailleurs toujours pas. En définitive, dans une bibliothèque, il y a des contes à lire et des contes à dire. Dans les années 1960, on assiste à un retour à la communauté, au corps, à la sensibilité. Le néo-contage se met alors en place. Au début, on pensait que c’était une mode mais celle-ci a duré et s’est développée. C’est étonnant et intéressant de voir comment cet objet archaïque a su s’adapter à un XXI ème siècle ouvert sur le monde. Je laisse à Maria Patrini le soin de nous en parler. Pour expliquer ces successives mutations de la littérature orale, je pense qu’il faut se pencher du côté de ses fonctionnalités. La littérature orale ne se charge généralement pas de transmettre de l’informatif. J’ai toujours eu l’impression qu’elle visait plutôt à valoriser des représentations de la permanence de l’humain, ce qui est stable depuis la nuit des temps, un peu comme si la littérature orale proposait un axe, un espace central qui paraît immuable. Et chaque fois qu’il y a une mutation des récits, c’est peut-être moins cet axe de sens qui bouge que les formes nécessaires à leur transmission. Si cette hypothèse se confirmait, cela voudrait dire que la littérature orale peut jouer un rôle important dans la mondialisation qui est en train de se faire. On a là un objet central qui peut permettre un 10 Jean-Noël Pelen, Le conte populaire en Cévennes, Grand Bibliothèque Payot, 1994 18 lieu du partage et une dynamique. Je crois que les conteurs ont un grand chantier à ouvrir, une communication à développer qui ne serait pas qu’économique sur le champ international. Bien entendu, d’autres objets dans les champs artistiques sont susceptibles de remplir ce rôle. Mais la littérature orale me semble particulièrement intéressante car elle est d’abord populaire. Pour conclure, je dirai aux conteurs que s'ils prennent un conte dans un livre et qu’il leur vient l’envie de le raconter, qu’ils vérifient bien sa provenance et qu’ils s’assurent bien de ce qu’il dit derrière les mots. L’histoire du conte nous démontre à quel point ces récits ont toujours été des objets de manipulation. Beaucoup de contes ont été collectés dans des périodes troubles et ils peuvent transmettre des enjeux symboliques pas toujours très sains. Prenez le temps de décrypter ce qu’il y a derrière car le conte est très manipulable et donc très manipulateur. Je vous rends vos oreilles comme disent les conteurs d’aujourd’hui et je vous remercie de me les avoir confiées. 19 Nadine Jasmin Agrégée et docteur ès Lettres Modernes, Nadine Jasmin est maître de conférences à l’Université Marc Bloch-Strasbourg II. Elle a publié une thèse sur les contes de fées de Madame d’Aulnoy, et a réédité l’intégralité de ses contes chez Honoré Champion. Elle dirige chez le même éditeur la Bibliothèque des Génies et des Fées, vaste anthologie critique des contes merveilleux parus en France, de 1690 à 1796. Publications : Le conte de fées littéraire en France de la fin du XVIIème à la fin du XVIIIème siècle Nadine Jasmin, Claude Debru - Honoré Champion coll. Lumiere Classique, numéro 40 – 2002 Naissance du conte féminin, Mots et merveilles, les contes de Madame d'Aulnoy 16901698 – Nadine Jasmin - Lumière Classique, numéro 44 – 2002 Exploitées, le travail invisible des femmes – Nadine Jasmin - Les points sur Les I Editions - 2009 20 « Des chaumières aux salons : Les métamorphoses du conte au XVIIème siècle » par Nadine Jasmin Métamorphoses d’un genre Le conte merveilleux se caractérise au XVIIème siècle par une métamorphose fondamentale : son accès au statut de genre littéraire. Il passe alors (pour aller vite) des chaumières aux salons, du « peuple » aux aristocrates et du statut de « culture populaire » à celui de production littéraire. Ce passage modifie en profondeur les formes, les usages et les enjeux du conte. Raconter un conte, le lire, l’écrire, le partager avec un auditoire, n’a plus le même sens selon que le conteur est un soldat, un paysan, une nourrice, une comtesse, un « grand bourgeois » ou une gouvernante ; selon que le public est celui des veillées, des travaux des champs, d’un groupe d’enfants ou d’un salon aristocratique ; selon qu’on raconte pour passer le temps, entretenir le lien social, partager un savoir ancestral, rappeler des valeurs communes, instruire les enfants, se divertir, prouver son « esprit » ou polémiquer contre ses adversaires. Nous tenterons de saisir ces variations, et la manière dont le conte populaire est récupéré, transformé, parfois instrumentalisé par une partie de l’élite sociale et culturelle de l’Ancien Régime. Le conte se caractérise, durant cette période, par une très abondante production. Nous nous centrerons sur la fin du XVIIème siècle, de 1690 à 1710 environ. Pourquoi ces deux décennies en particulier ? Parce que c’est un moment charnière dans l’histoire du conte en France : c’est très exactement la période d’émergence, de formalisation, de « cristallisation » du patrimoine populaire oral. Le conte devient un genre littéraire à part entière. C’est un moment d’intense création et d’expérimentation, de théorisation et de discussion, un moment de polémique aussi. Parallèlement aux textes, il nous faudra donc explorer les théories, les discours, les commentaires critiques qu’ils ont suscités, car le conte est un nouveau venu dans le champ littéraire, et à ce titre, il suscite la méfiance et les réserves de ceux qu’on appelle les « doctes », autant que l’enthousiasme des divers « acteurs » culturels de l’époque. Cet angle d’approche nous permettra de préciser non seulement les pratiques, mais aussi les représentations et les valeurs que les conteurs et leurs publics attribuent alors au conte. Car le conte n’est pas une matière neutre, au contraire ! C’est une matière plastique, protéiforme, qui épouse en profondeur les structures mentales, sociales, esthétiques et culturelles d’une époque, d’une société ou d’une « classe ». Au XVIIème siècle en particulier, le conte est investi, tant par ses défenseurs que ses détracteurs, d’enjeux sociopolitiques, culturels et linguistiques de première importance. Un siècle de contes merveilleux 21 « Notre siècle est devenu bien enfant sur les livres ; il lui faut des contes, des fables, des romans et des historiettes » 11. Cette citation est extraite d’une lettre de l’abbé Dubos, datant de 1697. L’abbé informe son correspondant Pierre Bayle de la parution des contes de Mme d’Aulnoy, juste après ceux de Perrault. Mais Perrault est en quelque sorte l’arbre qui cache la très vaste forêt des contes. L’édition de contes, de 1690 à 1789, représente en effet un événement littéraire d’une ampleur exceptionnelle. L’Ancien Régime découvre avec délices le conte de fées, au point que la production de l’époque représente un véritable continent englouti. La masse des contes parus en France est impressionnante, sur le plan quantitatif tout d’abord : deux cent cinquante contes merveilleux édités en un siècle, sans compter le merveilleux oriental des Mille et une Nuits et toutes ses continuations (plusieurs centaines de contes), soit quatre à cinq cents contes au total. Il s’agit d’un phénomène de longue durée – un siècle –, qui s’étend de 1690, date de parution du premier conte de fées de Mme d’Aulnoy, à 1789, date de publication de la Suite des Mille et une Nuits, de Cazotte. Ces dates sont bien sûr relatives car le conte de fées ne s’éteint pas à la Révolution, mais il relève alors de l’allégorie morale et politique plus que de la féerie. La féerie « traditionnelle » n’a plus cours, si ce n’est par la réédition de textes antérieurs. À l’intérieur de ces vastes limites chronologiques, on repère plusieurs périodes de production des contes : d’abord le premier temps de la mode du conte, de 1690 à 1709, souvent qualifié « d’âge d’or » de la féerie. Puis le relais oriental à partir de la parution, dès 1704, des Mille et une Nuits traduites par Galland. C’est enfin, de 1730 à 1758, une double floraison parallèle : les contes traditionnels d’une part, la déferlante des contes parodiques, satiriques ou licencieux d’autre part. Plusieurs formes de merveilleux coexistent donc, puisque le conte parodique ne remplace pas le conte de fées « traditionnel », pas plus qu’il ne détrône le conte oriental, qui traverse tout le siècle sous différentes formes. Conteurs et lecteurs se sont empressés de rassembler ces contes dont ils faisaient leur distraction favorite. Les anthologies se multiplient au XVIIIème siècle : d’abord en 1731, avec un Cabinet des fées contenant tous leurs ouvrages, en huit volumes. En 1765, c’est la parution de la Bibliothèque des Génies et des Fées. Mais le point d’orgue de cette entreprise de compilation est la publication du Cabinet des Fées par le Chevalier de Meyer, de 1785 à 1789. La série rassemble quarante et un volumes de contes, d’une quarantaine d’auteurs. L’édition, nous apprend un journal de l’époque, « paraît accueillie par le public avec beaucoup d’empressement » 12. Qui sont ces conteurs ? Une cinquantaine d’auteurs aux origines sociales diversifiées : conteurs et conteuses, aristocrates et « grands bourgeois », aussi bien que simples gouvernantes ou « demoiselles » de bonne famille. Certains se fréquentent entre eux, 11 Abbé Dubos, lettre du 1er mars 1697, cité par Marc Soriano, Les Contes de Perrault, culture savante et traditions populaires, Gallimard, 1968, p. 31. Dans toutes nos notes, sauf précision contraire, le lieu d’édition est Paris. 12 Le Mercure, 4 juin 1785, cité par Raymonde Robert, Le Conte de fées littéraire en France de la fin du XVIème à la fin du XVIII e siècle [1982], Honoré Champion, 2002, p. 336. 22 forment des cercles, appartiennent aux mêmes réseaux sociaux. Mais la plupart de ces auteurs sont aujourd’hui complètement oubliés : à côté de Perrault, de Galland, de Crébillon, qui connaît encore Lhéritier, La Force, Préchac, Mailly, Bignon, Moncrif, Pajon, et bien d’autres ? Les textes eux-mêmes sont souvent inaccessibles, ce qui ne facilite ni la recherche ni la transmission de ces œuvres. L’âge d’or du conte de fées (1690-1709) « L’âge d’or du conte de fées » va de 1690 à 1709. C’est une mode, presque une déferlante qui surgit alors, comme en témoigne un certain abbé de Villiers effaré devant la recrudescence du genre, évoquant « ces ramas de contes de fées, qui nous assassinent depuis un an ou deux »13. Le phénomène est majoritairement féminin puisque les conteuses sont plus nombreuses que les conteurs (sept contre cinq), et publient les deux tiers des contes de la période. À elle seule, Aulnoy publie un quart de la production (vingt-cinq contes sur cent quatre). Qui sont ces auteurs de contes de fées ? Principalement des aristocrates, et d’abord de « grandes dames » : Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, comtesse d’Aulnoy ; Louise de Bossigny, comtesse d’Auneuil ; Charlotte-Rose Caumont de La Force ; Henriette-Julie de Castelnau, comtesse de Murat. Quant aux conteuses « bourgeoises » (Bernard, Lhéritier, Durand), elles fréquentent les « grandes dames » citées, dont elles partagent les salons et les cercles mondains. Parmi les hommes, on compte de « grands seigneurs » ou de riches bourgeois (Perrault) qui font partie du personnel politique de Louis XIV : Perrault a multiplié les honneurs et les fonctions auprès du Roi, avant d’être évincé par le « clan Louvois » ; Fénelon est le précepteur du duc de Bourgogne, le petit-fils de Louis XIV, avant d’être exilé et censuré pour ses écrits politiques. Il est intéressant de noter qu’un certain nombre de conteurs et conteuses de l’époque sont en délicatesse avec le pouvoir, pour des questions de mœurs ou de politique : Aulnoy tente d’assassiner son mari ; Murat doit quitter la Cour suite au « désordre » de ses mœurs, principalement son « attachement monstrueux pour des personnes de son sexe » ; Fénelon, trop pacifiste et catholique, est écarté de la Cour par Louis XIV. D’où l’importance de ne pas décontextualiser les contes de la période, et de ne pas réduire leur production à une simple compensation, historique ou personnelle, des déboires des auteurs et de ce qu’on a appelé « l’automne du grand règne ». Au contraire ! les contes de fées portent souvent la marque des préoccupations de leurs auteurs, et de leur « vision du monde » critique. J’en donnerai un exemple : l’obsession de « l’époux monstrueux » chez d’Aulnoy, à mettre en relation – mais pas seulement – avec sa biographie. On la marie à quinze ans à un vieux débauché, de trente ans son aîné, qu’elle tente d’assassiner avec la complicité de sa mère. Or cet événement qui pourrait passer pour un drame personnel isolé, relève en fait d’une pratique sociale courante : les mariages arrangés dans la bonne société, qui consolide ainsi, par des alliances matrimoniales judicieuses, son pouvoir, sa fortune ou sa réputation. 13 Abbé de Villiers, Entretiens sur les contes de fées, et sur quelques autres ouvrages du temps, pour servir de préservatif contre le mauvais goût, Collombat, 1699, p. 69 23 Traumatisme personnel ou fait de société, les contes portent la trace narrative et thématique du motif de l’union monstrueuse. Les récits sont envahis de figures masculines négatives (rois incompétents, pères faibles ou tyranniques, princes charmants passifs, monstres horribles, menaces de viol et de dévoration…). Les figures féminines, au contraire, sont largement valorisées (princesses actives, beaucoup plus astucieuses et courageuses que leurs princes). Le motif de l’époux monstrueux est prédominant, avec de nombreuses métamorphoses menaçantes (sanglier, dragon, serpent …), et des figures de prétendants repoussants, tel le prince Marcassin qui donne son titre au conte. Celui-ci met en scène l’amour menaçant d’un sanglier terrifiant pour la belle Ismène, d’abord promise au chevalier Corydon. La conteuse commence par dresser le portrait de Marcassin, qui devient un redoutable sanglier aux « défenses terribles », aux soies « furieusement hérissées », au « regard fier, et le commandement absolu ». Elle confronte ensuite le futur couple, lors d’une scène d’aveu amoureux empreinte de violence plutôt que de tendresse : « Ha ! scélérate, s’écria l’impatient Marcassin, […] vous ne voudriez pas avoir nom la reine Marcassine ! Vous avez juré une fidélité éternelle à votre chevalier. Songez cependant, songez à la différence qui est entre nous. Je ne suis pas Adonis, j’en conviens, mais je suis un sanglier redoutable ; la puissance suprême vaut bien quelques petits agréments naturels. Ismène, pensez-y, ne me désespérez pas. » En disant ces mots, ses yeux paraissaient tout de feu, et ses longues défenses faisaient l’une contre l’autre un bruit dont cette pauvre fille tremblait. Le mariage forcé a pourtant lieu : Corydon la vit passer pour aller au temple, on l’eût prise pour une belle victime que l’on va égorger. Marcassin ravi la pria de bannir cette profonde tristesse dont elle paraissait accablée […]. Ismène, sans lui répondre, le regardait d’un air dédaigneux ; elle levait les épaules, et lui laissait deviner tout ce qu’elle ressentait d’horreur pour lui. Le bal commença ; […] La mariée dansa avec Marcassin, c’était effectivement une chose épouvantable de voir sa figure, et encore plus épouvantable d’être sa femme. Toute la Cour était si triste, que l’on ne pouvait témoigner de joie. Le bal dura peu ; l’on conduisit la princesse dans son appartement ; après qu’on l’eût déshabillée en cérémonie, la reine se retira. L’amoureux Marcassin se mit promptement au lit14. On peut donc lire, dans les contes de Mme d’Aulnoy, la trace de l’histoire personnelle, mais on peut aussi y percevoir l’écho des représentations de l’époque, en particulier la « querelle des femmes » qui agite la société depuis plus d’un siècle. Il suffit de penser aux Femmes savantes de Molière, à L’École des Femmes et à bien d’autres œuvres interrogeant la place de la femme dans la société et dans la famille, traitant de l’éducation féminine et de l’accès 14 Mme d’Aulnoy, « Le prince Marcassin », dans Contes des Fées suivis des Contes nouveaux ou Les Fées à la Mode (éd. N. Jasmin), Honoré Champion, 2004, p. 971 et 976. 24 des femmes à la culture. On voit ici comment le conte littéraire fonctionne à l’intersection d’un patrimoine folklorique collectif, de représentations socioculturelles et d’un imaginaire personnel, qui revisite des schémas narratifs, des motifs et des personnages, pour se les approprier de manière originale. La question des sources Ce qui nous amène à la question des sources : d’où viennent les récits qui fournissent la matière des contes littéraires ? Comment les contes sont-ils parvenus aux aristocrates qui les transforment en genre littéraire ? En ce qui concerne l’écrit, nous possédons deux types de sources : les contes déjà publiés dans des œuvres littéraires (roman, chanson de geste, recueils de contes…), et les publications populaires, ces brochures à la couverture gris-bleu qui a donné son nom à la « Bibliothèque bleue ». Les conteurs et conteuses de la période ne font qu’assez rarement allusion aux recueils de contes. Ils se réfèrent parfois aux contes répandus dans la littérature gréco-latine : Perrault cite le récit de Psyché, Murat ou Lhéritier, l’histoire de Mélusine. Concernant les recueils de contes, seule Murat se réfère explicitement au recueil italien de Straparole, qui date de 1615 : « J’ai pris les idées de quelques-uns de ces Contes dans un Auteur ancien intitulé, Les Facétieuses Nuits du seigneur Straparole. […] Les Dames qui ont écrit jusqu’ici en ce genre, ont puisé dans la même source au moins pour la plus grande partie »15. Nous avons très peu de témoignages sur l’accès de l’élite à la littérature de colportage. Perrault s’y réfère cependant, à propos du conte de Grisélidis : « Si je m’étais rendu à tous les différents avis qui m’ont été donnés sur l’ouvrage que je vous envoie, il n’y serait rien demeuré que le conte tout sec et tout uni, et en ce cas j’aurais mieux fait de n’y pas toucher et de le laisser dans son papier bleu où il est depuis tant d’années »16. Le témoignage est d’autant plus intéressant que le récit de Grisélidis connaît une fortune extraordinaire, non seulement dans la littérature de colportage mais aussi au théâtre, et ce, dans toute l’Europe au XVIIe siècle17. Mais il semble bien que le conteur se soit inspiré des versions populaires, et non du modèle littéraire issu du Décaméron de Boccace. La question des sources orales est encore plus délicate. La première difficulté tient évidemment à la question des archives : pas d’enregistrements audio, et donc, pas de restitutions directes de contes oralisés. Le processus de transmission orale des contes, « des chaumières aux salons », reste donc encore largement mystérieux. Il est cependant indéniable que les conteurs et les conteuses de la période connaissent bien le folklore. Et même très bien, comme Aulnoy qui puise dans les contes populaires une grande partie des schémas narratifs, des motifs et des détails qui nourrissent ses propres récits. La question n’est donc pas : les écrivains ont-ils eu accès au folklore ? mais bien : par quels 15 Mme de Murat, « Avertissement » des Histoires sublimes et allégoriques, dans Contes (éd. G. Patard), Honoré Champion, 2006, p. 200 16 Perrault, « A Monsieur en lui envoyant Grisélidis », dans Perrault, Fénelon, Mailly [et alii], Contes merveilleux (éd. T. Gheeraert), Honoré Champion, 2005, p. 143. 17 Sur les sources de l’histoire de Grisélidis, voir la notice de T. Gheeraert dans son édition des contes de Perrault, ibidem, p. 49-54. Sur la fortune européenne de ce récit, voir L’Histoire de Griselda. Une femme exemplaire dans les littératures européennes, Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, tome 1 : Prose et poésie, tome 2 : Théâtre, 2000 et 2001. 25 « informateurs », quels intermédiaires, quels réseaux de diffusions ont-il eu accès au folklore ? On trouve quelques témoignages attestant de la circulation des contes, par l’intermédiaire des nourrices, jusqu’à la « bonne société ». Lhéritier, dans ses Œuvres mêlées, accumule les références à la « scène primitive » de la nourrice racontant des contes. Elle y fait par exemple référence à propos de la Peau d’Âne de Perrault : Le conte de Peau d’Âne est ici raconté Avec tant de naïveté, Qu’il ne m’a pas moins divertie, Que quand auprès du feu ma nourrice ou ma mie, Tenaient en le faisant mon esprit enchanté18. Elle y revient à propos du conte Marmoisan : « Ce que je viens de vous dire est toujours au fond bien naïvement le conte de Marmoisan, tel qu’on me l’a conté, quand j’étais enfant ». Même témoignage à propos de L’Adroite Princesse : « Je vous avoue […] que je vous l’ai contée un peu au long […]. Quand vous voudrez, je vous dirai les aventures de Finette en fort peu de mots. Cependant ce n’est pas ainsi qu’on me les racontait quand j’étais enfant ; le récit en durait au moins une bonne heure » 19. Cette expérience « cent fois » réitérée20, Lhéritier la généralise à la transmission du conte, « d’âge en âge jusqu’à nous » : Ils ne sont pas aisés à croire : Mais tant que dans le monde on verra des enfants, Des mères et des mères-grand On en gardera la mémoire. J’y prenais un plaisir extrême, Tous les enfants en font de même21. Merveille ou superstition ? Ce type de témoignage se trouve à plusieurs reprises sous la plume des conteuses et conteurs de la période. On pourrait croire, à entendre ces souvenirs idéalisés, que les productions populaires sont valorisées auprès de l’élite culturelle, qui semble y puiser une source d’inspiration. Mais ce serait un grave contresens (d’ailleurs commis par SainteBeuve sur Perrault22) que de se représenter les conteurs littéraires du XVIIème siècle comme 18 Perrault, « Préface » des contes en vers, dans Perrault, Fénelon, Mailly [et alii], Contes merveilleux, éd. citée, p. 108 19 Mlle Lhéritier, « Marmoisan » et « L’Adroite Princesse », dans Mlle Lhéritier, Mlle Bernard [et alii], Contes (éd. R. Robert), Honoré Champion, 2005, p. 65 et 113 20 Ibidem, « Cent fois ma nourrice ou ma mie / M’ont fait ce beau récit le soir près des tisons », « Marmoisan », dans Mlle Lhéritier, Mlle Bernard [et alii], Contes, éd. citée, p. 65 21 Ibidem, « Les Enchantements de l’éloquence », p. 70, et « L’Adroite Princesse », p. 114. La strophe reprend, à quelques mots près, la moralité de « Peau d’Âne » : « Le conte de Peau d’Âne est difficile à croire, / Mais tant que dans le monde on aura des enfants,/ Des mères et des mères-grands,/ On en gardera la mémoire ». 22 Sainte-Beuve, dans un article célèbre du Constitutionnel (en date du 23 décembre 1861), met en scène un Perrault « romantique », « s’abreuvant » à la source pure du peuple : « Ce n’est point dans des livres qu’il a puisé l’idée de ses Contes de Fées ; il les prit dans le grand réservoir commun, et là d’où ils lui arrivaient avec toute leur 26 les précurseurs des Romantiques du XIXème siècle. Autant les Romantiques exaltent les productions du peuple dont ils cherchent à retrouver « l’âme » authentique, autant le XVIIème siècle se méfie de la culture populaire et tend à la stigmatiser. C’est ainsi que deux dictionnaires du temps enregistrent, concernant le conte, les définitions suivantes : « Contes de vieilles dont on amuse les enfants ». « Le vulgaire appelle Conte au vieux loup, conte de vieilles, contes de la cigogne, à la cigogne, conte de peau d’âne, conte à dormir debout, conte jaune, bleu, violet, conte borgne… des fables ridicules telles que celles dont les vieilles gens entretiennent et amusent les enfants »23. On voit bien comment le XVIIème siècle – la seconde moitié en particulier – est une période de césure, d’écart, de fracture même, entre la « culture populaire » et la « culture savante ». Le pouvoir se durcit en se centralisant, tandis qu’un vaste phénomène d’uniformisation et de codification culturelle est en cours. C’est vrai dans le domaine linguistique, administratif, politique... Le « peuple » est vu comme une masse inculte24 qu’il faut diriger plutôt qu’éduquer, et les contes comme des réservoirs à superstition, au moment où le rationalisme, le progrès des sciences et des techniques se développent rapidement. Rappelons que la chasse aux sorcières qui se développe dans la seconde moitié du XVème siècle ne connaît un terme officiel qu’en 1682. De même, Malebranche, Bayle et Fontenelle publient leurs ouvrages dans les années quatre-vingts, soit quelques années seulement avant la grande mode des contes de fées. De la recherche de la vérité date de 1674, les Pensées diverses sur la comète, de 1682, L’Histoire des oracles, de 1686. Les conteurs et conteuses, quant à eux, se moquent des superstitions populaires : Aulnoy ironise sur les « contes fabuleux » auxquels croient les Espagnols. On lui répond qu’« il n’y a jamais eu de femme moins crédule qu’elle »25. Lhéritier évoque les fées et dénonce les « gens assez peu sensés pour croire à ces sortes de visions » 26. Dans un autre conte, elle évoque les « erreurs populaires » des paysans, par exemple « ces remèdes dont le peuple s’entête, et qu’il appelle de petits remèdes innocents parce qu’il faut être en effet bien innocent pour s’en servir » 27. Perrault rapporte, dans La Belle au bois dormant, les superstitions populaires qui entourent la forêt et le château de la Belle : Les uns disaient que c’était un vieux château où il revenait des esprits ; les autres que tous les sorciers de la contrée y faisaient leur sabbat. La plus commune opinion était qu’un ogre y demeurait, et que là il emportait tous les enfants qu’il pouvait attraper, pour les pouvoir manger à son aise, et sans qu’on le pût suivre, ayant seul le pouvoir de se faire un passage au travers du bois28. fraîcheur de naïveté, je veux dire à même de la tradition orale, sur les lèvres parlantes des nourrices et des mères. Il a bu à la source dans le creux de sa main. C’est tout ce que nous demandons ». 