L`immobilier « copié-collé » : une bulle

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L`immobilier « copié-collé » : une bulle
Economie
Chine
L’immobilier « copié-collé
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» : une bulle ?
Un reportage d’Eric Ravenne (texte)
et Katherine Longly (photos)
L’immobilier chinois est-il sur une pente glissante ?
Beaucoup d’économistes le pensent.
Une dégringolade serait lourde de conséquences,
car elle pèserait forcément sur l’économie du pays.
Voyage dans quelques bulles immobilières fantômes,
emblématiques de la Chine qui copie.
D
es chalets du plus pur style autrichien, une église néogothique surplombant
le lac, d’étroites ruelles pavées… Bienvenue à Hallstatt, Chine. Oui, en Chine.
Car vous n’êtes pas dans le charmant village alpin, classé au patrimoine de
l’humanité, mais dans sa réplique, construite à Huizhou, dans le Sud industriel
de la Chine. S’il n’y avait pas la chaleur humide, la pollution et la végétation
subtropicale, on s’y croirait presque.
Hallstatt n’est pas une curiosité isolée. Des imitations de villages britanniques (Thames Town,
Shanghai), de Venise (Florentia Village, Wuqing) et même une tour Eiffel (dressée devant
une avenue hausmannienne démesurément grande pour le village de Tiandy City) ont poussé
comme des champignons ces dernières années dans ce pays pressé, où des villes se bâtissent
en quelques mois.
Même si elle n’amuse que modérément les villes européennes ainsi copiées, l’affaire pourrait
n’être qu’anecdotique. L’apogée absurde d’un art très chinois de la contrefaçon. Une appropriation symbolique du Vieux Continent par la plus grande
puissance mondiale émergente. Un revirement ironique de
l’Histoire pour un pays que des « traités inégaux » forcèrent
autrefois à des concessions territoriales aux Occidentaux.
Mais ces imitations construites à la va-vite révèlent en creux
un problème bien plus significatif, celui de l’énorme bulle
immobilière. Derrière les décors de cinéma, les maisons sont
vides. Si les jeunes mariés de la classe moyenne aiment à se
faire photographier devant des paysages à l’européenne, peu
d’entre eux peuvent se permettre d’acheter un chalet dont
le prix dépasse celui de l’original en Autriche. La plupart
seraient déjà très heureux de trouver un logement décent.
Frénésie de construction
Paradoxe d’un pays à la fois puissant et fragile. Où les
ménages paient une fortune pour se loger alors que des
dizaines de millions d’habitations sont vides – héritage
de la spéculation, de la corruption et de politiques macroéconomiques hasardeuses. Soixante-quatre millions de
logements seraient vacants : le chiffre est fréquemment cité
dans les médias, même s’il n’existe pas de décompte officiel.
La surcapacité ne se limite pas aux appartements et aux
maisons. Plus de 40 aéroports ont été construits au cours de
la dernière décennie, en prévision d’une explosion du trafic
aérien, mais beaucoup sont presque inutilisés. Même topo
pour des lignes de trains à grande vitesse et des autoroutes
flambant neuves. Le phénomène prend des proportions
aberrantes à Ordos, la plus grande ville fantôme du monde.
Des routes, des infrastructures et plus d’un million de
logements ont été développés dans cette ville de Mongolie,
appelée à devenir peut-être un eldorado pétrolier, mais qui
ne compte toujours que 30 000 âmes.
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Huizhou : le village autrichien de Hallstatt-am-See
A Huizhou, à 70 kilomètres de Shenzhen, dans le sud de la Chine, le groupe chinois Minmetals Land (filiale immobilière de
Minmetals, géant chinois des mines et des métaux) a construit une réplique quasi parfaite de Hallstatt-am-See, village autrichien classé par l’Unesco au Patrimoine mondial de l’humanité. La copie chinoise a été inaugurée en juin 2012.
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Economie
Wuqing : l’architecture vénitienne pour un complexe commercial
Florentia Village est un complexe commercial situé à Wuqing, entre Beijing et Tianjin. Tout le
complexe est calqué sur l’architecture vénitienne. L’initiateur du projet est un Italien, promoteur
immobilier et vendeur de produits dans le secteur de la mode. Plusieurs autres Florentia Villages
devraient être construits dans les années à venir.
