Actes de la conférence publique du Vendredi 14

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Actes de la conférence publique du Vendredi 14
Actes de la conférence publique
du Vendredi 14 octobre 2005
Réseau Varèse :
ambition d’une coopération
culturelle européenne – acte II
Bibliothèque Nationale, Oslo
Dans le cadre du festival Ultima à Oslo
(Actes établis par Malika Combes)
*
Réseau Varèse
22, rue de l’Echiquier – F-75010 Paris
T +33 1 47 70 95 38 – F +33 1 47 70 88 30
[email protected] / www.reseau-varese.com
« Réseau Varèse : ambition d’une coopération culturelle européenne »
acte II
1
Table
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Introduction à la Conférence
Contributions :
4
M. Stein Olav Henrichsen, président du Festival Ultima, Oslo
6
M. Yngve Slettholm, Secrétaire d’Etat, Ministère Norvégien de la
Culture et du Culte
8
M. Antoine Gindt, Président du Réseau Varèse, directeur de T&M
12
M. Helmut Lachenmann, compositeur
15
M. Javier Güell, directeur artistique de Musicadhoy, Madrid
20
M . Geir Johnson, directeur du Festival Ultima, Oslo
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Mme Susanna Eastburn, productrice exécutive du LIFT, Londres
30
M. Jean-Yves Bainier, conseiller aux Affaires Internationales au
Ministère de la Culture et de la Communication, DRAC Alsace
32
Mme Cecilie Ore, compositrice
Annexes
38
40
Membres et bureau du Réseau Varèse
Programmes 2003-2004-2005, Aides 2000-2001-2002
2
Introduction à la Conférence
La circulation des œuvres et des idées est sans aucun doute ce qui a le plus
profondément contribué à la fondation de l’Europe. Europe des artistes,
Europe des musiciens : l’exemple des correspondances, des carnets de voyages,
des itinéraires de compositeurs nous fait apprécier la nécessité du mouvement
et comprendre les influences.
Au moment où l’Europe politique se construit et s’interroge, le fonctionnement
des institutions culturelles – traditionnellement inscrites dans un contexte
national – est confronté à des réalités nouvelles : comment conjuguer les
enjeux locaux (nationaux, voire régionaux) avec de légitimes obligations
européennes ?
Créé en 1999, le Réseau Varèse tente à sa manière de répondre à ces questions
par un fonctionnement original. Grâce au soutien du programme Culture 2000
de l’Union Européenne, il aide ses membres dans leur entreprise commune de
diffusion d’œuvres musicales nouvelles, stimulant ainsi les coopérations, sans
pour autant se substituer aux décisions artistiques de chaque membre.
Ce fonctionnement concilie deux versants essentiels de nos activités :
l’idéalisme qui tente de diffuser auprès du plus grand nombre des œuvres de
notre temps, le pragmatisme qui exige de financer ces créations et leur
diffusion.
Après Budapest en octobre 2004, la conférence programmée à Oslo le 14
octobre 2005 a pour objectif de faire le point sur ce fonctionnement, d’en
exprimer les attentes et de partager cette expérience avec des personnalités
extérieures au Réseau Varèse, invitées à exposer leurs réflexions sur les
questions de coopération culturelle européenne.
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Stein Olav Henrichsen, président du festival Ultima
C'est un grand honneur, au nom du festival Ultima, de vous souhaiter chaleureusement la
bienvenue à Oslo et à la quinzième édition de ce festival.
Le moyen d'expression choisi par Ultima est la musique contemporaine et les formes d'art
apparentées. Toute la ville est impliquée, musiciens et artistes venus du monde entier
associant leurs ressources avec le meilleur de ce que la Norvège peut offrir, et créant, avec
plus de 130 événements, un programme que nous pensons digne de n'importe quelle autre
métropole.
Nous sommes très heureux d'accueillir la deuxième conférence du Réseau Varèse sur la
coopération culturelle en Europe, et nous espérons sincèrement que votre séjour parmi nous,
sur le plan professionnel aussi bien que personnel, sera inoubliable.
Le fait que la conférence se tienne à Oslo, après Budapest l'année dernière, est une
indication des ambitions transnationales de la politique culturelle du Réseau, une politique
dirigée vers une identité européenne et une initiative commune, sans précédent dans l'histoire
européenne. Ultima souhaite être un partenaire actif pour le développement de cet important
réseau, qui – nous le croyons – peut apporter des bénéfices non négligeables à la communauté
norvégienne en général, mais plus important encore, permet de promouvoir l'art contemporain
dans un contexte international.
L'établissement de réseaux a toujours été au cœur de la direction de festivals ; l'échange
d'idées et d'informations, les discussions professionnelles et la possibilité de co-financer des
projets artistiques coûteux sont certainement de grands avantages que ceux-ci peuvent offrir.
Du fait des programmes culturels de l'Union Européenne, nous connaissons aujourd'hui une
évolution nouvelle, les réseaux informels devenant des structures plus formalisées, avant tout
pour attirer un financement européen. Cette évolution peut présenter des aspects
controversés qui devront être discutés, mais surtout, elle présente un éventail de possibilités
nouvelles.
Depuis 1995, les programmes culturels européens ont évolué et se sont développés d’une
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façon presque constante, dans le contexte d’un dialogue étroit avec les environnements et les
institutions artistiques et les gouvernements nationaux. Je dirais que l'influence d'un réseau
comme le Réseau Varèse sur le développement futur de ces programmes est assurément
considérable. Plus important encore – puisque financer l'art contemporain représente un
véritable défi – est le fait que l'Union Européenne a plus que doublé l'investissement annuel
dans chaque nouveau programme culturel, et dépense aujourd'hui 0,27 % de son budget total
pour la culture, principalement pour les arts. Cela correspond à 7 centimes par citoyen. Les
discussions au Parlement montrent que l'ambition européenne dans le domaine culturel est
croissante et pourrait entraîner des contributions bien plus élevées dans un avenir proche.
Aujourd'hui, il existe au Parlement une action politique appelée “ 70 centimes pour la culture ”
dont l'objectif est d'augmenter de 900 % les investissements culturels. Que cet objectif soit
ou non atteint, l'Europe sera certainement une source financière plus importante dans l'avenir,
mais il sera toujours nécessaire d'assurer la position de l'art contemporain, qui, tout en
restant forte, sera sans doute moins évidente à l'avenir. Le moment est probablement bien
choisi pour ouvrir, dès maintenant, une discussion avec la Commission de l'Union Européenne au
sujet d’un soutien plus permanent et plus substantiel aux réseaux opérant dans le domaine de
l'art contemporain comme le Réseau Varèse.
En dehors des gains immédiats apportés par les réseaux internationaux, certains des
effets sur le long terme ont un caractère plus fondamental. L'art contemporain est peut-être
plus en vu que jamais, actuellement, dans un monde qui est continuellement modifié par les
nouvelles technologies, et présente de nouveaux défis aussi bien au niveau individuel qu'au
niveau communautaire. Les individus doivent affronter de nouvelles exigences, comme une plus
grande flexibilité et une orientation internationale – en effet, nous agissons de plus en plus
dans un environnement international. Les communautés font face à des défis encore plus
importants qu’avant, parce que si les frontières semblent disparaître progressivement dans
notre partie du globe, de nouvelles frontières se créent qui prennent la forme de la pauvreté
et de l'oppression et empêchent l'essentiel de la population mondiale de prendre part à
l'économie globale en expansion, ce qui entraîne conflits et agitation sociale.
Considérant tout cela, il est vital non seulement de créer de nouvelles arènes
internationales dans lesquelles les diverses expériences et la compréhension mutuelle peuvent
favoriser une plus grande tolérance, mais aussi de renforcer la liberté de parole en tant que
condition nécessaire à la critique et au progrès. Alors que la liberté d'expression dans de
nombreuses régions du monde est limitée par la politique, elle est menacée dans notre partie
du monde par l'ambition inexorable de l'industrie internationale du divertissement en
expansion, qui vise à remplir notre espace public et privé avec du divertissement
commercialement viable et calculé.
Les réseaux comme le Réseau Varèse peuvent jouer un rôle important dans le
développement de la politique culturelle européenne – et par conséquent de l'Europe elle-même
–, en utilisant leur position privilégiée pour faire naître une conscience plus aiguë de
l'importance de l'art contemporain. Il ne faut pas sous-estimer le potentiel politique que des
réseaux, tel Varèse, peut représenter dans l'Europe présente et à venir.
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Yngve Slettholm, secrétaire d’État, ministère norvégien de la Culture et du Culte
Je dois au préalable préciser que c’est aujourd’hui un jour particulier pour moi dans la
mesure où le gouvernement que je représente quitte le pouvoir en ce moment même ; ma
démission a déjà été posée. Dès lundi, nous aurons un nouveau gouvernement en Norvège. C’est
donc ici ma dernière apparition publique en tant que secrétaire d’État. J’ai occupé ce poste
pendant quatre ans, j’ai fait de nombreux discours, et pour moi, c’est une bonne dernière
occasion pour célébrer l’importance du festival Ultima et pour rapidement récapituler les
grandes lignes de la politique effectuée ces dernières années et donner des pistes pour le
futur.
Le festival existe, bien sûr, depuis bien plus longtemps que quatre ans, mais ces quatre ans
représentent pour lui une période de croissance économique, grâce à l’augmentation de son
budget. Je suis d’ailleurs heureux d’annoncer qu’aujourd’hui nous avons voté le budget de
l’année prochaine et que les subventions vont encore augmenter en faveur du festival Ultima,
et, encore mieux, que nous avons signé des engagements avec la ville d’Oslo, ce qui sécurise le
financement du festival sur le long terme. Cet accord est en quelque sorte la réalisation d’un
rêve ancien !
Il y a deux ans, mon ministère a produit un rapport nommé Politique culturelle jusqu'en
2014, qui consiste en un plan de dix ans en faveur du développement de la culture en Norvège.
Ce plan concerne en de nombreux points le festival Ultima.
Un des aspects clés du festival est qu’il est un lieu de rencontre à plusieurs nivaux. Il l’est
d’un point de vue local, communautaire - un public peut y rencontrer des artistes
internationaux. Il peut aussi être un lieu de rencontre entre amateurs et professionnels. Et
comme tout bon festival, il est surtout un lieu de rencontre entre une culture nationale et une
culture internationale. Je dis souvent que les festivals réussissent lorsque les meilleurs
artistes nationaux rencontrent les meilleurs artistes internationaux. Ils sont alors une fenêtre
sur le reste du monde, et Ultima est certainement une telle fenêtre, et non des moindres.
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Par ailleurs, Ultima s’inscrit dans un cadre de coopérations internationales, ce que
représente aujourd’hui la présence du Réseau Varèse. C’est un fait important non seulement
pour Ultima en tant que festival de prendre part à un tel réseau, mais aussi pour la Norvège en
tant que nation d’avoir des partenaires actifs appartenant à des cultures différentes.
Pour ce qui est du futur, ce sera l’affaire d’un autre gouvernement. Je ne crains pas pour le
devenir du festival Ultima. Je pense que les membres du nouveau gouvernement vont faire ce
qu’ils ont à faire. Ils ont soutenu nos politiques culturelles, celles-ci seront maintenues par ce
gouvernement jusqu’en 2014. Je ne peux bien sûr pas plus parler maintenant, et ici, du nouveau
gouvernement.
