texte - Galerie Dohyang LEE

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TEXTE //
JULIEN CREUZET
73-75 rue Quincampoix, 75003 Paris. Tél : +33 (0)1 42 77 05 97
Mardi au Samedi / 11h.13h - 14h.19h
www.galeriedohyanglee.com [email protected]
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« Opéra-archipel, ma peau rouge, henné », exposition de Julien Creuzet au Frac Basse-Normandie
du 7 mai au 21 juin 2015
« Je voulais danser comme elle, faire des tours avec mon bassin, je voulais agiter mes mains, pour jouer avec les
ombres, l'opacité de ce monde. Je voulais faire des gestes de grâce, des vagues de break. Ma bad painting (...) »
Julien Creuzet
L'exposition Opéra - archipel, ma peau rouge, henné repose sur un poème écrit par Julien Creuzet dans lequel se
croisent des références à «L'Empire de Fez» [volume 8 de «Toutes nos colonies», 1931], le portrait en creux d'une
inconnue berbère dans le RER, une danse avec Madonna... Construit tel un opéra, l'exposition livre de nouvelles
productions, dans lesquelles interagissent voix, textes, images, gestes, musique, objets et autres médias. Avec ces
œuvres aux entrées multiples conçues comme des «îlots», Julien Creuzet questionne par ailleurs l'exposition en
tant que dispositif linéaire, bannit toute hiérarchie de lecture entre les éléments présentés, ne laissant valoir ici que
l'énergie et la symbiose de leur rencontre.
Cette exposition est une suite logique au projet plus global Opéra - archipel que l'artiste met en œuvre lors de sa
résidence d'artiste à la galerie de Noisy-Le-Sec en 2015 dans lequel se greffent des éléments d'ici et d'ailleurs,
de son environnement direct comme d'une histoire plus lointaine et des questions identitaires. La première session
Opéra-archipel prenait également sa source dans la littérature coloniale, associé à l'opéra de Rameau «Les Indes
Galantes» qui prend sa suite ici. L'imaginaire et le fantasme de l'exotisme nourrissent alors le regard de l'artiste sur son
environnement proche : détails dans la ville, observation des habitants dont ils dressent des portraits sous la forme de
poème. Les œuvres qui en découlent formulent l'idée de créolisation caractéristique de la pensée de Julien Creuzet.
En entrant dans l'exposition Opéra archipel, ma peau rouge, henné, Julien Creuzet pose une ambiance avec la
présence au plafond d'une couleur orangée qu'il envisage comme un coucher de soleil. Cette couleur chargée
d'histoire[s] ancestrales, coloniales et locales, est extraite du rocou, une plante tropicale importée des Amériques
par Louis XIV pour la fabrication de la mimolette et plus largement aujourd'hui au Livarot. Elle contient à elle seule un
voyage au sein de différentes cultures, amérindiennes et occidentales : de son passé lointain où elle servait de base
aux peintures de guerre des Amérindiens à son utilisation ici locale comme colorant alimentaire E1608. Depuis le
plafond, elle recouvre l'ensemble de l'espace ainsi que les sculptures au sol dont certaines en reçoivent des reflets
orangés. Un coquillage accroché en haut d'un mur rappelle son voyage par la mer tandis que deux bidons plastiques
contenant ce colorant évoquent sa transformation industrielle elle-même transformée dans l'exposition en peinture.
Au sol, des sculptures que l'artiste conçoit avant tout comme des potentiels entre des formes d'ici et d'ailleurs. Ainsi
à même le sol, un dos bleu d'affiche prélevée dans la rue dont on ne sait rien - sauf que l'artiste yvoit une mer agitée
jouxte un ensemble bouteille de cidre évidée et coquillage encastré, un pavé et une calebasse remplie de poudre
d'épices. La simple réunion de ces éléments emporte le regard vers des références culturelles créolisées pour en
constituer d'autres images. Ces formes et détails chargés d'histoires coloniales ou industrielles se frottent ou flirtent
dans un juste équilibre.