23 Furetière, Dictionnaire universel…, Rotterdam, 1690. Dictionnaire de l’Académie française, Veuve J.-B. Coignard & J.-B. Coignard, 1694. 24 Sorel, Histoire comique de Francion [1633] : « Nous [les nobles] avons quelque chose de divin et de céleste, mais […] quant à eux [les paysans], ils sont tout terrestres et brutaux », Gallimard, 1996, p. 408. 25 Mme d’Aulnoy, Relation du Voyage d’Espagne, Claude Barbin, 1691, tome III, p. 287 26 Mlle Lhéritier, « Lettre à Madame D.G.*** », dans Mlle Lhéritier, Mlle Bernard [et alii], Contes, éd. citée, p. 39 27 Ibidem, « Les Enchantements de l’éloquence », p. 84 28 Perrault, « La Belle au bois dormant », dans Perrault, Fénelon, Mailly [et alii], Contes merveilleux, éd. citée, p. 190 27 Il faut donc mesurer l’audace littéraire et culturelle des auteurs mondains de l’époque, à s’emparer et mettre en scène cette « matière explosive »29 que constitue le merveilleux féerique, qui ne relève d’aucune des deux catégories « officielles » de merveilleux : la mythologie antique, le miracle chrétien30. Ce qui explique sans doute que les conteurs se distancient avec humour de ce merveilleux du conte. Aulnoy ironise ainsi sur les vertus d’une noisette magique : « La ville fut achevée en trois quarts d’heure, quoiqu’elle fût cinq fois plus grande que Rome. Voilà bien des prodiges sortis d’une petite noisette ». Ou bien elle se moque de son héros chevalier, venu secourir sa princesse menacée par un dragon : « Il était fort extraordinaire de voir un cheval à trois têtes, à douze pieds, qui jetait feu et flammes, et un prince dans un étui de diamants, armé d’une épée formidable, venir dans un moment si nécessaire et combattre avec tant de valeur » 31. Perrault, de même, met en doute le don de la princesse, qui doue de beauté le très laid Riquet à la houppe : « Je souhaite de tout mon cœur que vous deveniez le prince du monde le plus beau et le plus aimable ; et je vous en fais le don autant qu’il est en moi. » La princesse n’eut pas plus tôt prononcé ces paroles, que Riquet à la houppe parut à ses yeux, l’homme du monde le plus beau, le mieux fait, et le plus aimable qu’elle eût jamais vu. Quelques-uns assurent que ce ne furent point les charmes de la fée qui opérèrent, mais que l’amour seul fit cette métamorphose. Ils disent que la princesse ayant fait réflexion sur la persévérance de son amant, sur sa discrétion, et sur toutes les bonnes qualités de son âme et de son esprit, ne vit plus la difformité de son corps, ni la laideur de son visage, que sa bosse ne lui sembla plus que le bon air d’un homme qui fait le gros dos ; et qu’au lieu que jusqu’alors elle l’avait vu boiter effroyablement, elle ne lui trouva plus qu’un certain air penché qui la charmait ; ils disent encore que ses yeux qui étaient louches, ne lui en parurent que plus brillants, que leur dérèglement passa dans son esprit pour la marque d’un violent excès d’amour, et qu’enfin son gros nez rouge eut pour elle quelque chose de martial et d’héroïque. Quoi qu’il en soit, la princesse lui promit sur-le-champ de l’épouser32. La question du merveilleux féerique relève donc de l’histoire des mentalités tout autant que de l’histoire littéraire. Comme l’affirme un critique, « le conte repose sur une combinaison instable entre l’adhésion aux ‘contes de vieilles’, à leur bagage de prodiges et de sortilèges, et un détachement hostile à leurs potentialités superstitieuses » 33. On peut tout de même tenter de résoudre cette ambivalence en s’interrogeant sur les fonctions du conte au sein de la bonne société de l’époque. Pourquoi écrire des contes, les lire, les raconter dans des 29 Jean-Paul Sermain, Le Conte de fées du Classicisme aux Lumières, Desjonquères, 2005, p. 45 Le XVIIème siècle rêve d’une grande épopée chrétienne, susceptible de rivaliser avec la Fable antique. Mais le miracle n’aura pas lieu… 31 Mme d’Aulnoy, « Babiole » et « La Grenouille bienfaisante », dans Contes des Fées, éd. citée, p. 524 et 684 32 Perrault, « Riquet à la houppe », dans Perrault, Fénelon, Mailly [et alii], Contes merveilleux, éd. citée, p. 239 33 Jean-Paul Sermain, Le Conte de fées du Classicisme aux Lumières, éd. citée, p. 55 30 28 cercles mondains, des salons, voire à la Cour ? Les réponses sont multiples, mais la première d’entre elles, c’est le plaisir. Le conte, un jeu mondain Le conte est avant tout, pour cette (bonne) société éprise de littérature et de divertissements, un jeu de salon, un loisir mondain cultivé en bonne compagnie : on raconte des contes comme on joue aux portraits, aux proverbes, aux énigmes ou aux « bouts rimés » (l’invention d’un poème à partir de rimes imposées). On en écrit comme on écrit des nouvelles galantes, des sonnets précieux ou des « métamorphoses » (telle la Métamorphose d’Orante en miroir, de Perrault). De fait, la totalité des conteurs de la période sont des polygraphes, des auteurs qui écrivent dans tous les genres. Perrault écrit des poèmes burlesques, chrétiens ou galants, des éloges, des pièces de théâtre, des fables, des dialogues, des mémoires, des ouvrages de théorie littéraire… et des contes. Aulnoy écrit des romans, des nouvelles, des récits de voyage et de petits ouvrages de piété. Bernard écrit des poèmes, des romans et deux tragédies – c'est rare pour une femme – jouées à la Comédie-Française. Les témoignages concordent pour évoquer le plaisir pris par la bonne société à raconter des contes dans des cercles mondains. Mme de Sévigné narre ainsi à sa fille, en 1677, comment on amuse les dames à la Cour : Madame de Coulanges […] voulut bien nous faire part des contes avec quoi l’on amuse les dames de Versailles : cela s’appelle les mitonner. Elle nous mitonna donc, et nous parla d’une île verte, où l’on élevait une princesse plus belle que le jour ; c’étaient les fées qui soufflaient sur elle à tout moment. Le prince des délices était son amant ; ils arrivèrent tous deux dans une boule de cristal, alors qu’on y pensait le moins ; ce fut un spectacle admirable […]. Ce conte dure une bonne heure34. Lhéritier raconte à son tour une scène de ce type, dans un salon parisien, en 1695 : Je me trouvai, il y a quelques jours, Mademoiselle, dans la compagnie de personnes d’un mérite distingué, où la conversation tomba sur les poèmes, les contes, et les nouvelles. […] On en raconta quelques-uns, et cela engagea insensiblement à en raconter d’autres. Il fallut en dire un à mon tour. Je contai celui de Marmoisan, avec quelque broderie qui me vint sur-le-champ dans l’esprit. Il fut nouveau pour la compagnie, qui le trouva […] fort de son goût35. Et la conteuse d’insister sur la fonction de divertissement du conte au sein du salon : « Voilà, Madame, la très merveilleuse histoire de Finette. Je vous avoue que je l’ai brodée et que je vous l’ai contée un peu au long ; mais quand on dit des contes, c’est une marque 34 Mme de Sévigné, lettre du 6 août 1677, citée par Mary-Elisabeth Storer, La Mode des contes de fées [1928], Genève : Slatkine Reprints, 1972, p. 13 35 Mlle Lhéritier, « Marmoisan », dans Mlle Lhéritier, Mlle Bernard [et alii], Contes, éd. citée, p. 43-44 29 que l’on n’a pas beaucoup d’affaires ; on cherche à s’amuser, et il me paraît qu’il ne coûte pas plus de les allonger, pour faire durer davantage la conversation » 36. On raconte donc des contes, on en écoute, on en lit, on en écrit… sans jamais se prétendre écrivain. Conter s’apparente en effet à un « loisir mondain »37 qui relève moins de la littérature que de la sociabilité. Les auteurs ne se revendiquent pas tels, ils prétendent écrire par jeu, avec une facilité (la « négligence ») tout aristocratique. Murat témoigne ainsi sur sa consœur Aulnoy : « J’ai fort connu Mme d’Aulnoy ; on ne s’ennuyait jamais avec elle, et sa conversation vive et enjouée, était bien au-dessus de ses livres ; aussi ne se faisait-elle pas une étude d’écrire, elle écrivait comme je fais par fantaisie, au milieu et au bruit de mille gens qui venaient chez elle, et elle ne donnait d’application à ses ouvrages qu’autant que cela la divertissait » 38. Les adversaires du conte Mais ce qui fait l’intérêt du conte aux yeux des mondains – sa fantaisie, sa gratuité, sa liberté – est précisément ce qui lui attire les foudres des savants. Le succès du conte ne doit pas occulter les vives critiques dont il fait alors l’objet. Les « doctes » (académiciens, littérateurs, religieux contempteurs des extravagances modernes…), reprochent au conte sa frivolité, sa niaiserie, son absurdité. Premier reproche adressé au conte : sa frivolité toute féminine ! L’abbé de Villiers le dit bien, dans un ouvrage au titre éloquent, Entretiens sur les contes de fées et sur quelques autres ouvrages du temps, pour servir de préservatif contre le mauvais goût : « On a tellement regardé [les contes] comme le partage des femmes, que ce ne sont que des femmes qui ont composé ceux qui ont paru depuis quelque temps en si grand nombre. […] La plupart des femmes n’aiment la lecture que parce qu’elles aiment l’oisiveté. On trouve parmi elles ce goût pour les livres frivoles. Êtes-vous étonné, après cela, que les contes et les historiettes aient du débit ? » 39 Le conte n’a pas pour seule tare d’être « le partage des femmes », dans le contexte, rappelons-le, de la « querelle des femmes » qui fait alors rage entre Boileau et Perrault : le premier vient de publier sa Satire contre les femmes, Perrault y répond dans une Apologie des femmes datant de 1694. Mais le genre est également stigmatisé pour sa niaiserie, son absurdité, son extravagance, dénoncées par un autre abbé, Morvan de Bellegarde, en 1702 : Nous avons à nous reprocher la fureur, avec laquelle on a lu en France pendant quelque temps les contes de fées ; il est vrai que cette maladie a passé en peu de temps, on a connu l’extravagance de ces sortes de livres, remplis de contes à dormir debout, où il n’y a ni sens ni raison. Ce qui n’avait été inventé que pour divertir les enfants, est devenu tout à coup l’amusement des personnes les plus sérieuses. La 36 Ibidem, « L’Adroite Princesse », p. 113 La formule est d’Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Honoré Champion, 1996 38 Mme de Murat, Ouvrages de Mme la comtesse de Murat, Bibliothèque de l’Arsenal, ms n° 3471, p. 173-174 39 Abbé de Villiers, Entretiens sur les contes de fées [1699], dans L’Âge d’or du conte de fées : De la comédie à la critique (éd. J. Boch), Honoré Champion, 2007, p. 387 37 30 Cour s’est laissé infatuer de ces sottises ; la ville a suivi le mauvais exemple de la Cour, et a lu, avec avidité, ces aventures monstrueuses40. L’abbé de Villiers, de même, déplore l’inanité du genre : Quelle humiliation pour les superbes auteurs des plus énormes romans, de voir dans notre siècle les contes de peau d’âne aussi en vogue que Cassandre ou Pharamond. Rien ne marque mieux qu’on a aimé les romans par esprit de bagatelle que de voir qu’on leur compare des contes à dormir debout ; et que les femmes autrefois charmées de La Princesse de Clèves sont aujourd'hui entêtées de Grisélidis et de La Belle aux cheveux d’or41. Le conte est donc un genre puéril rempli d’événements invraisemblables, reproche également formulé à l’encontre du roman. De manière significative d’ailleurs, l’abbé Faydit englobe dans le même mépris les romanciers et les conteurs, cantonnés à « la basse région des faiseurs de romans, des Perraults et des perroquets » 42. Le troisième reproche adressé au conte est celui de la bassesse. La trivialité des origines du conte – le peuple, les nourrices – est sans cesse rappelée par les adversaires du genre. Villiers déclare ainsi qu’« aucun philosophe et aucun habile homme que je sache, n’a inventé ou composé des contes de fées ; l’invention en est due à des nourrices ignorantes ». Il revient sur l’idée à plusieurs reprises : « Ce sont […] des nourrices et des vieilles qui les ont inventés » 43. Ce ne sont pas seulement les doctes épris de grandeur qui dénoncent la bassesse de l’origine des contes, mais certains conteurs eux-mêmes. Murat, par exemple, dans son épître Aux fées modernes, stigmatise les anciennes fées paysannes au profit des nouvelles fées mondaines : Les anciennes fées, vos devancières, ne passent plus que pour des badines auprès de vous. Leurs occupations étaient basses et puériles, ne s’amusant qu’aux servantes et aux nourrices. Tout leur soin consistait à bien balayer la maison, mettre le pot au feu, faire la lessive, remuer et endormir les enfants, traire les vaches, battre le beurre et mille autres pauvretés de cette nature ; et les effets les plus considérables de leur art se terminaient à faire pleurer des perles et des diamants, moucher des émeraudes, et cracher des rubis. Leur divertissement était de danser au clair de la lune, de se transformer en vieilles, en chats, en singes, et en moines bourrus, pour faire peur aux enfants, et aux esprits faibles. C’est pourquoi tout ce qui nous reste aujourd'hui de leurs faits et gestes ne sont que des contes de Ma Mère l’Oie. Elles étaient presque 40 Abbé Morvan de Bellegarde, Lettres curieuses de littérature et de morale [1702], dans L’Âge d’or du conte de fées, éd. citée, p. 447 41 Abbé de Villiers, Nouvelles Réflexions sur les défauts d’autrui, 1697, tome 1, p. 42 42 Abbé Faydit, La Télécomanie [1700], dans L’Âge d’or du conte de fées, éd. citée, p. 424 43 Villiers, Entretiens sur les contes de fées, dans L’Âge d’or du conte de fées, éd. citée, p. 387 et 388 31 toujours vieilles, laides, mal vêtues, et mal logées ; et hors Mélusine, et quelques demi-douzaines de ses semblables, tout le reste n’étaient que des gueuses44. Lhéritier elle-même, fervente pratiquante et défenseure du genre, dénonce la grossièreté du conte populaire, liée à ses origines triviales : « Je crois […] que ces contes se sont remplis d’impuretés en passant dans la bouche du petit peuple ; de même qu’une eau pure se charge toujours d’ordures en passant par un canal sale. Si les gens du peuple sont simples, ils sont grossiers aussi ; ils ne savent pas ce que c’est que bienséance »45. On voit à quel point le conte n’a aucune valeur aux yeux des doctes qui le méprisent, le stigmatisent comme un genre doté de toutes les tares. Mais les défenseurs du conte de fées ripostent par une série d’arguments destinés à réhabiliter le genre. Les défenseurs du conte Les défenseurs du genre recourent à plusieurs types d’arguments : historique, moral, esthétique et culturel. L’argument historique consiste à « ennoblir » le genre en le créditant d’une origine noble, voire royale, ce qui constitue une contre-attaque à l’accusation de bassesse sociale que le genre encourt. Lhéritier fait ainsi remonter l’origine des contes à la Cour du roi Richard Cœur de Lion, ou aux troubadours divertissant la Cour et la société cultivée : Les troubadours sont les auteurs des petites histoires dont j’ai parlé. Ils étaient des hommes d’esprit ; […] Ils remplirent leurs récits de prodiges étonnants des fées et des enchanteurs. […] On souhaitait les troubadours en tous lieux avec empressement ; ils allaient dans la campagne réciter leurs contes chez les personnes de qualité, et ils charmaient tous ceux qui les écoutaient. En peu de temps, leur réputation devint si grande que, lorsqu’il y avait des divertissements chez les souverains, on ne les croyait point complets, si on n’avait pas entendu quelqu’un de ces contes merveilleux46. Elle prétend ailleurs que c'est « une dame très instruite des antiquités grecques et romaines, et encore plus savante dans les antiquités gauloises »47, qui lui a raconté, enfant, le conte qu’elle publie. D’autres auteurs évoquent la famille des Lusignan et le mythe de Mélusine. L’abbé de Villiers, pour sa part, établit un parallèle entre le conte et la fable ésopique, qui bénéficie, elle, de la caution des genres antiques. Murat, on l’a vu, déprécie les fées antiques, mais c'est pour mieux leur opposer les « fées modernes » : Mais pour vous, Mesdames, […] vous ne vous occupez que de grandes choses, dont les moindres sont de donner de l’esprit à ceux et celles qui n’en ont point, de la beauté aux laides, de l’éloquence aux ignorants, des richesses aux pauvres, et de 44 Mme de Murat, « Épître : aux Fées Modernes » des Histoires sublimes et allégoriques, dans Contes, éd. citée, p. 199 45 Mlle Lhéritier, « Lettre à Madame D.G.*** », dans Mlle Lhéritier, Mlle Bernard [et alii], Contes, éd. citée, p. 39 46 Ibidem, p. 36 47 Ibidem, « Les Enchantements de l’éloquence », p. 70 32 l’éclat aux choses les plus obscures. Vous êtes toutes belles, jeunes, bien faites, galamment et richement vêtues et logées, et vous n’habitez que dans la Cour des rois, ou dans des palais enchantés48. Murat rachète ainsi la bassesse initiale du genre par la distinction, l’élégance des fées, qui fait écho au bon goût des conteuses qui les mettent en scène, et des « grandes dames » amatrices de contes. On voit ici comment l’écriture ou la récitation de contes, qui se prétend pourtant un jeu gratuit, devient un véritable marqueur social. Raconter devient une forme de reconnaissance culturelle, une preuve d’esprit et de bon goût, de grâce et de « politesse » de l’élite qui s’adonne au conte. Le second argument est d’ordre moral. Il consiste à revendiquer et valoriser la finalité didactique du genre, conforme au précepte du « plaire pour instruire » (placere / docere) qui parcourt tout le siècle. Perrault est sans doute le conteur qui insiste le plus sur cette dimension du conte (ce qui n’a rien d’étonnant, de la part d’un académicien satirisé par son confrère Boileau pour son « histoire de la femme au nez de boudin, mis en vers par M. Perrault, de l’Académie française » 49). Les gens de bon goût […] ont été bien aises de remarquer que ces bagatelles n’étaient pas de pures bagatelles, qu’elles renfermaient une morale utile, et que le récit enjoué dont elles étaient enveloppées, n’avait été choisi que pour les faire entrer plus agréablement dans l’esprit et d’une manière qui instruisît et divertît tout ensemble. Ces contes donnent une image de ce qui se passe dans les moindres familles, où la louable impatience d’instruire les enfants, fait imaginer des histoires dépourvues de raison, pour s’accommoder à ces mêmes enfants qui n’en ont pas encore50. Lhéritier, de même, revendique la visée didactique du genre : « Je ne cherche que quelque moralité. Mon historiette en fournit assez, et par là elle pourra vous être agréable » 51.Villiers va jusqu’au terme de « sermon » pour désigner le conte : « Après tout, qu’est-ce autre chose dans le fond ? Que prétend une nourrice en contant la fable de Peau d’Âne ; c’est un sermon qu’elle fait à sa manière aux enfants à qui elle veut apprendre que la vertu est tôt ou tard récompensée »52. La subordination du récit – cette « bagatelle » extravagante et frivole – à l’instruction morale qu’il renferme, permet de légitimer le genre en lui attribuant une fonction didactique dominante. L’idéal moral sert de caution rassurante, voire d’alibi auprès des doctes pour « faire passer » cette littérature réputée vaine et futile. Ce besoin de justifier le 48 Mme de Murat, Contes, éd. citée, p. 199 Boileau, lettre de juin 1694, citée par Storer, La Mode des contes de fées, éd. citée, p. 96 50 Perrault, « Préface » des contes en vers, « A Mademoiselle », dans Perrault, Fénelon, Mailly [et alii], Contes merveilleux, éd. citée, 2005, p. 103 et 183 51 Mlle Lhéritier, « L’Adroite Princesse », dans Mlle Lhéritier, Mlle Bernard [et alii], Contes, éd. citée, p. 93 52 Villiers, Entretiens sur les contes de fées, dans L’Âge d’or du conte de fées, éd. citée, p. 393 49 33 genre, de le légitimer par sa visée pédagogique, explique sans doute la réduction du conte populaire, dans le discours des auteurs – conteurs, à un cadre, un public, un usage uniques : les nourrices, les mies ou les « mères-grand » instruisant et distrayant les enfants avec des contes merveilleux élaborés pour leur éducation. Le troisième argument est culturel et idéologique : le conte devient une « arme de guerre » dans la Querelle des Anciens et des Modernes qui fait alors rage entre Perrault et Boileau. Rappelons que la querelle oppose les partisans des Anciens, pour lesquels la civilisation gréco-latine représente la perfection et le modèle absolu, et les partisans des Modernes, pour lesquels « le siècle de Louis le Grand » constitue le plus haut point de civilisation jamais atteint. Il s’agit en fait de deux représentations du monde, l’une qui croit au progrès historique, l’autre, non ; l’une qui se réfère à la tradition comme modèle absolu, l’autre qui postule l’autonomie de la création, de l’invention et de l’esprit critique. En schématisant (très) grossièrement, la tradition s’oppose à l’innovation, l’humanisme au nationalisme53. Dans cette perspective, le conte, qui promeut la féerie plutôt que la mythologie, les fées médiévales plutôt que les dieux de la Fable (avec un grand F, pour désigner la mythologie antique), devient une arme dans la bataille. Lhéritier le dit bien : « Contes pour contes, il me paraît que ceux de l’antiquité gauloise valent bien à peu près ceux de l’antiquité grecque ; et les fées ne sont pas moins en droit de faire des prodiges que les dieux de la Fable » 54. Le conte ne se contente pas d’« officialiser » le merveilleux populaire (non sans ambiguïtés, on l’a vu), il se présente également comme un nouveau genre littéraire, c'est-àdire une création moderne et nationale, susceptible de rivaliser avec les inventions des Anciens. C’est l’argument de Lhéritier lorsqu’elle fait remonter l’invention des contes aux troubadours du Moyen-Âge. Perrault adopte un raisonnement inverse : les contes bénéficient de leur parenté avec les « histoires » et « fables » antiques, mais à l’avantage » de ses propres contes, naturellement. Les fables milésiennes si célèbres parmi les Grecs, […] n’étaient pas d’une autre espèce que les fables de ce recueil. L’histoire de la matrone d’Éphèse est de la même nature que celle de Grisélidis […]. La fable de Psyché écrite par Lucien et par Apulée, est une fiction toute pure et un conte de vieille comme celui de Peau d’Âne. Je prétends même que mes fables méritent mieux d’être racontées que la plupart des contes anciens, […] si l’on les regarde du côté de la morale, chose principale dans toute sorte de fables, et pour laquelle elles doivent avoir été faites. […] La plupart de[s fables] qui nous restent des Anciens, n’ont été faites que pour plaire sans égard aux bonnes mœurs qu’ils négligeaient beaucoup. Il n’en est pas de même des contes que nos aïeux ont inventés pour leurs enfants. Ils ne les ont pas contés avec 53 Jean-Paul Sermain, Le Conte de fées du Classicisme aux Lumières, éd. citée, p. 18. Sur la Querelle, consulter également J. Boch, L’Âge d’or du conte de fées, éd. citée, p. 328-332. Pour les textes, lire l’anthologie éditée par Marc Fumaroli, La Querelle des Anciens et des Modernes, Gallimard, 2001. 54 Mlle Lhéritier, « Les Enchantements de l’éloquence », dans Mlle Lhéritier, Mlle Bernard [et alii], Contes, éd. citée, p. 91 34 l’élégance et les agréments dont les Grecs et les Romains ont orné leurs fables ; mais ils ont toujours eu un très grand soin que leurs contes renfermassent une moralité louable et instructive55. On retrouve ici l’argument moral, mis au service de la promotion d’un genre moderne, jugé supérieur à son équivalent antique. Le dernier argument employé par les défenseurs du conte est d’ordre esthétique. Il apporte une caution supplémentaire au genre. L’accusation de puérilité, voire d’imbécillité de ces « contes à dormir debout », est en quelque sorte récupérée sur le plan esthétique. Les conteurs défendent l’esthétique mondaine de la simplicité, de la « douceur et de la « naïveté » : autant de notions caractéristiques de la littérature mondaine et moderne de l’époque, qui s’opposent au « style sublime », à la « force » et la véhémence du « grand style » (celui de l’Histoire, de la tragédie ou de l’épopée). Attention cependant ! la simplicité et la naïveté ne sont évidemment pas celles de la parole populaire brute. Elles sont au contraire le fruit de l’art. Il s’agit d’imiter le naturel avec charme et délicatesse, comme en témoigne un certain nombre de formules renvoyant à cet idéal esthétique : « un tour fin et délicat, des expressions naïves » ; « point de grands mots, point de brillants, point de rimes ; un tour naïf m’accommode mieux ; en un mot un récit sans façon et comme on parle ». Bref, « il y a de l’art dans cette sorte de simplicité » car « la naïveté bien entendue n’est pas connue de tout le monde » 56. Même l’abbé de Villiers le reconnaît : La simplicité et le naturel de la narration, est ce qui fait le principal mérite d’un conte. Croyez-moi, il faut bien de l’esprit, bien des réflexions, et même bien de la capacité pour conter les choses de manière à faire rire et à les rendre toujours agréables. […] Les meilleurs contes que nous ayons, sont ceux qui imitent le plus le style et la simplicité des nourrices […]. Il faut être habile pour bien imiter la simplicité de leur ignorance, cela n’est pas donné à tout le monde57. Que conclure de ces débats contradictoires ? D’abord que le conte est, en cette fin du XVIIème siècle, perçu comme un aimable divertissement, un jeu de salon pratiqué entre gens de bonne compagnie. Mais il s’inscrit également dans la polémique idéologique qui oppose les Anciens aux Modernes, les tenants de la « grande littérature » héritée des modèles antiques aux praticiens des genres nouveaux : la tragicomédie, l’opéra, le roman, la nouvelle, le conte… À ce titre, le conte est perçu et revendiqué comme un genre littéraire national, moderne, féminin et mondain. Cette modernité lui confère une appréciable liberté d’écriture et de ton. 55 Perrault, « Préface » des contes en vers, dans Perrault, Fénelon, Mailly [et alii], Contes merveilleux, éd. citée, 2005, p. 103-105 56 Mlle Lhéritier, « L’Adroite Princesse » et « Lettre à Madame D.G.