J’espère enfin que le festival Ultima continuera à être une fenêtre entre la Norvège et le
reste de l’Europe, et qu’il continuera à jouer le rôle qu’il a dans la vie culturelle norvégienne.
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Antoine Gindt, Président du Réseau Varèse, directeur de T&M-Paris
De l’Europe, pas d’Europe, quelle Europe ?
C’est en ces termes, un peu partout sur le continent, et disons-le, en France en particulier,
qu’il faut depuis quelques mois s’interroger à l’évocation de la politique européenne.
Interrogations sur les politiques économiques, sociales, agricoles ou industrielles.
De notre place, ici aujourd’hui à Oslo - hors de l’Union Européenne ! - ne devrions-nous pas –
si faiblement soit-elle en jeu – nous interroger davantage sur sa politique culturelle et
l’inscription de notre travail vis à vis d’elle ?
Il y a précisément un an, à Budapest, nous lancions l’acte I des conférences du Réseau
Varèse sur le sujet de “ l’ambition d’une coopération culturelle européenne ”. Nous rappelions
par le biais de différentes interventions ce qui avait fondé notre motivation à structurer
depuis 1999 un réseau européen pour la création et la diffusion musicales, pour réunir autour
d’une des pratiques fondatrices de la culture européenne – la composition musicale –
différentes structures culturelles (festivals, salles de concert, théâtres ou organismes de
production) engagées, de longue date, dans les échanges et partageant une conception
semblable de l’engagement pour les artistes.
Nous en rappelions les prémices, les difficultés, les succès, les soutiens – celui du ministère
de la Culture français notamment – et l’accès à un financement européen grâce au programme
Culture 2000 triannuel établi par la Commission Européenne depuis l’an 2000. Ce financement
reste précaire, mais il nous a permis de développer le Réseau, de l’élargir – depuis juin 2005, il
réunit 21 membres représentant 17 pays d’Europe – et, surtout, en six ans, de financer 30
programmes (soit 20 compositeurs de toutes nationalités) de création musicale, dans leurs
diversités esthétiques et géographiques, dans une variété de format qui nous conduit de la
musique soliste à l’opéra, de la salle de concert au jeune public.
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30 programmes dont l’hommage à Helmut Lachenmann, que nous avons l’honneur d’accueillir
aujourd’hui à cette conférence, hommage pour son 70ème anniversaire qui fait étape au festival
Ultima, qui se poursuit ici à Oslo, depuis hier soir avec le spectacle chorégraphique de Boris
Charmatz “ Herse, une lente introduction ”, créé voici déjà huit années en France, et jusqu’à
dimanche soir avec le concert de l’Ensemble Modern de Francfort, dirigé par Brad Lubman,
dans lequel sera notamment donné Concertino, sa dernière œuvre créée très récemment à
Lucerne.
Ce portrait très vivant d’un compositeur essentiel de notre temps, compositeur allemand
défendu par des interprètes de multiples origines, qui associe en 2005 cinq membres du
Réseau Varèse, est une parfaite illustration de ce qu’une action artistique ambitieuse et
exigeante peut trouver de bénéfique à être coordonnée à l’échelle européenne.
Mais, comme nous l’avait brillamment rappelé Elisabeth Schweeger l’an dernier à Budapest,
ce bilan qui valide a posteriori notre motivation européenne, ne doit en rien obérer la nécessité
d’interroger les arts anciens, leurs pratiques, leurs développements, leurs places quand ils sont
confrontés à une société en mutation, rompant avec la sédentarité du XIXème siècle,
fondatrice, pour l’essentiel, des institutions théâtrales, musicales, muséales sur lesquelles
reposent encore ses bases, et la première d’entre elle, à savoir ses structures de financement.
*
Europe, pas d’Europe, quelle Europe pour la culture ?
Du point de vue des arts, on pourra rétorquer qu’il n’a pas fallu attendre la construction
européenne pour que le grand mouvement de circulation des œuvres et des artistes se mette
en action. Cette circulation, aussi ancienne que notre civilisation, intimement liée aux grands
événements de notre histoire européenne, à l’esprit de cour, à la compétition bourgeoise
ensuite, a fondé l’idée d’Europe sur l’idée de connaissance, ce résultat si subtil de la
contamination des particularismes régionaux par des principes universalistes des arts et des
humanités. En ce sens, l’Europe se reconnaît en elle-même, de Ljubljana à Oslo, de Tallinn à
Porto, de Rome à Helsinki, grâce – entre autre - à ses institutions culturelles, en elle-même et
par opposition à d’autres continents, d’autres cultures, d’autres patrimoines quelques fois plus
anciens, parfois plus récents, construits sur d’autres modes de pensées et d’organisations,
traversant et influençant par ailleurs nos singularités européennes au fur et mesure des
siècles.
Mais on peut anticiper aussi, aujourd’hui, que la culture et les arts tels que nous les vivons
(les désirons) ne survivront plus sans une Europe culturelle structurée, garante de la
pérennisation de ses références propres, de leur conservation, la conservation désignant ici
l’idée d’un patrimoine vivant, à enrichir, à infléchir, un patrimoine incluant les processus de
création à l’intérieur d’un périmètre désigné comme étant celui de nos réflexes culturels
élémentaires et nécessaires, de notre construction individuelle et collective, particulière et
9
universelle. De notre maison commune.
À l’heure de la circulation effrénée des marchandises, l’enjeu de la culture en Europe n’est
donc pas tant géographique qu’éthique. Et le prix à payer par la communauté doit l’être en
conscience, en conscience de ce que la culture peut et doit ordonner (au sens d’organiser),
transcender des replis nationaux et sublimer la notion d’appartenance vers un espace solidaire
et généreux.
*
Nous sommes entrés depuis peu dans une ère nouvelle qui est définitivement l’ère de l’après
“ après guerre ”. Les institutions et les aspirations collectives, dans les arts comme dans la vie
sociale, ne sont plus uniquement déterminées par un désir de pacification de territoire, de
construction de démocraties, de critique et de renouvellement des systèmes intellectuels et
politiques ayant conduit à un désastre dont la déflagration a éprouvé l’Europe un demi-siècle
durant.
Nous sommes aujourd’hui face à des sociétés riches et inégalitaires, sécuritaires et
oublieuses, face à un espace continental mal défini, hétérogène, inégalitaire lui aussi en
fonction des destinées liées à son histoire récente.
Nous sommes quant à nous, face à la réorganisation, à la réorientation de nos outils
culturels, si nous les désirons encore vifs et pertinents, non simplement liés à un
développement qui oscillerait entre divertissement et tourisme, manifestations de masse et
produits télévisuels.
Si nous voulons réinscrire nos arts dans ce qui fonde le vivant de notre société européenne,
à savoir son éducation et ses humanités, il faut réinventer une continuité historique au sein de
laquelle les notions de modernité et de patrimoine seront conjuguées simultanément, il faut
que les artistes soient réinvités au cœur des systèmes éducatifs et que la création reprenne
sa place centrale au sein des arts : le vivant comme garant de la mémoire.
C’est, d’une certaine manière, la fin de la théorie de la rupture où modernité et patrimoine
s’opposaient, mais peut-être l’avènement d’une théorie du déplacement. Il ne s’agit pas de
rattraper une hypothétique courbe de l’histoire, car elle est plus rayonnante que linéaire, mais
de redéfinir l’espace artistique comme cet espace non-marchand (qui n’est pas à confondre
avec l’espace de gestion économique dans lequel il est situé), dont l’influence sera protégée des
agressions du marché, non par privilège historique ou élitiste, mais parce qu’il aura été confié à
ses institutions de réels moyens pour de réelles missions en prise avec l’époque, ses besoins
pédagogiques, son aspiration à retrouver un sens commun.
Plus d’un siècle après l’invention des procédés de reproduction mécaniques (cinéma,
enregistrement audio,…) qui ont eux-mêmes créé de nouveaux arts aux développements
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intellectuels et économiques fulgurants, au moment où les révolutions technologiques
bouleversent modes de diffusion et de communication jusqu’à remettre en question les
structures narratives de nos sociétés, le champ d’interrogation sur les arts anciens et leurs
pratiques sociales est immense.
Prôner la conservation pure et simple de leurs pratiques ne résoudrait rien sinon un
appauvrissement inexorable, s’en priver les conduirait à une ruine certaine. C’est de ce constat
complexe qu’il nous faut interroger l’avenir par le passé, comme à chaque fois que l’homme,
face à ses doutes, risque de prendre peur.
La création d’une Europe de la Culture, et avec elle notre positionnement par rapport à
cette Europe culturelle, permettra peut-être de répondre à quelques-unes de ces
interrogations, notamment de redéfinir le bien commun, celui qui passe au-delà des intérêts
régionaux ou nationaux.
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Helmut Lachenmann, compositeur
Lorsque éclata la Première guerre mondiale, alors que les journaux allemands et autrichiens
rivalisaient d'enthousiasme patriotique pour la guerre, le journaliste et écrivain Karl Kraus,
fondateur et directeur de la revue Die Fackel de 1895 à 1935, publia un article légendaire
intitulé "In dieser grossen Zeit" [En cette grande époque]. Dans cet article, non seulement il
avertissait le public, mais surtout, il s'opposait directement à cet enthousiasme et
prophétisait la catastrophe européenne et les "derniers jours de l'humanité". Quand les Nazis
prirent le pouvoir en 1933, Kraus resta silencieux, ce qui scandalisa et déçut tous ceux qui
pensaient comme lui et s'étaient attendu à une autre protestation enflammée. Après avoir
provoqué à nouveau la confusion chez ses adeptes, en publiant, d’abord, un numéro de quatre
pages de Die Fackel ne contenant rien d'autre qu'un sonnet de Shakespeare et sa traduction
allemande, en engageant ensuite des poursuites judiciaires contre un journal à cause d'une
virgule mal placée et en imprimant les commentaires, issus de l’ensemble de la presse, sur son
silence dans un autre numéro (substantiellement plus long) de la revue, Kraus présenta au
public cet article, long de plus de 400 pages, dans lequel il réagissait à l'indignation dirigée
contre lui, en déclarant : "Vous me demandez de cracher dans le cratère d'un volcan", et en
concluant qu'il ne pouvait plus désormais y avoir qu'une seule préoccupation : "mettre le
langage en sûreté".