Plus loin, une affiche arrachée dans la rue et placée dans un panier dévoile le détail des lèvres pulpeuses présentes
sur le carton d'invitation de l'exposition conçu par l'artiste en collaboration avec la graphiste Léna Araguas. Ces lèvres
sont celles de la chanteuse en vogue Nicki Minaj, égérie incontournable du fantasme exotique et sexuel, connue pour
sa réappropriation sans retenue de “la danse des fesses", le twerk. Les femmes usaient de cette danse archaïque
et rituelle pour contrôler leur fertilité. Julien Creuzet en approfondit l'histoire lors de sa rencontre avec les féministes
Fannie Sosa et Poussy Draama lors de sa résidence à Noisy-Le-Sec.
Durant l'exposition, les médiateurs qui accueillent le public le week-end deviennent à leur tour des acteurs de
l'exposition, transformant l'idée traditionnelle de la transmission dans des actions performatives et des gestes liés aux
œuvres : danse, lectures des poèmes...engageant en cela de nouvelles formes potentielles.
Julien Creuzet se plaît à raconter par ailleurs que dans cet espace, «on est au marché», lieu emblématique de tous
les croisements possibles, c’est d’ailleurs là qu’il aurait croisé Nicki ! Le marché permet la rencontre des gens de
tous horizons, des objets, des denrées qui circulent. Les fruits et les légumes, les épices, les habits présents sur les
porte-cajettes et lits de camp de marché sont d’ailleurs les premiers à contenir l’idée de voyage, d’import-export, et de
créolisation dont la source coloniale et capitaliste est sous-jacente.
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Le porte-cajette ainsi que le “lit de camp" récurrent dans les dernières sculptures de l'artiste sont des éléments qui
donnent à voir, tels des passeurs d'histoires des objets qu'ils présentent au passant et ici au visiteur. Dessus un foulard
véhicule deux images, l'une prise au téléphone portable, agrandie pour n'en voir que la trame, l'autre superposée et
lisible, extraite de l'ouvrage «Toutes nos colonies». Derrière simplement posé contre le mur, une vitre noire sur laquelle
repose un poème écrit par l'artiste : son arrivée à Caen, son isolement, enfin le marché source de rencontres et de
possibles. Ces poèmes sont pour l'artiste une manière pour lui d'être dans l'exposition sans y être. Dans l'ensemble de
ses sculptures, il est beaucoup question de son rapport au monde, aux gens, aux choses dans une synergie mystique
et constamment créolisée.
L'idée du marché, de ses attributs et ses croisements se poursuit à l'étage tel un fil conducteur. Des éléments d'un
barnum délimitent un espace dans lequel Julien Creuzet associe divers éléments dont chacun porte une histoire les
associant dans un juste équilibre esthétique. Au sol deux écrans inactifs qu'il qualifie de "gisants" reçoivent des textes,
extraits de «Toutes nos colonies» contrastés par des poèmes de l'artiste. En rapport avec le tombeau des gisants de
l'Abbaye-aux-Dames de Caen, ce sont ici deux territoires, l'un local, l'autre fantasmé par la littérature qui se racontent.
Les hamacs, les pommes de terre, l'ensemble sacs plastiques et poisson séché sont autant de compositions formelles
et esthétiques dont l'histoire se rejoue autrement dans l'espace de ce barnum et convoque l'esprit du marché et de
son commerce.
Lors de sa résidence à la galerie de Noisy-Le-Sec où se nourrit le projet global Opéra-archipel, Julien Creuzet livre
des poèmes en creux de la ville, de ses habitants que ce soit en images, en poèmes, en musique, en objets. Il puise
par ailleurs son inspiration des volumes «Toutes nos colonies» et de l'opéra «Les Indes Galantes» de Rameau dans
lesquelles l'ailleurs devient un exotisme fantasmé par les occidentaux aux temps des colonies. Le titre de l'exposition
Opéra-archipel, ma peau rouge, henné prend encore toute sa mesure. À l'instar du rocou, le henné scande les
sculptures, poèmes et vidéos, et se trouve pris dans un maillage qui va de son usage dans la tradition berbère à sa
récupération occidentale.