*** », dans Mlle Lhéritier, Mlle Bernard [et alii], Contes, éd. citée, p. 93 et 41 57 Villiers, Entretiens sur les contes de fées, dans L’Âge d’or du conte de fées, éd. citée, p. 398-400 35 Éloge de la diversité Les conteurs revendiquent la diversité comme principe esthétique caractéristique de la littérature mondaine. Lhéritier le dit bien : « Il faut être très éclairé pour connaître les différences des styles et l’usage qu’on en doit faire »58. Perrault va dans le même sens : « C’est la manière / Dont quelque chose est inventé, / Qui, beaucoup plus que la matière / De tout récit fait la beauté » 59. Tonalité romanesque, facétieuse ou sentimentale, conte burlesque, précieux, allégorique ou galant, tous les registres sont permis. On peut tenter de dégager quelques tendances dominantes au sein de cet ensemble. La tendance « brève » (Perrault, Bernard, Fénelon) est marquée par un récit rapide et rythmé ; une narration linéaire sans digressions ni retours en arrière ; la rareté des dialogues et des descriptions ; l’absence éventuelle de moralité (Bernard, Fénelon). La tendance « galante » ou « précieuse » (la plus répandue) (La Force, Aulnoy, Murat, Auneuil, Durand, Mailly) privilégie l’encadrement narratif du conte dans un roman (Bernard, Aulnoy, Lhéritier) ; une thématique amoureuse prépondérante avec une intrigue centrée sur les amours du couple héroïque, un dénouement obligatoirement marqué par le mariage des amants parfaits, et de longues analyses sentimentales ; la complexité du récit (intrigues parallèles, récits emboîtés, retours en arrière…) ; l’insertion de poèmes, de dialogues et de descriptions ; une édulcoration du folklore, passé au filtre des valeurs romanesques et aristocratiques. La tendance « courtisane » (Préchac, Auneuil), met en scène un récit allégorique se déroulant dans l’univers de la Cour, traversé de références littérales ou symboliques aux personnalités historiques de l’époque, incarnées par des Allégories (Louis XIV en Sans Parangon, épris de la princesse Belle Gloire). La tendance ironique ou parodique (Aulnoy) se moque des codes du conte de fées. La narration tourne en dérision les personnages, les événements ou le merveilleux. À moins qu’elle ne subvertisse le récit de l’intérieur (Bernard, Murat), avec une fin malheureuse qui constitue souvent une version pessimiste de la tendance galante et précieuse (les « malheurs de l’amour » chers à Catherine Bernard, illustrés dans « Le Prince Rosier » : le prince est si malheureux dans son mariage qu’il obtient la faveur de redevenir rosier). De manière générale, le conte tend à « recycler » ce dont le roman « moderne » ne veut plus (mais qui constitue un univers de références pour les lecteurs mondains). Le conte de fées « récupère ce que le roman moderne a rejeté et qui caractérise l’ancien roman – épisodes merveilleux, spectacles du luxe, descriptions de palais ou de repas, amants impeccables, aventures héroïques, fidélités et épreuves hyperboliques, galanteries, coïncidences extraordinaires, métamorphoses, mais aussi jeux de mots, énumérations, dissonances stylistiques, dialogues précieux » 60. Bref, tout ce qui a fait le succès et la gloire du roman 58 Mlle Lhéritier, « Lettre à Madame D.G.*** », dans Mlle Lhéritier, Mlle Bernard [et alii], Contes, éd. citée, p. 40- 41 59 Perrault, « Les Souhaits ridicules », dans Perrault, Fénelon, Mailly [et alii], Contes merveilleux, éd. citée, 2005, p. 172 60 Jean-Paul Sermain, Le Conte de fées du Classicisme aux Lumières, éd. citée, p. 66 36 baroque, du roman héroïque ou du roman burlesque dans la première moitié du XVIIème siècle, jusqu’aux années soixante, alors que s’élabore et se codifie la doctrine « classique ». Si les contes relèvent de plusieurs esthétiques différentes, celles-ci ne sont pas nécessairement concurrentes. Un même auteur peut adopter, d’un conte à l’autre, différents styles et registres. Perrault et Aulnoy, en particulier, varient les styles et les tons en permanence. Perrault passe du conte facétieux (Les Souhaits ridicules) à la nouvelle sentimentale (Grisélidis), du « conte d’avertissement » (Le Petit Chaperon rouge) au conte galant (La Belle au bois dormant, première version). Aulnoy passe du conte folklorique « traditionnel » (La Belle aux Cheveux d’Or) au conte précieux (Le Prince Lutin), sans craindre la parodie (La Princesse Printanière) ni le burlesque (La Princesse Rosette). Les différences sont particulièrement sensibles lorsqu’on compare les différentes versions d’un même conte : le conte étant un jeu de salon, les conteurs s’amusent à broder sur un même scénario, en une émulation amicale. On pourrait ainsi comparer les deux Riquet à la houppe de Perrault et de Bernard, les deux Cendrillon d’Aulnoy et de Perrault, les deux Roi Porc de Murat et d’Aulnoy, etc. La comparaison la plus éloquente est sans doute celle des deux versions des Fées chez Perrault et Lhéritier, dont le titre même (Les Fées vs Les Enchantements de l’éloquence ou Les effets de la douceur) dit bien le projet esthétique et narratif : un « pur » conte de fées chez Perrault, une longue nouvelle savante chez Lhéritier ; un parti pris de brièveté chez le conteur, une illustration de l’éloquence savante chez la conteuse61. *** On voit à quel point les représentations, autant que les pratiques du conte, sont diverses, voire contradictoires au XVIIème siècle. Le peuple est à la fois le garant de la bonne morale et le « canal sale » par lequel s’est dégradé le conte62, il est tantôt l’inventeur génial, tantôt l’imitateur maladroit des récits merveilleux. La superstition est dénoncée, le merveilleux tourné en raillerie… mais sans cesse convoqué. La simplicité est tour à tour disqualifiée et valorisée. L’instruction « rachète » l’extravagance de la fiction, mais le plaisir est maître… C’est dire combien le conte suscite des passions et des discours contraires. Un critique parle, à propos du conte, de « révolution littéraire » : « Le conte de fées a été porté par une ambition exceptionnelle, puisqu’il conteste, par sa matière et le traitement qu’il en fait, les choix d’écriture de la grande génération classique, les certitudes rationalistes de la pensée contemporaine, les options nouvelles des romanciers depuis 1660 »63. Sans aller jusqu’à parler de « révolution », on peut voir le conte, dans cette période d’élaboration littéraire écrite, comme un vaste terrain d’expérimentation esthétique, 61 Pour la comparaison des deux versions des « Fées », consulter l’article magistral de Marc Fumaroli, « Les Enchantements de l’éloquence : Les Fées de Charles Perrault ou De la littérature », dans La Diplomatie de l’esprit : De Montaigne à La Fontaine [1994], Gallimard, 2001 62 Julie Boch évoque cette tension entre matière populaire et réécriture mondaine : « La source populaire est dépassé aussitôt qu’avouée, par le travail de polissage de l’écriture mondaine », L’Âge d’or du conte de fées, éd. citée, p. 345 63 Jean-Paul Sermain, Le Conte de fées du Classicisme aux Lumières, éd. citée, p. 17 37 culturelle et sociale. Que le conte soit un chantier durant tout le siècle, c’est certain. Mais il reste un petit genre marginal, ce qui n’enlève rien à son succès durable. Le XVIIIème siècle, tout autant que le XVIIème, est fasciné par le genre du conte, il le parodie, le récrit, le détourne, le satirise, le pervertit… Aux mains des philosophes, le conte devient une arme politique autant qu’un instrument d’éducation morale. Aux mains des romanciers, il devient le prétexte et l’enjeu d’un libertinage satirique. Aux mains des pédagogues, il devient le vecteur privilégié de l’instruction sociale et morale des « jeunes personnes ». Je laisserai le mot de la fin à la poétique énoncée par quelques personnages de Mme d’Aulnoy, débattant des vertus du conte : « Je ne laisse pas d’être persuadée qu’il y a de l’art dans cette sorte de simplicité, et j’ai connu des personnes de fort bon goût, qui en faisaient quelquefois leur amusement favori. – Je n’en suis pas surpris madame, répliqua le comte, l’esprit se plaît dans la variété ; qui ne voudrait lire ni entendre réciter que des contes, se rendrait ridicule ; qui les proposerait même comme des choses fort graves, manquerait de jugement, et qui voudrait toujours les écrire ou les dire d’un style enflé et pompeux, leur ôterait trop du caractère qui leur est propre ; mais je suis persuadé qu’après une occupation sérieuse, l’on peut badiner avec. – Il me semble, ajouta Mélanie […], qu’il ne faut les rendre ni ampoulés ni rampants qu’ils doivent tenir un milieu qui soit plus enjoué que sérieux, qu’il y faut un peu de morale, et surtout les proposer comme une bagatelle où l’auditeur seul a droit de mettre le prix »64. *** N.B. L’intégralité des contes merveilleux parus au XVIIème et XVIIIème siècle est rééditée dans la série « Bibliothèque des Génies et des Fées » (20 volumes), collection « Sources classiques », aux éditions Honoré Champion. 64 Mme d’Aulnoy, Contes des Fées, éd. citée, p. 438 38 Fabien Cruveiller Titulaire d’un DEA de Lettres Modernes, Fabien Cruveiller a rejoint l’équipe du CMLO en 2007 afin d’assurer la gestion du centre de documentation. Aujourd’hui formé spécifiquement à la littérature orale, il participe, en tant que proche collaborateur du directeur, à l’ensemble des activités du centre, notamment la recherche, la formation et l’édition. 39 Diffusion d’un extrait de la table-ronde autour de « la collecte dans l'histoire de la littérature orale » animée par Fabien Cruveiller après diffusion du DVD de Jean-Pierre Piniès consacré au conteur Pierrot Pous. Plage 5 « Jean l’Orset » 65 Tout d’abord, merci à Jean-Pierre Piniès qui nous a autorisés à diffuser le DVD qu’il a consacré à un conteur traditionnel du Pays de Sault dans l’Aude, Pierrot Pous. Ce travail illustre une collecte contemporaine qui répond à une démarche ethnologique. Ainsi, le DVD débute par une présentation de l’homme Pierrot Pous, de son environnement, de sa vie et de sa pratique du conte. Jean-Pierre Piniès explique comment Pierrot Pous est « naturellement » devenu conteur : atteint d’une maladie qui l’a empêché de grandir, il a été élevé par deux grands-pères conteurs qui lui ont transmis un vaste répertoire. Jean-Pierre Piniès explique aussi comment et pourquoi Pierrot Pous occupait un rôle central dans la communauté villageoise en tant que fin observateur des coutumes, des traditions et des éléments de la vie paysanne. Jean-Pierre Piniès dit à son sujet qu’il est un trésor de connaissances sur le monde rural. Il est par exemple capable de nommer en occitan tout outil agricole avec une précision inégalée et de donner sa fonction, et ce jusqu’au MoyenÂge. Dans ce DVD, Pierrot Pous est donc filmé dans diverses situations de contage. Il livre son riche répertoire fait de contes merveilleux, contes d’animaux, multiples facéties et satires ressortant du fond traditionnel. Il illustre avec pertinence tout ce qui fait l’art du conte : les techniques de mémorisation du conteur, le travail du corps, l’appel au sensitif, les ressorts dramatiques, les techniques humoristiques, l’art de l’ellipse, de la métaphore…Le répertoire de Pierrot Pous est exceptionnel par son contenu mais aussi par sa forme : qualité des contes, respect de la variété des motifs populaires, prouesses du conteur, sens de la parole et du geste, richesse de la langue. Concernant l’extrait que nous venons de visionner, on a pu remarquer qu’il s’agissait d’une composition personnelle d’un conte traditionnel, tout à fait en accord avec l’esprit de la tradition orale d’ailleurs. On a également pu observer que les seules paroles en français prononcées par le conteur sont celles de l’instituteur. Est-ce là un signe du clivage et des enjeux à l’œuvre dans la société traditionnelle du siècle dernier entre les langues patoisantes et la langue officielle ? On a aussi pu noter que le sous-titrage édulcore parfois les propos du conteur. Peut-on voir là une illustration de la difficulté, voire de l’impossibilité de satisfaire aux volontés de fidélité et d’objectivité en matière de collecte ? 65 Dins la nuèit de las paraulas. Contes populaires et histoires traditionnelles. Pierrot Pous. Film de Jean-Pierre Piniès en collaboration avec Eric Sinatora et la participation de Christiane Amiel réalisé par Richard Ferrari. 2 DVD 40 L’histoire de la collecte traduit cette problématique. Pour une rapide histoire de la collecte La littérature orale a tentretenu des rapports sans cesse renouvelés avec l’histoire. Comme on l’a vu avec Marc Aubaret et comme le dit Nadine Jasmin à propos du conte, « retracer les métamorphoses du genre permet de mieux cerner son histoire et saisir sa plasticité, propice à tous les détournements. » Ce que je voudrais montrer dans ce bref exposé, c’est que la collecte de la littérature orale demande une prise en compte de l’empreinte de son contexte socio-historique. Le début de l’histoire de la collecte est à rapprocher de la disparition de la tradition orale au XIXème et au XXème siècle que l’on doit, en France, à deux phénomènes majeurs : la lutte contre les langues patoisantes dans lesquelles les conteurs avaient leur compétence et la mécanisation de l’agriculture qui a joué un rôle destructeur de la tradition orale en tant que lien d’une cohérence communautaire. Le souci de la collecte de la littérature orale est donc véritablement apparu au début du XIXème siècle. C’est une entreprise relativement récente dans laquelle les frères Grimm ont innové, même s’il convient de mentionner avant eux Herder66 qui les a d’ailleurs inspirés. Les frères Grimm et le mouvement romantique Il faut situer dans un contexte national-romantique la parution entre 1812 et 1815 des Contes de l’enfance et du foyer 67 des frères Grimm. Au niveau des intentions, les Frères Grimm prétendaient publier sans rien y changer des récits recueillis de la bouche même du peuple. En fait, l’aîné des deux frères, Jacob, avait établi des critères de collecte qu’il mena avec ardeur et ténacité. C’est Wilhelm, le puîné qui s’est attaché à donner aux textes leur caractère littéraire et artistique. On ne reviendra pas ici sur l’authenticité populaire de leur douzaine d’informateurs ou sur la fidélité des collecteurs. Par contre, ce qu’on peut dire, c’est que le culte des frères Grimm pour le peuple allemand des temps mythologiques allait de pair avec une forme de désintérêt pour les conteurs populaires contemporains. Ils se sentaient, eux et d’autres savants, comme les véritables héritiers de l’esprit de l’antique peuple germanique, ce qui leur donnait un droit de refaçonner les récits parvenus jusqu’à eux pour leur donner une forme disons plus satisfaisante dans un style littéraire oral. 66 Johann Gottfried Herder : né le 25 août 1744 et mort le 18 décembre 1803 à Weimar. C’est un poète, théologien et philosophe allemand. Il a été le premier à s’intéresser aux origines populaires de la poésie. Son œuvre de collecte a été poursuivie par les frères Grimm. 67 Jacob et Wilhelm Grimm, Contes de l’enfance et du foyer, Delagrave, 1947, 1963 41 Retenons qu’avec le mouvement romantique et les frères Grimm, on a assisté dans toute l’Europe à une redécouverte érudite des contes. La collecte des contes français à la fin du XIXème siècle La France romantique n’est entrée qu’assez tardivement (années 1860-1870) dans ce mouvement d’exploration du folklore. L’année 1880 marque une effervescence. C’est une période où l’on voit apparaître des revues spécialisées (Mélusine, revue des traditions populaires) et toute une génération de folkloristes qui se mettent à recueillir méthodiquement le folklore de leurs régions. La littérature orale a donc exercé un pouvoir d’attraction sur de nombreux chercheurs, qu’ils se révèlent d’institutions ou qu’ils se réclament d’un territoire particulier à mettre en lumière. Félix Arnaudin, Jean-François Bladé, Achille Millien ou Paul Sébillot, à qui l’on doit le terme « Littérature Orale », sont quelques grands noms de cette période. On ne s’arrêtera pas ici sur la technique, les cahiers, la prise de note sous la dictée pour privilégier plutôt les enjeux socio-historiques. En effet, ce mouvement d’exploration « intra-hexagone » s’est combiné avec un mouvement d’exploration entrepris par les ethnographes et le monde des voyageurs auprès d’autres peuples sur d’autres continents. Toutes ces recherches s’inscrivaient dans la mouvance d’une pensée évolutionniste qui hiérarchisait volontiers les sociétés selon leur degré de civilisation, mais aussi diffusionniste, avec l’espoir affiché de déceler des pôles de diffusion susceptibles de donner sens à la répartition géographique des thèmes, des motifs et, par-delà, des différentes cultures. Ces collectes, qui représentent un patrimoine pertinent pour la définition d’une identité territoriale, témoignent d’une volonté de sauver de l’oubli les traits d’un pays en voie de transformation rapide et ceux d’une civilisation traditionnelle en train de disparaître. Cette nostalgie, cette conception passéiste de la littérature orale n’est pas dénuée de conséquences. Elle s’inscrit dans une émulation qui existait alors entre les foisonnantes entreprises de collecte à travers l’Europe. On sait que cette effervescence du folklore s’est effectuée dans un esprit d’exaltation patriotique, voire parfois nationaliste. Les textes issus de ces collectes qui forment une grande partie du répertoire de contes dont nous disposons sous forme écrite engagent donc des principes de précaution pour les conteurs qui s’en saisissent. L’apogée de cette imbrication du politique et de la littérature orale sera le 1er congrès de folklore de 1937. Mais avant, notons ici l’incontournable travail d’Anti Aarne et de l’école finnoise. C’est à lui que l’on doit la notion de contes types définie au début du XXème siècle. La première édition de l'index des contes-types est parue en 1910. Plus tard, le système de classification sera traduit et augmenté par l'Américain Stith Thompson. Issue de la collecte systématique de contes traditionnels à partir du XIXème siècle, la classification Aarne-Thompson (AT), 42 devenue internationale, répertorie 2340 contes types. Elle donne la possibilité de regrouper au niveau international plusieurs versions et variantes d'un même récit, d'en isoler les motifs et d'en localiser des variantes culturelles. Le système servira de base à l'élaboration de plusieurs catalogues nationaux de contes, 68 notamment le Catalogue raisonné des versions de France de Paul Delarue . Le 1er congrès international de Folklore en 1937 69 (Je tiens cette analyse d’un article de Catherine Velay Vallantin) En 1937, du 23 au 28 août, se tient le premier congrès international de folklore à Paris sous la direction de Paul Rivet et de Georges-Henri Rivière. La préparation du congrès s’associe à un projet idéologique et intellectuel précis, la création à Paris en 1937 du Musée national des Arts et traditions populaires. Aux côtés du musée de l’Homme, dont l’institution récente marque un intérêt pour les sociétés éloignées, le nouveau musée est, quant à lui, consacré à la France métropolitaine. Ces deux fondations muséologiques coïncident avec la politique culturelle à orientation éducative pratiquée par le Front populaire. Or, en 1936, s’était déjà tenu en Allemagne le congrès mondial des loisirs où était pointée la nécessité d’exploiter le folklore tout en l’organisant. L’école ethnologique allemande d’alors, la Volkskunde, « reconnaissait aux travaux du folklorisme une valeur primordiale pour la race » et soulignait « l’importance sociale du folklore ». En France, à la même époque, la découverte d’une tradition populaire et sa transformation en tradition nationale s’accompagnait nécessairement de l’affirmation d’un antinationalisme officiel. Mais dans ce congrès, en 1937, s’enchevêtrent les expressions multiples d’intérêts lettrés, l’émergence de militants de l’idée nationale et la révélation de soutiens plus larges aux programmes nationalistes. Le calendrier du Congrès donne une impression de communication expansive, de tumulte, d’effervescence. Dans ce contexte, les Allemands trouvent des échos favorables. Au cœur de cet enchevêtrement politique, les congressistes adoptent deux attitudes récurrentes, le passéisme et la péjoration. Le Congrès lie étroitement condescendance pour le populaire et inversion des valeurs dominantes : la seule culture qui soit naturellement culturelle est la culture du peuple. La propagande du romantisme nationaliste a fait le reste. Les congressistes ont vécu sur une illusion : seuls ont été privilégiés les aspects les plus traditionnels, les plus « folklorisables », les plus fermés, les plus exotiques des cultures populaires. 68 Paul Delarue (1889-1956), Le Catalogue raisonné du conte populaire français, Maisonneuve et Larose, 1951 Catherine, Velay Vallantin, Le Congrès International de folklore de 1937, Annales HSS, mars-avril 1999, n°2, pp. 481-506. 69 43 70 Du coup, un des faits marquants de ce congrès est la marginalisation de Van Gennep : celui-ci intervient le mardi 24 août. Son livre monumental, le Manuel du folklore Français, fait l’objet de sa communication mais celle-ci n’apparaît que sous la forme d’un résumé, son travail n’est jamais débattu, ni revendiqué. Pour expliquer sa marginalisation, on peut supposer que Van Gennep aurait milité pour un autre type de classement. Pour Van Gennep, la France populaire du manuel révèle l’envers de ses institutions : une multitude d’autonomies où le social s’éprouve dans sa capacité à modeler par des rites, le temps de chacun, à inventer des signes de reconnaissance. Par là-même, il refuse le caractère national, l’esprit du peuple, de même qu’il refuse le passéisme. Pour lui, le folklore est une création continue, et qui n’est pas interrompue aujourd’hui. C’est Levi-Strauss qui reconnaîtra les classifications de Van Gennep en 1964. Après 1945 On peut dire que depuis la seconde guerre mondiale, on assiste à un renouveau des recherches sur le conte populaire français orientées davantage dans un sens ethnologique. La société d’ethnologie française a été fondée en 1946 et publie depuis 1953, avec le CNRS, la Revue des arts et traditions populaires, devenue Ethnologie française. Au sein de cette société, des chercheurs se sont organisés pour recueillir les contes : Ariane de Félix, Geneviève Massignon ou encore Charles Joisten quadrillent l’hexagone. C’est ainsi que, quelques années plus tard, Paul Delarue, reprenant la classification internationale pour l’appliquer à toute cette matière récoltée, a entrepris la mise en place du catalogue français. Ces chercheurs étaient des spécialistes, rompus aux disciplines scientifiques et animés par un souci de fidélité absolue aux récits traditionnels qu’ils recueillaient. Le catalogue Delarue-Ténèze s’est donc constitué autour de Paul Delarue qui coordonnait les recherches et rassemblait la documentation qui allait fournir la base de son catalogue national du conte populaire français, continué après sa mort par sa collaboratrice MarieLouise Ténèze et aujourd’hui Josiane Bru. Le catalogue Delarue-Ténèze est sans doute le plus complet et le plus utile des catalogues nationaux inspirés par Aarne et Thompson. Il comprend pour chaque conte type : le texte, presque toujours intégral, d’une version représentative ; sa décomposition en éléments narratifs et pour chacun d’eux, les principales variantes attestées dans l’ensemble du corpus ; la bibliographie de toutes les versions imprimées et surtout, il indique pour chaque version recensée, grâce à un système de lettres et de chiffres, la variante de tous les éléments narratifs qui la composent. Par la simple lecture du catalogue, il est donc possible de reconstituer approximativement le contenu de chaque version recensée. 70 Arnold Van Gennep est un ethnologue et folkloriste français né le 23 avril 1873 et mort le 7 mai 1957. Il est principalement connu pour son monumental Manuel de folklore français contemporain, demeuré inachevé (Réédition chez Robert Laffont, coll. Bouquins). 