La répression de la liberté et de la culture dans les démocraties européennes ne prend plus
aujourd’hui la forme du fascisme déclaré. Les yeux fixés sur les mécanismes de l'oppression
dans les systèmes fascistes appartenant à un passé partiellement révolu, nous sommes en
grande partie aveugles aux mécanismes d'oppression opérant plus ou moins subtilement et
handicapant l'enthousiasme dans notre civilisation occidentale orientée vers le profit et
l'amusement. Ces mécanismes n'ont absolument pas été compris et analysés de façon
satisfaisante pour contrer ce qu'ils ont provoqué : la destruction, visiblement irrésistible,
peut-être pas du genre humain, mais certainement de l'humanité. Considérant l'érosion
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croissante de notre culture sous la dictature de décisions, manipulées avec ignorance, de la
majorité et de contraintes pratiques basées sur l'économie, l'unique préoccupation de ceux qui
sont vigilants et pensent de manière responsable doit – suivant la phrase célèbre de Kraus –
être de mettre "l'esprit" – c'est-à-dire "l'art" – en sûreté. L'art lui-même est, de toute
évidence, devenu le moyen d'expression d'une fausse sécurité pour une société au style libéral
(qui souhaite voir ses propres concepts moraux standardisés préservés au sein de l'art). Il
semble – “ en tant que déclinaison exigeante et, en même temps, un tant soit peu d’ordre
muséal, du suffocant et envahissant secteur des services, ce facteur industriel appelé
"divertissement" –, être devenu une sorte de refuge pour ceux qui, enthousiastes de la culture,
ne sont capables d’aucune autre réaction dans leur paralysie face aux menaces de l'existence
humaine qu'ils cherchent à refouler, que d'enfouir leur tête dans le sable d'une fausse
sécurité philharmonique en faisant mauvais usage de la tradition. Cette exigence, mettre l'art
en sûreté, doit immédiatement signifier mettre l'art en danger. Cela veut dire, qu'au sein du
discours public de la société, le concept européen de l'art ” – et en lui, les concepts de musique
et de beauté – doit être mis en discussion. Il doit/devrait être distingué, dans sa substance et
par définition, de celui de divertissement – avec le respect qui est dû à ce dernier, ajouteraije, car je ne mets pas en question son droit à l'existence. Ce n'est que de cette manière que sa
nature indispensable peut devenir évidente en tant que moyen d'expression du souvenir qu'a
l'humanité de sa capacité spirituelle, souvenir sans lequel elle se précipiterait vers sa chute. Il
me semble que c'est ce qui est nécessaire aujourd'hui. Le concept européen de l'art doit
également être distingué de toutes les formes d'art non européennes par lesquelles nous nous
laissons fasciner à cause de leur exotisme, en grande partie parce qu'au-delà de leur magie
esthétique, nous éprouvons aussi leur authenticité et leur enracinement dans une conception
intacte du monde, comme un défi à notre perte fondamentale de cette conception, bien que
nous tentions souvent de refouler cet aspect et de nous délecter confortablement de la magie
esthétique de l'exotique comme des touristes culturels. Et, en tant qu'artistes créatifs, nous
sommes fréquemment coupables de nous l'approprier habilement : l'art non européen, la
musique du Gagaku, du Gamelan ou des moines tibétains sont perçus comme un aliment nouveau
pour une société dont l'épuisement culturel est un résultat de son propre manque
d'orientation. J'ai parlé de distinguer. Mais distinguer ne signifie pas se détourner, encore
moins mépriser, il s’agit plutôt d’un engagement sensibilisé, et peut-être éclairé. La culture
européenne a toujours braconné sur les domaines des cultures étrangères. Des œuvres
importantes sont nées de ce braconnage (Mahler, Ravel, Schubert, Debussy, Stravinsky).
Cependant, ce qui conditionne notre relation de fascination aux œuvres de notre propre
tradition, la conditionne également dans le cas des œuvres exotiques : leur énergie magique ne
doit pas simplement être utilisée, mais plutôt sagement transformée par l'esprit créatif. Cela
signifie aussi qu'elle doit être brisée, en intervenant dans sa structure telle qu'elle nous est
donnée. La musique, en tant qu'art ayant développé son autonomie dans l'histoire culturelle
européenne - aux dépens de ses anciens liens rituels –, se définit, ou peut-être s'affiche
rétrospectivement, comme une magie dont se sont emparées la volonté humaine et son énergie
créative, et dont l'esprit a donc pris le contrôle ; en ce sens, elle a été brisée, c'est-à-dire
détournée de son irrésistible dominance irrationnelle et relativisée dans sa magie collective.
Le concept d’art, pris dans cette définition, peut-être provisoire, et en même temps affranchi
de son image socialement standardisée, et, du fait de la variété de ses applications, infiniment
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ouvert, devrait – et il me semble que c'est ce qui est nécessaire aujourd'hui – se reconnaître
dans ce sens. Loin de devenir figé académiquement, il pourrait ainsi devenir plutôt une porte
d'entrée vers des aventures infinies et toujours nouvelles dans la perception et l'expérience
de soi. La musique des vieux maîtres, ainsi que celle de compositeurs comme Schoenberg,
Webern, Nono ou Boulez, pourrait être examinée dans cette perspective.
Sur le phénomène de "rupture" : le médium de cette rupture dans la pratique créative est
ce que, depuis le milieu du siècle dernier, nous appelons "matériau musical", le réservoir sonore
servant à formuler les espaces sonique et temporel, diffusé au moyen de ce que j'ai appelé
dans le passé "l'appareil esthétique". Ce dernier constitue la totalité de ce qui appartient, au
sens le plus large, à la pratique de la création musicale développée socialement et
historiquement : les instruments, les institutions, les conventions d'interprétation et de
notation et les théories, ordres, systèmes et hiérarchies qui les accompagnent, mais également
les formes et rituels de réception qui correspondent. Composer signifie partir de ces éléments
trouvés en les percevant comme des éléments collectivement familiers, et donc chargés de
magie, et réfléchir à leur sujet, les transformer, ou même les éroder ou les détruire, les
faisant passer de leur environnement familier à un environnement nouveau, et bien sûr
nouvellement individualisé : par exemple, la triade d'ut majeur, familière depuis Palestrina,
mais radicalement différente dans son orientation et nouvellement définie à travers son
contexte modifié dans la Cinquième symphonie de Beethoven, et à nouveau dans les Maîtreschanteurs de Wagner, s'étendant aux "deux sous d'ut majeur" (Adorno) présents dans le
Wozzeck de Berg. Ce processus de rupture constante du magique et du familier au nom d'une
individualité qui s'émancipe progressivement, au point même de s'effacer consciemment, a
donné naissance au processus rapide de changement stylistique, depuis la monodie des débuts,
en passant par Bach, Mozart et Beethoven, jusqu'à Schoenberg, au sérialisme, à la complexité
des structuralistes et à la non-musique de John Cage.
Pour conclure, je dirais que les compositeurs devraient refléter ce qu’ils font, pourquoi ils le
font, ils devraient transcrire leur responsabilité, les problèmes de leur époque. Dans de
nombreux pays, l’opinion publique ne se montre pas très fière de sa culture.
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Xavier Güell, directeur de Musicadhoy, Madrid
Musique et culture de masse
Il existe deux étapes dans la réflexion sur les masses. La première a lieu après la Grande
Guerre, à partir des années 20 et se prolonge jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Ses principaux représentants sont Siegmund Freud (Psychologie des masses), José Ortega y
Gasset (la Révolte des masses), Elias Canetti (Masse et puissance) et Hannah Arendt (les
Origines du totalitarisme). Les réflexions de cette époque de Walter Benjamin et de Theodor
W. Adorno pourraient également s’y ajouter, quoique avec des réserves. La seconde étape
correspond aux années 50 et 60, après la Seconde Guerre mondiale, et elle a pour théâtre
principal l’Amérique du Nord.
Dans la première, il est surtout question de société de masse. Dans la seconde, par contre,
de culture de masse.
Dans la première, ces masses étaient induites et conduites par des leaders politiques
charismatiques et par des mouvements politiques totalitaires. Dans la seconde, au contraire,
étant très souvent enfermées dans leur intimité, elles sont guidées, formées et façonnées par
les grands dispositifs industriels, entrepreneurs et étatiques que l’on appelle communément
moyens de communication de masse.
Freud en souligne les traits suivants : la tendance à transformer immédiatement en actes
les idées suggérées ; la disparition de la conscience morale et du sens de la responsabilité ainsi
que l’intempérance concernant tout ajournement de la réalisation du désir. La masse nourrit un
sentiment de toute-puissance, car l’individu qui fait partie d’une foule tend à effacer la notion
de l’impossible. La masse est influençable et crédule ; elle est dépourvue de sens critique ; elle
pense en images qui s’entrelacent les unes avec les autres en procédant par association ; elle
respecte la force et voit toujours de la faiblesse dans la bonté ; elle exige force et violence de
ses héros ; elle veut être dominée, subjuguée par son maître. La masse est, toujours, en
quelque sorte, une masse amoureuse, en éternelle relation de réceptivité, de passivité avec le
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Proto-père, réincarné dans le Grand Chef, caudillo ou Führer.
Nombre d’idées de José Ortega y Gasset coïncident avec cette analyse de Siegmund Freud.
Ortega part du “ fait des agglomérations ” : tout est plein, villes, maisons avec des locataires,
hôtels, trains, cafés, lieux de promenade, spectacles, plages. “ Il n’y a plus de héros, il n’y a que
le chœur. ” La société a toujours été une unité dynamique composée de deux facteurs,
minorités et masses. Masse est quiconque ne s’estimant pas soi-même pour des raisons
particulières, mais qui se sent “ comme tout le monde ”.
“ La caractéristique est que l’âme vulgaire, se sachant vulgaire, a l’arrogance d’affirmer le
droit à la vulgarité et l’impose n’importe où ”. Les masses, pour cette raison, se révoltent. Plus
que du mépris envers elles de la part d’une minorité, comme c’était le cas au XIXe siècle, le
texte d’Ortega naît de la crainte de cette dernière (une minorité éclairée, cultivée) face à des
masses qui imposent leurs goûts, leurs appréciations, leurs valeurs, ou qui méprisent
souverainement, voire de façon violente, ces minorités et leurs façons d’appréhender la vie,
l’art, la culture.
Les masses se révoltent à une époque regorgeant de possibilités et de moyens presque
illimités à leur disposition, ou de facilité matérielle absolue. Le diagnostic de l’homme-masse
est le suivant : il se caractérise par son ingratitude radicale envers tout ce qui a rendu
possible la facilité de son existence. Il ne conçoit qu’un type d’intervention : ce que les
Français, depuis le début du XXe siècle, appellent action directe : une action sans délai. Alors
que dans la démocratie libérale la violence était la dernière ratio, pour les masses elle devient
la première, l’unique raison. Cela constitue une grande charte de la barbarie, un affront à la
civilisation qui implique une mise en question radicale de la culture minoritaire, ou “ d’avantgarde ”.
Il importe ici d’ajouter les réflexions, concordantes, de Hannah Arendt : le mouvement
totalitaire est précisément celui qui réussit à donner une forme et une articulation à ce sujet
anonyme qui, sous l’ère totalitaire, trouve son insertion et son adéquation parfaites.
Il faut également se souvenir de l’importante analyse philosophique, phénoménologicoexistentielle, de Martin Heidegger dans Être et temps. Un des grands mérites de Heidegger
consiste à penser à la fois ce sujet neutre, dépouillé d’attributs, et son environnement propre
et spécifique : le monde de la vie quotidienne. Dans cette analyse phénoménologicoexistentielle, apparaît le Dasein, cet étant, ou être-là, qui constitue le “ sujet ” de sa réflexion
ontologique : le Man, sous lequel le Dasein se montre avant de se comprendre lui-même et de se
projeter d’une manière responsable et libre sur l’horizon - ontologique – de la mort comme
finalité.