Julien Creuzet écrit un portrait en creux sous forme de poème d'une inconnue berbère croisée dans la ville, présenté
sous formes de fragments dans deux sculptures. |l y est question du henné, d'un enfant du nom de Madonna comme
la célèbre chanteuse que l'on retrouve par ailleurs en filigranes dans les montages vidéos qui se font face aux deux
extrémités de la salle. L'artiste joue avec le potentiel de son ordinateur portable et crée un duo improbable entre lui
et Madonna se livrant à une danse les mains couvertes de henné tournant simultanément quelques pages du livre «
Toutesnos colonies - L'Empire de Fez».
Comme un interstice au cœur de l'exposition, la voix d'un ténor se produit sur un livret opéra écrit par Julien Creuzet.
Plus loin une sculpture au mur mêle l'histoire d'Haiti, anecdotes personnelles, et une peinture marine évoquant les
croisades en mer. L'ensemble trouve place sur un châssis ancien d'une peinture d'église empreint d'un voyage plus
intérieur et mystique.
Frac Basse-Normandie
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« Opéra-archipel, ma peau rouge, henné », exposition de Julien Creuzet au Frac Basse-Normandie
du 7 mai au 21 juin 2015
Terra cognita/ Terra incognita. Récits d’ici et d’ailleurs.
Terra cognita/ Terra incognita ou la rencontre qui peut naître de la tension de deux mondes ; l’un vécu et connu, l’autre
rêvé et fantasmé. Ici, la terre fantasmée renvoie autant aux colons qui imaginaient les Antilles et en véhiculaient des
clichés exotiques, qu’au choc de la découverte de la vie quotidienne en métropole. Le titre de cette exposition au Frac
Basse-Normandie, « Opéra-archipel, ma peau rouge, henné », donne ainsi, dès le départ, quelques indices sur de
possibles géographies : archipel, peau rouge, henné. Un espace où il pourrait donc être question d’îles, de couleurs
de peau et de transformations, dans une œuvre lyrique engageant le corps comme la voix.
L’exposition se déploie dans deux salles reliées par un couloir de circulation. Elle se voit et se vit comme un récit
mêlant histoires anciennes et contemporaines : objets-rebus détournés, écrans morts servant de stèles, objets du
marché, écrans vivants, dentiers usagés, plafond ensoleillé. On y retrouve, entre autres choses, l’imaginaire du
marché, plein d’épices, de personnalités et de nourritures provenant des quatre coins du monde, espace de sociabilité
où les différentes cultures sont susceptibles de se croiser. Le livre Chroniques des sept misères (1986) de Patrick
Chamoiseau, dans lequel l’écrivain conte magnifiquement ce carrefour social qu’est le marché à Fort-de-France, entre
en résonance avec ces installations. Dans chacune des salles de l’exposition, des éléments accumulés rappellent le
marché : un grand panier en osier pour présenter les fruits ou légumes à même le sol, un porte-cagette, ou encore
les lits de camp, structures métalliques pliantes supportant les étals. Ces éléments structurent l’espace comme le
récit, que l’on suit au fil de la déambulation. À travers le motif du marché, Julien Creuzet interroge l’héritage de la
colonisation, il met aussi ce questionnement en perspective avec la mondialisation actuelle et les mélanges de culture
qu’elle aurait idéalement permis. En effet, quel meilleur endroit que le marché pour révéler les échanges et migrations
qui nourrissent la société ? Lors d’une performance réalisée à l’issue de l’exposition, Julien Creuzet a invité Eva Barois
de Caevel (1). La commissaire d’exposition a parfaitement mis en récit ce travail autour de la nourriture. Accompagnée
de l’artiste, elle avait fait le marché à Caen la veille de la performance, où ils se sont procuré des produits locaux et
des produits provenant d’Afrique et d’Orient. Cette performance a permis de souligner l’imaginaire véhiculé par ces
aliments et condiments jusqu’à leur ingestion par le public : de l’extérieur vers l’intérieur.
