Devenir « expert »: Tensions liées aux rhétoriques du « profane
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Devenir « expert »: Tensions liées aux rhétoriques du « profane
Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). Tensions liées aux rhétoriques du « profane » : le cas du nucléaire Sezin Topçu Centre Alexandre Koyré (EHESS) Qu'est-ce que le « profane » dans le domaine nucléaire? Est-ce un groupe, un public, une population? Est-ce un discours de lutte -auquel cas l'analyste rencontrerait inévitablement des difficultés avec les mots qu'il doit employer pour parler de cette même lutte (Bourdieu, 1987, 71) ? Ou est-ce une catégorie, et dans ce cas, serait-il plutôt une catégorie d'analyse intégrée aux discours militants ou une catégorie forgée par les promoteurs de cette technique en vue d'une représentation uniforme des « publics » hétérogènes ? Le fait de savoir qui est profane, qui est expert, qui est compétent ou qui ne l'est pas se situe au cœur du jeu d'argumentation qui domine les controverses nucléaires. Tout enjeu relève de la configuration et de la reconfiguration des frontières de la science et de l'expertise délimitées par ces différentes identités. Dans ce cadre, la référence au terme « profane », employé de nos jours comme une catégorie allant de soi, est ressentie par certains acteurs critiques du nucléaire comme un moyen de cerner les frontières bien établies dans les sciences (Michael, 1996; Gieryn, 1999) alors même que les travaux des sciences sociales leur attribuent des valeurs, des identités et des fonctions différentes. Autour du cas de l'industrie nucléaire en France, cet article vise à explorer l‟état d‟usage et l‟appropriation de la rhétorique du « profane » par les acteurs impliqués dans le débat nucléaire. L'étude aboutira ensuite à une analyse autour du «profane » tel qu'il apparaît dans les travaux relevant du domaine des Science Studies (Pestre, 2006). Précisons que nous ne prétendons aucunement apporter des résultats sur les modalités d'appréhension du terme « profane » par les « citoyens ordinaires » (Amey, 2002). Nous 1 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). nous limitons à des acteurs ayant mobilisé des compétences au sein des organisations nongouvernementales ainsi qu'à leurs interlocuteurs appartenant à des instances officielles. L'étude qui suit dégage les différentes figures du «profane » auxquelles les milieux politico-scientifiques et les travaux sociologiques font référence. Elle vise à mettre en rapport ces figures avec d'autres « identités » d'acteurs tels que le « citoyen éclairé » et le « contreexpert ». Le parti pris de ce travail est de rendre la parole aux militants sur leur propre militantisme et de prendre au sérieux leurs « discours identitaires » (Benford et Hunt, 1994) sans chercher aucunement à cartographier le «profane » lui-même , sans chercher donc « à déterminer les 'critères' au moyen desquels le groupe 'doit' être défini et les 'frontières' qu'il 'faut' lui donner pour obtenir un objet palpable et bien délimité » (Boltanski, 1982, 51-52). Le « profane émotionnel », le « profane candide capable » et le « profane hybride » : une construction socio-politique Face à une crise de légitimité des institutions, la façon dont les décideurs politiques, les managers industriels ou leurs experts en communication gèrent la critique portée sur les choix scientifiques et techniques a subi des changements considérables au cours des deux dernières décennies. La stratégie de communication des risques focalisée sur la perception du risque par le public a cédé la place, aussi bien en France qu'en Europe, à une stratégie communicative qui met en avant la nécessité du « dialogue » et de la « participation du public ». En témoignent les nouvelles réglementations relatives à l'information et la participation du public comme la directive Seveso, la création en France d'une commission nationale du débat public (loi Barnier de 1995), l'adoption en juin 1998 de la convention d'Aarhus par la CEE et la multiplication des auditions publiques, des jurys de citoyens ou des conférences de consensus. Le « profane » conçu par les organisateurs des deux premières conférences de citoyens en France (sur les organismes génétiquement modifiés en 1998 puis sur le changement climatique en 2002) est un individu qui ne doit avoir ni parti pris « idéologique » ni implication particulière ni compétence ou connaissance sur le sujet (Topçu, 2002). Il est à l'origine « candide » et « ignorant » mais « capable » d‟articuler son « bon sens » avec un point de vue informé (Joly et al., 1999). On a même ainsi pu parler du « super citoyen » qui serait issu de ce processus (Testart, 2006). Nous appellerons cette figure quelque peu idéalisée du profane le « profane candide capable ». 2 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). Pour ce qui concerne le domaine nucléaire, le dispositif de conférences des citoyens ne s'en est pas encore emparé. Mais, à la suite de l'accident de Tchernobyl, les pouvoirs publics se sont rendus compte que, pour gagner la confiance de l'opinion, la mission de contrôle du nucléaire doit s'accompagner d'une « information » permanente, d'une « transparence » et d'une ouverture au « dialogue » avec le public sur le fonctionnement de cette filière énergétique (Boissac, 1991 ; Saulnier, 2001). Ainsi ont été organisés récemment (2005-2006) des « débats publics » sur l‟EPR (European Pressurized Reactor), sur les déchets nucléaires et sur l'ITER (International Thermonuclear Reactor) bien que ces débats aient été l‟objet de méfiances et de critiques quant à leur cadrage et leur capacité à peser sur les décisions finales. Ainsi l'Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) étudie depuis plusieurs années les moyens de favoriser la participation à l'évaluation des risques nucléaires des associations et des acteurs locaux bien que la participation soit considérée essentiellement comme un moyen pour « inscrire durablement un projet industriel dans son environnement social »1. Il importe ici de s'attarder surtout sur la politique de l‟Agence pour l‟Energie Nucléaire (AEN) qui, depuis plus de deux décennies, mène des études sur les rapports entre le nucléaire et la société. Pour l'AEN, une communication satisfaisante doit aujourd‟hui reposer sur un modèle de « l'engagement démocratique » : « La conception de la communication sur le risque s'est transformée au fil du temps, pour passer d'une insistance sur la perception erronée des risques par le public, qui tendait à traiter tout écart par rapport à l'opinion de l'expert comme le produit de l'ignorance ou de la stupidité, via l'étude empirique de ce qui suscite l'inquiétude et les raisons de cette inquiétude, à une approche qui préconise la communication sur le risque conçu comme un processus jouant dans les deux sens dans lequel les points de vue des 'experts' et des 'profanes' devraient 's'éclairer mutuellement'. » (AEN, 2002, 71). La première partie de cette citation fait référence à la période incluant les trois décennies d'après-guerre, période pendant laquelle la vision orthodoxe de la science visant à dé-légitimer catégoriquement toute critique fut particulièrement dominante dans le domaine nucléaire. La naissance dans le domaine nucléaire du « profane »2 est indissociable de 1 Schneider, T., Heriard-Dubreuil, G., Oudiz, A., Remond-Gouilloud, M., «Expériences françaises et internationales sur la concertation autour des sites industriels. Etude de cas, Volume 1 », <www.irsn.org>, décembre 2002, p. 7. 2 Non que le terme « profane » a alors une utilisation courante. Pendant cette période, on emploie plutôt les termes « population » et « public », termes pour lesquels le terme « profane » sert aujourd'hui de synonyme, comme le montre la citation précédente. 3 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). l'effort engagé à l'échelle internationale au lendemain des cataclysmes d'Hiroshima et de Nagasaki dans le but de promouvoir le nucléaire, de sauver l'image du nucléaire, et a fortiori celle de la science. Ainsi seraient « profanes » tous ceux qui émettraient des critiques à l‟égard du nucléaire, cette critique devant forcément résulter d'une « peur irrationnelle», d‟une « ignorance », d'une incapacité à s'adapter à l'ordre nouveau de l'ère moderne caractérisée par la découverte de l'atome. La construction du « profane » s'amplifie avec le passage au stade industriel de l‟énergie nucléaire. Avec la conviction selon laquelle « l'apparition d'une source d'énergie aux possibilités aussi immenses est de nature à susciter des réactions psychologiques profondes, dont certaines devront sans doute être considérées comme plus ou moins pathologiques3 », l‟Organisation Mondiale de la Santé procède, dès 1958, à une série d‟études sur les problèmes « mentaux » posés par la « peur » du nucléaire. Nous appellerons « profane émotionnel » la posture issue de cet effort de stigmatisation des critiques et des peurs. Cette posture diffère de celle du « profane candide capable » dans la mesure où il ne s'agit aucunement du « bon sens » du « citoyen ordinaire » auquel font appel les pratiques participatives et délibératives (Sintomer, 2006). Pour les experts nucléaires, les médecins et les psychologues de l'époque, le «bon sens » du profane, s‟il en est question, est de type bachelardien : c'est en s'éloignant de ce bon sens trompeur qu'on pourrait atteindre la vérité scientifique ou, tout au moins, l'apprécier. Avec la mise en place du programme électronucléaire français et la montée du mouvement antinucléaire au début des années 1970, cette vision ne subit guère de mutations. À partir de 1972, le CEA (Commissariat à l'Énergie Atomique), EDF (Électricité de France) puis l'Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire (aujourd'hui l'IRSN) intensifient des enquêtes d'opinion sur la « peur » des populations face au nucléaire. La nécessité de gérer la peur et surtout d'éviter la politisation du problème est alors au centre des agendas comme le montre cette note interne du CEA : « On distingue une inquiétude assez vive dans le public et le problème est de savoir comment la prise de conscience de cette réalité est possible. Ce problème est beaucoup plus un problème de psychologues ou de sociologues qu'un problème de techniciens. Assisterait- 3 Organisation Mondiale de la Santé, Questions de santé mentale que pose l'utilisation de l'énergie atomique à des fins pacifiques, Rapport technique, Genève, 151, 1958, p.5. 4 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). on à un blocage psychologique ? (...) Il faut probablement éviter les vastes campagnes type bourrage de crânes, et surtout éviter la politisation de ce problème4. » Par ailleurs, deux voire trois décennies après sa publication, les arguments du rapport de l'OMS (1958) cité ci-dessus feront toujours l'actualité. Ainsi, Pierre Pellerin, directeur entre 1956 et 1996 du Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants, propose en 1974 en référence au fameux rapport en question « de ne pas développer de façon excessive les mesures de sécurité dans les installations nucléaires afin qu'elles ne provoquent pas une anxiété injustifiée5. » On a affaire ici à une vision que le philosophe J.-P. Dupuy (2006, 126) qualifie comme relevant de « la peur de la peur du nucléaire ». N'est-ce pas cette même vision qui mène à ce qu‟à la suite de l'accident de Tchernobyl, les responsables (et notamment le même M. Pellerin) se refusent à appeler leurs concitoyens à prendre des précautions simples de protection afin de ne pas susciter une angoisse ? Dans quelle mesure cette vision fait-elle partie du passé ? Peut-on affirmer à l'heure actuelle que les critiques portées sur le nucléaire ne sont plus du tout considérées comme irrationnelles, qu'elles ne sont plus vues comme un obstacle à la science et au progrès ? Dans quelle mesure le « public » a-t-il cessé d'être un « profane émotionnel » ? Même si les stratégies de communication mettant en avant la figure du « profane émotionnel » sont révolues, il serait naïf de considérer que la vision du profane soumis à la peur et à l'irrationnel ait pour autant disparu. Celle-ci relève d'une évaluation classique de la perception du risque6. Ainsi existeraient d'un côté le risque réel, technique, quantifiable, et de l'autre, le risque perçu, subjectif, social, psychologique, construit par le public en dehors de toute base scientifique légitime. Sur la question des faibles doses de la radioactivité par exemple, les rapports et les avis de la majorité des membres de l‟Académie des Sciences et de l‟Académie de Médecine soutiennent toujours cette thèse et relient l‟attitude des individus face aux risques à « l‟influence du mimétisme et de facteurs sociaux non rationnels7 ». Quant à la question des déchets nucléaires, la grande majorité des rapports officiels soutient l'argument selon lequel si le public s'oppose au stockage géologique, à la transmutation ou 4 CEA, Note no: AG.A/INT. 74-114, 13 novembre 1974, Centre des Archives Contemporaines, 19910737, Art.2. 