Dans toutes les analyses mentionnées, l’homme-masse est décrit, est conçu, comme un
phénomène social, aussi étendu et intense que possible, et également comme matière première
d’une politique qui trouverait, dans le nouvel autoritarisme dictatorial, et surtout dans les
grands mouvements de masse, et dans le régime totalitaire (national-socialiste ou staliniste),
sa meilleure expression et sa meilleure manifestation. Adolf Hitler, rappelle Hannah Arendt,
disait aux masses : “ Tout ce que vous êtes, c’est à moi que vous le devez ; tout ce que je suis,
c’est uniquement à vous que je le dois. ”
Cinquante ans après, ce sujet massifié, massif, est aujourd’hui plus que jamais à l’honneur,
conduit et encouragé par un capitalisme sauvage qui n’a d’autre consigne que le gain rapide et
immédiat. Rien ne semble pouvoir l’arrêter. Mais cette hybris, face aux prédictions
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apocalyptiques d’un effondrement catastrophique, demande et exige le rétablissement du bon
sens : celui qui renouvelle la jouissance par la mesure et le juste milieu auquel en appelait
Aristote, et sans lequel aucune culture ne peut survivre.
Il manque, quoi qu’il en soit, un sujet qui puisse donner l’alternative au propre sujet de cette
formation historico-sociale capitaliste, dans son orientation sociale et économique qui trouve
sa concrétion dans le sujet massifié et massif. Il lui faudrait un sujet dont la barbarie
autosatisfaite rendrait plus flagrante sa propre indigence en matière de principes et de
valeurs susceptibles de lui concéder des indices pour une vie meilleure ; ou pour cette Bonne
Vie - ou eudaimonía – qui, depuis les Grecs, constitue le modèle d’orientation de la conduite, ou
de l’éthos.
Il s’agit d’arbitrer des stratégies de “ démassification ” générées à partir de l’intérieur des
conditions qui produisent et reproduisent ce sujet massifié et massif qui est partout, et qui
nous appartient d’une manière intrinsèque. Mais il est interdit d’inférer de cette vacuité de
substance sociale, communautaire, historique, l’abdication dans le nihilisme selon les
préférences postmodernes.
Même dans la sphère du gouvernement, il est pensable, et possible, d’envisager une manière
de se conduire en rupture avec le style historique, traditionnel, reposant sur la “ lutte de tous
contre tous ”, sur la peur des uns envers les autres comme sentiment universel et fondamental,
et sur la sécurité comme valeur suprême.
Nous sommes face à la contradiction tragique d’un monde plein de possibilités matérielles –
mais aussi de déséquilibres monstrueux – avec une indigence spirituelle d’une ampleur telle,
que le seul fait de prononcer un référent utopique, ou un projet lancé vers le futur, semble
résonner de façon absurde. Mais cet absurde doit être confronté avec l’érotique d’un sujet qui
veut, qui désire, qui aime une société meilleure, plus paisible ; ou une nouvelle manière de
comprendre la vie sur cette planète livrée à son sort.
À la cime de l’arbre de l’Avenir (Nietzsche), véritable arbre de la Vie, on peut distinguer
l’élévation d’une cité frontière dans laquelle la musique et la pensée peuvent faire alliance. Et
dans laquelle une nouvelle paideía pourrait peut-être orienter la vie vers une humanité
intégrale comme celle qui fut splendidement rêvée par Friedrich Schiller dans ses Lettres sur
l’éducation esthétique de l’homme.
Face à ceux qui croient à l’unique recours d’un sujet historico-collectif comme conditio sine
qua non de toute proposition visant une inflexion, un changement, une transformation des
habitudes mentales (et vitales), je crois qu’il est parfaitement légitime d’en appeler à
l’expérience personnelle comme critère doté d’une capacité d’anticipation et de pronostic,
surtout parce qu’il existe des conditions objectives, socio-économiques et technologiques, pour
que ce changement puisse se produire. Seulement, les barrières et les obstacles – d’un
capitalisme sauvage, basé sur des principes néoconservateurs, réfractaire à toute culture,
formation, Bildung – empêchent cette possibilité réelle de s’enraciner et de se propager à
travers de vastes couches de la communauté planétaire.
De l’expérience personnelle jaillit et se déploie la proposition philosophique qui revêt – au
jour d’aujourd’hui – une nature utopique avouée. Mais il s’agit d’une utopie critique – ou d’un
rêve rationnel – avec le statut d’une Idée Régulatrice susceptible d’orienter et de guider
l’ethos de la subjectivité, ou de promouvoir un virage interne et immanent dans sa prostration
historique particulière. Aujourd’hui ce sujet (ou cet être que nous sommes) est englué dans le
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magma massifié et massif : celui qui constitue l’aspect premier, immédiat, primordial,
inéluctable, sous lequel il se manifeste à l’époque actuelle.
Mais la mémoire, Mnémosyne, invite à un retour vers la substance matricielle d’un passé
immémorial, catapulte depuis laquelle on peut prophétiser, d’une manière critique, l’avenir. La
prophétie puise aux sources de la réminiscence, de l’anamnesis, comme dans tout platonisme
véritable (et aussi dans le véritable pythagorisme).
Peut-être est-il nécessaire, aujourd’hui plus que jamais, d’encourager un nouveau
pythagorisme ; une nouvelle société, minoritaire mais à vocation publique et politique, capable
de transformer les sensibilités et les habitudes de pensée de notre temps.
Dans ce nouveau pythagorisme, la musique croise notre recherche de ce référent d’un âge
de l’esprit qu’institue la matrice de toute pensée utopique. La musique est l’antidote qui
s’oppose, de la manière la plus radicale, à ce pouvoir de domination que constitue le Minotaure
avec lequel toute vie et toute culture sont mises à l’épreuve. Dans la musique s’exerce et se
déploie le pouvoir de récréation, à travers ses formes en perpétuelle variation, ou en
mouvement expansif et en spirale, qui peut surmonter et dépasser les épreuves du pouvoir de
domination. La musique possède, en outre, suffisamment de forces démoniaques, comme
Goethe a su le remarquer, pour pouvoir réaliser au mieux cette épreuve, en suggérant des
formes et des figures dans lesquelles toutes nos facultés et nos capacités - sensibles et
intelligibles, matérielles et spirituelles, rationnelles et hédonistes – atteindront leur
intégration maximum.
Seule la musique sait réconcilier la pensée magique avec le rationnel, le linguistique avec le
supralinguistique (et également avec le prélinguistique). En elle s’allie et se conjugue une
mathématique sensible et sensuelle avec la plus abrupte et la plus radicale négation de
l’harmonie et de la mesure. Les harmonies les plus divines cohabitent avec les dissonances les
plus extrêmes ; les accords parfaits avec le diabolus in musica.
La musique, comme le disait Kleist, est l’algèbre de tous les arts ; tous semblent confluer en
elle et émaner de sa magique substance. Étant l’art qui donne forme et figure au temps, ou qui
le sculpte à travers ses arguments, ou qui érige sur lui ses constructions, elle est aussi celui
qui de la manière la plus surprenante semble le transcender dans la lueur et le reflet de
l’Éternel.
La musique réussit à donner forme et figure à toutes les dimensions du temps - passé
immémorial, présent éternel, futur transcendantal -, en s’incarnant toujours dans l’instant de
sa prononciation. Dans ce dernier s’enracine la phoné, voix ou son auquel la musique sait donner
forme. Une forme qui se déploie sous la modalité du mouvement, comme le veut toujours la
musique, un mouvement qui trouve dans le temps son nombre et sa mesure (selon l’Avant et
l’Après).
La musique ne peut être, seulement, subsumée, ou appréhendée, dans et depuis le langage ou
l’écriture (quel que soit son ordre). Elle n’admet ni n’accepte ce réductionnisme. Grâce à son
immense pouvoir de suggestion, d’intégration, d’expression et de communication, elle plane
toujours au-dessus de ces tentatives. Le moment est peut-être venu d’inverser et de subvertir
cette relation traditionnelle, moderne et postmoderne, et de soutenir une proposition
philosophique et musicale dans laquelle la musique serait la clé herméneutique, qui donnerait
sens et signification aux autres domaines de l’art, de la culture, de la science, des humanités
et de la technique. Cette dernière, la technique, pour ne prendre qu’un exemple, en vertu de la
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technologie la plus raffinée trouve ou peut trouver, grâce à la musique, la meilleure manière de
se transcender elle-même en art et en poiésis, ou de favoriser les retrouvailles de l’art et de
la technique dans le vieux tronc perdu de ce que les Grecs réussirent à concevoir, dans un
unité indistincte, sous le mot techné – à la fois art, technique et science, ou savoir-faire - :
c’est ce que la musique électroacoustique a démontré peu à peu, dans sa capacité de se
combiner et de se conjuguer avec les sources sonores traditionnelles.
Notre société et notre culture de masse célèbrent comme jamais la splendeur inusitée de la
musique, chaque fois plus omniprésente dans nos vies, dans les loisirs et les affaires, dans les
nouveaux rites de la société du spectacle, et dans les mythologies propres à cette culture
massifiée et massive dont l’unique trace de subjectivité est cet être formé et configuré par
elle que, dans un sens essentiel, nous sommes tous.
Cette société est aujourd’hui séquestrée et bâillonnée par les dispositifs capitalistes,
financiers, industriels complexes, qui orientent et canalisent les demandes musicales sur des
voies étrangères et réfractaires à la qualité, à l’exigence, à la recherche voulue d’une union
toujours possible entre art, science et technologie avancée, ou encore à la recherche de liens
féconds avec la philosophie.
Situés aux antipodes du monde globalisé, massifié, dans lequel nous vivons aujourd’hui, ces
mots, écrits au nadir de l’espérance, depuis la nudité d’une subjectivité en proie aux dangers –
un sujet sans bagages, semblable aux fils de la Mer évoqués par Antonio Machado – revêtent
le caractère d’un appel exalté qu’une génération appartenant à des temps meilleurs pourra
parfaitement comprendre.
De lui surgira, comme nous l’explique Eugenio Trías, sans doute avec Ortega, le plus grand
philosophe espagnol de tous les temps, une Voix provenant du cercle hermétique, mais audible
aux abords de la limite, une voix éthique, mais d’un éthos musical, d’une netteté unique, dont le
son intraduisible verbalement, ou oralement, rend témoignage dans notre subjectivité la plus
secrète d’une “ harmonie des sphères ” qui déjà en son temps fit tressaillir Pythagore, en lui
rappelant sa provenance astrale et sa vocation et sa mission fondatrice dans un monde
nécessitant un nouvel évangile musical.
Cette Voix constitue l’unique témoignage qui peut se présenter d’un virage possible qui nous
permette de nous distancer de ce composant massifié et massif qui, cependant, fait partie de
notre condition actuelle, ou de notre destin historique.
Cette Voix nous enjoint à une élévation jusqu’aux abords de la Limite, de sorte que celle-ci
soit habitable. Cette Voix remue notre éthos. Cette Voix n’est pas un chant de sirènes ; c’est
plutôt la Voix que prononcent les sept cordes de la lyre d’Apollon ; les Muses ; les sphères
célestes ; la gamme entière, en travers, à la manière d’un dià-páson.
Cette Voix nous oblige à écouter, comme unique impératif pindarique, l’exigence d’être ou
de devenir la descendance frontière ; de cette terre secrète limitrophe du cercle hermétique
où habitent les dieux (et tout particulièrement Apollon, patron de la musique).