La bouche est un sujet central lorsqu’on évoque la nourriture, et c’est aussi un élément central pour la communication.
L’artiste l’a bien compris, qui nous accompagne de sa voix, de ses mots, tout au long des déambulations entre ses
œuvres-archipels. Les Antilles, les Indes d’Amérique, l’Empire de Fez, et l’exotisme de l’ailleurs y transpirent sous
forme de traces. Ces ailleurs sur lesquels les Européens ont longtemps écrit des ouvrages et produit des images
sans y être allés, révélant leur dessein de colonisation. Décrire c’est comprendre, et comprendre c’est maîtriser, ce
qui explique l’importance de la parole et du soin apportés à la communication dans le travail de l’artiste. La parole
occupe une grande place dans l’exposition, se déclinant sous différentes formes, de la structure métallique d’un
dentier aux lèvres rouge vif (2) de la provocante chanteuse Nicki Minaj, en passant par les influences orientales d’un
clip de Madonna, tatouée au henné pour intégrer ponctuellement cette culture. Mais ce sont surtout les poèmes de
Julien Creuzet, et leurs impressionnantes interprétations vocales par le contre-ténor Julien Marine qui donnent cette
forte tonalité à l’exposition. La vidéo Opéra-archipel, j’ai quitté Paris (2015) donne toute sa place à cette voix sublime
qui accompagne un récit poétique et lyrique à proximité de l’ancien port négrier de Bordeaux. Deux fantômes drapés
psalmodient des textes écrits par l’artiste, dans la veine d’un opéra vidéo.
Dans l’ensemble de son travail, Julien Creuzet sème ses indices à la façon d’un Joseph Beuys, révélant l’histoire et
le syncrétisme attachés à ces objets. Le lambi, le plumeau, la bouteille de cidre, l’écran d’ordinateur, les structures
mobiles et évidés, les cartes géographiques, les références à la faune et à la flore sont autant d’éléments récurrents
du travail de l’artiste qui, par leur arrangement, suggère différents rapports de forme. Ainsi, les écrans sont présents
tout au long de l’exposition. Ils servent à diffuser des vidéos mais aussi de supports à des poèmes. Les écrans noirs
deviennent des sortes de stèles portant les épigraphes de l’artiste. Un document du Frac Basse-Normandie fait le
rapprochement entre les deux grandes dalles noires posées à même le sol et le tombeau des gisants de l’Abbayeaux-Dames, dans l’enceinte de laquelle se trouve l’actuel emplacement du Frac. La précision prend du sens quand on
sait que Julien Creuzet a régulièrement gardé les expositions du Frac et participé aux montages d’exposition pendant
ses études à l’école supérieure d’arts & médias Caen/Cherbourg. Il est donc attaché à cet endroit qu’il connaît bien.
Il a également expérimenté une forme de médiation avec deux étudiants des beaux-arts, Jordan Derrien et Benoît
Razafindramonta, également « gardiens » le week-end. Ces derniers portent une combinaison au motif safari, choisie
par l’artiste, et assument une double fonction de performeur et de médiateur, activant par certains gestes les œuvres
tout en expliquant progressivement la démarche de l’artiste.
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Une certaine fragilité est constitutive de cette démarche qui veut accueillir le plus grand nombre de références et
d’histoires. Cette cohabitation peut amener à un manque de lisibilité par endroit mais permet la mise en place du
projet archipélique de l’artiste. La grande force de Julien Creuzet est de s’avoir s’entourer de personnalités à même
d’enrichir sa démarche, comme autant d’îlots supplémentaires qu’il agrège et orchestre avec aisance. L’exposition
devient rhizome, symptomatique de la créolisation à l’œuvre, avec cette tendance à engloutir et digérer les influences
les plus diverses qu’offre la mondialité (3). L’activation des pièces les anime et permet de « jouer » la partition de
cette vaste installation, en enlevant le côté parfois un peu laborieux du jeu de références, qui peut vite se transformer
en ping-pong un peu fatigant. Il ne faudrait pas comprendre ce travail, me semble-t-il, comme exemplaire de la
créolité telle qu’elle peut être vécue dans les Antilles. Il s’agit plutôt de partir de l’héritage historique spécifique aux
territoires d’Outre-Mer, du poids de l’esclavage comme des meilleurs dynamismes qu’offre la géographie d’une île,
pour proposer un visage qui a certes partiellement perdu son reflet d’origine mais a su prendre une nouvelle tonalité
(4). D’ici et d’ailleurs, terra incognita et terra cognita, l’ensemble en mouvement permet de rendre compte de ce cumul
de sensibilités et d’identités qui vaut mieux que toute soustraction.