5 Pellerin (P.), Moroni (J.-P.), «Installations nucléaires et protection de l'environnement », Annales des Mines, janvier 1974, p. 61-70, p. 62. 6 Voir par exemple Slovic, P., «Perception of risk », Science, 236, 1987, p. 280-287. 7 Tubiana (M.), « Le Risque Et La Santé » , In Tubiana (M.), Vrousos (C.), Carde (C.), Pages (J.P.) (Dir.), Risque Et Société, Paris, Nucléon, 2000, pp. 23-38, p. 25-26. 5 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). aux déchets nucléaires en général, c'est en raison de son manque de culture scientifique. Même les commandes d'études sociologiques les plus récentes ont pour ambition de prendre acte de la perception publique du risque, de la peur du nucléaire... bref de « l'irrationnel » (Gilbert et Bourdeaux, 2006, 73). Toutefois, ce qui semble avoir changé par rapport aux décennies précédentes, c'est que « l'irrationnel » n'est plus exclu ou stigmatisé, il est plutôt intégré au processus de décision ('information', 'débat', 'consultation'...). On est ainsi passé d'une gestion exclusive de « l'irrationnel » à une gestion inclusive. Ce n'est pas l'irrationnel qui a totalement disparu, c'est sa gestion qui s'est modernisée, voire « rationalisée », comme en témoigne un récent rapport parlementaire sur les déchets : « Les responsables politiques ne font en réalité que traduire les sentiments d'une grande partie de nos concitoyens qui considèrent, à tort ou à raison, qu'il y a effectivement une spécificité du risque nucléaire (...). Pour ceux qui auront à décider de la destination ultime de ces déchets, il importe peu que cette peur soit en grande partie irrationnelle et entretenue sciemment par certains opposants au nucléaire: à partir du moment où elle existe, elle doit être prise en compte dans le processus de décision 8. » Il ne s'agit pas de juger ni de la sincérité ni de l'hypocrisie de ces nouveaux discours et formes de «gouvernance ». Il s‟agit plutôt de rendre compte du fait qu'aussi contradictoire que cela puisse paraître, ce nouveau modèle de «gouvernance », basé sur le dialogue, le débat, voire la co-construction des savoirs9, et censé remplacer le modèle déficitaire, ne contredit pas pour autant la vision traditionnelle de la science. Il semble incorporer à la fois la «démocratie » et la vision progressiste davantage liée au modèle « technocratique ». Bien que les pratiques et les rhétoriques aient évoluées, les deux visions coexistent dans une forme hybridée d‟apparents antagonismes, fonctionnent en harmonie et s'accommodent pour rendre à jamais problématiques les polarités telles que « démocratie-technocratie » ou « science orthodoxe - science ouverte » (Irwin, 2006). Nous voilà devant une dynamique liée aux changements des rapports entre science et société, une dynamique qui échappe à des catégorisations simples. En conséquence, pour ce qui relève du domaine nucléaire, on se retrouve aujourd'hui face à une construction sociopolitique du « profane » que nous appellerons le « profane hybride ». Son hybridité vient du fait qu'il est tantôt ignorant et irrationnel 8 OPECST, «Rapport sur les possibilités d'entreposage à long terme de combustibles nucléaires irradiés », AN No:3101, Sénat No:347, 30 mai 2001, p. 5-6. 9 Callon (1998) distingue trois modèles de « démocratie technique ». Le modèle 1 correspond au modèle déficitaire de l'instruction public, le modèle 2 correspond au modèle de débat public et le modèle 3 renvoie au modèle de la co-production des savoirs. 6 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). (« profane émotionnel »), tantôt naïf mais rationnel voire objectif (« profane candide capable »), tantôt suffisamment informé et compétent pour participer et dialoguer. Car la bonne gouvernance implique que celle-ci est l'affaire de tout le monde, tout le monde est jugé responsable, tout le monde doit participer à la recherche des solutions aux problèmes et à la gestion des risques. Le « profane épistemologique »: l'apport des Science Studies et ses lacunes Dans quelle mesure le domaine des Science Studies, et plus précisément son positionnement en faveur d'un dialogue et d'une participation du public, ont-ils influé sur les nouvelles formes de discours caractérisant aujourd'hui la «gouvernance » des sciences ? Il est difficile d'en mesurer l'influence réelle mais étant donné que les travaux de ce domaine sont aujourd'hui largement repris par les rapports institutionnels (Irwin, 2006, 318), il importe d'analyser le « profane » mobilisé aussi bien par la sphère politico-industrielle que par les études sociologiques. Depuis le début des années 90, les analyses portant sur l'irruption dans divers domaines techniques des non-spécialistes, des groupes de malades ou des groupes concernés n'ont cessé de croître (Star et Griesemer, 1989; Brown, 1992; Epstein, 1995; Wynne, 1996; Arksey, 1998; Callon, Lascoumes et Barthe, 2001 ; Nowotny, Scott et Gibbons, 2001; Barbot, 2002; Estades et Rémy, 2003). En mettant l‟accent sur l‟existence et l‟importance des capacités du savoir et de l‟expérience «profanes » (ou celles de « layman » dans la littérature anglo-saxonne), ces travaux ont surtout contribué à réfuter l'idée selon laquelle le public ne serait qu'un simple récepteur de l'information scientifique. Dans son étude portant sur l'interaction des scientifiques et des éleveurs de moutons à proximité du complexe nucléaire de Sellafield en Angleterre, Wynne (1996) a mis en évidence la richesse et l'apport des « savoirs profanes » concernant par exemple les caractéristiques des terres à diverses altitudes ou le comportement des animaux. Epstein (1995) a montré la manière dont les militants du traitement du Sida aux Etats Unis, « profanes » au départ, ont progressivement réussi à intervenir dans les questions scientifiques liées au traitement et à prendre part dans les comités d'experts. Brown (1992) a analysé comment les groupes « profanes », en développant des hypothèses liées à la cause des cas de leucémies à Woburn (Massachusettes) et en inventant des méthodes nouvelles d'enquêtes et d'analyse, sont parvenus à mettre en place une « épidémiologie populaire ». 