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Geir Johnson, directeur du festival Ultima, Oslo
Il peut sembler contradictoire de présumer travailler à promouvoir l'art international dans
un pays dont les citoyens ont, en plusieurs occasions, refusé l'opportunité de participer à la
communauté européenne. Et du point de vue d'un Européen du centre, il doit parfois paraître
absurde que nous, qui vivons dans un pays bénéficiant de ressources naturelles grâce
auxquelles nous sommes en mesure d'assurer notre niveau de vie élevé – comparé à celui de la
plupart des autres pays –, manifestions si peu d'intérêt pour la construction d'une Europe
commune qui, depuis 2005, inclut également les pays de l'ancien bloc de l'Est. La Norvège estelle habitée par une population d'individus totalement égocentriques ? Et sinon, pourquoi ne
participons-nous pas à cette construction européenne, puisque nous en avons les moyens ?
Les réponses sont nombreuses, et complexes. Certaines d'entre elles font référence à des
idiosyncrasies nationales qui paraîtraient hors de propos si elles n'étaient pas au cœur même
de l'hégémonie idéologique de l’État. Nous devons nous souvenir que nous sommes dans un pays
où c'est le sport qui constitue la religion nationale, pas l'art et la culture.
Par conséquent, il ne m'est pas possible de répondre simplement à une telle question ; c'est
un problème qui me concerne depuis de nombreuses années – défier le souhait apparent du
peuple et travailler activement à assurer un espace européen aussi large que possible dans un
domaine artistique qui est l'un des plus difficiles à promouvoir : la musique contemporaine. Le
moins que l'on puisse dire du personnage mythique de Sisyphe est qu'il avait au moins la chance
de savoir en quoi consistait sa tâche.
Pour résumer une longue histoire, lorsque le Réseau Varèse a été établi en 1999, nous
autres membres d'Ultima avons vu sa création comme une occasion de contribuer à la
construction d'un projet européen présentant une musique moderne et des productions
scéniques de haut niveau, dont le public norvégien pourrait aussi bénéficier. Notre motivation
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consistait en deux points clés :
1. Afin d’élargir l’univers culturel de la Norvège du point de vue des concerts et des arts
scéniques, il était nécessaire d'entrer dans une collaboration internationale pour que le
meilleur de ce que la Norvège ait à offrir puisse être mesuré à l'aune des standards
internationaux.
2. Il est évident que travailler au sein d'une organisation culturelle relativement réduite, à
la périphérie du continent européen, ne permet pas nécessairement une vue d'ensemble, ni
l'occasion de collaborer à la scène internationale. Nous considérions que des contacts accrus
avec l'Europe ne pouvaient qu'entraîner des effets positifs pour la musique contemporaine et
les arts scéniques norvégiens, et peut-être même conduire à des opportunités plus nombreuses
de présenter la musique norvégienne dans un contexte international.
”LA PAROLE VOYAGE PLUS LOIN QUE L'HOMME” (proverbe norvégien)
Les premières réunions du Réseau Varèse furent chaotiques mais constructives ! Tous les
participants étaient avides de contribuer à un projet plus ambitieux que ceux que pouvaient
créer séparément leurs propres organisations. Plusieurs réseaux informels existaient ; un
grand nombre de participants se connaissaient déjà, mais personne ne connaissait tout le
monde. Cela devait s'avérer à la fois une force et une faiblesse. Les premières discussions au
sein du réseau furent certainement intéressantes pour nous tous, car il n'existait aucune
solution toute prête sur la manière dont la collaboration devait être développée et réalisée.
Lorsque nous tentons de comprendre l'évolution actuelle en Europe, nous ne l'envisageons
généralement pas comme un continent constitué d'une zone centrale et d'une périphérie, mais
comme un continent aux régions égales. Cela pose un problème pour nous qui travaillons sur des
formes d'expression artistiques contemporaines : l'absence d'un cadre de référence commun.
Étant originaire des régions nordiques, je rencontre au centre de l'Europe un certain manque
d'intérêt envers des artistes venus d'autres régions qui ont choisi de s'y installer. Nous avons
un cadre de référence commun en ce qui concerne l'avant-garde du centre de l'Europe à partir
des années 1950, mais ces références communes ne s'étendent pas à des artistes originaires
d'autres régions, qui ont approché l'avant-garde sous un angle différent de celui que reconnaît
un Européen du centre.
Le principal défi que doit affronter une collaboration culturelle européenne, du point de
vue scandinave, est de créer des conditions qui feront de l'Europe une zone d’intégration dans
laquelle toutes les régions interagissent d'égal à égal. Le déséquilibre dans le rythme des
échanges culturels jusqu'à ce jour est dû, bien entendu, à des processus historiques,
économiques et politiques complexes et anciens – quels pays se sont industrialisés les premiers,
lesquels ont été soumis à des puissances voisines et se sont donc vus interdire de développer
naturellement une culture démocratique, etc. Nous nous rencontrons dans une arène, apportant
avec nous nos différentes références historiques, culturelles et économiques, et, d'un point de
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vue scandinave, nous devons sans aucun doute reconnaître le fait que malgré notre situation
économique privilégiée, nous avons pris du retard dans certains aspects de la culture et des
arts. Ceux qui visitent notre région doivent cependant être conscients qu'il existe
d'importantes différences culturelles au sein même de la Scandinavie : la première université
de Suède, par exemple, a été fondée au XIIème siècle, tandis que la première université
norvégienne ne fut établie qu'au XIXème. Le Danemark avait, pendant tout le XVIIIème siècle,
un clergé extrêmement instruit ; ce fut la mission de nombreux ecclésiastiques que d'éduquer
les Norvégiens dépourvus d’instruction. Par conséquent, il n'est pas vrai que le centre ne se
trouve qu'au centre. Il existe des centres à la périphérie et, tout aussi important, il y a une
périphérie au sein du centre.
LA QUALITE FINIRA-T'ELLE PAR L'EMPORTER ?
Il existe peut-être à la périphérie une meilleure compréhension des préférences culturelles
de la région centrale européenne que l'inverse. Idéalement, on pourrait souhaiter que la qualité
et des critères élevés soient également appréciés partout, mais nous savons que ce n'est pas le
cas. Les choix artistiques se fondent avant tout sur trois facteurs : réseau, confiance et
expertise. Les dirigeants d'organisations culturelles développent un réseau de personnes et
d'institutions avec lesquelles ils interagissent, en s'appuyant sur leur jugement et leur propre
expertise.
Dans un domaine aussi vaste et complexe que l’art moderne, les acteurs ne peuvent se baser
uniquement sur leur propre expertise. Par conséquent, les réseaux et la nécessité de s'appuyer
sur d'autres sont relativement plus importants lorsqu'il s'agit de prendre les bonnes décisions.
Cela peut paraître abstrait, mais la question est simplement de faire les bons choix dans un
contexte artistique quand d'importantes décisions doivent être prises pour assurer le meilleur
emploi possible des fonds disponibles. Peut-être est-ce également la raison pour laquelle si peu
de voix nouvelles ont réussi à percer au sein de ce réseau.
SAARIAHO – UN COMPOSITEUR DE LA PERIPHERIE ACCEPTE AU CENTRE
Le premier projet réalisé par Ultima dans un contexte européen était en fait finlandais, et
non norvégien, et concernait un compositeur finlandais vivant depuis de nombreuses années à
Paris, Kaija Saariaho. Le projet se construisit autour d'un aspect particulier de l'opéra qu'elle
était en train d'écrire à l'époque. Nous fûmes chargés de la production du projet quand
l'œuvre fut envoyée en tournée après la première finlandaise. Kaija Saariaho est une
compositrice originaire de Finlande, de la périphérie, membre d'un groupe croissant d'artistes
qui ont réussi à laisser leur marque au centre.
En 2001, déjà, Ultima avait eu l'occasion de tester le potentiel du réseau lorsque nous
avions mis sur pied un projet important avec le Konzerthaus de Berlin et un partenaire
externe, la Fondation Gaudeamus, avec le soutien du Programme "Culture 2000". Ce projet
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n'aurait sans doute pas été possible sans le contact établi avec le Konzerthaus de Berlin par
l'intermédiaire du Réseau Varèse, parce que nos réunions au sein du Réseau avaient posé les
bases d'une confiance mutuelle. Cette confiance s'exprime également dans la place centrale
qu'occupe cette année Helmut Lachenmann au Festival Ultima, projet partagé également entre
le Konzerthaus de Berlin, Wien Modern et Ultima. Ce projet en 2001 nous a fourni l'incitation
nécessaire pour continuer notre participation au réseau et notre engagement, car nous avons
vu qu'il avait des conséquences positives, ce qui auparavant n'était pas évident. Les résultats
pourront être constatés ce week-end à Oslo.
Il est rapidement devenu clair à nos yeux qu'assumer la responsabilité économique de
nouvelles productions dépassait de très loin les moyens économiques d'Ultima. Notre
contribution au niveau européen devait se fonder avant tout sur l'accueil de productions
étrangères, et sur l'utilisation de notre réseau de contacts pour promouvoir des compositeurs
et interprètes norvégiens dans les meilleures conditions financières que promettait l'avenir. La
raison de ce parti-pris résidait dans le manque de financement du côté norvégien. Ce fait avait
été signalé dans une lettre adressée au gouvernement norvégien au printemps 2000. La
situation était la suivante : tandis que le gouvernement norvégien contribuait
substantiellement aux programmes culturels européens, peu d'organisations norvégiennes
étaient en mesure de tirer un soutien de ces programmes de la même façon que leurs
équivalents européens. Cette situation était plus ou moins considérée comme une contribution
politique de la part de la Norvège, en conjonction avec l'accord de l'AEE datant de 1994. Pour
ceux d'entre nous qui travaillaient dans le domaine des arts et de la culture, il était important
d'atteindre une position à partir de laquelle nous serions en mesure de recevoir le soutien
financier auquel nous avions droit.
Ultima a eu la chance que le Norsk Kulturråd (Conseil des Arts de Norvège) nous aide à
établir notre position de participant actif, malgré le fait que nous n'avions pas, à cette époque,
obtenu de financement. À partir de 2002, Ultima s'est vu accorder des subsides annuels
dépassant le budget accordé par l'État. Les moyens financiers d'Ultima étaient cependant
encore trop réduits pour nous permettre de contribuer aux projets les plus importants et les
plus originaux du Réseau Varèse, et pour résumer la participation d'Ultima à la coopération
européenne en réseau, nous n'avons pas, jusqu'à présent, eu les ressources nécessaires pour
participer à un degré élevé. En conséquence, nous avons dû trouver d'autres manières de
financer notre participation, qui consistait à collaborer à des projets moins importants, comme
la commande d'œuvres pour le Quatuor Arditti ou même des productions en solo qui pouvaient
être réalisées sans trop de frais.
Il n'était pas difficile d’obtenir cette position, puisque très peu d'institutions norvégiennes
avaient tenté de renforcer leurs collaborations au sein de réseaux internationaux. Cependant,
en même temps qu'Ultima rejoignait le Réseau Varèse, un réseau international consacré au
théâtre d'avant-garde fut lancé, et au cours de ces deux dernières années un réseau similaire
consacré à la danse a été mis en place ; on peut donc constater que l'échange international
dans le domaine des arts scéniques modernes a trouvé des fondations bien plus solides ces
dernières années.
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Lorsque l'on travaille à la diffusion de formes contemporaines d'art dans un petit pays, il
faut toujours s'attendre à un public moins nombreux que dans les villes importantes. Il est
peut-être plus facile d'attirer l'attention sur un projet à Oslo qu'à Londres, mais il est
presque toujours vrai que le niveau d'information dans les médias et autres canaux
d'information est plus bas, et plus orienté vers les productions locales.