Camille Prunet
(1)
Il s’agissait en fait d’un ensemble de performances, comprenant également un concert de Gumbo Gazoline,
une performance musicale de Pierre Le Cann, et une performance vocale de Julien Marine avec Julien Creuzet, sur
lequel je n’ai malheureusement pas le temps de revenir.
(2)
Lèvres rouges que l’on retrouve sur la très belle affiche de l’exposition réalisée par la graphiste Léna Araguas.
(3)
La mondialité renvoie au vocabulaire d’Edouard Glissant, penseur antillais. La mondialité s’oppose à la
mondialisation en ce que cette notion « désigne donc un enrichissement intellectuel, spirituel et sensible plutôt qu'un
appauvrissement dû à l'uniformisation ». URL : http://www.edouardglissant.fr/mondialite.html
(4)
Le visage, paraît-il, prend une certaine teinte aux Antilles qui permet aux insulaires de reconnaître l’un d’entre
eux, la peau renvoyant la lumière d’une certaine façon.
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Julien Creuzet
L’artiste antillais donne corps à la créolisation du monde grâce à ses ‘‘oeuvres-îles’’ et un ‘‘opéra-archipel’’.
La première fois que nous avions contacté l’artiste Julien Creuzet, il nous avait envoyé cette petite note biographique :
‘Né en 1986, Julien Creuzet vient du Tout-monde, celui de son ami-défunt. Il est un de ces magiciens de terre, faiseur
de formes-monde, de petits bouts d’œuvres-îles composées en archipel.’ Derrière ce quasi-haïku, toute la poésie de
son travail : ses origines antillaises, le sens de la formule, la référence à Édouard Glissant et à l’exposition fondatrice
‘‘Les magiciens de la terre’’ de Jean-Hubert Martin qui, en 1989, faisait pour la première fois figurer les pays du Sud
sur la cartographie de l’art contemporain. »
Claire Moulène, Les Inrockuptibles, Mars 2015
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La géographie discontinue des Caraïbes, où Julien Creuzet a grandi, semble avoir profondément structuré son travail.
Constitué d’ensembles à la fois composites et unis, des agrégats d’objets, de photographies, de vidéos émergent
de plans — sol, bancs, tables, écrans — et se déploient sur un vaste territoire — l’atelier, la rue, l’exposition — dont
les limites restent floues et s’étendent jusqu’à l’artiste lui‐même, ultime synthèse vivante de cette multitude : opéra‐
archipel, c’est lui et lui, c’est avec son téléphone, baguette magique, extension de son bras, équivalent actuel des
grands coquillages qui servait «là‐bas» à communiquer à distance, d’une île à une autre, sauf que cette coquille‐là
enregistre sans cesse des images à portée de main. (...) Il relie ainsi des bribes du passé avec ce qu’il observe de
nouvelles «sensations d’exotisme», alors que la géographie ne recèle plus aucune surprise mais que des altérités
résident dans des zones plus obscures. Il construit, à partir des images du monde connu, d’autres images de mondes
moins connus faisant émerger des parties sous‐marines issues du quotidien.
Emile Renard, 2015
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Survolé, les pages de toutes nos colonies (...)