7 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). Dans le contexte français, l'invention du « profane » est chère notamment à Callon, Lascoumes et Barthe (2001). À partir des dossiers spécifiques, les auteurs ont montré comment les « profanes » (ce sont, à titre d'exemple, des parents d'enfants myopathes, des malades du Sida ou des riverains des sites désignés pour l'enfouissement des déchets nucléaires) remettent en cause l'autorité des savoirs issus du laboratoire (« recherche confinée ») en élaborant leurs propres savoirs (« recherche en plein air ») et en devenant des véritables spécialistes sur les sujets qui les concernent. En inventant le «profane compétent », en visant ainsi à dépasser «une qualification en creux du profane sur le mode de 'ni-ni' (ni compétent pour, ni concerné par, ni habilité à) » (Estades et Rémy, 2003, 212), les travaux mentionnés ci-dessous ont attribué au terme «profane » une dimension et une vertu épistémologiques qui à l'origine lui manquait. Dans une démarche intellectuelle engagée, voire un militantisme en faveur d'un renouveau des formes dominantes d'expertises et d'une démocratisation des sciences, ils ont ainsi réinséré le « profane » dans la sphère de production des connaissances de laquelle il avait été initialement mis à l'écart. Cette figure sociologique du profane, que nous appellerons le « profane épistémologique », prend donc son essence dans une compétence qui lui était nonreconnue jusque là et qu'il parvient, depuis les dernières décennies au moins, à faire légitimer par diverses stratégies. Néanmoins, plus ou moins guidés par l'hypothèse implicite selon laquelle on saurait d'office qui est un expert et qui est un profane, où finissent la science et l'expertise scientifique pour laisser place à d'autres formes de culture et de savoirs, ces travaux mobilisant les figures distinctes d'experts et de profanes se sont plutôt focalisés sur les relations entre ces identités à l'apparence évidente (expert/profane, expert/public). Ils ont ainsi mis de côté la question de savoir comment ces identités et ces catégorisations sont ellesmêmes socialement construites10. N'est-ce pas là aussi le résultat d'une tendance à réduire l'utilisation de la notion d'expertise à la seule expertise scientifique codifiée au lieu de reconnaître la pluralité des formes d'expertise? Et ceci n'aggrave-t-il pas paradoxalement la coupure expert/profane, une coupure que ces travaux cherchent précisément à rendre floue (Aggeri, 2002, 59) ? La dichotomie ainsi ré-introduite par ces travaux crée inévitablement des tensions lorsque le «profane » auquel ils font référence ne correspond pas (ou plus) au profane socialement et politiquement construit. Les acteurs qui devaient correspondre à la rhétorique sociologique du «profane » construisent à leur tour leurs propres identités, 10 Sur la construction historique des catégories de science et de public depuis le 17ème siècle, cf. Shapin (1990). 8 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). diverses et complexes, et réclament comme légitime leur rôle d'expert grâce à des savoirs et des expertises qu'ils fabriquent. En effet, Wynne insiste sur le caractère ambivalent, négociable et négocié des « identités sociales », identités qui sont perméables à l'interaction de l'expérience et qui ne sont adoptées par les acteurs qu'au cours de la controverse. L'auteur relate ainsi que les paysans se présentaient comme des spécialistes, tout au moins au cours des interviews, dans la mesure où « l'ignorance » des experts en ce qui concerne l'élevage spécialisé leur semblait évidente. Mais Wynne ne s'interroge pas sur la recevabilité ou non par ces mêmes paysans du terme « lay » ou «lay expert » qu'il emploie. D'autres, notamment Epstein et Arksey (1998) ont constaté que les groupes étudiés n'acceptent pas d'être qualifiés de «profane » («lay ») et insistent sur le fait qu'ils sont eux-mêmes des experts ou des spécialistes, parfois davantage d'ailleurs que les médecins ou les experts officiels. Quant à Callon, Lascoumes et Barthe, ces auteurs ont plus ou moins reconnu a posteriori le caractère problématique de la notion de « profane » et ont soutenu qu'on pourrait notamment parler d'un processus de « concernement » par lequel les identités émergent, se lient les unes aux autres, pour s'engager parfois dans des projets de recherche coopérative, qui, en retour, transforme ces identités (Barthe, Callon, Lascoumes, 2002, 64). La question des identités renvoie nécessairement à la question souvent ignorée de la nature des savoirs « profanes ». S'agit-il là des savoirs qui diffèrent profondément des savoirs scientifiques et techniques institutionnalisés ? Les « profanes » n‟entretiennent-ils pas des rapports ambivalents vis-à-vis de la science et de l'expertise et ne jugent-ils pas avec une grande variabilité ce que devraient être les meilleurs modes de décision? Enfin, plutôt que des « groupes concernés », ne s'agit-il pas parfois de groupes socio-professionnels spécifiques – des « intellectuels », des militants de longue date non avérés, des « élites » ? Collins et Evans (2002) ont récemment suscité un vif débat sur la nature et les spécificités des «savoirs profanes ». Les auteurs suggèrent d'abandonner le terme « lay expertise » précisément parce que l'utilisation de celui-ci déformerait le sens spécifique de « l'expertise » dans la mesure où ceci reviendrait