44 Aujourd’hui, l’essor spectaculaire de l’ethnologie de la France au cours des quarante dernières années a suscité un renouveau des collectes, faites systématiquement à l’aide du magnétophone et parfois de caméras comme on a pu le constater avec le DVD sur Pierrot Pous. Désormais, l’accent est mis sur la pratique du contage, l’art traditionnel de la parole en action, le contexte social du conte et du conteur. L’usage généralisé du magnétophone pour la collecte des contes a eu pour effet la constitution d’archives sonores nombreuses et disparates, ce qui pose certaines questions techniques (conservation, catalogage, consultation) et déontologiques. Aujourd’hui, ont accepté de participer à cette table ronde Françoise Diep et Nicole Launey qui ont mené des actions de collectage hors hexagone. Je leur laisse la parole pour qu’elles nous expliquent leur démarche et leur position dans cette histoire de la collecte. Je vous remercie pour votre écoute. 45 Intervention de Nicole Launey Au moment où nous éditons ces actes, la communication de Nicole Launey est en cours de validation. 46 Intervention de Françoise Diep : une collecte de contes réalisée au Burkina Faso, à partir du festival international des arts du récit Yeleen (témoignage). En 1998, je suis allée pour la première fois au Burkina, non pour y faire de la collecte, mais en tant que conteuse invitée au festival international de contes et de musique « Yeleen »71 par deux des conteurs qui l’organisaient, le libanais Jihad Darwiche et le burkinabé Hassane Kassi Kouyaté. Ce dernier, comédien-conteur-metteur en scène-musicien-danseur est griot issu d'une famille de griots : les griots –au féminin griottes- sont les dépositaires de l’Histoire de leur société ainsi que des généalogies des familles, et ils sont sollicités à la fois pour résoudre des problèmes relationnels entre individus, entre groupes, et pour animer les cérémonies qui ponctuent la vie, naissances, mariages... Ils suivent une initiation très poussée pour remplir leur fonction et sont souvent de grands artistes : chanteurs, musiciens, danseurs etc... Début de la démarche : le centre Djeliya et le projet Yeleen Hassane Kouyaté, ses frères et sa sœur, s’étaient vus attribuer par leur père Sotigui Kouyaté une grande concession située à Bobo Dioulasso, deuxième ville du Burkina Faso, dans laquelle était passé par exemple Amadou Hampâté Bâ, auquel l'on doit le fameux : « quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle » et qui a mis en valeur le patrimoine oral africain. La fratrie Kouyaté, donc, s’est rendu compte que la richesse de la tradition orale était en train de se perdre. Avec des amis conteurs (dont Jihad Darwiche), des animateurs socioculturels et d’autres « fous », ils ont créé dans cette cour nommée « Djeliya »72 le festival Yeleen, une utopie artistique et culturelle consistant à créer un échange, une rencontre autour du conte et de l’art de la parole entre l’Afrique et le monde. En décembre 1998, je suis arrivée avec mes idées naïves sur la tradition orale dans cette société, et le contact avec la réalité fut rude. Dans les spectacles du festival, les conteurs étaient coincés entre des groupes de musique et lançaient leurs contes en 10 minutes devant 2000 personnes, avec une sono abominable. Dans ce cadre, la parole conteuse était anecdotique, les gens venant principalement écouter la musique. De plus, il n'y avait pas de femmes conteuses, la parole conteuse n’étant pas portée par les femmes sur scène alors qu’elles y dansent et y chantent. Dans leurs cases le soir, bien sûr ce sont elles qui disent les contes, mais pas sur scène, en tout cas pas dans cette partie de l’Afrique de l'Ouest. J’avais donc aussi été invitée en tant que femme contant sur scène, ce que j’ignorais au départ. Les spectacles avaient lieu le soir, dans la journée des stages étaient proposés aux festivaliers et aux locaux qui le souhaitaient (danse, percussions, voix, conte). Je faisais partie des animateurs de stage. 71 72 La lumière en langue dioula, langue véhiculaire parlée dans une bonne partie de l’Afrique de l’Ouest. En dioula « la parole du griot » 47 1ère observation : Les gens aimaient ce que l'on racontait, malgré les conditions de nos prestations. Ils nous écoutaient et venaient nous parler de nos contes le lendemain dans la rue. En tant que femme conteuse, je fus accueillie avec surprise et bienveillance, et aujourd’hui des femmes du pays content sur scène. 2ème observation : Parmi les premiers stagiaires, il y avait très peu d'Africains. Exactement trois durant ce premier séjour en 1998 : un comédien qui travaillait dans une librairie et pensait que ça lui donnerait de la nourriture pour son travail d’acteur, une jeune fille de 13 ans, petite fille de griot et qui donc avait le droit à la parole publique, enfin un animateur pour les jeunes. Les autres stagiaires étaient tous des occidentaux. Ces stagiaires burkinabés nous racontaient ce qui leur semblait avoir de la valeur, c'est-àdire ce qu'ils avaient lu dans des recueils, par exemple ceux d’Henri Gougaud, ou le fameux Mamadou et Bineta livre de lecture « pour les écoles coloniales» où l’on trouve des contes du monde entier. Or un jour, François, le comédien libraire, nous conta un conte non pas lu mais entendu quand il était petit, et ce fut passionnant et plein de vie. Il nous expliqua que pendant son enfance, son papa, qui était assez âgé, n'arrivait pas à le maîtriser, ni lui, ni ses frères et sœurs. Il leur disait donc : « Si vous êtes sages, je vous raconterai des contes ». François nous dit que si ça nous intéressait, on pourrait faire une collecte dans son quartier. Je précise que je fus touchée au cœur par ce pays et ses habitants, c’est pourquoi j’y suis revenue presque tous les ans depuis décembre 1998. Dès décembre 1999, on organisa des spectacles uniquement dédiés au conte ainsi que des soirées dans des cours familiales, et les gens vinrent et participèrent. De plus en plus d’africains se mirent à fréquenter les stages. La collecte Un épisode de collecte ratée en 2001 : suite à nos discussions, j'avais donné à François un appareil enregistreur et des recommandations, mais l'appareil resta dans un sac, François ne sachant pas vraiment que faire avec. Les gens, d’autre part, n'étaient pas motivés pour conter et quelques mois plus tard, je récupérai un appareil détérioré qui n'avait servi à rien. Je compris mon erreur et qu'il me fallait construire une vraie démarche avec François. Je lus des ouvrages sur la façon de collecter et en janvier 2002, je vins collecter avec lui munie de mon propre appareil d’enregistrement, d’un cahier sur lequel je notais les origines de la personne auprès de laquelle on collectait (nom, âge…), comment elle avait reçu ce qu’elle me contait, et d’un appareil photo pour photographier le(la) conteur(se). Dans un premier temps, François et moi fîmes une collecte en ville auprès d’amis de François et de gens que connaissait sa mère, ce qui faisait un panel très diversifié : trois grands-mères qui étaient sœurs et griottes, donc maîtresses de cérémonie mais aussi conteuses, et qui racontaient des contes de leur ethnie Bobo ; un retraité de la communauté Sénoufo, ancien fonctionnaire pour la culture du coton, musulman convaincu qui racontait en émaillant tous ses contes de morales musulmanes ; un tailleur Sénoufo qui contait « en langue» sur la radio de la ville. Deux amis d’enfance de François : un cordonnier mangeur 48 de feu (pratique qui demande une initiation poussée) Nounouma et un Tchéfo gardien de but de l'équipe de football du Burkina pas du tout conteur professionnel, qui nous dit un conte donné par sa grand-mère avant qu'il ne quitte l'Afrique et dont le message était : « n'oublie pas d'où tu viens ». Enfin quatre charpentiers Bobos qui racontaient des devinettes et des contes érotiques voire pornographiques. Un projet avait été monté avec un éditeur : je recueillais les contes avec François qui les traduisait après chaque séance d’enregistrement, nous retravaillions ensemble la traduction pour être au plus près du sens et de la musique de la langue, mais aussi en bon français. L’éditeur choisissait parmi les contes ceux qui l’intéressaient et les éditait en trois versions : une version audio telle que je l’avais enregistrée, c'est-à-dire « en langue » avec les bruits de la vie en arrière-plan, une version traduite en français et dite par François, et une version écrite et illustrée sur un album. Aujourd’hui sept contes sont parus dans la collection Contes du Burkina chez l’éditeur Lirabelle73, et des versions en dessins animés ont été rajoutées. Tout cela ne s’est pas fait en une fois, il a fallu un temps de mise en confiance. Mon premier séjour au Burkina date de décembre 1998, et cette première collecte en milieu urbain a eu lieu en janvier 2002. Sur proposition de François, je suis allée en mars 2003 à Ouolonkoto, village dont sa famille est originaire. J’y ai trouvé des gens pratiquant régulièrement le conte dans les cases et au cours de veillées. Dans ce village d’agriculteurs Sénoufo, tout le monde raconte mais on reconnait à certains un plus grand talent qu’à d’autres, et ceux là content dans les soirées publiques. Au départ, on organisait des rencontres pour moi avec ces très bons conteurs. J'enregistrais « en langue » et on traduisait ensuite avec quelques habitants ayant appris le français. Au fil des séances, l’assistance devint de plus en plus nombreuse et on me traduisit : « La blanche, elle voulait que quelques contes, mais finalement on s'amuse bien, on continue ». Au village, les gens racontent dans le cadre de leur communauté. L’assistance connaît les contes qui vont êtres racontés et les ponctue, les approuve, en rit.... Au début, on ne m'a montré que des adultes qui prenaient la parole. Quelques années plus tard, en retournant dans ce village, j'ai entendu les enfants en train de conter : ils racontaient entre eux avec un adulte qui les corrigeait quand ils se trompaient. On m'a expliqué que c'était ainsi que l'on apprenait les contes, mais aussi à maîtriser la parole, s'intégrer dans la société, et en connaître les lois74. Après cette collecte en mars 2003, j’ai cherché un éditeur qui voudrait bien reprendre l’ensemble du matériau collecté dans ce village pour en faire un recueil présentant la tradition orale dans ce lieu à ce moment donné. En 2007, est sorti aux éditions Flies France, dans la collection « aux origines du monde » le recueil Contes du Burkina Faso : recueillis en pays senoufo où figurent une cinquantaine de contes. 73 74 www.lirabelle.fr Cf démarche de Suzy Platiel, ethno linguiste 49 Notre objectif n'était pas seulement de recueillir une mémoire ou de faire de beaux livres qui n'auraient plu qu'aux amateurs en France. Nous voulions que ces livres retournent au Burkina, qu'ils mettent en valeur ce patrimoine et favorisent sur place l’envie de s’en emparer de nouveau. Cet objectif a été en partie atteint : les livres sont arrivés au village et en ville, François s’est emparé de ce répertoire et le diffuse sur scène, enfants et adultes continuent de conter, l’argent des droits d’auteur sert à financer des projets décidés avec les habitants et les conteurs auprès desquels les contes ont été collectés. La suite du projet serait une édition sur place et une plus large diffusion. Une suite inattendue mais logique dans le cadre de la préservation et de la mise en valeur des savoirs traditionnels : après avoir vu les albums de contes, les potières du village ont demandé que soit porté témoignage de leur savoir-faire. Un documentaire vidéo intitulé Ben nafa ka tia 75, du nom de leur coopérative, et une exposition de photos ont été réalisés par Annabel Olivier, photographe, Jeanne Delafosse, vidéaste, et moi-même. Un livre est en cours d’illustration. Le tout est revenu au village et l’argent sert à financer des projets pour les potières. Tout ceci s’inscrit dans le projet de « la Maison de la Parole » de Bobo Dioulasso, Centre des Arts du Récit et de la Littérature Orale créée à la suite du festival Yeleen et qui se donne pour mission de : …« protéger, collecter et promouvoir les arts du récit et les traditions orales du Burkina Faso, de l’Afrique et du reste du monde. Son objectif général réside dans la mise en oeuvre d’une politique d’aide à la production, à la diffusion et à la recherche. Il s’inscrit dans un contexte où les communautés culturelles et scientifiques investissent le champ contemporain du patrimoine oral, où l’art de la parole participe et se nourrit des relations sociales et humaines. Les recherches et les travaux du centre s’appuieront sur « les anciens », les artistes, les universitaires, les travailleurs sociaux et les politiques. Artistes, chercheurs en littérature orale, publics, sont les cibles et les acteurs privilégiés du Centre régional des Arts du Récit et de la Littérature orale »76. Au « pays des hommes intègres »77, un rêve est en train de devenir réalité. Que d’autres puissent le partager ! 75 En dioula »Travailler ensemble est bénéfique » Citation extraite du site http://maisondelaparole.org 77 Traduction du nom du pays "Burkina Faso » 76 50 Aurore Van de Winkel Docteur en information et communication à l’Université catholique de Louvain de Belgique et passionnée de récits, elle étudie les légendes urbaines dans leurs relations aux légendes traditionnelles et en tant que phénomène de communication collective. De nombreux articles et communications lors de différents événements scientifiques lui ont permis de diffuser son travail. Elle a notamment donné des cours de narratologie pour les facultés universitaires de Mons et co-organisé une journée d’étude sur la croyance à l’Université Paris II. 51 « Mêlant réalité et fiction, les légendes urbaines en tant que nouvelle forme de littérature orale » par Aurore Van de Winkel En guise de préface : L’histoire d’Ikea de Montpellier (34), arrivée à un collègue de mon frère… Une petite fille se promène dans le magasin avec sa mère. Elle marche juste derrière elle. Sa mère se retourne, la petite fille a disparu. La mère, inquiète, alerte les vigiles du magasin qui avaient l’air au courant de la situation. Ils ferment les portes, la cherchent partout… Elle était dans les WC, rasée, droguée, prête à être enlevée ! Depuis les origines et dans toutes les cultures, il existe des récits divers sur les relations qu’entretiennent les hommes entre eux et avec la Nature. Ces récits nous permettent de sortir de notre quotidien afin de mieux l’accepter ensuite. Ces récits peuvent être des mythes, des contes, des légendes, ... Tous ont leurs spécificités et coexistent. Aujourd’hui apparaît un nouveau genre narratif étudié depuis environ une centaine d’années, mais on peut supposer qu’il existe depuis plus longtemps : la légende urbaine. La légende urbaine est un genre folklorique de communication collective, un objet contemporain de croyance et le produit d’une culture informelle sans cesse réinventée et partagée continuellement par les individus. C’est un phénomène flou car il se situe dans le contexte culturel, spatial et temporel des individus qui diffusent ou créent ces récits. Les scientifiques s’y intéressent depuis une centaine d’années, mais c’est dans les années 1950 qu’on a pris conscience de l’existence d’un folklore narratif urbain. Dans les années 70, les folkloristes américains voulaient en déterminer l’origine et la signification. Ils se sont penchés sur les structures narratives de ces récits, leurs thématiques et la problématique du croyable plutôt que sur leur communication même et la déformation qu’ils subissaient par leur diffusion d’une personne à l’autre. Dans les années 80, les Anglo-saxons, avec l’école de Sheffield, ont développé le courant psychosociologique et refusaient les interprétations trop rigides des légendes urbaines. En 1990, certains auteurs français ont essayé de combiner l’apport folkloriste anglo-saxon et la tradition sociologique française. D’autres ont préféré la psychologie, la théorie du récit ou encore la gestion de crise pour les étudier car les légendes urbaines peuvent avoir des impacts sur certains commerces, communautés, partis politiques… La légende urbaine est un objet mouvant, non-rigide et difficile à circonscrire dans une définition ou une dénomination. Le terme même de « légende urbaine » ne connaît pas de consensus, les auteurs n’étant pas d’accord sur son utilisation et sa définition. Pourquoi donc l’utilisons-nous alors ? Parce que c’est l’expression la plus populaire auprès du grand public. Elle a été popularisée par le folkloriste américain Jan Harold Brunvand qui 52 a écrit notamment des encyclopédies des légendes urbaines. Cet auteur, très prolifique, a même inspiré le cinéma avec sa vision de ces récits. Pourquoi parlons-nous de légende « urbaine » ? Parce que la ville est l’emblème de la modernité dans les pays occidentaux industrialisés. Or c’est justement dans ces pays que les études de ces récits ont été le plus souvent réalisées. Pourtant les légendes urbaines se localisent également dans les campagnes ou les autoroutes. Différents termes ont donc été utilisés pour les désigner : « histoires exemplaires », « apocryphal anecdotes », « mythes du temps présent », « urban myths », « belief tales », « city folk legends », « modern legends », « klintbergares » 78, « vandrehistories » 79… Beaucoup préfèrent parler de « légendes contemporaines », ce qui permet de les distinguer des légendes traditionnelles. Pourtant les « urbaines » possèdent parfois une longue histoire même si les événements décrits dans leurs récits sont contemporains de leurs diffuseurs. Ces derniers se réapproprient, en effet, de façon permanente, leur récit en assurant que les événements qu’il relate se sont passés récemment : « Cela s’est passé hier » « Il y a un mois… » et ce, même si le récit est plus ancien. En France, les auteurs utilisent souvent le mot « rumeur » comme synonyme de « légende urbaine » et ce, malgré leurs différences. Nous y reviendrons. Qu’est-ce qu’une légende urbaine ? Voici la définition qu’en donne Jean-Bruno Renard : C’est un « récit anonyme qui présente de multiples variantes, de forme brève, au contenu surprenant raconté comme vrai et récent 80 dans un milieu social dont il exprime les peurs et les aspirations » . Les légendes urbaines sont des récits récents, relatant des événements inhabituels, drôles, surprenants, effrayants, dégoûtants… qui sont arrivés à un individu dans un passé très proche. Ce récit est destiné à être cru. Les événements dont elles parlent sont présentés comme authentiques alors que leur historicité est douteuse et difficilement vérifiable. Pourtant les personnes qui croient en leur véracité ne vont pas appeler ces récits des « légendes urbaines » mais plutôt des « faits-divers » ou encore des « anecdotes ». Le terme « légendes urbaines » est attribué à ces récits par ceux qui n’y croient pas, les sceptiques. Au départ, les légendes urbaines étaient diffusées oralement, mais avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication, leur version écrite est de plus en plus disponible sur des blogs, des forums, dans des courriels, des tracts, dans la presse, et même certains rapports de police ! Il est difficile de trouver l’origine et l’auteur de ces récits car ils sont constamment réactualisés comme nous l’avons précédemment expliqué. Cette réactualisation est à l’origine de nombreuses variantes d’une même légende urbaine, variantes créées longtemps après sa première apparition. 78 Terme provenant du nom de Bengt AF Klintberg, folkloriste suédois. Vandrehistorie signifie, en langues scandinaves, « histoire migratoire ». 80 Jean-Bruno Renard, Rumeurs et légendes urbaines, Paris, Presses universitaires de France, coll. Que sais-je ?,, 1999, p. 6. 79 53 Par exemple : Une amie m’a raconté qu’une femme sortait du cinéma Kinepolis de Bruxelles. Elle se dirige vers sa voiture dans le parking du cinéma et y voit une petite vieille qui lui demande de la raccompagner. La jeune femme, d’abord fâchée par cette intrusion, accepte finalement, et lui demande de lui indiquer le chemin. Mais en regardant la main de la vieille lui montrant la direction, elle se rend compte que c’est une main d’homme ! Paniquée, elle fonce dans un bus pour demander de l’aide au chauffeur. Mais une fois de retour à la voiture, la petite vieille avait disparu. La police arrive sur les lieux et trouve dans son coffre, une tronçonneuse et des sacs-poubelles. Les policiers préviennent la jeune femme que le tueur en série surnommé, le Dépeceur de Mons (connu en Belgique), est de retour et qu’il faut être prudent. Reprenant un élément d’actualité belge (l’existence du tueur en série), cette légende reprend pourtant également des motifs de récits circulant au XIXème siècle : le voleur déguisé en femme qui attaque des fiacres et qui cache son arme. Des variantes de ce récit, véhiculé depuis les années 2000 en Belgique, ont pu être retrouvées dans les années 80 en Angleterre, aux Etats-unis. Le scénario étant le même, le nom du tueur en série, les caractéristiques de la jeune femme, la sorte d’armes retrouvées... changent toutefois s’adaptant à ceux qui diffusent le récit. La légende urbaine se propageant à travers les années et les continents, elle connaîtra donc quelques modifications liées à ses narrateurs successifs qui agiront comme un filtre, retenant certaines données, en développant d’autres en fonction de la personne à laquelle ils s’adressent, en fonction aussi de leur expérience, de leurs caractéristiques ethniques, socioculturelles, économiques, etc. Le récit variera sur le lieu, la date, les personnages… mais son scénario restera stable. La légende urbaine et ses rapports avec les autres genres narratifs La légende urbaine est un récit mêlant les caractéristiques d’autres genres narratifs tout en gardant sa spécificité propre. Comme le mythe, elle présente une histoire forte, avec de l’action et une chute morale qui permet à ses diffuseurs de communier avec leurs publics en partageant leurs normes et tabous. Elle légitime un ordre social ainsi que les visions idéologiques de la société et ses narrateurs croient au moins partiellement en son contenu. Paul Veyne demandait 81 si les Grecs croyaient totalement en leurs mythes, il explique que ce ne fut pas, la plupart du temps le cas, et que certains étaient davantage dans la croyance partielle ou considéraient le mythe non comme une histoire véridique mais comme un espace de représentation. C’est le cas également pour la légende urbaine, nous y reviendrons. Les narrateurs de la légende urbaine et du mythe provoqueront aussi l’adhésion au récit des auditeurs afin qu’il continue à se diffuser. 81 Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes, Paris, Le Seuil, coll. Points Essais, 1992. 