Bonjour Julien,
J’ai pensé à toi pour une contribution
au prochain numéro de la revue Afrikadaa. La revue est publiée en ligne et chaque numéro possède une thématique —
vaste — qui agit comme un fil conducteur entre les différents articles. Pour le prochain numéro, c’est “Anthropologismes”.
J’imagine que l’équipe a choisi ce néologisme pour évoquer le tournant anthropologique que connaît actuellement et
depuis quelques années l’art contemporain, pour y réfléchir : s’agit-il d’une critique, d’une évolution, d’une remise en
question ou d’une appropriation de l’anthropologie traditionnelle (ou des images et imaginaires de cette anthropologie)
? Pourquoi et comment retrouve t-on cette esthétique anthropologique chez les artistes contemporains ?
J’ai réfléchi à ce que le terme « anthropologie » évoquait pour moi : l’étude de tous les aspects et faits spécifiquement
humains rendue possible par l’acte — mental — de les séparer, de commencer par les isoler les uns des autres avant
de distinguer des relations, des fonctionnements. Ce qui est déjà, quand on y réfléchit bien, un drôle de processus. Et
certainement un processus fortement remis en questions par la fin des ères coloniales, mais aussi par la mondialisation
et les nouvelles modalités d’approche de l’autre, de la différence : il n’y a plus réellement,
par exemple, d’expéditions, enfin, il y a des documentaires à la télévision... Mais tout de même. Cela ne fait pas si
longtemps que l’anthropologie a ajouté à ses objets d’études les sociétés dites modernes et non plus uniquement les
sociétés dites traditionnelles. Le champ de l’anthropologie paraît certainement plus libre, plus ouvert, plus fragile aussi
; qui l’investit alors ? Et puis il y a toutes ces formes : réécritures, reenactment, (ré)appropriation. Avec l’anthropologie,
on ne doit pas oublier l’ethnologie, peut-être la science qui consiste à comparer ces aspects et faits spécifiquement
humains entre des hommes de zones géographiques différentes et à analyser ainsi les différences entre ces aspects
et faits, et l’ethnographie, qui recueille des éléments sur le terrain pour participer au processus.
Mais alors que serait le tournant anthropologique dans l’art contemporain ? Quelque chose d’à peu près acquis par
l’histoire de l’art qui a observé, depuis les années 1990, deux phénomènes. Ces deux phénomènes,
la critique anglo-saxonne les a nommé “documentary turn” et “archival turn” : la rupture traditionnelle entre documentaire
et “art” a cessé d’être et les archives sont devenues un matériau artistique à part entière. Cela a pris forme dans
le film d’artiste et l’art vidéo, dans l’installation aussi. C’est certainement un acquis, mais tout de même, il faut encore
y réfléchir. Ces deux tournants, bien sûr, ont entraîné dans leurs sillages des modifications de la définition de la
position de l’artiste, ce qui s’est traduit généralement par l’expression “the artist as...” (par exemple “the artist as
ethnographer”), parce que, même si cela est « autorisé », il faut encore que la langue l’admette.
Lorsque je suis venue à l’atelier, j’ai eu le sentiment que ton travail empruntait aux méthodologies, mais aussi surtout
à l’esthétique qu’on retrouve dans les pratiques liées à ces deux tournants
et qui y font suite : la juxtaposition d’objets, l’agencement d’artefacts qui pourraient avoir un statut d’archives,
l’intermédialité comme moyen de (re) construire des continuités narratives. Je me trompe peut-être et il faudrait qu’on
en discute, j’imagine que ce sera une chose à laquelle tu vas réagir. Évidemment, et c’est toujours l’aspect bizarre
de mon travail, il est certain que tu ne vis pas ta production comme étant un point par rapport à la grande ligne que
dessine un « turn ». Enfin, peu importe. Ce que j’imagine pour la revue, c’est une petite introduction que j’écrirais et
qui donnerait ces quelques éléments au lecteur puis évoquerait ton travail, et ce que j’aimerais en dire en rapport à
cette question de l’anthropologie, de l’appropriation de l’anthropologie par les artistes.