à dire que tout le monde pourrait prétendre être un « expert ». Pour Collins et Evans, ceux qu'on appelle les « lay experts » (« experts profanes ») devraient être considérés comme des « experts » tout court, même si leur expertise n'est pas reconnue officiellement. Les sociologues se proposent ainsi d'introduire de nouvelles catégories qui permettraient de mieux déterminer ceux qui pourraient véritablement participer à l'évaluation des problèmes. Bien que l‟argumentation ouvre de nouvelles pistes de réflexion sur la diversité et la pluralité des formes de savoirs et 9 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). d'expertises, elle ignore le fait que le rôle d' « expert », tout comme celui de « profane », est socialement construit. Les auteurs dé-contextualisent totalement l'analyse liée à l'expertise, comme si la nature et le rôle de l'expertise ou le droit d'y accéder pouvaient être discutés indépendamment du fondement social qui les sous-tend (Rip, 2003, 420). Pour cette simple raison, le caractère problématique du terme « lay expertise » relève moins du fait qu'il nuirait à l'image et à la qualité d' « expertise » et davantage du fait qu'il nuirait (à la limite) à l'image des acteurs qui construisent et rendent crédible cette expertise, comme nous le montrerons plus loin. Nucléaire, contre-pouvoirs et identités militantes Si la figure sociologique du profane était une notion neutre, elle pourrait aujourd'hui servir de catégorie pour caractériser un éventail d'acteurs, non-spécialistes au départ et agissant aujourd'hui au sein de différents groupes et organisations non-gouvernementales. De façon schématique, on peut présenter les groupes constituant un contre-pouvoir du domaine nucléaire ainsi: (i) les associations qui effectuent leurs travaux à travers l‟analyse critique des documents ce qui peut conduire à un rapport d‟étude ou à une expertise (Groupement des Scientifiques pour l'Information sur l'Energie NucléaireGSIEN, 1975; Wise Paris, 1983; Global Chance, 1992; NégaWatt, 2003...) (ii) les associations qui effectuent des recherches et des mesures à travers des analyses de laboratoire (Association pour le Contrôle de la Radioactivité à l'Ouest -ACRO; 1986, Commission pour la Recherche et l'Information Indépendantes sur la Radioactivité -CRIIRAD; 1986) (iii) les associations ayant une prise de position claire contre le nucléaire et pouvant commanditer ponctuellement une étude d‟expertise bien qu‟elles se dotent souvent de leurs propres « experts ». (France Nature Environnement, 1969; les Amis de la Terre, 1970; Greenpeace France, 1977; Agir pour l'Environnement, 1996; Réseau Sortir du Nucléaire, 1997...) (iv) les associations de malades et de victimes (Association Française des Malades de la Thyroïde - AFMT, 1999; Association des Vétérans des Essais Nucléaires, 2001). Les deux premiers groupes agissent précisément en tant qu'experts, contre-experts ou spécialistes alors que le troisième groupe se positionne essentiellement sur un plan politique et se donne pour objectif la sortie du nucléaire. Le quatrième groupe agit notamment sur le plan juridique, tout en s'attachant à une mission d'information. 10 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). « Expert/Profane » à l'encontre de la professionalisation Parmi les organisations se positionnant sur un plan d'expertise, les groupes comme le GSIEN, Global Chance, Wise Paris ou Négawatts ont été lancées et sont menées essentiellement par des chercheurs ou des spécialistes qui, de par leur domaine professionnel, ne sont pas à l'écart des milieux d'expertises liés au nucléaire ou à l'énergie. Il existe cependant d'autres associations, notamment la CRIIRAD et l'ACRO, qui, à l'origine, sont issues de la mobilisation des individus majoritairement à l'extérieur de ces milieux (enseignants, médecins, commerçants, infirmières, agriculteurs...). C'est d'un sentiment de colère et de méfiance vis-à-vis d'un État perçu comme incapable de protéger ses concitoyens en cas d'un accident grave, réaction générée à la suite de l'accident de Tchernobyl (26 avril 1986), qu'émergent l'ACRO et la CRIIRAD. L'enjeu majeur étant alors d'atténuer l'autorité des institutions chargées de la promotion et du contrôle du nucléaire, dès le début, la construction des compétences, l‟acquisition des outils, en particulier celle d'un laboratoire associatif dotée d‟une spectrométrie gamma, et le choix des discours (« apolitique » , « indépendant » …) seront autant de moyens pour ces deux mobilisations de se poser en «spécialistes » ou «experts » au même niveau que les experts officiels. Rappelons que les savoirs et les pouvoirs de décision sur le nucléaire appartiennent, jusqu'au début des années 70, à un nombre réduit d'experts étatiques, appartenant majoritairement à EDF et au CEA (Restier-Melleray, 1990, Hecht, 2004). Une première vague de mobilisations liées à la construction des contre-pouvoirs dans le domaine dit du nucléaire civil s'effectue au début des années 1970. À la montée des critiques intellectuelles (Ellul, Mumford, Illich, Foucault...), de la critique syndicale et des mouvements étudiants s'ajoute la naissance du mouvement écologiste et conjointement celle du mouvement antinucléaire (Touraine et al., 1980; Nelkin et Pollak, 1981). Les milieux chercheurs ne resteront pas à l'écart de la critique sociale généralisée. Après la poussée des mobilisations se formalisant avec le mouvement de Mai 68 (Porisme, Le Cri des Labos, Labo-contestation, Impascience, Survivre...), on assiste au milieu des années 70 à une mobilisation massive des chercheurs contre le programme électronucléaire lancé en mars 1974 par le gouvernement de Messmer. Cette mobilisation autour d‟une pétition dite « l'Appel des 400 » sera poursuivie par la création quelques mois plus tard du GSIEN (Topçu, 2006). Deux milieux, scientifique et syndical, jouent au cours des années 1970 un rôle de caution scientifique pour le mouvement. La CFDT (Confédération Française Démocratique du Travail), alors proche du 11 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). courant autogestionnaire et opposé au programme électro-nucléaire, dispose