54 Mais, contrairement au mythe, la légende va se rapporter à des personnages humains et non divins. Ce n’est pas une narration sacrée relatant l’origine des humains, des choses et des institutions, et son récit ne sera pas utilisé lors de rituels. La légende urbaine présente également des similitudes avec la légende traditionnelle. En effet, elles mêlent, toutes deux, réalité et fiction. Elles sont situées dans le temps et dans l’espace, sont des récits populaires reprenant des stéréotypes, des personnages profanes standardisés et contiennent une morale, souvent implicite. Mais alors que la légende traditionnelle situe son récit dans un lieu précis et dans un temps ancien, la légende urbaine l’ancre, elle, dans des lieux changeants et dans un passé récent. La légende traditionnelle s’axe aussi autour d’un personnage précis tandis que la légende urbaine change de personnage selon ses variantes et son narrateur grâce à la formule : l’ami d’un ami (ADUA). La légende traditionnelle, existant toujours actuellement, est rattachée à une société traditionnelle caractérisée, entre autres, par un enracinement régional et communautaire. Les narrateurs la racontaient oralement dans des lieux et à des moments spécifiques avant qu’elles ne soient écrites. C’est pour cela que leur diffusion était, à l’époque, localisée. La légende urbaine est, quant à elle, reliée à la société moderne puis postmoderne. Les échanges internationaux, la multiculturalité, le développement des villes, le développement des médias et de la « fiction » ainsi que le déplacement grandissant des populations ont influencé sa diffusion. De plus, sa narration n’est pas réservée à des narrateurs attitrés, ni à des lieux spécifiques. Même si la légende urbaine peut parler de nouveaux sujets comme la nouvelle technologie, elle actualise souvent ceux déjà traités par les légendes traditionnelles. Il existe une continuité, voire un chevauchement, entre ces deux genres narratifs : une même légende peut posséder une version traditionnelle et une version moderne, les criminels et les autostoppeurs fantômes des légendes urbaines remplaçant les mauvais esprits, le diable ou les saints des légendes traditionnelles. Le conte et la légende urbaine sont également proches car ce sont des créations en prose d’essence populaire, anonymes, collectives, où l’imaginaire joue un rôle essentiel. Ils contiennent tous deux des éléments stables comme des personnages stéréotypés. Mais contrairement au conte, la légende urbaine est considérée comme véridique. La personne qui la raconte, assure la responsabilité de son récit, va affirmer son authenticité, ce qui donne un engagement affectif plus important du public vis-à-vis du récit. Dans la légende urbaine, le personnage principal n’a aucun recours à la magie, ce sont les événements qui lui arrivent qui présentent un caractère surprenant, surnaturel, effrayant, dégoûtant… Dans la presse, et pour ceux qui croient en son contenu, la légende urbaine s’apparente 55 aussi à un fait-divers : ils possèdent tous deux la même rupture de l’ordre établi, avec des références à l’insolite, à la peur, à l’extraordinaire et la réactualisation de lieux communs et de stéréotypes qui suscitent l’adhésion du public. Pourtant à la différence du fait-divers, la légende urbaine concerne un événement fictif ou un authentique mais qui a été tellement remanié qu’il n’entretient plus qu’un lien ténu avec la réalité. De plus, celui qui raconte la légende urbaine y ajoutera une morale plus ou moins implicite. Certains faits-divers sont à l’origine de légendes urbaines et certaines légendes urbaines peuvent devenir des faits-divers si quelqu’un imite leur scénario dans la réalité par exemple. De nombreuses similitudes existent aussi entre la légende urbaine et la rumeur : la croyance dans leur authenticité, leur contenu instable, la mention de la source censée garantir leur véracité (c’est un tel qui me l’a dit). Pourtant des différences existent. La rumeur est, en effet, brève et réduite à une seule unité d’information. Par exemple : Isabelle Adjani est morte. La légende urbaine est, quant à elle, un récit contenant plusieurs unités d’informations articulées au sein d’un récit. La rumeur prend pour sujet une personnalité ou un produit identifié célèbre ou connu par ceux qui la propagent et c’est parce qu’elle concerne cette personne ou ce produit qu’elle interpelle. En revanche, la légende urbaine a, pour personnages, des anonymes caractérisés par quelques variables (sexe, âge…) ou par un prétendu lien avec son narrateur. L’intérêt du récit est l’événement relaté plutôt que l’identité des personnages. Du point de vue de la diffusion, la rumeur se transmet de manière localisée et est éphémère car le fait allégué peut être confirmé ou infirmé ou le public peut s’en lasser et s’intéresser à autre chose. La légende urbaine est, quant à elle, un récit qui traverse les années et les continents. Il y aurait tout de même une continuité entre la légende et la rumeur. En effet, la rumeur peut se développer, s’authentifier, s’incarner dans un récit légendaire et, inversement, la légende urbaine peut se simplifier, se réduire en un énoncé rumoral. Sur Internet, la légende urbaine peut être enfin considérée comme un hoax ou canular. Ce terme désigne les fausses alertes aux virus, les scams, les fausses pétitions ou chaînes de Saint Antoine, les rumeurs… propagées le plus souvent par le biais des courriels. Ce sont des informations fausses que leur créateur tient à faire passer pour vraies alors que les constructeurs de la légende urbaine sont généralement, eux, de bonne foi. Dans la littérature orale, un récit peut glisser d’un genre narratif à l’autre. Arnold Van Gennep explique ainsi dans La formation des légendes 82 82 comment s’effectue le Arnold Van Gennep, La formation des légendes, Paris, Flammarion, 1910 56 passage du conte à la légende : un conte devient légende lorsqu’il se spatialise (lorsqu’il s’ancre dans un lieu précis), lorsqu’il se temporalise (lorsque le narrateur attribue une date aux événements qu’il relate) et lorsqu’il s’individualise (lorsque le personnage ne représente plus un archétype mais un individu précis). Et inversement. De même, un mythe qui s’inscrit dans l’histoire et dont les personnages deviennent humains se transforme en légende. Une légende transposée dans un monde et dans un temps où les dieux existent devient un mythe. Une légende ou un mythe dans lequel on ne croit plus se transforme en conte... Beaucoup de légendes urbaines trouvent ainsi des équivalents anciens dans les fables, les contes orientaux ou ceux de la Renaissance. Le narrateur peut aussi faire glisser un récit d’un genre à l’autre selon la manière dont il le classe et la manière avec laquelle il le raconte : s’il insiste sur le côté comique d’une légende urbaine en minimisant ses côtés authentique et moralisateur, elle deviendra une histoire drôle. Il se peut aussi qu’un même récit puisse être considéré comme une légende urbaine dans un pays et comme une histoire drôle dans un autre. C’est le cas du récit En plein phare83, qui était à l’origine une histoire drôle canadienne et devint une histoire considérée comme vraie aux Etats-Unis, en France et au Maroc. En voici la version canadienne francophone (1996) : L'histoire suivante est véridique (affaires maritimes canadiennes, Octobre 1995) : transcription d'une communication radio entre un bateau de l'US Navy et les autorités canadiennes au large de Newfoundland. Américains : Veuillez vous dérouter de 15 degrés Nord pour éviter une collision. A vous. Canadiens : Veuillez plutôt vous dérouter de 15 degrés Sud pour éviter une collision. A vous. Américains : Ici le capitaine d'un navire des forces navales américaines. Je répète : Veuillez modifier votre course. A vous. Canadiens : Non, veuillez dérouter, je vous prie. A vous. Américains : ICI C'EST LE PORTE-AVIONS USS LINCOLN, LE SECOND NAVIRE EN IMPORTANCE DE LA FLOTTE NAVALE DES ETATS-UNIS D'AMERIQUE. NOUS SOMMES ACCOMPAGNES PAR 3 DESTROYERS, 3 CROISEURS ET UN NOMBRE IMPORTANT DE NAVIRES D'ESCORTE. JE VOUS DEMANDE DE DEVIER DE VOTRE ROUTE DE 15 DEGRES NORD OU DES MESURES CONTRAIGNANTES VONT ETRE PRISES POUR ASSURER LA SECURITE DE NOTRE NAVIRE. A VOUS. Canadiens : Ici, c'est un phare. A vous. Américains : [silence] 83 http://www.hoaxbuster.com/hoaxliste/hoax_message.php?idArticle=35290 57 Si elle est crue, la légende urbaine sera considérée comme fait divers. Elle peut également devenir réelle par un phénomène d’autoréalisation84 ou encore par le phénomène d’« ostension », terme adapté et introduit dans la terminologie folklorique anglo-saxonne par Linda Dégh et Andrew Vázsonyi85, qui désigne les comportements réels d’individus qui imitent le scénario d’une rumeur ou d’une légende. Et de fait, certaines légendes ont servi de modèles à des criminels souhaitant susciter les mêmes peurs que celles révélées ou produites par le récit86. Certains se sont ainsi inspirés de la légende des agressions commises sous la menace d’une seringue contaminée par le V.I.H. ! La légende urbaine est utilisée aussi très souvent dans des fictions : elle inspire le cinéma (le film Candyman, par exemple), les courts-métrages, la publicité, les séries télévisées... La série policière canado-américaine Les experts a ainsi expliqué et démenti la légende du plongeur mort retrouvé dans une forêt calcinée. Selon la légende, le plongeur nageait dans un lac et aurait été happé par un canadair se réapprovisionnant en eau. Celui-ci aurait ensuite déversé cette eau au-dessus d’une forêt en feu, larguant du même coup son passager « clandestin » qui mourut dans sa chute ! La légende urbaine est reprise aussi dans les courts-métrages. Exemple : Une petite vieille avec un étranger dans un train. Elle s’étonne de le voir manger ses biscuits. Choquée, elle ne dit rien mais n’en pense pas moins et rageusement, continue à se servir ! Ce n’est qu’après sa descente du train, qu’elle aperçoit son propre paquet de biscuits non-entamé dans son sac ! C’est en fait elle qui s’était servie impoliment dans le paquet de l’étranger. Selon Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard87, ce motif intitulé « le partage par méprise » a été ainsi utilisé de 1987 à 1993 dans au moins cinq courts-métrages. Les auteurs de ces fictions pensaient traiter de manière fictionnelle un fait divers authentique et se sont accusés parfois mutuellement de plagiat. Les légendes urbaines inspirent aussi la littérature. L’une d’entre elles raconte qu’un Roumain immigré aux Etats-Unis décida de rentrer en Roumanie pour visiter sa mère et sa sœur qu’il avait laissées gérer l’auberge familiale. Voulant leur faire une surprise, il s’y rendit incognito et demanda à y loger. Sa mère et sa sœur ne le reconnurent pas et pensant que cet « étranger » était riche, elles décidèrent de le tuer dans son sommeil afin de le voler. Ce n’est qu’au petit matin qu’elles comprirent toute la gravité de leur méfait en reconnaissant l’homme. De chagrin, la mère se suicida et la sœur sombra dans la folie ! Cette légende fut reprise dans deux ouvrages d’Albert Camus, en tant que fait-divers 84 Concept proche de celui développé par Robert Merton : la prédiction créatrice (self-fulfilling prophecy). Linda Dégh, Andrew Vazsonyi, « Does the world ‘dog’ bite ? Ostensive action : a means of Legend Telling », in Journal of Folklore Research, n°20, 1983, pp. 5-34 86 Jean-Bruno Renard, Rumeurs et légendes urbaines, Paris, Presses universitaires de France, coll. Que sais-je ?, 1999, p. 125. 87 Véronique Campion-Vincent, Jean-Bruno Renard, De source sûre, Nouvelles rumeurs d’aujourd’hui, Paris, Payot, 2005, pp. 148-149. 85 58 parcouru dans le journal par le héros de L’Étranger et comme argument central de sa pièce Le Malentendu. Les récits n’existent que parce qu’ils sont racontés d’un individu à un autre dans un processus de communication bien défini. Le narrateur choisit la façon dont il va raconter le récit et son genre narratif en fonction de 88 ses intentions et des efficacités qu’il lui attribue. De plus, quand le public écoute un récit, ce dernier lui en rappelle d’autres qu’il a déjà entendus précédemment et qui ont des caractéristiques semblables, qui utilisent les mêmes 89 codes génériques . Ce souvenir influence le genre dans lequel il le classera ainsi que son 90 horizon d’attente du récit. Or, le récit de la légende urbaine pouvant passer aisément d’un genre à l’autre et être considéré, si l’individu croit en sa véracité, comme appartenant à un autre genre que celui auquel il appartient : le fait divers, comment cerner les « véritables » codes génériques des légendes urbaines, leurs spécificités au niveau du récit ? C’est très difficile ! Cette facilité avec laquelle la légende urbaine peut passer d’un genre à l’autre amène Vincent Fayolle et Michel Barroco 91 à considérer la légende urbaine comme un genre de passage : d’un fait divers, elle serait amenée à se transformer en conte. Comment le média influence-t-il la forme et le contenu de la légende urbaine ? La légende urbaine apparaît dans divers médias (Internet, presse…) qui influenceront la forme de son récit et la présence du narrateur dans ce dernier. Dans les articles de presse, le journaliste va s’effacer du récit, ne divulguant pas son opinion, seulement les prétendus faits, alors que celui qui envoie une légende urbaine par courriel s’approprie le récit, le signe et peut même l’accompagner de phrases dévoilant son opinion quant à sa véracité ou aux comportements de ses personnages (phrases moqueuses, exhortations, appel à la prudence…). La légende urbaine n’apparaît pas non plus toujours sous la forme d’un récit complet, clos. Dans les conversations orales, dans les démentis, dans les textos ou encore sur les forums internet, l’internaute peut seulement résumer le récit, reprendre son nœud narratif, son « kernel story » comme dirait Gary Alan Fine pour laisser la place aux discussions sur son contenu ou parce que le média ne lui permet pas de le raconter entièrement. La forme de la légende urbaine s’adapte donc, reflétant ainsi l’hybridité des supports et des genres 88 Un récit peut être, par exemple, efficace pour diffuser des normes, maintenir la cohésion sociale, entretenir le lien social et les visions idéologiques de la société, réaffirmer une partie de son identité,... 89 Codes propres au genre narratif d’un récit. 90 L’horizon d’attente est un concept repris par Hans Robert Jauss et qui consiste dans les attentes que le lecteur peut avoir d’un texte selon le genre dans lequel il le classe. Chaque genre instaure des codes génériques : par exemple, dans un roman de fantasy, on peut s’attendre à ce que le héros soit confronté à la magie mais pas dans le genre biographie. L’auteur peut néanmoins jouer avec ces codes ou les détourner pour surprendre le lecteur. 91 Michel BARROCO, Vincent FAYOLLE, « Mondes souterrains, légendes urbaines et méta-destination : vers une dynamique des genres narratifs », in Sociétés, n°73, 2001/3, p. 89. 59 narratifs. Seul son noyau subsistera quel que soit le média, lui permettant de s’adapter à chaque public, situation, contexte… Pourquoi les individus diffusent-ils les légendes urbaines? Qu’est-ce qui, dans leur énoncé et leur énonciation, peut nous renseigner sur l’identité, les rôles et les intentions de ceux qui diffusent ces récits ainsi que sur la finalité de ces derniers ? J’ai étudié 300 légendes urbaines écrites, collectées aléatoirement, par une analyse sémiopragmatique, c’est-à-dire une analyse de contenu qui permet, par la recherche d’indicateurs dans l’énoncé (les marqueurs de personnes, les ellipses, les actes de langage, les modalisateurs…), de comprendre les intentions du narrateur du récit et la relation qu’il entretient avec son public. Tous ces récits ont des points communs. Dans une légende urbaine, – il y a toujours une polyphonie dans le récit c’est-à-dire que le public peut « entendre » la voix de plusieurs personnes dans le récit : l’auteur du récit écrit, celui 92 qui le raconte, celui qui le diffuse qui en est parfois distinct , les différents personnages… – certains personnages sont là pour garantir la véracité du récit. On va parler de la réaction de la police, de médecins… qui seront les garants d’authenticité. – celui qui raconte la légende semble apporter une information nouvelle, authentique, non-ambigüe et intéressante pour son public. – le scénario est simple et utilise des situations de vie courante (aller au restaurant, passer un examen médical, faire la fête…). – C’est au sein de ces situations que va se produire un événement inattendu : drôle, effrayant, dégoûtant… – les normes sociales, morales ou culturelles sont toujours transgressées. – Certaines des nourriture…), thématiques d’autres abordées sont modernes sont transhistoriques (comme la peur (nature, des sexe, nouvelles technologies…). Malgré ces éléments, il existe cinq prototypes distincts de légendes urbaines selon le personnage principal mis en évidence, les objectifs du narrateur, le rôle attribué au lecteur et le message implicite du récit. Premièrement, il y a la légende d’avertissement C’est le type majoritaire des légendes urbaines. Elle met en scène un personnage principal (homme, femme, enfant…) ou l’ami d’un ami à qui l’auditeur peut s’identifier. Ce personnage est la victime innocente d’un opposant (animaux, tueurs, agresseurs de toutes 92 Un internaute qui clique sur le bouton « faire suivre » pour diffuser une légende qu’il a reçue n’est plus celui qui la raconte. 60 sortes, escrocs, nouvelles technologies...) appartenant à un autre groupe (ethnique, de genre, religieuse…) et qui lui veut du mal. Sous une apparence inoffensive, il va piéger sa victime. C’est par exemple l’histoire d’une femme qui est abordée, dans le parking d’un grand magasin, par deux étrangers qui lui proposent d’acheter un parfum de luxe à très bas prix. Ils l’emmènent dans une ruelle sombre, elle respire le contenu du flacon mais ce n’est pas du parfum ! C’est de l’éther et elle tombe évanouie. Ils lui volent son sac, mais dieu sait ce qu’ils auraient pu faire d’autre ! Faites très attention et prévenez les femmes de votre entourage afin qu’elles soient prudentes ! La légende de notre préface fait aussi partie de ce prototype. En général, le narrateur de ces légendes fait partie du groupe d’appartenance de son public et du personnage principal, la victime. Son rôle est d’informer, d’avertir, de conseiller ses proches : « Diffusez ce message ! Faites attention !» Le public va alors diffuser ce message de prévention, d’alerte par rapport à la nature sauvage, à l’étranger, à l’Autre auprès de son groupe d’appartenance pour le protéger. Même si elle contient un message négatif de mise en garde, la légende le poursuit par un message positif de l’utilité du groupe d’appartenance qui vous prévient des dangers. Deuxièmement, il y a la légende moralisatrice. Dans ce type de légende, le personnage principal recherche le plaisir, le succès et en est puni. Cet anti-héros va, à la place, être confronté à la honte, l’échec, parfois même la mort. Il est rejeté par le public comme un coupable qui a eu ce qu’il méritait. En se distanciant de son comportement, ceux qui diffusent la légende sont valorisés. Exemple : Une jeune fille fête son anniversaire. Ses amis la font boire plus que de raison et lui proposent un pari : elle doit avaler un têtard ! Elle accepte et elle l’avale … Peu de temps après, alors qu’elle mange bien, elle commence à maigrir énormément mais garde un ventre gonflé, faisant des bruits bizarres ! Elle va voir un médecin qui lui impose une échographie : ils découvrent une énorme masse dans son abdomen. Panique : tout le monde pense à une tumeur. Elle se fait opérer, et lorsque le chirurgien ouvre son abdomen, en sort une énorme grenouille d’1,8 kg vivante qui part de la salle d’opération en faisant des bonds. Le narrateur de ce type de légende se permet souvent de donner son opinion sur le personnage en s’en moquant ou en faisant de l’humour. Il agit donc en moralisateur implicite : il déconseille implicitement à son public de boire trop sous peine qu’il vive le même type de mésaventures. Adhérer à ce message montre qu’il existe une complicité de valeurs entre le narrateur et le public. Troisièmement, il existe la légende de vengeance. Son personnage principal est un héros positif auquel le public peut s’identifier. Il est aussi 61 victime d’un opposant, mais il finit par s’en venger physiquement ou moralement, souvent de manière intelligente ou humoristique ; ce qui le valorise. Exemple : Un mariage mondain, 400 invités parmi lesquels les relations d’affaires des parents des mariés. Le jeune marié fait un petit discours. Il remercie sa femme qu’il aime, et son témoin qui a toujours été là pour lui. Il annonce qu’il va leur faire un cadeau et demande à tout le monde de regarder sous leur chaise. Les invités y trouvent une enveloppe comprenant des photos du témoin et de la mariée dans des positions que le Kama-Sutra ne renierait pas. Sur cette révélation, le marié part laissant à sa belle-famille le soin d’expliquer la situation à leurs relations. Il fait annuler l’union et leur laisse le soin de payer tous les frais et d’assumer la honte de cet épisode. Même si le public ne connaît pas le personnage, il s’approprie sa vengeance et transmet le récit pour la perpétuer. Le récit diffuse les opinions d’un groupe bien pensant, aux valeurs morales prégnantes, qui ne se laisse pas faire. Le message implicite est l’importance de remettre à sa place de manière intelligente ceux qui ne partagent pas les mêmes valeurs et qui veulent profiter d’eux. Quatrièmement, il y a la légende de mystère. C’est une histoire étonnante qui est arrivée à un inconnu et qui va laisser l’auditeur ou le lecteur dans le doute et le questionnement face au mystère de la vie et de la mort. La légende va raconter la présence ou les actes d’une créature qui a des caractéristiques anormales. Exemple : Près de Montpellier vers 4h du matin, quatre jeunes rentrent de discothèque en voiture. Sur le bas-côté, ils aperçoivent une femme habillée en blanc qui fait de l’auto-stop. Ils s'arrêtent, lui proposent de la raccompagner et sans répondre, elle ouvre la portière et s’assied à l’arrière. Le conducteur reprend sa route et se met à rouler à vive allure. Avant un tournant, il entend un énorme cri ! Il se retourne et … l’auto-stoppeuse a disparu. À sa place, les jeunes trouvent un sac avec une adresse. Le lendemain, perturbés, ils s’y rendent. Un vieux monsieur ouvre la porte et après avoir entendu leur histoire et vu le sac, il leur raconte qu’il s’agit du sac de sa fille morte il y a cinq ans d’un accident de la route dans un virage pas loin de là… Avec ce genre d’histoire, les narrateurs ne peuvent donner de conseils face à l’attitude à adopter en cas de confrontation similaire. Le public n’est pas en danger immédiat mais ne peut pas se protéger ni se prévenir de cette rencontre. Le message implicite de la légende moralisatrice est que le paranormal existe. Elle permet notamment de discuter de la réalité de certains phénomènes extraordinaires. Cinquièmement, il existe la légende urbaine cynique. Ce type de légende est rare mais souvent très drôle. Le personnage principal contre les règles de politesse, de respect ou d’autorité pour avoir du succès et dévaloriser un opposant 62 qui est souvent une pression morale, une figure autoritaire se donnant pour rôle de faire respecter les règles sociales. Cet opposant peut être un parent, un professeur, un patron… Le héros, par son culot, va contrer les règles et, contrairement à la légende moralisatrice, ne va pas en être puni mais, au contraire, valorisé. Ce type de légende est très présent dans le folklore universitaire. Exemple : l’examen d’ornithologie : Un étudiant doit passer un examen avec un professeur réputé autoritaire et injuste. À son arrivée à l’université, il voit tous les étudiants en pleurs, ayant raté l’épreuve. L’étudiant inquiet entre dans la salle d’examen, et voit que le professeur a recouvert un tas d’oiseaux empaillés d’un drap, ne laissant visible que leurs pattes. Le professeur demande alors à l’étudiant de lui donner en latin le nom de ces oiseaux en les reconnaissant uniquement par leurs pattes. Cela ne fait pas du tout partie de la matière du cours ! L‘étudiant s’insurge « Ce n’était pas prévu… ». Il refuse de répondre, fait un scandale laissant le professeur heureux car ayant atteint son but : pouvoir le buser ! Ce dernier lui demande son nom pour lui mettre un zéro. Et là l’étudiant le regarde, soulève son pantalon et en lui montrant ses chaussettes, lui dit : « Vous ne savez pas qu’on peut aussi identifier un étudiant à partir de ses pieds. Trouvez donc mon nom ! » Le message implicite de ce type de légende est que le culot paye et que même face à l’autorité, on peut trouver un moyen de l’emporter, de contourner les règles avec les honneurs. Ce message humoristique provoque un désir d’imitation chez le lecteur. Transmettre cette légende, c’est s’approprier par procuration cette victoire culottée et espérer pouvoir faire de même dans une situation similaire. Il existe donc cinq prototypes différents de légendes urbaines mais un récit peut passer d’un type à l’autre selon le personnage mis en évidence par le narrateur, ses objectifs, le message implicite qu’il veut diffuser…, permettant une adaptation de la légende à tous les types de contextes, de situations, d’individus. Quels sont les effets des légendes urbaines, sur les individus sceptiques ou croyants ? La légende urbaine est destinée à être crue et c’est la croyance dans son récit qui influencera l’individu dans le choix de le diffuser et dans d’autres comportements. Car la légende urbaine a des effets. Chaque type de légendes va provoquer des actes de diffusion plus ou moins importants grâce aux injonctions explicites du narrateur qui y incitent (« Lisez et transmettez », « Photocopiez », « Distribuez »…), le présentant comme un acte de solidarité. Quand le danger semble proche (parce qu’il concerne l’alimentation, les lieux de loisirs ou quotidiens…), qu’il touche le physique (agression, maladie…) et concerne une grande partie de la communauté (les femmes, les consommateurs…), certains pourront alerter les autorités, éviter les lieux, les produits ou les gens incriminés et accroître leurs 63 comportements de prudence et de méfiance. Ils pourront également, dans de rares cas, commettre des actes physiques contre des individus appartenant au groupe d’appartenance des personnages dévalorisés. D’autres pourront développer une curiosité malsaine qui les fera aller justement dans les lieux cités dans l’espoir d’être témoins de l’événement. Cela peut avoir des conséquences économiques importantes notamment pour les industries et commerces mentionnés (c’est le cas d’Ikea qui a connu une baisse de sa clientèle après la diffusion de la légende urbaine sur le prétendu kidnapping d’enfant diffusé en 2005 en Belgique), des conséquences socioculturelles comme le rejet de certaines communautés, voire des conséquences politiques (le dépôt de projets de loi, signer des pétitions…). Mais ces récits ne déclenchent que rarement des réactions de panique aiguë. C’est ce qu’a pu démontrer Edgar Morin en étudiant la « rumeur d’Orléans » 93 diffusée dans les années 60 à Orléans. Cette légende urbaine racontait qu’une jeune femme allant essayer des vêtements dans un magasin (dont le propriétaire est souvent présenté comme juif), ne réapparaît pas. Son fiancé entre dans le magasin, la cherche partout et en arrive à fouiller la cabine d’essayage. Il découvre une trappe et sous cette dernière, sa fiancée ligotée et droguée ! Elle allait être enlevée dans le cadre de la traite des blanches. Entendant ce récit, d’autres filles, au lieu de fuir le magasin incriminé, s’y rendirent et furent assez déçues qu’on n’ait pas essayé de les enlever ! Cela signifiait qu’elles ne devaient pas être assez séduisantes. Les légendes urbaines ne provoquent pas souvent une panique aiguë car, selon Véronique 94 Campion-Vincent , le grand public a une perception des événements relatés à la fois intermittente (ce n’est pas une préoccupation constante mais une préoccupation qui apparaît au hasard de l’actualité) et indirecte (c’est par le relais d’autres personnes ou des médias que l’individu connaît l’événement). Quoi qu’on en dise, personne ne connaît vraiment quelqu’un à qui cela est arrivé ! Certains individus peuvent aussi imiter des héros positifs ou négatifs des légendes urbaines comme nous l’avons expliqué plus haut. Toutes les légendes peuvent enfin confirmer des stéréotypes existants chez le public sur les étrangers par exemple ou au contraire modifier des représentations sur les phénomènes, événements ou personnages présentés dans les récits, provoquer l’angoisse, ou d’autres affects. Ces effets sont souvent liés au degré de croyance que l’individu porte au récit. Cette croyance est influencée par plusieurs facteurs : psychologiques, sociaux, culturels, cognitifs, contextuels, relationnels, etc. Chacun d’entre eux a un impact différent selon les 93 Edgar MORIN, et al., La rumeur d'Orléans, Paris, Seuil, 1969. Véronique CAMPION-VINCENT, « Situations d'incertitude et rumeurs : disparitions et meurtres d'enfants », in Communications, n°52, 1990, pp. 51-52. 