J’ai pensé à la vidéo que tu nous a montrée, celle qui juxtapose un clip de Madonna et tes mains avec les motifs au
henné. Elle m’a laissé une sensation durable : j’ai trouvé la forme très astucieuse et le résultat vraiment efficace, et
beau. Ce genre de juxtaposition — ce n’est pas la seule dans ton travail — j’aime bien y voir une méthodologie : la
comparaison, amusée mais un peu grave aussi, de deux faits humains. Ici danser avec certains avatars physiques
spécifiques : être une princesse berbère.
À Fez, dans le clip et à Paris. Ici, là-bas et ici. Sans trop de distinctions temporelles. Voilà ce que j’aimerais dire de ton
travail. J’aime bien que tu appliques ces méthodologies, avec sérieux, pour recréer un monde qui existe et trouve sa
continuité narrative et émotionnelle au-delà de plein de choses que l’on a déjà expliqué autrement. Sans un héritage
un peu moche de taxinomie, sans comparaisons pleines d’implicite raciste, en étant triste mais pas trop, en rendant
visibles des mimétismes qui vont dans tous les sens, alors la lecture gagne en plein de choses, mais surtout en
humour (et ça c’est bien parce que c’est rare). Aussi, j’aime beaucoup Glissant, et j’ai toujours envie de dire que,
contre tout ce qui sépare (Histoire, science, politique et mots) en réalité il y a de la créolisation, qui va contre, contre la
possibilité de séparer et que les bons artistes sont toujours les meilleurs à créoliser. Je crois que c’est pour cela que
j’aime beaucoup tous ces effets avec les écrans, les images sur les écrans, les vitres et les reflets,
que je n’ai pas toujours réussi à décortiquer (et c’est bien), comme le navire — l’image du navire sur le rhodoïd — qui
tangue sur la vitre et que tu filmes (et après j’ai lu que c’était le hublot d’un avion), et qui donne une très belle forme à
cette idée.
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Donc, si tu es d’accord, après mon texte court de présentation, on trouverait sur les pages de quoi rendre compte
de la narration que tu recrées à partir d’éléments distincts : sculpture, film, artefact, poème, chant. J’aimerais qu’on
pense à leur disposition sur la page, à leur sens de lecture dans l’espace, surtout celui d’une revue en ligne : pour
que le lecteur expérimente directement ce que j’aurai tenté de raconter de mon expérience de ton travail. Il faudrait
qu’on choisisse ensemble ces éléments ; les rassembler, et puis songer aux indica- tions à donner au graphiste pour
leur agencement.
Les mains pour le henné
Madonna
Les deux écrans
La nappe à manger, notre grande feuille de banané
Le livre L’Empire de Fez Le poème
À bientôt.
Eva Barois De Caevel, Afrikadaa, Mai - Juin - Juillet 2015
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Survolé, les pages de toutes nos colonies (...)
J’avais feuilleté ces vieux papiers, survolé, d’un œil rapace, les pages de toutes nos colonies, l’Empire de Fez, le
Maroc du Nord, le paradis des Antilles françaises...
Bagne à âme.
Sur les lignes de la main en mouvement, se lit une carte, le relief de toutes les montagnes de l’Anti-Atlas. Elle et lui
dansent, foulent la piste, froissent la mappemonde, pour en faire une sphère, une ronde ondulante. L’Alfa au milieu du
désert. Je voulais faire comme eux, les hommes et les femmes des pays chleuhs, mettre des coups de pieds dans la
poussière, la faire voler en l’air, je voulais bouger des épaules, pour vivre cette danse guerrière.