d'une grande capacité d'expertise sur divers problèmes liés au programme (CFDT, 1975). Les scientifiques issus du GSIEN construisent, à partir d'une analyse des rapports officiels et des publications à l'étranger, une contre-information afin de contre-balancer l'information officielle (GSIEN, 1978). Le panorama de scientifiques au service du mouvement se complète, au cours de cette période, avec l'engagement au sein de l'Institut d'Etudes Juridiques et Economiques de Grenoble d'un certain nombre de chercheurs qui construisent des scénarios alternatifs d‟énergie (IEJE, 1975). Si les scientifiques affirment alors, grâce à leur notoriété, l'existence d'une pollution « anormale », l'éventualité d'un accident ou le caractère « erroné » des scénarios officiels de besoins énergétiques, il jouent un rôle de « médiateur » entre les maîtres d'oeuvres du programme nucléaire et les opposants, entre les « technocrates » et le « peuple », opprimé par le discours technique tenu par le pouvoir et réduit au « profane émotionnel ». Ainsi un membre du GSIEN témoigne: « Le profane c'est probablement la personne qui débarque sur le sujet nucléaire qu'il n'a même pas regardé et qui découvre que bon il y a une centrale et que cette centrale peut faire des rejets et donc se pose la question de l'impact que ça peut avoir sur sa santé. (...)Dans les années 1970, c'était la population, c'était ceux qui ne savaient pas. Je crois que c'était plutôt l'ignorance qui relevait, disons, du discours des ingénieurs d'EDF...le fait qu'ils avaient en face d'eux des gens qui disaient non mais avec des arguments faciles à combattre parce qu'ils se plaçaient finalement sur un plan scientifique, donc c'était facile11. » En 1986, l'enjeu n'est plus d'affirmer, mais d'apporter des preuves tangibles afin de dépasser les arguments « faciles à combattre », de montrer le « sérieux » des critiques et de mobiliser le maximum de soutiens. Le temps de la pure contestation est révolu, le mouvement antinucléaire des années 70 s'est soldé, selon un bon nombre d'acteurs critiques, par un « échec », les « idéaux » écologistes et antinucléaires abstraits ne priment plus dans l'opinion publique et l'affaire, de taille, exige d'aborder autrement les institutions liées au nucléaire. Ainsi dès le début, l'ACRO et la CRIIRAD s'orientent vers une professionnalisation accrue afin de développer une identité légitime pour réfuter celle du « profane » et influer sur la gestion officielle du risque nucléaire. Au cours du temps, elles assureront un rôle de contrôleur du nucléaire en mettant en oeuvre des savoirs nouveaux liés à la contamination radioactive. En contestant les modèles de standardisation de la science officielle, les deux 11 Entretien avec un représentant du GSIEN, Paris, 4 septembre 2006. 12 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). laboratoires associatifs rendent surtout possible la conduite d'analyses dans des endroits localisés et pas toujours pris en compte par les institutions. Un cas emblématique est la CRIIRAD qui, en effectuant des mesures sur une grande partie du territoire français, a mis en évidence de nouvelles valeurs de contamination liées à l'accident de Tchernobyl. Elle a ainsi empêché la fermeture de la controverse sur ce dossier (CRIIRAD, 2002). Quant à l'ACRO, ses analyses continues aux alentours de l'usine de la Hague ont servi de bases pour les travaux du Groupe Radio-Ecologie Nord-Cotentin, comité « pluraliste » mis en place en 1998 pour l‟évaluation des leucémies constatées à proximité de l‟usine de la Hague (Estades et Rémy, 2003). Bien que les autorités tentent souvent de dénigrer leurs mesures, les travaux de l‟ACRO et de la CRIIRAD sont aujourd‟hui officiellement reconnus. L‟IRSN mentionne la CRIIRAD parmi les principaux organismes effectuant des mesures de radioactivité. L‟Autorité de Sûreté Nucléaire publie, à côté des articles des experts institutionnels, des documents rédigés par les deux associations dans sa revue Contrôle. Les membres de l‟ACRO et de la CRIIRAD sont également invités aux commissions locales d'information ou aux instances d‟expertise « plurielle », encore réduites en nombre. Chacun des deux laboratoires fonctionnent aujourd‟hui avec cinq à six salariés qui sont tous des ingénieurs ou des techniciens. Pour la CRIIRAD surtout, cette configuration est différente de la situation initiale où les acteurs sans certificat scientifiques participaient aussi aux travaux du laboratoire. Aujourd‟hui, les scientifiques y mettent des blouses blanches comme dans les laboratoires officiels. Au moment de l'embauche, ils sont prévenus qu‟aucune erreur ne leur sera permise. La CRIIRAD est donc très attachée à la vision d‟une autre science, génératrice de la «vérité » et supérieure à la science officielle parce qu‟objective et «indépendante ». Ainsi, dès le début, l‟association a cherché à doter son laboratoire de l‟appareillage le plus perfectionné pour constituer la «base irréfutable à partir de laquelle, indépendamment de toute instance ou intérêt, l‟information objective peut être diffusée12. » L‟ACRO a une vision plus nuancée de la science et de l‟expertise. Elle réalise son travail, davantage que la CRIIRAD, en partenariat avec les populations locales. Ces dernières organisent et effectuent par exemple les prélèvements à analyser en laboratoire. Convaincue que l'évaluation du risque nucléaire nécessite la participation du plus grand nombre des « citoyens » (ici, le terme de « profane » n'est jamais employé comme synonyme de « citoyen » ou de « consommateur »), 12 il ne s'agit pas pour l'ACRO d'être le porte parole CRI du RAD, 1, 1986, p. 1. 