LE ”PRINCIPE DE MATTHIEU” COMME REGLE DE CONDUITE ?
Cependant, il s'est avéré, à de nombreuses reprises, que le réseau se concentrait sur les
projets les plus importants – un opéra ou une production multimédia – exigeant des ressources
financières et pratiques bien supérieures aux moyens d'Ultima et de nombre des autres
petites organisations. Cela a engendré au sein du réseau une certaine frustration, qui parfois
entraînait la formation d'une équipe de tête et d'un peloton de queue, parmi lesquels c'était en
fait le poids des institutions elles-mêmes qui déclenchait le financement au sein du système de
l'Union Européenne. Et le "Principe de Matthieu” tiré de la Bible semblait s'appliquer : ”Parce
que celui qui possède, il lui sera donné, et il possèdera plus; mais à celui qui ne possède pas,
même ce qu'il a lui sera retiré”.
Sans que mon interprétation devienne trop biblique, il peut par conséquent sembler que les
ambitions originelles, sur le plan culturel et politique, de l'Union Européenne ont renforcé la
position des organisations possédant une combinaison des qualités suivantes :
a) la capacité de prendre des décisions importantes dans un temps réduit ;
et b) les ressources économiques et les liquidités nécessaires pour les mettre en œuvre.
Nous considérons donc toujours que le gouvernement norvégien devrait travailler à garantir
la subvention de chacun des membres, ce qui permettrait aux institutions culturelles de
moindre importance de s'engager dans une coopération au niveau européen – bien sûr, dans le
cadre régulateur de l'organisation –, mais avec l’assurance d’une sécurité financière au niveau
transnational. Cela rendrait le secteur des arts plus dynamique, et stimulerait les
collaborations entre des institutions importantes et d'autres de taille moyenne, d'une manière
très différente de celle que nous connaissons aujourd'hui.
QU'AVONS-NOUS APPRIS ?
D'abord, nous avons appris au fil des ans que s'accorder sur une dimension européenne était
une tâche exigeante. Deuxièmement, nous en sommes venus à comprendre que sans la vision
des artistes eux-mêmes, nous n'aurions aucune raison de nous réunir. Car c'est en réalisant le
potentiel artistique du réseau que nous trouvons sa justification et son pouvoir expressif.
L'art est donc l'alpha et l'oméga du réseau. Au sein de toute discussion concernant la
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distribution de fonds et le choix des artistes dont nous souhaitons faire le portrait, la
question essentielle est le potentiel qu'a l'œuvre individuelle d'atteindre son public. Pour
terminer, une citation du poète japonais Basho, un haïku adopté cette année comme devise par
le festival Ultima :
“Il n’y a pas de lieu où chercher l’esprit
il est comme les traces de pas
des oiseaux dans le ciel.”
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Susanna Eastburn, productrice exécutive du LIFT, Londres
Formes d'engagement
J'ai récemment assisté, au National Theatre de Londres, à une discussion entre le
dramaturge britannique David Hare et le metteur en scène Stephen Daldry. La discussion
portait sur le théâtre politique, en relation avec un nouvel ensemble de conférences de David
Hare intitulé Obéissance, lutte et révolte. Le titre du volume est tiré d'une citation de Balzac,
énumérant les trois voies qui s'offrent à la jeunesse dans l'existence. L'obéissance, déclare
Balzac, est morne ; la révolte est impossible et la lutte hasardeuse.
En écoutant ces deux figures de proue du théâtre britannique, j'ai été frappée par une
certaine ironie. Nous étions occupés à discuter la manière dont les arts scéniques peuvent
éclairer et mettre en avant des questions politiques essentielles, d'une façon plus profonde et
plus durable que n'importe quel journalisme blasé. Et pourtant, nous le faisions installés au
cœur d'une institution – une institution hiérarchisée qui constitue elle-même un exemple de
cette politique des privilèges que nous parlions de combattre.
Je souhaite parler aujourd'hui du fait que, selon moi, les arts contemporains peuvent entrer
en contact avec les êtres humains et les problèmes du monde actuel d'une manière dont les
arts traditionnels, ou de répertoire, sont incapables. J’aimerais aussi dire que les œuvres qui
ont le plus grand impact sur moi et la plus grande signification à mes yeux, intellectuellement
et émotionnellement, sont celles qui n'existent pas dans un espace séparé du monde, mais
s'engagent activement par rapport aux questions essentielles tournant autour de ce que
signifie vivre aujourd'hui. Enfin, j’affirmerais que le processus consistant à faire tourner
internationalement des œuvres contemporaines ne vise pas seulement à permettre au public le
plus large possible de connaître le plaisir sensoriel d'une merveilleuse représentation (bien que
ce soit aussi un de ses objectifs…). Il peut chercher à exprimer une vision de la vie
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contemporaine à laquelle tout le monde sera sensible, que tout le monde comprendra et à
laquelle tout le monde réagira selon sa propre façon et dans son propre contexte, il peut
établir des liens et créer des expériences à partager entre les pays, entre grandes villes et
petites villes, entre les gens. Nous vivons une époque fragmentée. Il est bien trop facile de
rester chez soi et d'interagir avec le monde à travers le filtre de la technologie. L'expérience
vivante des arts scéniques est le lieu où nous nous réunissons dans l'espoir d'une expérience
partagée qui nous changera. La partager à un niveau international, grâce aux tournées, est ce à
quoi nous devons aspirer.
Je veux également aborder la question de la manière dont nous, en tant qu'organisations
d'art contemporain, nous nous engageons activement auprès de notre public à travers nos
programmes et notre façon d'organiser. Je vous soumets cette question : nous est-il possible
de passer de la production et de la consommation de l'art en tant que bien, qu'un public achète
et apprécie, à un type plus authentique de co-production avec notre public, à la fois en termes
de négociation partagée concernant les protocoles impliqués dans l'établissement d'un
programme, et concernant l'expérience active qui consiste à écouter l'œuvre ?
Je dois quitter Oslo dimanche midi, de sorte que je manquerai le concert de clôture donné
par l'Ensemble Modern. Mais le mois prochain, l'Ensemble Modern viendra au Festival de
musique contemporaine d'Huddersfield, dont j'étais directrice artistique jusqu'à l'année
dernière, et interprétera les deux œuvres d'Helmut Lachenmann – Concertini et Mouvement
(vor der Erstarrung). Je pourrai donc les y entendre. Les tournées internationales sont
vraiment merveilleuses ! Bien que le programme d'Huddersfield ait été cette année
brillamment conçu par Tom Service (de sorte que je n'y suis pour rien), j'aime à penser qu'il
s'agit d'un concert que j'aurais souhaité mettre au programme.
Comme je l'ai déjà dit, la musique qui m'intéresse le plus, intellectuellement et
émotionnellement, qui m'est la plus chère, est celle qui nous dit quelque chose du monde et de
ce que signifie vivre aujourd'hui. Pour moi, c'est exactement ce que fait la musique d'Helmut
Lachenmann, pas explicitement, car ce serait grossier, mais dans ses nombreuses subtilités et
complexités, et dans sa manière d'exiger de la part de l'auditeur un engagement actif pour que
ses multiples messages soient compris. Pour moi, il n'existe aucune valeur durable dans la
musique contemporaine qui n'agisse pas de même (bien que nous ayons tous, évidemment,
besoin d'être divertis de temps en temps ! ) C’est de plus la raison pour laquelle
l'interprétation contemporaine a le pouvoir d'engager, et d’être significative pour un public
bien plus large que les interprétations conventionnelles. En ce sens, elle est politique. Pendant
les années passées à Huddersfield, j'ai activement cherché à programmer des œuvres qui
possédaient cette capacité de changer l'auditeur, de consommateur passif, en producteur
actif d'une expérience unique. Dans le contexte de cette conférence, je dois dire que certains
des concerts parmi les meilleurs et les plus marquants que j'ai programmés à Huddersfield
nous ont été apportés par l'intermédiaire du Réseau Varèse. Je ne peux pas les énumérer tous
pour des raisons de temps, mais il y avait parmi eux la première au Royaume-Uni du Lohengrin
de Salvatore Sciarrino, Mare Nostrum de Mauricio Kagel, ou, à plus petite échelle, un
programme ravissant d'œuvres contemporaines pour violon Hardanger conçu par Geir Johnson
27
ici présent. À Huddersfield, toutes ces représentations ont suscité dans le public les réactions
les plus stupéfiantes, bonnes ou mauvaises. Je pense qu'elles ont eu un effet similaire dans
toute l'Europe. Je ne saurais dire ce que cela signifie exactement, mais l'idée qu'il y a des
milliers de gens en Europe dont l'existence a été changée, d'une façon ou d'une autre, par
l'audition de ces morceaux, et qu'ils partagent donc un lien, même s'ils n'en sont pas
conscients, me réchauffe le cœur.
Cet été, je suis devenue productrice exécutive du LIFT (London International Festival of
Theatre). Sous certains aspects, c'est une importante échappée hors de mon secteur vers une
région inconnue, et pourtant cela m'a paru constituer une progression naturelle. Je voulais
faire autre chose que me consacrer uniquement à la musique contemporaine, et j'ai soudain
réalisé que ce qui me stimulait vraiment dans mon travail à Huddersfield n'était pas qu'il
s'agissait de musique (mon domaine d'origine), mais le fait que c'était contemporain, et les
différents publics et différentes perspectives qui en dépendaient. Le LIFT m'a offert toutes
sortes de nouvelles perspectives sur la question. Mais plus encore, le LIFT m'a présenté une
nouvelle proposition qui non seulement repensait les paradigmes traditionnels de la
programmation, mais proposait des façons radicalement nouvelles de s'engager auprès du
public.
La clé de cette nouvelle vision est un nouveau bâtiment appelé Nouveau parlement du LIFT,
qui sera un bâtiment magnifique ne ressemblant à aucun autre. C'est une salle de spectacle où
public et artistes pourront se rencontrer, débattre, méditer et évoquer les questions
mondiales très importantes qui nous affectent tous. C'est un espace où pourront se tenir les
conversations qui n'ont pas lieu ailleurs. Et contrairement aux autres bâtiments, il est flexible
et transportable, et se déplacera où nécessaire.
Nous allons lancer en janvier un concours d'architectes pour concevoir le Nouveau
parlement. Au cœur de sa conception se situera un processus de consultation qui sera dirigé
par des artistes, et engagera divers groupes à imaginer des réponses à un large éventail de
questions telles que : à quoi ressemblera le Nouveau parlement, comment s'y sentira-t-on ?
Quels seront les protocoles des réunions qui s'y tiendront ? Qui parlera, qui écoutera ?
Qu'est-ce qui est public ? Qu'est-ce qui est privé ? En impliquant les gens de cette manière, le
LIFT créera un groupe appelé Nouveaux parlementaires, artistes et public, qui deviendront nos
avocats et s'assureront que le Nouveau parlement du LIFT soit un espace actif.