Je suis probablement le seul, dans la rame silencieuse, du RER, la femme au voile, s’accroche à la barre, belle,
berbère, tu te souviens de l’invasion des vandales, avant les Romains avant l’islam. Dans la magie de la banlieue,
les yeux fermés, elle chante ces louanges, près de son cabas fardeau. J’ai peur qu’elle me voit dans les reflets de la
vitre, par procuration, il y a longtemps que je la fixe, que je suis ces tatouages le long de son nez cassé. J’aurais aimé
lui faire face, être un brin de pigment, le piment au bout de l’aiguille, l’encre, sur son visage. J’aurais voulu connaître
l’histoire millénaire qu’elle porte. Comment les minerais sont devenus une monnaie, comment Mahomet est arrivé
à Paris, près de la Vierge à l’Enfant. Il y a trop de peinture pour savoir qui dit vrai. J’étais un des témoins, j’ai vu ce
nouveau- né qui se faisait corriger. Une décence surréaliste. Elle est descendue fatiguée à la gare de Noisy-le-Sec,
dans les escaliers je lui ai porté ses courses. Secousses soukous secousses sociales, grésille mes écouteurs, je me
suis coupé du monde, j’ai eu peur des tremblements de terre, des coupes budgétaires.
Au marché. Les yeux serpent me vendent du couscous. Son téléphone reste accroché à son voile, ces mains sont
luisantes contrastent avec son tablier en plastique huile. Dans ces mains, fleurs de henné, je lui pose mes piécettes
cuivre et argent, mes malheureux euros. Vendredi, elle était près de la mairie, toute sa famille, sa communauté en joie,
elle poussait son identité dans son cri de l’Oueb, balançait du riz, sur sa nièce. Joliment orné. La caravane de Ford
Mustangs, a remplacé les dromadaires, hier soir, on les a entendu dans toute la cité. J’ai revu Kenza, avec sa petite
dernière, Madonna était en boule, blottie contre son ventre pris dans les plis du tissu wax attaché à son dos.
Ma mère est venue de Martinique, je lui avais demandé de me faire un trempage de morue pour mon anniversaire, je
voulais manger avec les mains, à la télé, on parlait tout le temps de l’épidémie d’Ebola. Je voulais que l’on se rapproche,
que l’on touche d’une main le même plat. Ne sachant pas faire ce met, ma mère nous préparé un macadam, que
l’on a mangé comme le mafé. Je voulais que l’on partage une même histoire, la même que l’image, coupée en trois
morceaux. Un détail, une main prête à toucher un régime de banane, une main portant un tubercule plein de terre, des
pieds nus près des pattes d’un âne.
Rituel.
Je voulais danser comme elle, faire des tours avec mon bassin, je voulais agiter mes mains, pour jouer avec les
ombres, l’opacité de ce monde. Je voulais faire des gestes de grâce, des vagues de break. Ma bad painting (...)
Julien Creuzet
Julien Creuzet, Afrikadaa, Mai - Juin - Juillet 2015
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Julien Creuzet a vécu en Martinique, carrefour des civilisations africaines, européennes et indiennes. De ces origines
caribéennes découlent une recherche identitaire récurrente dans ses oeuvres. Loin d’un propos anthropocentriste,
sa démarche intègre l’environnement animal et végétal, naturellement. Il revendique le syncrétisme qui l’anime, tissé
de références aux cultes animistes, à la religion chrétienne, à l’identité française, etc. Jouant avec les clichés et les
particularités de l’histoire créole, il y puise de quoi enrichir une démarche artistique qui a su s’émanciper de ses
racines. Comme pour de nombreux artistes originaires des îles françaises de la Caraïbe, le concept de créolisation
développé par Edouard Glissant tient une place importante dans l’œuvre de Julien Creuzet. Voici une des définitions
que Glissant en proposait: « La créolisation, c’est un métissage d’arts, ou de langages qui produit de l’inattendu.
C’est une façon de se transformer de façon continue sans se perdre. C’est un espace où la dispersion permet de
se rassembler, où les chocs de cultures, la disharmonie, le désordre, l’interférence deviennent créateurs. C’est la
création d’une culture ouverte et inextricable, qui bouscule l’uniformisation par les grandes centrales médiatiques et
artistiques»(1).
Camille Prunet, août 2011
(1) Edouard Glissant, propos recueillis par Frédéric Joignot, Le Monde 2, janvier 2005, extrait de l’ouvrage Les îles
soeurs, Marius Leblond, édition Alsatia Paris, 1946.
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