13 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). scientifique des « citoyens » mais de leur proposer un outil (un « laboratoire indépendant ») pour agir. L‟association identifie ainsi son travail comme une « expertise citoyenne » devant permettre « d‟arracher aux seuls experts les questions qui nous concernent pour en faire un enjeu politique13. » La CRIIRAD, pour sa part, qualifie son travail « d‟expertise strictement scientifique et indépendante » et refuse toute référence au « profane » qui, aux yeux des responsables de l‟association, ne pourraient que viser à discréditer leur travail. L‟expression « mobilisation des scientifiques et des profanes » , suggérée dans le cadre de notre recherche pour qualifier la mobilisation hybride de la CRIIRAD au départ, fut par ailleurs considérée par l‟association comme une manipulation «idéologique » , voire une «insulte » à l‟égard de ses fondateurs. L‟association nous a indiqué que ses fondateurs étaient des citoyens scientifiquement compétents et qu‟un pilote de ligne ou une infirmière sont aussi formés à la radioprotection dans leurs cursus. Pour la CRIIRAD, le terme de « profane » renvoie précisément à la figure du « profane émotionnel » et à celle du « profane candide capable ». La tension relève également des notions même d' « expert » et d' « expertise » du fait que celles-ci réduisent la capacité des compétences à la seule certification ou reconnaissance officielle. « Expert/profane » à l'encontre de l'action politique Les tensions liées à l'usage du terme « profane » pour les acteurs s'attachant à un rôle d'experts ou de contre-expert ne signifient pas pour autant que la dichotomie expert/profane deviendrait non problématique pour d‟autres acteurs critiques. La professionalisation accrue n'est pas uniquement un phénomène relatif à des organisations de contre-expertise, elle implique plus généralement une « transformation des conditions de désenchantement » (Beck, 2001) des acteurs et s'observe dans le cas de la plupart des groupes au sein du mouvement environnemental (Lascoumes, 1994; Yearley, 1996; Jamison, 1996; Ollitrault, 2001 ). Pour les associations comme Greenpeace, Réseau Sortir du Nucléaire ou Les Amis de la Terre, la contre-expertise est un outil devenu de plus en plus important pour traiter les dossiers spécifiques et mettre en place une argumentation élaborée. Suite à une restructuration en 1995, Greenpeace France a accéléré le processus d‟acquisition de compétences et de méthodes professionalisantes dans le but de diversifier ses formes 13 L’Acronique du Nucléaire, 68, 2005. Voir aussi, L’Acronique du Nucléaire (Dossier: « L’expertise citoyenne : le travail de l’ACRO »), 59, 2002. 14 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). d‟interventions (Gallet, 2002). Le dossier nucléaire y est suivi actuellement par une équipe de trois salariés qui interviennent directement sur les questions à caractère technique même si ils font parfois appel à des compétences locales et étrangères. Quant aux Amis de la Terre, à la différence de la situation initiale où les scientifiques y jouèrent un rôle clé 14, ce sont aujourd'hui essentiellement des militants bénévoles appartenant à des domaines professionnels divers qui s'occupent des questions du nucléaire et de l'énergie. Enfin le Réseau Sortir du Nucléaire, fondé en 1997 dans le but de poursuivre le « succès » lié à la décision de l'abandon de Superphénix et regroupant 720 associations, choisit délibérément de ne pas se doter d'un conseil scientifique. L‟association vise ainsi à mieux politiser la question nucléaire bien qu'il produise régulièrement des documents techniques et place souvent la question du risque au cœur de son argumentation. Ces associations refusent d'emblée de se poser en tant qu'expert ou contre-expert afin de mettre en avant une identité qui serait celle de « citoyen» ou de « citoyen éclairé », ni forcément « objectif » ni forcément « neutre » mais responsable vis-à-vis de son environnement et des générations futures. Pour les groupes contestataires, malgré leur refus d'assurer un rôle d'expert, la référence au « profane » est conçue comme problématique par la dichotomie qu'elle génère. La coupure expert/profane signifierait la technicisation des problèmes, ne se limitant pourtant pas aux seuls aspects techniques, comme l'explique un militant des Amis de la Terre : « ...c'est lourd cette histoire d'expert/profane parce que c'est évident que le terme d'expertise ne va pas s'appliquer à celui qui fait le boulot concrètement, ça va être plutôt quelque chose d'externe, de théorique etc. Moi je trouve vraiment que dans la mesure où on est dans un pays qui se dit laïque et les scientifiques ont bien peur qu'on leur enlève leur religion, je pense que cette coupure appliquée à l'expert est extrêmement parlante, jusqu'à je dirais l'histoire de gris-gris en terme de radioprotection. C'est le rationnel qui va surgir. (...) Mais qui décide et qui dans l'histoire....est-ce que c'est un problème de compétence avant tout? Le nucléaire est-ce que c'est un problème d'expertise? Parce que les experts, il n'y peuvent rien (…) On parle du risque nucléaire comme on parle des générations futures depuis très longtemps, on en parle depuis extrêmement longtemps [silence] à tel point que j'en fais déjà partie. Mais sur le nucléaire, on n'est plus dans des risques, on est dans des certitudes et on est dans des dégâts quotidiens. »15 Il s'agit là de la dénonciation d'une « rationalité » scientifique que soulève la dichotomie expert/profane dans la mesure où le label d' « expert » est considéré comme un discours de domination de la « raison » élitiste vis-à-vis des différents groupes sociaux ou 14 Samuel, P., « Histoire des Amis de la Terre: Vingt ans au coeur de l'écologie », Brochure 1991, Centre des Archives Contemporaines, 20050521, Art. 1. 15 Entretien avec un membre des Amis de la Terre Midi Pyrénées, Paris, 20 septembre 2006. 