94 64 spécificités du public, son sentiment d’appartenance à son groupe d’appartenance, le contexte et le mode de diffusion de la narration. Si la légende confirme des croyances existantes, alors le public y croira davantage au point de faire abstraction de certaines informations inexactes. En effet, si l’on reprend la légende du Parfum, respirer de l’éther pendant quelques secondes n’est pas suffisant pour tomber évanoui ! Plus il y a de gens y croyant et la diffusant, plus le public serait influencé car il peut se dire qu’ « il n’y a pas de fumée sans feu » ! Si celui qui entend la légende a confiance dans le narrateur car il l’estime compétent ou crédible, il y croira aussi plus facilement. Il y a des médecins qui transmettaient, par exemple, la légende urbaine des décalcomanies au LSD qui seraient distribuées par des dealers à la sortie des écoles et qui rendraient les enfants dépendants. Or si on analyse le contenu de la légende, lorsqu’on s’appose une décalcomanie, on lèche son bras pour qu’elle puisse y adhérer. On ne lèche pas la décalcomanie elle-même ! Donc si elle contenait de la drogue, on ne serait pas en contact avec cette dernière, le LSD ne traversant pas la peau. De plus, cela n’aurait aucun sens de donner de la drogue à de jeunes enfants d’école primaire puisqu’ils ne possèdent généralement pas d’argent. Les dealers n’en tireraient donc aucun profit. Le narrateur de la légende va également choisir son public et privilégiera celui qui le suivra dans ses propos. Pour être crédible, il utilisera des procédés pour renforcer la vraisemblance et la croyance en l’énoncé : il ajoutera des détails et des termes à consonance scientifique comme des noms de maladie (la leptospirose…). Il veillera aussi à ce que la forme du message soit attractive et tentera d’impliquer le lecteur dans le récit en mettant en scène des personnages, un décor, des thèmes proches de lui pour qu’il s’y identifie. Il jouera sur les affects, tentera de le culpabiliser, de provoquer sa peur... Mais attention, les individus révisent et nuancent en permanence leur interprétation d’un récit selon les circonstances. On va, par exemple, davantage croire au récit de l’examen d’ornithologie si on est un étudiant en période d’examen que le reste de l’année. Le contenu des légendes urbaines ne reflète donc pas leur véritable perception de l’événement relaté mais souligne certaines représentations figées qui pourront, ensuite, être nuancées. L’adhésion à une légende n’est, de plus, pas forcément inconditionnelle et peut être partielle ou probabiliste. Les individus peuvent ainsi diffuser un récit sans y croire radicalement en pensant que même s’il est faux, son contenu cache une vérité utile à diffuser car elle touche des thèmes fondamentaux (comme la sécurité du groupe par exemple) ou qu’il est possible qu’un événement similaire ait eu lieu. Ceux qui diffusent la légende n’ont pas non plus tous la vocation de faire croire que le récit est vrai mais veulent parfois seulement partager des valeurs. 65 Les sceptiques influencent aussi la diffusion d’une légende : 1) en radicalisant la position des croyants obligés de se défendre et en 2) leur permettant d’affiner l’histoire et de la crédibiliser. Les crédules comme les sceptiques construisent donc la légende ensemble. Même une fois la légende démentie, l'individu peut garder en mémoire l’impression qu'il s'est passé quelque chose de louche et d'important, ... Finalement quand il entendra un fait-divers approchant, il va se souvenir de la légende urbaine et ainsi la réactiver. À quoi sert une légende urbaine ? Diffuser le récit peut être un moyen de se valoriser auprès soit de ses proches, soit des gens partageant les mêmes valeurs car cela permet de devenir un informateur, un conseilleur, un divertisseur, un pôle de connaissance et d’identité. Les narrateurs vont diffuser les légendes urbaines chez certaines personnes qu’ils vont choisir et selon un ou plusieurs modes de diffusion (Internet, tract, oralement) qu’ils choisiront aussi en fonction de leurs objectifs. Ces choix influenceront le contenu de la légende, la perception que le public en aura ainsi que la pérennisation du récit. Pour certains, la légende urbaine ne serait destinée qu’à divertir. Mais, selon moi, elle permet à l’homme de parler, de manière symbolique, de lui et de sa communauté. Elle donne du sens aux événements, propose des conseils ou réduit l’angoisse en répondant à un besoin de certitude et de prédictibilité. Il est, en effet, très difficile de savoir quand on va se faire agresser, où et par qui, la légende urbaine propose un scénario acceptable qui peut aider à éviter certaines situations jugées dangereuses dans le récit. Ces légendes soulignent d’authentiques problèmes sociaux actuels et créent du sens. Informer, prévenir d’un danger, interdire ou condamner un comportement, s’approprier la satisfaction d’un acte tendancieux - ou juste mais risqué - ou encore surprendre par l’existence du paranormal dans le quotidien sont autant de messages qu’elles peuvent diffuser. Tous font appel à la solidarité des membres d’un groupe d’appartenance et entretiennent le lien social puisqu’ils rappellent, parfois par opposition, son existence et ses valeurs et augmentent le sentiment d’appartenance de ses membres en les faisant participer au groupe. Les individus, croyant et diffusant une légende urbaine, forment ainsi une communauté virtuelle partageant, ne fût-ce qu’un instant, une même vision du monde. Cette vision pourra influencer positivement ou négativement leurs environnements personnel, social, économique et politique en les affaiblissant (par la théorie du complot par exemple) ou en les renforçant (l’adoption de lois contre la prostitution par exemple), tout comme ces 66 environnements pourront avoir un impact sur la popularité, la création et la réactualisation de certains récits. Consolidées par la croyance en leur énoncé, les légendes urbaines contribueraient à construire et renforcer l’identité de ceux qui les diffusent par leur narration. Aujourd’hui chaque individu a des identités multiples : on peut s’identifier en tant qu’homme ou femme, employé ou ouvrier, Européen ou Français... Or chacun de nos groupes identitaires veut se constituer comme un « nous », un ensemble autonome et homogène. Et c’est dans le refus de s’identifier à un autre groupe qu’il peut s’affirmer et devenir ce « nous ». Dans toutes les légendes, il y a une opposition entre deux groupes identitaires. Celui de ceux qui diffusent le récit, auquel appartient le héros positivé, est valorisé. Il défend ses valeurs et ses membres sont liés par une complicité humoristique. Il projette sur un autre groupe, auquel est associé le personnage dévalorisé du récit, des comportements ou des idéaux qu’il rejette. La légende urbaine permet ainsi de réaffirmer une identité et des valeurs souvent conservatrices en désignant les individus qui ne les partageraient pas. Comme cette désignation ne repose pas sur des faits mais sur des croyances et des stéréotypes, les désignés sont des boucs émissaires, des prétextes parce qu’il faut bien nommer ses opposants pour se nommer soi. C’est l’identité du personnage rejeté du récit qui permettra, par opposition, de savoir quelle est l’identité positivée que les diffuseurs de la légende urbaine mettent en évidence. Même si les situations identitaires ne sont jamais simples et ne peuvent se résumer à une opposition stricte et immuable entre deux groupes dont l’un serait bourreau et l’autre victime, les récits des légendes urbaines ne reflètent pas cette réalité et se construisent sur une opposition figée, une clarification simplificatrice des limites de l’un de nos groupes d’appartenance, qui facilite la représentation du monde et de soi. Choisir de croire ou non dans le récit (s’identifier comme sceptique, croyant modéré ou croyant radical), d’adhérer ou non au message véhiculé ou à une partie de ce dernier et à l’identité qu’il évoque, choisir ensuite de le diffuser ou non, choisir ses futurs destinataires, choisir de quelle façon « transmettre » le message, choisir d’en souligner certains aspects ou de le nuancer, choisir d’en discuter sont autant de décisions qui dévoilent l’identité que celui qui diffuse la légende veut mettre en évidence. Mais au-delà de ces choix, par le contenu des légendes urbaines, nous pouvons percevoir que ceux qui les diffusent se perçoivent comme sains d’esprit, en bonne santé, défendant des valeurs conservatrices d’origine judéo-chrétienne et voulant se défendre grâce à l’entretien du lien social existant entre les membres de l’un de leurs groupes 67 d’appartenance. La légende urbaine place les individus devant le caractère essentiel d’être reliés entre eux, d’avoir une vision commune, de partager des normes et de s’entraider. Cette conférence se base sur des légendes urbaines diffusées dans les pays occidentaux industrialisés. Elles présentent donc sûrement des différences au niveau de la forme et du contenu par rapport aux légendes urbaines diffusées au Sud, différences qu’il serait intéressant d’étudier. 68 Maria Patrini Maria Patrini est directrice de recherches au département des Lettres à l’Université du Rio grande do Norte/Brésil. Docteur en Anthropologie Sociale, elle fait aussi partie du « Programme d’études sur le langage ». Dans le cadre d’un programme d’échange franco-brésilien, elle a obtenu une bourse qui lui a permis de séjourner en France de 1994 à 1998. En 1998, elle a soutenu à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, une thèse intitulée : Le conteur contemporain : une étude de la transmission et de la réception orales du conte en France. C’est cette thèse qu’elle a adaptée pour un large public et qui a paru en 2002 sous le titre Les conteurs se racontent. Au Brésil ce livre a été publié en 2005, il a reçu le titre « A renovação do conto oral – emergência de uma prática ». Dans le cadre de l’anthropologie sociale, l’histoire culturelle et la littérature comparée, ses recherches sont axées dans les thèmes de l’oralité, l’écriture et la performance. Depuis le post-doctorat fait à Paris, à E.H.E.S.S, ses études sur les pratiques d’écriture privilégiant les recherches sur les cahiers de terrain d'anthropologues (Roger Bastide) et de journalistes/correspondants de guerre (Rubem Braga). Publication : Les conteurs se racontent – Patrini Maria - Slatkine – 2001 69 « Le nouveau conteur : oralité, performance et identité95 » par Maria Patrini Paul Zumthor, dans son Introduction à la poésie orale, a souligné la constance d’une des figures du conteur dans l’imaginaire collectif, l’une des plus mystérieuses, celle du conteur aveugle96. Cette image renvoie aux hommes un regard intérieur et rend claire la métaphore selon laquelle le conteur, « c’est celui qui donne à voir » et il poursuit : « la communauté confiait mythiquement la détention de la Parole Première à celui qui n’est que Voix » (P. Zumthor, op. cit., : 221). Aujourd’hui, à l’orée du troisième millénaire, ces représentations du conteur et de la parole conteuse survivent dans l’imaginaire des hommes et accompagnent, parfois comme une obsession, le nouveau conteur. Dans certains pays, et ici nous pouvons inclure le Brésil, la narration orale et publique des contes, fait encore partie intégrante de la culture populaire et joue un rôle important de divertissement et de cohésion sociale. Ainsi nous pouvons dire que le conte populaire oral n’est pas seulement une forme littéraire orale ; c’est une pratique sociale. Une pratique d’actions et de représentations qui a ses motifs, ses causes et ses règles, insérés dans un contexte de reformulation et de résistance à la discipline et à la vigilance. Dans les actions et représentations de la culture populaire, le silence, l’implicite, l’invisible, sont souvent plus importants que le manifeste lui-même. Pourtant, l’intérêt pour la pratique du contage en France ne date guère que des années 30. Pendant très longtemps les chercheurs de différents domaines se sont surtout intéressés au contenu du conte. L’art des conteurs, leur personnalité et leur milieu, l’exercice du contage ont toujours souffert d’un désintérêt, mais les perspectives d’approche commencent à changer. Ce changement d’intérêt nous amène à de nouvelles réflexions. Dans cette perspective où le conteur et sa pratique de raconter prennent la place de personne-sujet de la recherche, la notion de performance nous semble extrêmement riche en promesses. Le printemps de la parole À la fin des années 60, en France, les premiers signes d’une rénovation du conte oral semblaient coïncider avec un mouvement de prise de parole. C’est dans cette ambiance et dans la nouvelle façon de regarder l’homme, la société et ses manifestations que Mai 68 a stimulé, entre autres choses, la réhabilitation du conte et la production d’une oralité en réaction aux arts établis. Avec cette incitation à la prise de parole, un phénomène de réhabilitation du conte oral et de la pratique de transmission renaissait dans nos sociétés. Ce mouvement nous a apporté des données sur une génération qui a introduit « une innovation 95 Ce texte fait partie de ma thèse soutenue à l’E.H.E.S.S., à Paris. Cette recherche a été diffusée, également, dans des congrès nationaux et internationaux. Elle a été publiée par les Editions Slatkine (2002, 320p.) sous le titre : Les conteurs se racontent. Au Brésil, elle a été publiée par Editora Cortez, A renovação do conto –emergência de uma prática oral. 2005. 96 BRICOUT B., dans « Les rois mages », Le Renouveau du Conte : colloque international, Paris, Musée national des arts et traditions populaires, 21, 22, 23 et 24 février 1989 / éd. G. CALAME-GRIAULE, Paris : CNRS, 1991.p.35, cite aussi Paul Zumthor, en disant qu’il nous rappelle que « le nom d’Homère fut d’abord interprété par les Grecs comme signifiant l’« Aveugle », qu’en Chine la diffusion des poèmes du Che-King ou au Japon, celle de la geste des Taïra, était attribuée à des chanteurs frappés de cécité » (Zumthor, 1983 : p. 218-219). 70 formidable - et dont les effets sont, souvent, encore présents - dans la vie des sociétés contemporaines, de la société française tout particulièrement, (...) »97 et sans doute en ce qui concerne le retour du conte oral et d’une recréation de ses expressions de transmission. Les conteurs nous semblent avoir trouvé, à ce moment-là, un terrain fertile pour donner force à leur voix. À présent, ils cherchent encore, à travers l’art de raconter, la parole en liberté que le conte peut offrir aux hommes. Les recherches nous confirment que les agents de cette quête, dans la plupart des cas, relèvent d’une seule génération, malgré les différences que nous notons dans leur parcours de vie ainsi que dans leur sensibilité politique, artistique et littéraire. Si nous évoquons Mai 68 et, entre autres, une de ses revendications « la peur que la mémoire disparaisse », nous pouvons dire que les conteurs dans des formes actualisées d’oralité, maintiennent cette parole qui accompagne l’homme depuis longtemps et notre patrimoine narratif. La narration serait pour le conteur et les auditeurs comme une rupture avec l’expérience artistique consacrée. Ainsi dans cette étude, la personne du nouveau conteur est le produit et l’agent du phénomène du renouveau du conte. Il est l’exécuteur des transformations de la façon dont se transmet le conte ainsi que de ses changements. Il représente l’une des voies et l’une des voix porteuses de l’oralité et de la richesse des significations que l’homme semble réclamer. Le conteur est porteur du conte ainsi que de l’art de conter. Les conteurs d’aujourd’hui affrontent le défi des temps nouveaux en adaptant, d’une manière dynamique, le bagage culturel dont ils sont porteurs, aux nouvelles conditions de vie, en même temps qu’ils s’attachent aux traditions, tentant de préserver l’identité des traces de l’histoire. La tentative de maîtriser la modernité, ou tout du moins de trouver les moyens de minimiser ses dangers et de maximiser ses avantages (A. Giddens, 1994), exige des hommes une prestation qui échappe même à leur contrôle. L’artiste est « forcément la matière de cette contemporanéité (...), il est traversé d’expériences multiples » ; ainsi s’exprime le conteur Pepito Mateo. Rénovation du conte oral : l’émergence d’une nouvelle pratique Si d’abord nous pouvons dire que, malgré de multiples changements, le conte oral reste le même, qu’il reste relié encore dans la plupart des cas à ses sources médiévales, nous devons admettre également que la façon dont il est transmis est aussi diverse que les espaces où il est raconté. L’histoire de la famille, la proximité du conte européen et français ne sont pas suffisants pour les conteurs d’aujourd’hui. Il est nécessaire d’étudier la pratique de transmission orale qui accompagne l’histoire de l’humanité. Le retour de la tradition orale pour les nouveaux conteurs est un phénomène social et culturel dans la France et dans les divers pays d’Europe et d’Amérique. Ainsi, on considère que, motivé par une nécessité impérieuse, un mouvement de rénovation se fait sentir. Avec cette incitation à la prise de parole, un phénomène de réhabilitation du conte oral et de la 97 Castoriadis C., « Les mouvements des années soixante », in La Montée de l’insignifiance, Paris : Seuil, 1996, p. 27. 71 pratique de transmission renaissait dans nos sociétés. Les conteurs nous semblent avoir trouvé, à ce moment-là, un terrain fertile pour donner force à leur voix. Nous nous demandons fréquemment quel est le sens de l’art de raconter aujourd’hui. Dans les transformations des moyens culturels, il faut inclure l’évolution des genres littéraires. Le répertoire du conteur va s’approprier des formes et des langages conventionnels. Il va en éliminer quelques-uns, en intégrer d’autres tout en les réinterprétant et en leur donnant une autre résonance. C’est exactement le mouvement que font les nouveaux conteurs, dans la construction de leur répertoire. Parfois, ils se servent de textes diffusés, parfois ils partent à la recherche dans des pays lointains et opèrent ensuite un « collage narratif », c’est-à-dire que les éléments de l’histoire sont reformulés pour s’adapter aux conditions nouvelles d’expression. Pour raconter aujourd’hui il n’y a plus de temps ni d’espace spécifique. « En Occident, l’oralité est devenue une oralité de pubs, de conversation courante, et la forme du conte a continué à s’exprimer dans les films, la littérature et les bandes dessinées 98 », souligne justement la conteuse Fiona Macleod. Elle essaye d’exprimer la face d’une oralité au service des arts mais également d’un quotidien banal. La chercheuse Brunilde Biebuyck acquiesce : « À New York, tout est source d’histoires : c’est une ville qui doit se raconter pour survivre. Et ceux qui y survivent digèrent la ville par des mots. (...) Et celui qui relate une histoire n’a pas pour autant le monopole de la parole. Raconter leur permet de mettre en route le jeu relationnel qui veut qu’une histoire se raconte selon les mêmes règles qu’une conversation.99 ». Comme le remarque bien la chercheuse, c’est « la construction de toute une ambiance discursive et relationnelle qui importe, le récit en lui-même ne représente qu’un élément» 100. Dans ce sens, quelques conteurs essayent d’établir une liaison directe entre le bouleversement des sociétés modernes et leur façon de faire leur métier. D’autres attribuent aux avancées technologiques et aux moyens de communication de masse l’exigence de nouvelles formes d’art. « Le monde du nouveau conteur est un monde en plein devenir, dur et merveilleux, fragile et prometteur », dit la conteuse Hélène Loup, en entretien. L’individu n’existe pas comme entité autonome, indépendamment de son environnement social. La représentation de soi se construit au croisement d’interactions diverses, subordonnée à ces dernières : nous devenons nous-mêmes dans l’échange avec ceux qui nous entourent, qui font de nous ce que nous sommes (Kaufmann, 1988b). D’une façon générale, les conteurs cherchent encore, sur un terrain mouvant, courant les risques d’une modernité aiguë, leur parcours personnel. Tous prennent la parole et l’utilisent dans un acte de solitude. 98 Entretien de la conteuse Fiona Mac Leod : « Renouveau du conte (la magie d’être ailleurs) », in Printemps celte, Parc de La Villette : Editions Terre de brume, 1996.- p.66. 99 Biebuyck Brunhilde, « Conter, raconter, badiner », in Le Renouveau du conte : colloque international, Paris, Musée national des arts et traditions populaires, 21, 22, 23 et 24 février 1989 / ed. G. Calame-Griaule, Paris : CNRS, 1991.- p.109. 100 Biebuyck B., « Conter, raconter, badiner », in Le Renouveau du conte : colloque international, Paris, Musée national des arts et traditions populaires, 21, 22, 23 et 24 février 1989/ éd. G. Calame-Griaule, Paris : CNRS, 1991.- p.110. 72 Si ces paroles attribuent aux avancées technologiques et aux moyens de communication de masse l’exigence de nouvelles formes d’art, Hélène Loup met en question l’aspect rationnel et commercial que nous vivons. Selon la conteuse, les conteurs sont partagés entre « leur individualisme, le besoin de confronter leurs recherches et les impératifs économiques, (...) [sur un] marché difficile et très divers ». Cela nous donne une idée de la conscience que le conteur a de son « savoir faire » et de ses impératifs. Pepito Mateo considère qu’il faut que : l’artiste soit omniprésent dans le monde de demain, qu’il ait une place très importante comme il a toujours eu et qu’il ne soit pas seulement victime du monde de la rentabilité. Parce que l’artiste, c’est un homme qui donne beaucoup son image et qui révèle aux hommes ce qu’ils sont, qui maintient la tradition dans le fait qu’il est porteur de ce qu’il fait et qu’il le transforme. Dans ce sens, la parole mouvante du conte se transforme, s’adapte, exige du conteur une nouvelle pratique. La « parole conteuse » d’aujourd’hui est nomade ainsi que les nouveaux conteurs ; les analyses des données nous montrent que les acceptions, ainsi que les chemins pour la trouver sont très divers. Elle est un élément capital de la performance et de l’art de raconter. En tout cas, cet art exige que le conteur sorte du quotidien pour arriver à cette incandescence de vie qui fait de l’acte de raconter un « événement théâtral »101. A la recherche d’un autoportrait Le conteur contemporain, ou « néo-conteur », « le troubadour contemporain »102, ou alors le « nouveau conteur » 103, comme on le nomme depuis le phénomène de renouveau du conte, est la personne-sujet, et sa performance est notre objet d’analyse dans cette étude. Il y a chez le conteur contemporain une certaine façon de parler et de raconter. Au cours du récit, le phrasé, le rythme et le mouvement sont toujours mis en situation. C’est cette manière de conter qui nous intéresse et nous pousse à observer les techniques de contage pour saisir le lien entre celui qui raconte et son discours, à travers ses gestes, sa voix, ses mouvements et son regard. Le conteur n’existe que par ceux qui l’ont précédé, et par ceux qui l’ont écouté. Ainsi, en considérant que dans les villes tous les moyens de transmission s’entrecroisent et se génèrent mutuellement, nous sommes obligés de tenir compte de tous ces « allers-retours entre l’oral et l’écrit, le verbal et le visuel, les traditions de masse et les mass media, la culture populaire et traditionnelle » 104. Parmi les acceptions les plus récurrentes, nous trouvons le conteur en tant que témoin, quelqu’un qui sert de repère, de référence : « Le conteur est un témoin pour moi. D’une chose qui va se passer et ça, c’est un jeu qu’il faut accepter. Il faut accepter de se laisser 101 Brook P., Le diable c’est l’ennui, Paris : Actes Sud, 1991.