Hangzhou : une avenue hausmannienne
et la Tour Eiffel
Le groupe Guangsha, premier promoteur privé de Chine,
a construit en 2007, dans la banlieue de Hangzhou (ville
située à 200 kilomètres de Shanghai), le quartier de Tiandy
City. Il s’agit d’une avenue de style hausmannien au
bout de laquelle se dresse une réplique de la Tour Eiffel à
l’échelle un tiers.
Ê
Pourquoi une telle frénésie de construction ? Les raisons sont
multiples et complexes. La première tient sans doute à cette caractéristique que les Chinois ont en commun avec les Belges : ils ont
une brique dans le ventre ! Et pour cause : la bourse locale est
moribonde. Après avoir chuté entre 2005 et 2007, elle a encore
perdu plus de 60 % de sa valeur depuis 2008. En partie parce que
les Chinois, loin du cliché occidental d’un peuple qui vivrait ses
« Trente Glorieuses », n’ont pas confiance dans leur propre économie. Dans ce pays où l’épargne abonde, mais où les contrôles
de capitaux limitent les investissements à l’étranger, l’immobilier
apparaît comme un bon placement. Au même titre que le marché
de l’art, lui aussi en pleine inflation spéculative. Les indicateurs
ne trompent pas : le secteur de l’immobilier et de la construction
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représente aujourd’hui 15 % de l’économie, soit plus que les déjà
spectaculaires 12 % de l’Espagne avant la crise. Les transactions
spéculatives explosent, de même que le coût du mètre carré.
Aujourd’hui, il est devenu très difficile pour le Chinois moyen
de trouver un logement abordable. Il est courant que les loyers
absorbent deux tiers des revenus, voire davantage. Pour faire
face à la pénurie, le gouvernement a lancé un vaste programme
de construction visant à bâtir 36 millions d’unités d’ici 2015.
Paradoxe suprême dans un pays qui compte autant d’appartements
vides. Plutôt que d’encourager leur mise à disposition, les autorités
de Pékin préfèrent continuer de soutenir la croissance effrénée de
l’économie. Elles cherchent aussi à tout prix à éviter un éclatement
de la bulle. Car une dégringolade ferait chuter les placements d’une
Songjiang New Town Thames Town
L’architecture de Thames Town est calquée sur celle des villages anglais
typiques. L’objectif était ici de fournir des logements au personnel de la
nouvelle université de Songjiang
Shanghai : « One City, Nine Towns »
Le projet « One City, Nine Towns » répond au problème d’urbanisation galopante
des alentours de Shanghai. Il consiste en un développement planifié de la ville
non autour du centre, mais à partir de noyaux créés à la périphérie, sur d’anciennes terres agricoles. Neuf « New towns » ont ainsi vu le jour. Chacune illustre
une « thématique ». Et la plupart de ces thématiques sont occidentales.
Sur notre photo, Anting New Town : ce quartier accueille « Automobile City »,
destinée à devenir le plus grand site de production de voitures en Asie. Anting
New Town a été développée pour loger les managers étrangers et les employés
du secteur automobile.
Images extraites de la série « Abroad is too far »,
de Katherine Longly (www.katherine-longly.net)
classe moyenne qu’il s’agit de ménager politiquement. Malgré la
censure et la répression, le mécontentement gronde. Le pouvoir est
plus fragile qu’il n’y paraît.
/DEXOOHVHGpJRQÀH
Le gouvernement s’efforce donc de dégonfler la bulle en douceur, notamment via une nouvelle taxe sur l’immobilier et une
interdiction des acquisitions spéculatives… Avec un certain succès, puisque les prix de l’immobilier semblent diminuer de façon
contrôlée depuis l’an dernier.
Mais tous les économistes ne sont pas convaincus. L’un d’entre
eux, le fameux Nouriel Roubini, qui s’est fait un nom en anticipant
la crise des subprimes aux Etats-Unis, craint que le surinvestissement massif contraigne la Chine à un douloureux atterrissage
forcé. Certes, la réputation de celui que l’on surnomme « Dr Doom »
(« Dr Catastrophe ») est quelque peu ternie depuis qu’il a prophétisé à tort une sortie grecque de l’euro. Mais la crainte subsiste.
La Chine a beau être une économie dirigée, elle n’échappe pas aux
lois du marché. Une chute des prix pourrait laisser des millions de
propriétaires avec des emprunts impossibles à payer sur les bras et
faire plonger des pans entiers de l’activité. Et provoquer des changements politiques ? Un scénario de politique-fiction qui n’est pas
pris à la légère à Pékin. Q
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