15 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). « classes sociales » (ouvriers, « ceux qui font le boulot concrètement »..). Il s'agit aussi et surtout d'une critique politique forte au sens où elle implique l'opposition des acteurs à l'emprise de la protestation par l'expertise et leur refus d'être co-producteur et cogestionnaire dans la recherche de solutions à des problèmes posés par la technique. Autrement dit, c'est là un refus de la « scientifisation réflexive » en ce que celle-ci « immunise les idéologies et points de vue d'intérêts socialement institués contre les visées strictement scientifiques » (Beck, 2001, 345). C'est là aussi une revendication de la démocratie, qui, pour aller au delà d'une « expertocratie », doit ouvrir la voie aux débats et aux prises de décisions permettant de choisir (ou non) les conditions de vie proposées par les techniques – peu importe si elles deviennent de plus en plus sûres ou non (Beck, 1995, 109). Le « vrai débat » organisé par sept associations16 en réaction au « débat national sur l'énergie » lancé en 2003 par le gouvernement s'inscrit précisément dans cette perspective dans la mesure où l'organisation du débat officiel est jugée comme étant trop centrée sur le nucléaire (“purement hexagonal”), et insuffisante pour exposer et discuter les solutions alternatives et les possibilités de politiques différentes17. Enfin, la dichotomie expert/profane est considérée par certains groupes anti- nucléaires comme un moyen de disqualifier les prises de positions tranchées vis-à-vis du choix nucléaire, une façon de mettre en avant une « objectivité » et une « neutralité » au détriment des points de vue élaborés et des identités militantes. Un représentant de Greenpeace France indique ainsi: « Le terme profane, je m'en méfie beaucoup, il y a des gens qui disent moi je suis profane, c'est en fait pour donner un côté objectif, de neutralité. Moi je ne crois pas à l'objectivité, à la neutralité. Un citoyen a forcément un point de vue, même si il n'est pas très très étayé, tout le monde a déjà entendu parlé du nucléaire, tout le monde a un point de vue18. » C'est ici précisément la figure du « profane candide capable » qui est visée dans la mesure où ce type de « profane », tout en voulant être adapté à la « rationalité » scientifique (parce qu'objective et neutre), est éloigné du « réel » et va à l'encontre de la reconnaissance des différentes visions du monde. Dans ce cadre, si la scientifisation des questions grâce à la dichotomie expert/profane est considérée comme un premier obstacle pour accéder aux 16 Organisé par Greenpeace, Les Amis de la Terre, le Réseau Sortir du Nucléaire, France Nature Environnement, Agir pour l'Environnement, le Réseau Action Climat et le WWF, dans sept villes, entre février et juin 2003. 17 Actes des Rencontres Nationales « Energies: le vrai débat », Paris, 23 février 2003. 18 Entretien avec un salarié de Greenpeace France, Paris, 22 septembre 2006. 16 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). « vrais » débats (et conjointement à la « vraie » démocratie), la promotion du « profane candide capable » dans les débats en constituerait l‟ultime obstacle. Conclusion Les tensions que nous avons traitées témoignent du fait que la frontière entre « experts » et « profanes » semble être encore assez forte dans le domaine nucléaire. La dichotomie expert/profane représente dans une grande mesure un discours de domination technopolitique en remplaçant tout simplement d‟autres frontières telles que « science vs. croyance » ou « raison vs. obscurantisme ». C‟est pour résister à ces frontières et pour constituer des contre-pouvoirs permanents que les acteurs critiques adoptent, à travers diverses formes d‟action, leurs propres identités et leurs discours. Ils deviennent non seulement des spécialistes sur des sujets qui les concernent mais certains s'attachent aussi à une identité d' « expert ». Davantage qu'une simple extension envers les «profanes » de la sphère d'expertise et de régulation liée au nucléaire, il s'agit ici d'une extension mesurée et codifiée, poussant les discours à se conformer aux normes scientifiques, transformant le « profane épistémologique » en « expert » ou en « citoyen éclairé ». Dans ce cadre, la catégorie d' « expert du nucléaire » surtout semble avoir subi un relatif changement avec l‟inclusion à la sphère d'expertise (celle des experts « certifiés ») de certains « experts » externes, associatifs. On voit ainsi les nouvelles frontières se reproduire à l'intérieur même de l'espace des contre-pouvoirs. Au delà des différences dans leurs rapports à la science et à l'expertise, du fait de leur haut niveau de professionalisation, les laboratoires « indépendants » par exemple ont entre autres pour mission l'information et l'éducation du public: ils organisent des journées ouvertes dans les écoles, proposent à des citoyens ainsi qu'à des groupes antinucléaires des formations sur la mesure de la radioactivité, mènent des stages sur les notions de base. Une partie des acteurs critiques reçoivent avec méfiance cette forme d'extension de la sphère d'expertise quant à son articulation avec les processus de prises de décisions (« scientifisation des problèmes » vs. « vrai débat »). Pour conclure, le terme « profane » qui renvoie au moins aux trois différentes figures techno-politiques que nous avons révélées (« profane émotionnel », « profane candide capable », « profane hybride ») n‟est pas sans poser des problèmes pour l‟analyste qui viserait à utiliser ce même terme pour qualifier dans le domaine nucléaire les acteurs ayant acquis une compétence et un contre-pouvoir à l‟extérieur des lieux traditionnels de la production des savoirs. Parler de l‟irruption du « profane » (« profane épistémologique ») 17 Article publié in Thomas Fromentin, Stéphanie Wocjik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Éditions L'Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 85-110 (chapitre 6). dans le domaine nucléaire pour pointer sur des compétences mobilisées par des acteurs critiques risquerait de créer un véritable anachronisme par rapport à la façon dont les acteurs s‟identifient eux-mêmes et mettrait l‟analyste dans une position de parti pris dans un débat très controversé. Le « profane » n'est pas une catégorie d'analyse acquise. Pour le domaine nucléaire, il renvoie à des constructions politiques et historiques bien différentes, constructions qui constituent la cible de l'action des acteurs déterminés à militer contre le centralisme des décisions. Les tensions liées aux rhétoriques du « profane » révèlent les problèmes cruciaux liés à la construction même des catégories de science, d'expertise et de risque et se situent au cœur des contradictions associées aux nouveaux discours de « gouvernance » des sciences. 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