- p. 26-27. Expression utilisée par Brunilde Biebuyck dans « Conter, raconter, badiner », in Le Renouveau du conte/colloque international, Paris, Musée national des arts et traditions populaires, 21, 22, 23 et 24 février 1989/ éd. G. Calame-Griaule, Paris : CNRS, 1991. 103 Expression de Veronika Görög dans « Qui conte en France aujourd’hui ? Les nouveaux conteurs », Cahiers de littérature orale, Paris, 1982, n. 11. 104 Biebuyck B., op. cit., p.110. 102 73 prendre par le mensonge », nous dit Michel Hindenoch. « L’art du conteur consiste avant tout à produire une version personnelle des faits qu’il rapporte, c’est un art du témoignage », conclut le conteur. La conteuse écossaise Fiona Mac Leod approuve cet impératif : « Pour moi, être conteur ou conteuse, c’est réfléchir, expérimenter, témoigner d’un processus de la parole conteuse. ». Pépito Matéo définit le conteur comme quelqu’un qui « est dans la pratique de la narration », ce qui ne signifie pas être « spécialement » dans une pratique artistique qui suppose « forcément la représentation ». Mais, explicite-t-il, « le conteur peut s’adapter à différents espaces, différentes activités, différentes expériences pour raconter une histoire. C’est quelqu’un qui peut intervenir de différentes façons en étant son propre auteur lui-même, en ayant forgé son propre répertoire ». C’est exactement cela : s’adapter aux conditions « du fil et de la hauteur » et être « créateur, artiste, intermittent du spectacle, comédien 105 », ajoute la conteuse Edith Mac Leod. D’autres adopte le même raisonnement, Bruno Walerski poursuit : « Il marche sur son fil, s’il marche sur son fil à deux mètres de hauteur, il va faire des pirouettes, il va s’amuser, lorsqu’il marche à cent mètres de hauteur, lorsqu’il y a du vent il n’a pas la même attitude. Et pourtant il va marcher, c’est là qu’est la différence peut-être. » Catherine Zarcate partage avec son collègue cette approche : « Pour moi l’image secrète du conteur, la voici... il est debout en équilibre sur un cheval emporté au grand galop. Ce cheval est sa mort. Et là-haut, le conteur chante et rit et danse la vie... » « Conter est devenu un métier », dit Bruno Walerski. « Le professionnel, il faut qu’il sache se vendre. Il gagne sa vie avec, il va falloir qu’il se vende, qu’il soit un commerçant, qu’il se fasse une place. » Le conteur essaye d’aller plus loin en disant que parfois ce n’est pas possible de choisir, car il faut survivre. Si, d’un côté, le conteur constate cette réalité et veut la réaffirmer à travers une parole personnelle, d’un autre côté, il me semble ressentir une gêne à émettre son avis sans autres voix d’appui. Il semble fragile ; en même temps qu’il s’approprie de la parole, il peut vivre l’expérience de la perte. Le conteur est plus solitaire dans son errance, moins porteur de sagesse et vit à chaque rencontre avec son public une sorte d’étrangeté. Au-delà de la simple appréciation esthétique, le conte aura toujours des fonctions plus larges, la pratique de conter est ainsi renouvelée106. Maintenant les hommes en général, et donc les conteurs, vivent dans un monde de dispersion dialectiquement lié à l’intégration mondiale et où le moi est un simple point d’interaction de différentes forces. L’identité du groupe n’existe pas dans la pratique sociale des conteurs. 105 Cette multiplicité des rôles déclenche une discussion - qui peut devenir presque obsessionnelle - entre les conteurs sur la question d’être comédien ou bien d’être conteur, de comment arriver à borner ces univers. 106 Jean-Noël Pelen dans son article « Du conte traditionnel au néo-contage, étapes d’une évolution (exemples méridionaux) », publié dans Le Renouveau du Conte, Paris : CNRS, 1991.- pp. 123-139, souligne « Dans les Cévennes (...) on rencontre chez ces néo-conteurs des mineurs, des artisans, des paysans. (...) Le conte retrouve un sens immédiat, littéral, sans que l’on interroge sa « profondeur ». C’est plutôt l’acte de conter qui se modifie, en devenant rituel de célébration identitaire. » 74 Le conteur actuellement mène dans son métier une bataille de résistance. Il faut tout faire pour continuer. Dans notre société, le manque d’une voix porteuse de sagesse exige du conteur une prestation permanente. Il n’a pas été choisi et ainsi n’a pas bénéficié d’un apprentissage naturel comme autrefois. Maintenant, le conteur se confronte, comme beaucoup d’hommes, à sa quête d’une identité professionnelle. Ainsi comme l’équilibriste ou la Schéhérazade des mille et une nuits, le nouveau conteur vit le « vertige ». Il doit se sentir sur « le fil », il doit trouver un chemin, s’adapter au fil de l’histoire, du contexte et de la vie. Si d’un côté le désir du nouveau conteur est d’être un artiste singulier, un artiste polyvalent ; d’un autre côté, il reconnaît très bien qu’il est seul, sans maître, sans école, sans guide. A chaque prestation il doit se maintenir sur « le fil » à n’importe quel prix. Tandis que certains insistent, dans un environnement mouvant, pour trouver les signes ténus de l’identité du conteur dans une vision de groupe, d’autres préfèrent se retourner vers leur histoire personnelle, ce qui revient à reconnaître leur solitude. D’autres encore usant d’expressions poétiques vont définir le conteur dans une vision presque idéalisée. Certaines conteuses revendiquent le côté libertaire qu’une femme peut vivre comme conteuse : « Une fois cette porte secrète réouverte, rien n’a pu ni ne pourra, tant que je serai capable de conter, la refermer. » (Hélène Loup). Fiona Mac Leod révèle une de ses raisons d’être conteuse : la possibilité d’atteindre la plénitude, la chance de combler un manque. Muriel Bloch va psychologiquement dans le même sens : « Quand on est un peu bordélique, on se dit : raconter, ça permet de mettre de l'ordre ». D’autres conteuses laissent transparaître le plaisir de partager les émotions, des expériences inoubliables : « C'est quelqu’un qui aime bien raconter des histoires, pour qui c'est important de le faire. Et puis quelqu'un qui arrive à grouper autour de lui les gens intéressés à écouter », dit Lorette Andersen en définissant le conteur. Myriam Dubois définit le conteur en une phrase : « Etre conteuse, c’est comme quelqu’un qui ne fait jamais un gâteau pour elle toute seule ! » Aussi, malgré toute la diversité, des similitudes sont manifestes. Leurs paroles se croisent même dans l’ambivalence, même dans la contradiction. Deux aspects sont notables : la solitude du conteur et une certaine quête de solutions personnelles. Ces aspects sont présents dans chaque réponse de façon plus ou moins explicite et reviennent comme des leitmotive. Pascal Quéré expose bien l’aspect solitaire du nouveau conteur : Le conteur et le conte sont par nature insaisissables. Le conteur a un côté solitaire quand même, un peu comme le romancier, un côté solitaire, un côté individualiste. Il raconte ce qui lui plaît, il raconte comme il a envie et c’est en rapport avec la portée sociale et culturelle (...) pour moi, la solitude vient, au moins, de ce que je n’ai pas entendu de contes quand j’étais petit, et mon répertoire, je le prends dans les livres, j’ai la solitude du lecteur - une source solitaire (...) les conteurs contemporains ont encore quelque chose d’impalpable (...) sont encore flous. 75 Le conteur « est une sorte de solitaire qui forge son style et qui colporte (...) », dit Pépito Matéo. Les conteurs sentent et tentent de comprendre la réalité d’un contexte qui exige ce comportement. La tendance est que chacun prenne son chemin, « mais dans une solitude (...) je veux rompre la solitude, c’est parce que je veux aussi voir le regard de l’autre... Il n’y a pas de dialogue... », réaffirme Mimi Barthélemy. Les conteurs mettent en valeur cette absence de guide ou de maître dans le mouvement de rénovation du conte et de l’art de conter. Pascal Quéré est, parmi les conteurs interrogés, un des plus jeunes, et il fait partie des professionnels. Il dit clairement que le conteur est « autocréé ». Il confesse qu’il se sent « coupé de la tradition », qu’il vit cette période d’innovation avec passion, même si elle est « délicate », puisque les conteurs oublient de faire référence aux anciens, aux collecteurs, ils s’imaginent « autocréés ». Michel Hindenoch, dans son intervention au congrès sur le Renouveau du conte, en 1989, emploie le terme de « néo-conteur » : « le terme néo a souvent un sens péjoratif, pour des gens qui s’intéressent au passé. En tout cas, on se sent décalé, inauthentique, on a la désagréable impression d’arriver trop tard (...) exclu et coupable » (p. 411). Pour lui, le mouvement du renouveau du conte est « un vase encore clos ». « Être conteur c’est une aventure : on est devenu professionnel... un pari... une sorte de tiraillement entre les conteurs. » Ainsi le conteur cherche à expliquer que depuis le début les conteurs manquent de paternité ou « de maternité comme l’on veut », « nous manquons de repères, nous manquons de gens » et il conclut : « nous sommes des orphelins (...) on a quelque bribes, on a quelques témoignages et en fait on avance un peu à tâtons... c’est une aventure ». Le conteur de la fin du XXème siècle est un « conteur forain, aventurier et nomade »107, il raconte partout, il se déplace et voyage par son pays et ailleurs. Mais, différemment du conteur traditionnel ; il est le conteur du TGV, qui porte dans la vitesse d’une société moderne l’art nomade de raconter. Le conteur vit et fait son métier entre le déplacement et la re-localisation; entre l’intimité et l’impersonnalité, entre la spécialisation et la réappropriation, entre le particularisme et l’engagement108. Le conteur d’aujourd’hui souhaite avoir une autorité artistique, poétique : parce qu’il est le porte-parole d’une communauté ou, du moins, d’une langue, il doit contribuer à la qualité de cette langue et pas seulement s’en servir. Cela exige un choix esthétique de la part du conteur, cela exige également la conscience d’un rôle social. Maintenant, le conteur ne connaît pas le public avec lequel il doit maintenir des rapports, il ne sait jamais quel espace lui sera offert la prochaine fois. Mais, de toute façon, il a un besoin psychologique, celui de rencontrer la confiance les autres. Il importe que la configuration de la vie quotidienne soit remodelée et, en ce qui le concerne, il doit admettre que le remodelage doit être fait parallèlement à des changements sociaux de plus grande ampleur. Dans ce qui touche directement à son rôle, les changements sont notables. 107 Expression utilisée par le conteur Michel Hindenoch au cours de son entretien. Voir le chapitre « Les systèmes abstraits et la transformation de l’intimité » dans l’œuvre d’Anthony Giddens : Les Conséquences de la modernité, Paris : L’Harmattan, 1994.- pp.119-156. 108 76 La performance du nouveau conteur Le conte, matière vivante du conteur, représente la vie, avec les éléments caractéristiques de la représentation orale, des gestes, de la voix et de la mélodie, du chant à son monde de la parole, jusqu'aux vêtements et aux objets dont le conteur s’entoure. Pour transmettre, le conteur doit être face à ses récepteurs et vice versa. Pour raconter, l’espace importe peu du moment qu’il est relationnel. Le conte possède un caractère universel et donne aux gens une possibilité de rénovation et de renaissance. Le conte oral peut être représenté ou raconté sous une forme artistique, théâtrale, mais il ne perd jamais sa forme concrète de la vie. Durant la transmission d’un conte oral, c’est la vie qui est représentée, interprétée et racontée. Ainsi, nous acceptons l’idée que les conteurs soient des conteurs qui théâtralisent la vie. Comme dit M. Bakhtine, ils incarnent « une forme particulière de la vie et de l’art (...) » (p. 16). Car conter, c’est vivre dans un climat, un monde idéal, festif, au contenu spécial, profond, exprimant une conception du monde. Nous ne devons pas oublier qu’à présent ces conteurs pratiquent leur art dans un petit village de leur région mais également à Paris109 ou dans d’autres grandes villes, parfois à l’étranger. Nous trouvons qu’il est très difficile de rester dans ces limites. Pourtant, leurs répertoires ainsi que leur façon de transmettre oralement le conte peuvent sans doute nous apporter des différences. Nous pensons que c’est justement dans la façon de raconter - dans la performance - que nous trouvons les éléments nécessaires pour analyser ce conteur contemporain. Il est important de souligner que la performance doit être davantage une perspective d’action qu’une possibilité de communication. Dans La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, Paul Zumthor signale qu’il s’agit de percevoir le texte concrètement réalisé grâce à la performance par une production sonore et que l’expression et la parole sont ensemble au centre d’une situation transitoire et unique. Ainsi, nous présupposons que, parlant du conteur contemporain, plus spécifiquement de sa façon de raconter, de la façon de construire sa performance, prenant en considération ses particularités, nous pensons aussi aux ambiguïtés qui affectent son action, se manifestent dans la manière de vivre, dans son expérience et son histoire et, principalement, dans la pratique de son métier et de son art. L’analyse des séances-spectacles de contes enregistrées en vidéocassettes nous a permis d’identifier à travers les facteurs de la performance - mots, phrases, sonorités, rythmes et éléments visuels - et les facteurs de l’opération performancielle - temps, lieu, circonstances, contexte historique, actants (P. Zumthor : 1984, p.39) - la façon de raconter des conteurs contemporains. Cette analyse, conceptualisée selon la perspective de la transmission, a été toujours liée aux questions de réception. 109 Nous croyons qu’il est très difficile de faire une classification précise entre ruraux et urbains. Peut-être qu’il y a toujours ceux qui restent plus en province, mais aujourd’hui ils se déplacent plus ou moins partout. Pour illustrer ce qu’on vient de dire, nous avons interrogé le conteur Alexandre Andraud qui se dit traditionnel et qui habite dans un petit village auvergnat, il nous a dit qu’il avait entendu la conteuse Térésa Canet. La conteuse habite dans la même région, mais nous l’avons écoutée dans un théâtre, à Paris. 77 Dans les cinq opérations, production, répétition, transmission, réception et conservation de la performance, qui constituent l’histoire de toute œuvre, cette analyse privilégie la transmission et la réception. En effet, la performance « embrasse et fond en un acte unique transmission et réception ; car si l’œuvre est improvisée, l’acte comporte aussi, indissociablement, la production. (...) Production, conservation et répétition sont assumées par l’écriture, alors que la transmission reste performancielle (...) »110 En ce que concerne le conteur contemporain, la production se fait dans la plupart des cas par écrit, bien qu’il y ait des conteurs qui font la collecte de contes de la tradition, parfois pour les intégrer dans leur répertoire. Le problème est que de nos jours, il n’est pas facile de tracer de façon précise ces frontières. En effet, le conteur non seulement se sert des contes venus de l’oral et également de l’écrit, mais aussi il mélange dans un même conte. En même temps que l’auditeur écoute, il sent le contact libre et familier que ce type de rencontre peut lui offrir ; il expérimente l’établissement de nouvelles relations humaines, en regardant autour de lui. Il se sent associé à ses semblables. Paul Zumthor, dans La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, montre avec précision les attentes du public : L’auditeur-spectateur attend, exige que ce qu’il voit lui enseigne autre chose que ce qu’il voit, lui révèle une part cachée de cet homme, des mots, du monde. Cette voix n’est plus la simple voix qui prononce ; elle figure l’inaccessible ; et chacune de ses inflexions, de ses variations de tonalité, de timbre, de hauteur (...) se combine et s’enchaîne en prosopopée du vécu. À travers cette présence, l’auditeur se découvre : il agit et réagit au cœur d’un monde d’images soudain autonomes, et qui toutes s’adressent à lui. (p. 256) Pendant que l’auditeur écoute une histoire, la compréhension qu’il a de sa langue est orientée vers l’appréciation de sa nouvelle qualité contextuelle. Le sens du mot est en effet « entièrement déterminé par son contexte. En fait, autant de contextes, autant de significations possibles ». Néanmoins, le mot ne cesse pas pour autant d’être un. L’unicité de la parole est assurée non seulement par l’unicité de sa composition phonétique, mais aussi par l’unicité inhérente à toutes ses significations (Bakhtine : 1977, p. 115). Comment pouvons-nous concilier cette polysémie avec l’unicité du mot dont parle Bakhtine dans l’acte de raconter ? Selon l’auteur, ce problème ne peut être résolu que par la dialectique. Le conteur, pour transmettre oralement le conte, a besoin de la compréhension vivante qui caractérise tous les sujets parlants engagés dans un processus de communication verbale. Ainsi l’acte de transmission confirmera qu’un seul mot figure dans deux contextes en lutte l’un contre l’autre, car, comme l’explique M. Bakhtine « (...) toute énonciation réelle, quelle qu’en soit la forme, contient toujours, de façon plus ou moins nette, l’indication de l’accord avec quelque chose ou du refus de quelque chose. Les contextes ne sont pas simplement juxtaposés, comme s’ils étaient indifférents les uns aux autres, mais ils se trouvent dans une situation d’interaction et de lutte tendue et ininterrompue » (p. 116). 110 Zumthor P., La Poésie et la Voix dans la civilisation médiévale, Paris : P.U.F., 1984.- p. 40. 78 Pour analyser la façon de raconter du conteur, il ne faut pas ignorer le déplacement de l’accent, qui souligne la valeur du mot selon l’endroit où il est placé dans la narration. En plus, dans une étude de la performance du conteur, il est possible d’observer en effet que c’est la pluralité d’accents du mot qui rend celui-ci vivant, car le discours du conteur est un discours polysémique et, comme tel, il porte la pluri-accentuation. Le conteur et l’auditeur sont dans une chaîne de communication verbale. Dans l’acte de transmission à travers la parole, l’énonciation ne peut nullement être considérée « comme individuelle au sens étroit de ce terme ; elle ne peut pas être expliquée par référence aux conditions psychophysiologiques du sujet parlant. L’énonciation est de nature sociale 111 », et dans le cas du conteur cela est évident. Dans la performance, le mot est fonction de l’interlocuteur. Il constitue justement le produit de l’interaction du locuteur et de l’auditeur. Il est un territoire commun du conteur et de l’auditeur. Le conte a toujours été une forme d’art. Néanmoins, il se fait reconnaître comme plus ou moins actuel et vivant dans la mesure où il a été capable d’établir un lien organique et ininterrompu avec l’idéologie du quotidien d’une époque donnée. Si maintenant on parle d’une renaissance du conte et d’une nouvelle façon de raconter, cela veut dire qu’il a pris des forces pour être appréhendé une nouvelle fois comme idéologiquement signifiant. Ainsi les histoires sont liées les unes aux autres, non seulement dans le répertoire du conteur, mais dans une chaîne de communication avec le répertoire d’autres conteurs. Cette chaîne de communication se réalise également chez les auditeurs. L’oralité du conteur manifestée à travers sa performance ne fait que poursuivre le procès de composition artistique des différentes sources et influences. Cela peut se référer entre autres au répertoire, à la façon de raconter et encore à sa manière d’établir des rapports avec son public. L’œuvre produite et transmise selon les conditions actuelles, par quelque conteur que ce soit, ne prétend pas être achevée, elle sera toujours transitoire et ne sera jamais libre d’emprunts ou de transfigurations. A travers la poésie qu’elle peut transmettre de par la totalité des facteurs de sa performance, et même si elle peut être porteuse d’une tradition représentative d’un patrimoine socioculturel, l’œuvre transmise par les conteurs restera néanmoins loin d’« un ordre idéal » de « monuments qui existeraient pour toujours et seraient préservés du temps par la tradition »112. L’art de raconter du conteur ainsi qu’il raconte souligne sa temporalité et sa précarité. Le conteur d’autrefois avait un public désireux d’apprendre, de se divertir et qui le connaissait depuis longtemps ; au contraire, le conteur contemporain transforme son art en spectacle. En effet, la validité éphémère de ses créations ne les empêche pas d’avoir une valeur artistique. 111 Bakhtine M. (v.n.Volochinov), Le Marxisme et la philosophie du langage - essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Paris : Minuit, 1977.- p.119. 112 Eliot T.S., « La tradition et le talent », Essais choisis, op. cit., p.29. Cité par Shusterman R., L’Art à l’état vif la pensé pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris : Minuit,1992.- p.192. 79 En effet, les conteurs contemporains ont une autonomie artistique, ils s’approprient non seulement le répertoire qui vient des traditions populaires, mais également les contenus de la vie quotidienne et des éditions lettrées. Cependant, le conteur ainsi que le conte ont encore de nos jours un caractère marginal et minoritaire. Il faudrait davantage pour que progresse cet art. Tout cela indique les traits d’une postmodernité ou d’une modernité aiguë comme préfèrent l’appeler certains auteurs. Les conteurs contemporains ne vivent pas d’expériences de groupe, au contraire ils sont encore solitaires et orphelins. L’existence d’une pensée critique aurait pu les aider à avancer en tant qu’artistes. Minoritaires, pratiquant un art encore marginal, ils doivent accepter le défi. Car ils sont déjà, en tant qu’artistes, un défi aux conventions artistiques traditionnelles. L’espace consacré à un art postmoderne me semble aussi être destiné aux conteurs actuels. Actuellement, le conte raconté peut aller au-delà d’un simple divertissement. Il a déjà un usage artistique et, de plus, comme nous l’avons remarqué, avec le renouveau ou la réutilisation du conte, nous pouvons parler d’une certaine transformation dans la façon de transmettre oralement le conte, il recommence à être vivant dans la mémoire des gens. Les contes oraux encore vivants dans quelques communautés rurales arrivent jusqu'aux villes, ils sont dans les bibliothèques, à l’école, dans les centres culturels, dans les théâtres, dans les crèches et les hôpitaux. Ils maintiennent la tradition tout en innovant dans une nouvelle performance. Certains conteurs dans leur performance se servent de la mouvance du texte et, avec beaucoup d’habileté, construisent des jeux de mots. Ils utilisent également des formes de linguistique subtile qui donnent à leurs textes des niveaux de significations divers et variés. On rencontre cela notamment dans la remarquable façon de raconter de Pépito Matéo, qui, de plus, raconte des histoires de sa propre création. Dans mon échantillon, les exemples sont variés. On constate de nos jours que l’art postmoderne détruit la dichotomie (création originale/emprunt dérivé). Les nouveaux conteurs essayent de transmettre oralement le conte en déployant de façon créative la technique de l’appropriation. L’utilisation du conte, structure organique, par le conteur contemporain, n’empêche pas que dans sa performance se reflètent la fragmentation et l’effet de collage, caractéristiques de l’esthétique postmoderne. Les séances-spectacles analysées justifient ce que je viens de dire : la beauté saisissante de Mimi Barthélemy et de Michel Hindenoch, le plaisir de l’art de déconstruire de Pépito Matéo, les séances de contes stimulantes et familières de Gigi Bigot. Cependant, le conte et les nouveaux conteurs demandent encore une audience plus large cherchant ainsi leur véritable statut artistique. Richard Shusterman, traitant la conscience réflexive de l’art, la créativité et la forme, souligne, en s’appuyant sur la pensée d’autres auteurs, qu’une des raisons qui expliquent que les arts populaires se sont vu refuser un statut artistique est qu’ils ne l’ont pas revendiqué. Non seulement ils ne prétendent pas être des arts, affirment Adorno et Horkheimer, mais ils acceptent leur statut d’industrie du 80 divertissement. Ils « ne soulignent pas leur propre légitimité culturelle », remarque P. Bourdieu, « mais [ils] se soumettent à l’esthétique du grand art qui les nie fondamentalement » 113. Les conteurs contemporains n’ont pas de modèle solide, puisqu’ils ne peuvent reprendre le répertoire ancien tel quel, qu’il leur faut inventer, adapter leurs récits aux attentes et à ce qu’ils imaginent être les besoins contemporains. Les données nous ont démontré que les séances de contes continuent à être suivies par des bibliothécaires, des comédiens, des artistes en général, à côté des enseignants qui sont toujours nombreux et des gens d’autres professions qui s’intéressent beaucoup au conte. Cela peut nous indiquer un nouvel intérêt pour le conte, pour la transmission orale de cette matière, le besoin d’une certaine convivialité, un contact plus direct avec les autres. La présence remarquable parmi les auditeurs de gens provenant de domaines différents, peut également signifier que le conte commence à être une matière intéressante pour étudier des phénomènes dans différentes disciplines et, là-dessus, nous n’avons pas le moindre doute. Cependant, on sait bien que les gens viennent aussi pour le spectacle lui-même. Dans l’ambiance postmoderne, le spectacle, simulation, stimulation et séduction, se constitue de jeux avec des signes. 