Une fois construit, le Nouveau parlement sera le siège du LIFT. À partir de novembre
2007, le LIFT tiendra à nouveau un festival biennal. Cette année-là, nous imaginons que le
Nouveau parlement sera construit dans l'est de Londres, puis voyagera par bateau sur la
Tamise jusqu'à la Rive Sud, où il sera publiquement érigé et formera l'élément central du
festival. Ceux d'entre vous qui connaissent Londres sauront que le centre de la Rive Sud est
diagonalement opposé au Parlement – le Vieux parlement, si vous voulez – de sorte qu'il y a
dans cette initiative un élément de provocation.
Nous commanderons pour le bâtiment des œuvres spécifiques au site, dont une inoubliable
28
cérémonie d'ouverture. Nous amènerons d'importantes conversations dans une arène plus
vaste, et ce sera notre "foyer". Il sera conçu de manière à constituer un phare dans tous les
sens du terme, communiquant les messages de ses activités à un public plus large au moyen du
théâtre, ainsi qu'un véritable phare, projetant lumière et son.
Bien que le Nouveau parlement soit situé à Londres, sa conception repose sur l'idée qu'il
pourra se déplacer où il aura besoin d'aller, emportant ses programmes artistiques, ses
protocoles et sa signification d'icône dans un voyage international. Un aspect essentiel du
développement du programme artistique du Nouveau parlement sera le recrutement d'une
équipe de chercheurs, aussi bien internationaux que résidant au Royaume-Uni. En tant
qu'artiste, programmateur de festival, producteur, chercheur dans le domaine culturel,
anthropologue ou activiste, chaque chercheur aura une connaissance approfondie de l'activité
culturelle de sa région ou localité, avec une connaissance spécifique des travaux liés au
spectacle. Cette expertise aura pour complément leur conscience de la sensibilité actuelle de
leur région et de ses attitudes nationales – aussi bien celles du courant dominant que
marginales, en cours et en émergence – ainsi que leur position en tant que témoins de leur
relation particulière avec son histoire. Ils seront impliqués dans le processus de consultation
concernant la conception du Nouveau parlement, et contribueront aux processus déterminant
sa conception, ses protocoles et son programme. Ils choisiront aussi et, lorsque ce sera
réalisable, produiront des œuvres pour le LIFT dans tous ses domaines d'activité. Ils
faciliteront les tournées internationales du Nouveau parlement, et permettront que des
connexions mondiales se créent entre les publics locaux.
Pour en revenir à mon point de départ au National Theatre, j'aimerais considérer à nouveau
la citation de Balzac – “Obéissance, révolte ou lutte”. En tant que producteurs de spectacles
contemporains, l'obéissance est pour nous inconfortable, de sorte que nous sommes
inévitablement politisés, que nous choisissions la révolte ou que nous choisissions de lutter au
sein du système (ce qui constitue peut-être la voie la plus familière pour la plupart d'entre
nous). Par conséquent, je crois sincèrement que le spectacle contemporain est au mieux et au
plus fort de lui-même quand il s'engage d'une manière ou d'une autre face au monde et aux
préoccupations mondiales extrêmement pressantes qui nous entourent. L'engagement actif
d'un public, qu'il écoute, regarde ou crée, permet une plus grande intensité dans la
représentation, une coproduction plutôt qu'une expérience passive.
Les diverses formes d'engagement dont j'ai parlé nous permettent de sortir de nos
hiérarchies institutionnelles, d'établir de nouveaux liens avec notre public, et permettent
aussi à l'espace de la pratique artistique de prospérer de manières nouvelles et inattendues. Si
cela peut avoir lieu internationalement grâce aux tournées et à la collaboration internationale,
alors plus de gens pourront être impliqués et touchés par les œuvres que nous présentons. Au
sein de ce modèle, nous devons nous-mêmes être prêts à changer en tant qu'organisations
artistiques, en nous engageant activement. Nous apporterons le changement, et serons nousmêmes changés.
29
Jean-Yves Bainier, conseiller aux Affaires Internationales, Ministère de
la Culture et de la Communication, Direction Régionale des Affaires
Culturelles d’Alsace
J'ai l'honneur de représenter aujourd'hui devant vous le Ministère français de la Culture.
Je suis actif pour ma part auprès de la direction régionale des Affaires Culturelles d'Alsace,
basée à Strasbourg. Le ministère de la culture est en effet représenté dans chaque région de
France par une direction régionale qui est chargée de mettre en œuvre en concertation avec
les collectivités locales la politique nationale dans l'ensemble des domaines de la culture, du
patrimoine à la création. A Strasbourg, la dimension internationale, transfrontalière et surtout
européenne de la culture prend naturellement une importance particulière en raison de la
présence dans la ville des institutions européennes majeures que sont le Parlement européen et
le conseil de l'Europe dont la Norvège, je le rappelle, compte parmi les quarante six États
membres.
Le ministère de la culture encourage les divers domaines de la création contemporaine,
parmi lesquels la musique de notre temps occupe une place essentielle. Les réseaux européens
où figure en première place le Réseau Varèse sont ainsi aidés régulièrement en bénéficiant de
crédits centraux ainsi que d'une contribution de la direction régionale des Affaires Culturelles
d'Alsace. Le siège du réseau étant situé à Strasbourg ville du festival Musica, nous
considérons comme naturel de lui apporter également notre soutien.
Le ministère de la Culture manifeste par divers engagement son effort à l'égard de la
musique contemporaine, je citerai ici quelques-unes de ses principales orientations :
- les contrats d'association de compositeurs et d'interprètes reposent sur l'association
de ces acteurs essentiels du secteur de la musique aux équipes de direction des scènes
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nationales. L'objectif est de renforcer la présence de la musique dans l'élaboration du
programme artistique du lieu. Une première expérience sera initiée dès la fin 2005 et huit
contrats d'association de ce type seront passés avec différentes scènes nationales d'ici
2007 ;
- la commande d'État constitue le principal dispositif d'aide publique directe aux
compositeurs. Une soixantaine de commandes sont ainsi passées chaque année à des
compositeurs représentant des courants et des catégories artistiques divers. On peut noter
qu'une réflexion est par ailleurs en cours pour renouveler le système de commande. A ces
commandes s'ajoutent, il faut le préciser, celles passées directement par radio France, une
trentaine, concernant également les genres les plus divers: orchestre, musique de chambre,
chorale, jazz….
- l'élargissement de l'accès au patrimoine contemporain se traduit aujourd'hui par un
inventaire des fonds du patrimoine musical électroacoustique menacé de dégradation ainsi que
par la mise en œuvre de mesures de conservation de restauration, de catalogage, afin de
remettre ce patrimoine à la disposition du public ;
- un développement du réseau des centres nationaux de création musicale , lieux privilégiés
de la création, est engagé afin d'encourager l'élaboration d'œuvres nouvelles et de faciliter
l'accès aux équipements et aux technologies de la création, de multiplier les lieux et les
dispositifs d'accueil de compositeurs et de soutenir la diffusion du répertoire contemporain ;
- dernier exemple de l'engagement du ministère de la Culture en faveur de la création
musicale d'aujourd'hui : le soutien accru aux festivals généralistes pour la programmation
d'œuvres contemporaines. Un système consistant à allouer des aides ponctuelles couvrant les
frais supplémentaires liés à la programmation d'œuvres du répertoire contemporain au sein de
concerts de musique classique est mis en place.
Pour conclure, et en écho aux propos d'Antoine Gindt, il apparaît que la réponse à notre
interrogation sur l'Europe passe par l'action la plus clairement engagée au service de tous les
projets susceptibles de développer les échanges et les rencontres productives. Le Réseau
Varèse est à ce titre exemplaire au-delà même de sa discipline, il représente aux yeux de
nombre d'acteurs culturels une sorte de modèle en Europe. Nous espérons pour ces très
bonnes raisons, lui rester longtemps fidèles.
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Cecilie Ore, compositrice
Quand Geir Johnson m'a téléphoné pour me demander si je pouvais faire une courte
déclaration sur le sujet "Pourquoi l'art est-il important ?", je me trouvais dans une librairie
d'Amsterdam, un livre à la main, et venais de lire les lignes suivantes :
"L'un des traits les plus saillants de notre culture est qu'il y a beaucoup de conneries. Tout
le monde le sait. Chacun de nous y contribue. Mais nous avons tendance à prendre la situation
comme allant de soi. La plupart des gens sont assez sûrs de leur capacité à reconnaître la
connerie et à éviter de s'y laisser prendre. De sorte que le phénomène n'a pas suscité
beaucoup d'inquiétudes conscientes, ni attiré de questionnement soutenu.
En conséquence, nous n'avons aucune compréhension nette de ce qu'est la connerie, de
pourquoi il y en a tant, ni de la fonction qu'elle remplit. Et nous manquons d'une appréciation
consciemment développée de ce qu'elle signifie pour nous. En d'autres termes, nous n'avons
aucune théorie. Je propose d'entamer le développement d'une compréhension théorique de la
connerie, ..."
Le livre dont est tiré cet extrait, écrit par le philosophe moraliste Harry G. Frankfurt, est
intitulé On Bullshit (De la connerie).
Debout, ce livre sur la connerie dans une main et Ultima au téléphone dans l'autre, j'ai donc
pensé que oui, j'aimerais dire quelques mots sur la question "Pourquoi l'art est-il important ?".
Parce que l'art est important. L'art est, en fait, un des outils les plus sophistiqués que nous
possédions pour combattre la connerie. Et en créant de l'art, ou en étant confrontés à l'art,
nous pouvons éviter de devenir nous-mêmes ineptes.
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Ludwig Wittgenstein a dit un jour que les vers suivants de Longfellow pouvaient lui servir de
devise :
In the elder days of art
Builders wrought with greatest care
soin
Each minute and unseen part,
For the Gods are everywhere.
Dans les jours anciens de l'art
Les bâtisseurs façonnaient avec un extrême
Chaque infime et invisible partie,
Car les dieux sont partout.
Frankfurt commente cette devise de la façon suivante :
"Le sens de ces vers est clair. Dans l'ancien temps, les artisans ne prenaient pas de
raccourci. Ils travaillaient avec soin, et soignaient chaque aspect de leur travail. Chaque partie
du produit était réfléchie, et chacune était conçue et réalisée pour être exactement ce qu'elle
devait être. Ces artisans ne relâchaient pas leur attention, même concernant des aspects de
leur travail qui resteraient invisibles en temps ordinaire. Personne ne remarquerait
l’imperfection de ces détails, mais les artisans seraient tourmentés par leur conscience. De
sorte que rien n'était occulté. Ou encore, pourrait-on peut-être dire, il n'y avait pas de
connerie." (fin de citation, tirée de On bullshit)
Ainsi, il n'y avait ni connerie, ni falsification. La connerie n'est, en fait, pas une question de
fausseté mais de falsification. Un producteur de connerie falsifie les choses, il ne ment pas. Et
du fait que nous tolérons mieux le faux que les mensonges, nous avons tendance à accepter la
connerie plus facilement. C'est, je pense, la raison pour laquelle la connerie est un problème si
délicat, et pourquoi il y en a tant.
Et c'est là, et pour cette raison, que l'attitude et la fonction de l'art deviennent
extrêmement nécessaires : en entrant en contact avec l'art, nous sommes forcés de plonger
dans les profondeurs. Tout art d'une certaine importance est né là, dans les profondeurs d'une
réflexion lente, attentive et consciente, où nous tentons sans relâche d'approcher l'essence
de notre existence. Dans cet environnement, connerie et falsification n'ont plus cours. L'art
est important.