113 Shusterman R., op. cit., p.225. Voir à ce propos : M. Horkheimer et T.W. Adorno, La Dialectique de la raison, p. 130 et P. Bourdieu, La Distinction, p. 42, 50, 459. 81 Christian-Marie Pons Christian-Marie Pons est professeur titulaire et chercheur en Communication à l'Université Sherbrooke (Québec). Depuis plus de quinze ans, il observe et interroge la parole conteuse et ceux qui la disent en animant tables rondes et ateliers de réflexion. Il dirige la collection Regards aux éditions Planète rebelle et il participe au comité de rédaction de La Grande Oreille, la revue des arts de la parole (Paris). Il produit et publie régulièrement articles et entretiens à propos du conte. Publications : « L'art du conte en dix leçons » - Christian-Marie Pons – Planète Rebelle - 2007 « Les jours sont contés, portraits de conteurs » - Christian-Marie Pons – Planète Rebelle – 2002 « Contemporain, le conte ? » - Christian-Marie Pons – Planète Rebelle – 2001 82 Conclusion « Le néo-contage dans l'espace francophone » par Christian-Marie Pons Avant de me livrer à quelques observations sur le néo-contage, il me semble utile de me présenter afin de préciser d'où je parle quand je parle du conte. Tout d'abord, je vis au Québec, en Canada, ce qui définit déjà un angle d'approche particulier dans l'espace francophone et c'est à partir de cet espace, principalement, que j'observe la pratique actuelle du conte; ensuite: je ne suis pas conteur, ce n'est donc pas comme praticien que j'aborde cette pratique. Je suis professeur à l'université; j'y enseigne la communication et mes terrains de recherche principaux, professionnels, sont plus dans le domaine de la culture de masse, des mass médias, puis d'Internet, plutôt que celui du conte. Ma formation n'est pas, à proprement parler, en littérature, ni en anthropologie, ni en ethnologie; ce n'est donc pas, non plus, sous l'un ou l'autre de ces angles que j'aborderai le conte. En fait, je ne me considère pas vraiment spécialiste dans le domaine: ce serait plutôt du côté du public, du spectateur, que je parle. Sans me prétendre spécialiste, j'observe néanmoins et d'assez près, les manifestations du néo-contage depuis plus de 15 ans principalement à partir du Québec, mais en France aussi, assez régulièrement. J'ajouterai que le « Renouveau du conte », même si on peut le situer dès la fin des années soixante en Europe, apparaît plus tardivement au Québec: en fait, c'est vers le milieu des années quatre-vingt-dix, disons autour de 1995, qu'il s'impose comme phénomène. 1995, c'est aussi le déploiement d'un autre phénomène important: celui d'Internet. Il y a donc deux événements contemporains qui me frappent, comme communicateur, et dont la concordance, loin d'être anodine, soulève ma curiosité: celle d'Internet et ce retour du conte. Qu'est-ce qui motive ce vouloir re-raconter des histoires oralement comme si on n'avait pas de moyens plus sophistiqués pour le faire? Telles seraient les origines de mon intérêt pour le conte et le néo-contage, et le biais que j'utiliserai pour en parler. J'articulerai mon observation du néo-contage autour de deux pivots. Premièrement, j'esquisserai un survol de ce qu'on appelle le néo-contage en deux mouvements, deux générations, depuis l'émergence du Renouveau du conte; deuxièmement, j'aborderai la question et l'amorce de quelques pistes relatives à l'utilité du conte, à sa pertinence aujourd'hui. Je conserve le terme de contage, et de néo-contage, même s'ils sont très laids — mais je n'ai pas trouver mieux. Si l'on en croit le dictionnaire, le terme de contage ne renvoie pas du tout au fait de conter; le terme de contage irait mieux pour parler de la grippe A H1N1; contage, c'est la contagion, la contamination. Peut-être est-ce bien que le conte ait un rapport contaminateur, mais il faudrait savoir de quoi. Il y a dans le terme un petit côté virus que je connais à propos d'Internet. Outre la curiosité, tout ceci soulève aussi la suspicion... 83 Depuis l'émergence du Renouveau du conte, fin soixante, on peut repérer au moins deux générations de conteurs, peut-être trois au moment où l'on se parle. La première génération, celle qu'a rencontrée Maria Patrini, se trouve au coeur de la mouvance de 1968 et de ces années-là. Tout un mouvement de contre-culture se met en place à ce moment-là et je crois que le conte, le Renouveau du conte, va s'inscrire dans ce mouvement de contre-culture. Avec cette contre-culture il y a déjà un projet, un programme relativement fédérateur et ceux qui retrouvent le conte ne vont pas le chercher ni par hasard, ni par nostalgie, mais dans une optique qui est fortement et idéologiquement ancrée. En redécouvrant le conte, on en redécouvre le rôle social; il s'inscrit dans la réalité de ce mouvement contre-culturel. Contre-culture: de quelle culture s'agit-il et contre quoi s'ériget-on? en gros, on se bat, on se rebelle contre ce qu'on appelle globalement la « modernité », et ses conséquences. Cette modernité qu'on a eu l'occasion de redéfinir ces deux derniers jours, notamment par ce passage du populaire au savant — le savant, c'est le lettré, le scolarisé, celui qui sait lire: importance déterminante de l'écriture. C'est aussi le passage d'une oralité dominante comme mode de communication et de relations vers ce nouveau modèle de l'écrit qui s'impose culturellement (alphabétisation et école obligatoire de la fin du XIXème siècle) et civilisationnellement (modèle dans le sens fort d'une « raison graphique » à la Jack Goody) — cette époque, fin XIXème siècle, où justement on met de côté le conte et sa vieille oralité analphabète... La modernité, c'est encore ce grand mouvement migratoire, cet exode, du rural vers l'urbain: à la fois perte des besoins de main d'œuvre agricole (mécanisation) au profit de l'usine et de l'industrie des villes: l'urbanité devient le nouveau lieu de cette modernité dont on parle. Glissement donc du « traditionnel » (populaire, oral, rural) vers la « modernité » (savant, écrit, urbain). Et constat que cette modernité, portrait de sociétés fortement urbanisées, industrielles (capitalisme et consommation), est souvent loin d'incarner l'image positive du progrès et soulève plutôt bien des problèmes humains, sociaux, culturels. D'où la contestation. Et la contre-culture. D'emblée, si je reviens au conte et à sa redécouverte au sein de la dynamique contre culturelle du moment, on y comprend une certaine logique à retrouver les ingrédients fondant le traditionnel en opposition, en contestation, à ce qui marque la modernité contre laquelle — contre les valeurs de laquelle — on s'érige. Mais j'y retrouve aussi une certaine contradiction, une forme de porte à faux puisque c'est malgré tout dans la modernité, disons dans la contemporanéité, que ce mouvement a lieu: dès le départ, les néo-conteurs vont chercher à réintégrer les dimensions populaire, orale et rurale propres au « conte de veillées » traditionnelles (Ben Haggerty) mais dans un espace qui est ni populaire, ni oral, ni rural mais contemporain (donc « moderne »): c'est bien principalement dans les villes que s'exerce ce renouveau, par des conteurs (et un public) fondamentalement lettrés et scolarisés, où l'oralité relève plus d'un genre que d'une nécessité analphabète. Le populaire lui-même comme source culturelle est généralement étouffé par les productions médiatiques, celle des mass medias et, plus récemment, de la cyberculture et de Monsieur Google comme maître à penser. 84 Ce porte-à-faux, on n'en prend pas tout de suite conscience, du moins il ne s'impose pas, tant qu'il est souscrit au projet idéologique — et politique — d'une volonté contre culturelle. C'est ce projet qui anime, je crois profondément, la première génération de néoconteurs. Et puisque ce retour du conte et de son oralité s'inscrivent à l'origine dans une activité résolument contre culturelle, il est normal de se poser en « différence ». La première génération de conteurs vit relativement bien ce décalage; le projet est ancré, identifié : le rôle social du conte trouve sa place comme manifestation dans un tel contexte. Mais tout ceci est déjà beaucoup moins clair dès la seconde génération de conteurs, celle qui émerge au cours des années 90, constituée de gens dans la quarantaine aujourd'hui et qui n'ont donc pas vécu, ni agi, cette turbulence des années soixante-dix. C'est cette seconde génération qui, au Québec, croise ce train du Renouveau du conte, dans sa lancée. Au Québec, on ne peut pas vraiment dire qu'il y ait eu de première génération marquante, à part, exceptionnellement Jocelyn Bérubé, pour ceux qui le connaissent. Pour cette génération de conteurs émergeant dans les années 90, aussi bien en France qu'au Québec, le fameux projet contre-culturel des années 70 est oublié, du moins, il n'est plus le moteur principal; trente ans ont passé. Et si bien des néo-conteurs de cette seconde génération coiffent toujours la casquette du « conte de veillée », populaire, oral, rural, c'est sans trop savoir pourquoi, finalement, du moins, sans l'intention contestataire justifiant, au départ, ce retour de la pratique conteuse. Renouveau, qui plus est, qui connaît un certain succès, et donc permet à cette 2e génération de caresser même le projet d'en vivre comme conteur, non plus idéologiquement cette fois, mais économiquement. Très vite s'instaure, on la revendique, l'exigence d'une reconnaissance professionnelle à partir d'une pratique qui, historiquement, n'est pas de cet ordre. Bien sûr, je ne parle pas ici de la maîtrise de l'art, de son savoir-faire, mais bien de l'identification d'un statut socio-économique: les conteurs de tradition populaire, orale, rurale, les conteurs du coin du feu, n'étaient pas des professionnels ni reconnus comme tels. Ils ne sont pas à confondre avec les aèdes, rapsodes et autres trouvères dont c'était le métier et le gagne-pain; il s'agit de deux filières différentes. Cette distinction n'est pas claire pour bien des néo-conteurs de cette 2e génération, et cette ambiguïté entretient, amplifie même le porte-à-faux que j'évoquais précédemment entre tradition et modernité, entre une activité à l'origine de type communautaire de plus en plus attirée par la dynamique d'une économie engendrée par l'industrie culturelle. Le paradoxe s'énonce bien: on se pense toujours au coin du feu, mais c'est dans une salle de spectacle, au théâtre ou dans un centre culturel qu'on se retrouve, le public paie sa place, le conteur reçoit un cachet, les feux sont ceux de la rampe... je suis sans doute un peu catégorique, mais la 1ère génération aurait tiré le conte de derrière les fagots pour en revendiquer la raison sociale et politique, la 2e génération en poursuit l'expression avec le plus souvent le divertissement comme finalité. Un mouvement, somme toute comparable à celui qu'évoquait à juste titre Nadine Jasmin, dès le XVIIème siècle : passage du conte populaire et rural au salon bourgeois de Madame d'Aulnoy. Aujourd'hui, il s'agit moins de salon que de théâtre ou de salle de spectacle, mais le détournement est du même ordre, incluant cette distance de bon aloi, une ironie un peu moqueuse privilégiant 85 l'humour — le Québec est particulièrement envahi par une forme (inquiétante) d'«humorisme»: le conte va-t-il mourir de rire ? En France, sans être pour autant à l'abri de cet humorisme galopant, c'est la théâtralisation du conte qui est notable avec le risque, sous prétexte de lui accorder ses lettres de noblesse, d'engoncer le conte dans un dispositif de spectacularisation; le manteau d'Arlequin est souvent trop lourd sur les épaules du conteur; je crains qu'il y perde sa souplesse, et sa liberté, d'expression. En fait, il ne s'agit pas tant pour moi de vouloir condamner cette tendance au spectaculaire, mais de la souligner en regard du conte : peut-être passe-t-on à autre chose ; il faudrait alors accepter de l'appeler autrement. Ou encore d'avoir à redéfinir ce qu'on pense essentiel au conte et ce qui lui serait accessoire, et donc objet de possibles variations. Plusieurs autres traits jalonnent cette aventure du conte depuis sa redécouverte, il y a maintenant plus de quarante ans et que j'ai choisie de baliser par les deux générations évoquées et sous la tension que j'ai nommé porte-à-faux. J'en relève quelques-uns: – La question de l'institutionnalisation (elle va de pair avec la reconnaissance d'une professionnalisation). Extraordinaire prudence avec laquelle Marc Aubaret opère au CMLO en arrivant à formaliser autour de cette pratique du conte, tout en évitant de l'institutionnaliser, d'en faire école. Pourquoi le conte n'a-t-il pas encore d'école ? La peinture a ses Beaux-Arts, la musique son Conservatoire, la danse son Opéra, le théâtre son Châtelet : tous les arts ont leur institution, leur monument dédié. Pas le conte. Est-il dans sa nature de rester S.D.F.? Faire école du conte est une aspiration qui suscite méfiance avec d'un côté l'utilité qu'il y aurait à offrir formations et encadrements, notamment auprès des jeunes conteurs, et d'un autre côté le risque d'« académiser » une pratique en l'instituant, en la normalisant. Quoi qu'il en soit, la question d'une transmission se pose, forcément différente aujourd'hui des traditionnelles passations de bouche aïeule à oreille rejetonne. – Le statut même d'auteur est de plus en plus revendiqué. La position du conteur comme passeur anonyme, ou même passeur de récits anonymes, tend de plus en plus à être remplacée par la présence du conte de création et de sa paternité, incluant le copyright et le dépôt dûment enregistré de produits dérivés (le livre, le disque). Là encore liée au principe de reconnaissance professionnelle, la posture du conteur contemporain — la plupart d'entre eux — tend à s'identifier à celle de l'Artiste, grand A, avec les privilèges et bénéfices marginaux qu'on en attend. C'est sans doute une des grandes variations du néo-contage par rapport au contage traditionnel, celle de qualifier sa pratique et de la distinguer comme un Art digne de ce nom et non seulement l'exercice spontané d'une expression populaire. – Conter, un Art : la position me semble tout à fait légitime. Par contre, elle suscite un nouveau paradoxe, sans doute plus lié à l'artiste qu'à l'art proprement dit. Les nouveaux conteurs sont loin d'être aussi analphabètes et illettrés qu'on peut le penser de leurs ancêtres ; au contraire, ils sont supérieurement scolarisés, la plupart détenteurs d'au moins une maîtrise en quelque chose. Mais curieusement, ils sont très peu cultivés, notamment vis-à-vis de l'art — le conte, la littérature orale — 86 qu'ils disent pratiquer. Plusieurs d'entre eux (je me garderai bien de généraliser et votre seule présence au CMLO me contredit, mais assez nombreux sont-ils pour que le point mérite d'être soulevé) tombent dans le piège de l'instrument: la parole, apparemment facile et familière puisqu'on la maîtrise depuis l'enfance, voire le récit : nous sommes tous capables de raconter une histoire de pêche ou de répéter une bonne blague. ...saute d'humeur du spectateur que je suis : on me fait trop souvent boire un vin encore vert. Mauvaise hâte du jeune conteur plus pressé d'obtenir la reconnaissance que d'acquérir la connaissance. – Je reprendrai, pour évoquer un dernier trait, l'expression utilisée par Nadine Jasmin qualifiant un des aspects du conte de salon : « l'esthétique du simple », cette «habileté à bien imiter l'ignorance des nourrices». Plusieurs néo-conteurs tombent dans le piège du pseudo rural en arborant un accent de terroir roulant soudain le « r » bien gras et persillant leur parlure d'expressions vieillottes, histoire sans doute de faire plus pittoresque, car ce n'est pas du tout la langue qu'ils parlent autrement, puisqu'ils vivent en ville depuis deux générations. Ça sonne souvent faux. En outre, cet appel du bucolique n'est pas que dans l'expression, on le rencontre aussi dans les contenus croisant les actuels discours bien pensants du type environnement et écologie, versions modernes et édifiantes du retour à la nature: le conte bio se porte bien. Il a ses conteurs, il a son public à conforter. Mais on peut se sentir un peu loin du projet subversif des années soixante... Marc Aubaret, en introduisant cette rencontre, a soulevé une question marquante: n'y aurait-il pas aujourd'hui une sorte d'inutilité du conte? Je la ressens ainsi: au sein des mutations culturelles qui animent nos sociétés contemporaines, le conte (peut-être plus que les valeurs qu'il a su véhiculer) a-t-il encore sa place? Bref, le conte aujourd'hui, à quoi ça sert? Mérite-t-il même qu'on lui consacre ce beau week-end ensoleillé de septembre ? je ne doute pas qu'on puisse espérer réponse positive à telle question — sans ça, on ne serait pas là mais sur la plage. Mais la question doit être posée; je l'endosse moi-même comme un mécréant. Réinterrogeons notre croyance en la pertinence du conte. Il faut le faire. Autant pour ne pas nous laisser bercer, berner, par le confort de notre confiance ravie en nos convictions que, au moins, savoir pourquoi et nous doter des moyens nécessaires à en convaincre ceux pour qui le conte n'a pas forcément tant d'importance. Pourtant, je ne voudrais pas conclure sur ce tableau naufrageur du néo-contage tel que je l'ai dépeint jusqu'ici: ça ne rend même pas justice au fait que je puisse m'y intéresser. Je reviens à mon préambule et à ce qui a motivé ma curiosité d'universitaire spécialisé dans le domaine des communications : au Québec, en 1995, la rencontre — que je crois non fortuite — entre ce retour du conte et l'arrivée d'Internet. En 1995, à Montréal, il y a le Sergent recruteur, une brasserie (on y brasse vraiment la bière) à peine bien famée mais où une petite bande de gens se retrouve le dimanche 87 soir et commence à conter – personne à l'époque n'est vraiment conteur, c'est le principe de la scène ouverte où chacun s'essaie s'il le désire. Ces gens-là atteignent assez rapidement une qualité de contage suffisante et savent générer une ambiance telle qu'en quelques mois, tous les dimanches soirs – depuis plus de dix ans maintenant, il faut faire la file pour trouver place au Sergent; moyenne d'âge: 20-25 ans... qu'est-ce qui peut bien attirer ces petits jeunes dans la vingtaine à faire la queue tous les dimanches, cinquante semaines par an, et à s'empiler pour écouter des histoires de contes de fées plutôt que de rester tranquillement chez eux à chatter sur Internet, Utube et autres facebook ? Le phénomène m'intrigue ; j'essaie de comprendre: est-ce qu'à une époque devenue tellement hypermédiatisée, un peu d'« immédiat » ferait du bien? Est-ce antidote dont on a besoin? Ne retrouve-t-on pas dans ces soirées de conte cette dimension de l'humain, cette proximité de la parole et du direct, cette « corporalité » dont le conte est capable face au spectaculaires virtualités dont notre monde semble aussi friand? Quelques traits, des pistes seulement, avant de clore et pour compléter, et rééquilibrer, ceux que j'attribuais plus tôt au néo-contage de ces dernières années. – À propos de la mémoire. On évoquait hier ce constat curieux qu'à travers l'ensemble des moyens, des technologies qu'on a pu inventer pour porter et garder la mémoire, de l'imprimerie à Internet — en passant par le téléphone, le magnétophone, les différents médias,… — se succédaient autant de modes de communication et de variations à transmettre mais qu'aussi, traversant ces diverses successions, circulaient des permanences, dont celle, comme par hasard, de la parole (relire Paul Zumthor). Cette parole qui finit, bon an, mal an, a perduré depuis qu'elle existe et continue, coûte que coûte, à porter ses récits souvent millénaires jusqu'à nos oreilles d'aujourd'hui et sans doute pour encore un bon bout de temps. On peut même parier que cette parole et les mots, les mémoires humaines qu'elle transporte survivra à nos rutilantes clés USB. Et le conte, il a déjà fait ses preuves, est un bon coffre à paroles. – Outre sa permanence et sa résistance au temps, la parole possède aussi son propre univers de pensée, sa façon à elle de nous faire voir le monde et de le dire. De même que Jack Goody, on l'a déjà évoqué, attribue une « raison graphique » à l'écriture, qui, au-delà du moyen, détermine et fixe un certain modèle cognitif, une certaine manière de considérer, d'observer et de comprendre le monde, de même devrait-on pouvoir reconnaître un autre mode de pensée, lié à l'oralité et déterminé par elle, quelque chose comme une « raison volubile », qui a, j'en suis convaincu, sa pertinence dans notre rapport au monde et aux autres, peut-être aujourd'hui plus que jamais puisqu'on a eu tendance à lui substituer d'autres outils de pensée. Le conte, là encore, est grand maître et grand dispensateur — depuis le temps — de cette volubilité. – L'importance du récit : pour sa « vertu structurante » et organisatrice de notre pensée et de notre rapport au monde. C'est principalement à lui, à sa logique, qu'on a recours pour construire et comprendre le monde avant que l'écriture, puis la pensée 88 scientifique prennent le relais. Sa fonction est essentielle dans une société orale ; le conte (la littérature orale) en est le principal porteur. Curieusement, le récit et sa capacité à organiser nos représentations me semble de plus en plus utile à ménager face justement au nouveau paysage cognitif que nous propose (impose?) Internet et plus globalement la cyberculture. J'essaie de penser ce que serait un cyberconte : «Il était une fois — double clic — et eurent beaucoup d'enfants». C'est technologiquement suffisant. Les liens, le chemin entre les différents noeuds d'un cyberparcours sont occultés; il n'est plus nécessaire d'arpenter d'un point à un autre, la machine le fait pour nous (et garde secret l'itinéraire logique parcouru entre ces deux points). Cette démarche, cette pérégrination entre deux repères risque de nous manquer un jour. Le monde de Cyber est d'une efficacité fulgurante, certes, mais nous lui confions l'itinéraire de nos déplacements mentaux dans la complexité de ce qui est devenu réseau. En ignorant notre chemin au tracé superflu, nous risquons de perdre la carte (nous pourrions perdre l'idée même qu'il y a chemin). Or le chemin, c'est ce que le récit nous apprend: le récit est toujours un récit de voyage; on part d'une situation A, initiale, vers une destination finale clôturant le récit. Et l'intérêt du récit n'est pas tant qu'il achève, qu'il arrive à ses fins, mais bien dans tout ce cheminement qu'on a parcouru avec lui. C'est à la poussière des chaussures qu'on mesure l'importance qu'un voyage peut nous apporter. La cyberculture a tendance à abandonner cet aspect au profit de l'arrivée instantanée (un peu comme un avion annule la distance, la différence entre les deux continents qu'il relie). Autant le livre est le berceau et le gardien de l'écriture, autant le web et l'écran me semblent s'éloigner de cette logique graphique dont on a parlé. L'espace du web finalement me paraît plus comparable à celui de cette « volubilité » proche de l'oralité : les mots passent, circulent, s'effacent, éphémères sur un écran en perpétuelle mouvance, aux mémoires labiles et même si l'on utilise toujours le clavier pour communiquer avec l'autre, la relation semble beaucoup plus de l'ordre de l'oralité. Alors autant la revendiquer, cette oralité, et autant la comprendre, la maîtriser. Et à ce sujet le conte a beaucoup à nous apprendre (ce que peut-être cette longue domination de l'écrit nous a fait oublier). 89 Bibliographie indicative « Histoire et littérature orale » Oralité, tradition orale, littérature orale - Bellenger Lionel, L’expression orale, PUF, Que-sais-je ?, 1979 - Belmont Nicole, Poétique du conte : Essai sur le conte de tradition populaire, Gallimard, 1999 - Calvet Louis-Jean, La tradition orale, PUF Que-sais-je ?, 1984 - Goody Jack, Entre l’oralité et l’écriture, PUF, 1994 - Hernandez Soazig, Le Monde du conte - Contribution à une sociologie de l’oralité, l’Harmattan, 2007 - Propp Vladimir, Les racines historiques du conte populaire merveilleux, Gallimard, 1983 - Zumthor Paul, Introduction à la poésie orale, Seuil coll. 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Paris, Droz (Textes Littéraires Français 292), 2007, 2 tomes - Crépin André, Les Contes de Canterbury, présentation et traduction nouvelle (destinée à la Bibliothèque de la Pléiade), avec une postface de G.K. Chesterton (extraite de son Chaucer publié en 1932), Gallimard, Folio classique, 2000 - France Marie de, Micha Alexandre, Lais de Marie de France, Flammarion, 1999 - Lecouteux Claude, Au-delà du merveilleux : des croyances au Moyen Âge, Paris, P.U.P.S., 1996 (Culture et Civilisation médiévales XIII) ; 3e éd. revue et augmentée, Paris, 1998 - Lecouteux Claude, Fées, Sorcières et Loups-garous au Moyen Âge, imago, 1992 90 - Legoff Jacques, Un autre moyen-âge, Quarto Gallimard, 1999 - Polo de Beaulieu Marie-Anne, Education, prédication et cultures au Moyen-Âge. 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