Opposer l'art au divertissement, c'est développer une compréhension au lieu de rechercher
des expériences. L'un n'exclut pas nécessairement l'autre, et il leur arrive même de se mêler.
Mais si l'on examine la façon dont ils sont présentés aujourd'hui dans les divers médias, on
peut vraiment s'interroger. Le rôle des médias dans les pays démocratiques devrait être,
avant tout, de mettre en avant le spectre le plus large possible de variations, de l'art le plus
pur au divertissement le plus pur. Il est évident que ce n'est pas le cas. Les médias deviennent
de plus en plus unidimensionnels, et de plus en plus remplis de déchets.
Il semble que les médias soient actuellement destinés à mettre en valeur les gens qui
veulent devenir célèbres, non parce qu'ils ont quelque chose à nous dire ou à transmettre à
d'autres, mais simplement pour la célébrité elle-même. Et plus vous êtes ordinaire et banal,
plus vous vous confondez avec tous les spectateurs, plus les spectateurs s'identifient à vous
et meilleures sont vos chances de réussir. Il semble que nous traversions une époque où le
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programme de la politique culturelle est gouverné par des sentiments d'infériorité.
Ainsi, dans cette immense salle commune appelée médias, où une multiplicité d'expressions
devrait être présentée et prospérer, il semble que nous choisissions actuellement comme
objectif général l'insignifiance au lieu du talent, la quantité au lieu de la qualité et l'argent au
lieu du profit intellectuel. L'Europe possède aujourd'hui l'une des populations les plus
instruites du monde, et que faisons-nous ? Nous étreignons, consommons et célébrons la
stupidité.
Quel est, en fait, l'état mental de l'Europe ?
Et que signifient pour nous toutes ces âneries dans les médias ? Pourquoi croyons-nous en
avoir besoin ? Y a-t-il toujours eu autant de déchets ? Ou sont-ils juste répandus plus
efficacement aujourd'hui ? Il semble que non seulement l'art, mais aussi certaines des
caractéristiques les plus importantes de la démocratie soient en train de se noyer dans cet
irrésistible tsunami d'ordures intellectuelles.
Une société qui n'accepte pas, et n'autorise pas, que ses artistes et penseurs servent de
contrepoint à toutes ses conneries est, dans mon opinion, une société pauvre, malade et
vulnérable. C'est une société qui ne s'intéresse à rien et, par conséquent, inintéressante parce
qu'elle est autosatisfaite et se suffit à elle-même. Quand une société se met à ignorer ses
propres intellectuels, c'est un signe sérieux de possible décomposition. Tous les signaux
d'alarme devraient se mettre à sonner.
L'un des moyens les plus profonds, pour la société, de se comprendre elle-même est de
penser en termes d'art. Il est nécessaire à toute société de se digérer elle-même en
questionnant continuellement sa propre condition. Par conséquent, l'art est opposition et l'art
est critique, l'art nous sert de système digestif intellectuel. Si la société dans laquelle nous
vivons nie ou ignore ce fait, nous sommes tous dans la merde, une merde humaine, nos propres
déjections.
Être civilisé signifie respecter les différences, cela signifie mettre en valeur ce qui sort de
l'ordinaire et rechercher la multiplicité. C'est d'une importance vitale pour une société, si elle
ne veut pas dégénérer et perdre sa santé mentale. Et c'est d'une importance vitale pour la
démocratie et le développement de la démocratie.
Il est tentant de demander : notre notion de la démocratie change-t-elle sans que nous en
ayons une conscience adéquate ? Où un tel développement nous conduira-t-il ? La démocratie
est un état très fragile et vulnérable. C'est une chose pour laquelle nous devons lutter chaque
jour, et que nous ne devons jamais tenir pour acquise. Ici, l'art peut et devrait jouer un rôle
essentiel en considérant toujours la société d'un œil neuf et sous de nombreux angles
différents, sans préjugés, avec provocation, encourageant la multiplicité et explorant des
possibilités expressives inconnues. Cela fait de l'art l'une de nos principales protections
contre la barbarie.
34
La démocratie est une question d'égalité, mais l'égalité peut se définir de diverses
manières. Une société démocratique peut encourager ses habitants à faire des efforts vers le
haut ou vers le bas, ou à rester les mêmes. Quand nous sommes forcés de penser pareil, cela
implique toujours que nous cessons de penser. L'art est important parce qu'il peut nous
empêcher de le faire. Il peut nous empêcher de devenir homogènes, et accroître la tolérance
en encourageant des façons de penser différentes et nouvelles. L'équilibre entre art
individuel, d'un côté, et divertissement de masse de l'autre est aujourd'hui faussé. Et c'est un
sérieux problème concernant la démocratie. Dans une société démocratique en bonne santé, il
est de la plus haute importance qu'autant de voix qualitatives que possible soient encouragées
à s'exprimer.
Quel est, en fait, l'état mental de l'Europe ?
J'aimerais terminer cette allocution en effectuant la comparaison suivante :
Quand une culture commence à s'effondrer, elle ressemble à une personne âgée qui devient
sénile ou démente. Le dément perd sa capacité à s'orienter dans le présent, dans l'ici et
maintenant. Seule demeure la mémoire à long terme, et il retombe en enfance, délirant sans
but. Il sait qui il était autrefois. Il ne sait plus qui il est. Quand une société ne s'intéresse plus
à ce qui est contemporain, quand elle perd sa mémoire à court terme, elle devient sénile. Une
culture ne peut pas fonctionner sans ses deux mémoires, à court terme comme à long terme.
Par conséquent, l'art contemporain est important.
35
Annexes
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RESEAU VARESE
RESEAU EUROPEEN POUR LA CREATION ET LA DIFFUSION MUSICALES
Créé à Rome en 1999 à l’initiative du Festival Musica, le Réseau Varèse réunit 21 partenaires*
de 17 pays européens différents. Depuis 2000, soutenu par le Programme Culture 2000 de la
Commission Européenne, il s'emploie à favoriser les échanges européens et la diffusion de
projets musicaux contemporains. Le Réseau Varèse se réunit deux fois par an en assemblée
générale – dans le cadre d'une manifestation organisée par un des membres - de manière à
évoquer des questions d'actualité, à élaborer son programme de soutien et à confronter
différents points de vue sur la création musicale en Europe.
Le Réseau Varèse, association de droit français bénéficie du soutien du Programme Culture
2000 de l’Union Européenne et de l’aide du Ministère Français de la Culture et de la
Communication (DMDTS, DRAC Alsace)
* membres du Réseau Varèse au 11 juin 2005
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Membres du Réseau Varèse (11 juin 2005)
Allemagne
Schauspielfrankfurt, Francfort (Elisabeth Schweeger)
Konzerthaus, Berlin (Heike Hoffmann)
Berliner Festspiele, Berlin (Matthias Osterwold,
André Hebbelinck)
Autriche
Wien Modern, Vienne (Berno Odo Polzer)
Belgique
Ars Musica, Bruxelles (Tino Haenen)
Espagne
Musicadhoy, Madrid (Xavier Güell)
Estonie
Lettonie
Lituanie
Baltic Network of New Music Festivals
NYYD Festival, Tallinn (Madis Kolk),
ARENA Festival, Riga (Raimonds Melderis),
GAIDA Festival, Vilnius (Remigijus Merkelys)
Finlande
Musica Nova, Helsinki (Kimmo Hakola)
France
T&M, Paris (Antoine Gindt)
Ircam, Paris (Frank Madlener)
Festival Musica, Strasbourg (Jean-Dominique Marco)
Grèce
Megaron, Athènes (Nikos Tsouchlos)
Hongrie
Festival d'Automne, Budapest (Zsófia Zimányi)
Italie
Romaeuropa, Rome (Monique Veaute / Fabrizio Grifasi)
RAI Trade, Milan (Mimma Guastoni)
Norvège
Festival Ultima, Oslo (Geir Johnson)
Portugal
Casa da Musica, Porto (Antonio Pacheco)
Royaume-Uni
South Bank Centre, Londres (Gillian Moore)
Contemporary Music Festival, Huddersfield
(Tom Service)
Slovénie
Festival Ljubljana (Darko Brlek)
Suède
New Music Festival, Stockholm (Magnus Andersson)
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Bureau du Réseau Varèse
Président
Antoine Gindt (T&M)
Vice-présidents
Heike Hoffmann (Konzerthaus Berlin)
Jean-Dominique Marco (Festival Musica)
Trésorier
Elisabeth Schweeger (Schauspielfrankfurt)
Secrétaire
Antonio Jorge Pacheco (Casa da Musica)
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Programme 2003-2004-2005
Titres
Compositeurs
Genres
Dos Coyotes
Momo / Jojo
Quatrième Quatuor à Cordes
Mare Nostrum
Theseus Game
Richter
La Frontière
The Contemporary Hardanger Fiddle
Ob:scena
Eraritjaritjaka
Philomela
Anima Mundi (Symphonie III)
An Index of Metals
Two Interludes
Quatuor à Cordes n°1
Italia Anno Zero
Avis de Tempête
Portrait
Magnus Lindberg
Pascal Dusapin
Jonathan Harvey
Mauricio Kagel
Sir Harrison Birtwistle
Mario Lorenzo
Philippe Manoury
1
2
1
3
1
3
3
1
5
3
3
1
4
1
1
4
3
1
Georges Aperghis
Heiner Goebbels
James Dillon
Brice Pauset
Fausto Romitelli
Jonathan Harvey
Hanspeter Kyburz
Olga Neuwirth
Georges Aperghis
Helmut Lachenmann
1 = concert
2 = jeune public
3 = théâtre musical, opéra
4 = concert/video
5 = danse
En 2000, 2001 et 2002, grâce au Programme Culture 2000 de l’Union Européenne, le Réseau
Varèse a contribué à la diffusion des œuvres de :
• Wolfgang Rihm (Paris, Oslo, Strasbourg, Huddersfield, Bruxelles)
• Georges Aperghis (Strasbourg, Bruxelles, Paris)
• Kaija Saariaho (Oslo, Londres, Huddersfield)
• Heiner Goebbels (Rome, Berlin, Nanterre, Huddersfield, Francfort)
• Salvatore Sciarrino (Berlin, Bruxelles, Strasbourg, Huddersfield, Nanterre, Rome, Paris,
Francfort)
• Magnus Lindberg (Helsinki, Bruxelles, Paris)
• Martin Matalon (Strasbourg, Huddersfield, Paris)
• Morton Feldman (Oslo, Huddersfield, Berlin, Paris)
• Evan Parker (Oslo, Huddersfield, Paris)
• Steve Reich (Strasbourg, Berlin, Paris)
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La conférence du 14 octobre 2005 à Oslo (Bibliothèque Nationale) a été
organisée par le Réseau Varèse en collaboration avec Ultima Contemporary
Music Festival.
Organisation :
Vanessa Lassaigne, déléguée du Réseau Varèse
Nina Hodneland, Ultima Contemporary Music Festival
La traduction simultanée des interventions à Oslo a été assurée par :
Noricom Tolke – OG Translatortj. AS
La traduction des textes des interventions a été réalisée par Malcolm Eden
(du français vers l’anglais) et Pascal Aubin (de l’anglais vers le français).
La transcription des actes a été réalisée par Malika Combes (novembre 2005)
à partir des documents enregistrés lors de la conférence et/ou des documents
écrits fournis par les intervenants
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