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Claude Leibenson
Le Féminin
dans l’art occidental
HISTOIRE D’UNE DISPARITION
Les Essais
Éditions de la Différence
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Il est courant d’attribuer la perte de nos valeurs
au cataclysme provoqué par les guerres du XXe siècle
ou à l’idéologie des révolutions culturelles des années 70. Il est également admis de voir, dans le développement de la technique, de l’audiovisuel, et dans
la consommation, les causes du manque de morale
de nos sociétés. C’est une attitude confortable qui nous
permet de nous lamenter en toute bonne conscience
mais qui évite de remettre en question les fondements
mêmes de notre civilisation, véritable origine de la
déstabilisation actuelle...
En effet, si nous assistons aujourd’hui à l’abandon du message livré par le monothéisme, c’est parce
que nous subissons les ultimes conséquences de l’interprétation que nous en avons fait : le monothéisme
réduit à la construction de sociétés patriarcales constamment plongées dans la violence atteint, de nos
jours, ses limites un peu partout sur la terre.
À travers des réalités aussi différentes que le clonage humain en Occident et la violence des intégrismes en Orient, on trouve au moins un point commun,
un même mobile : contrôler, maîtriser, annuler le féminin, un féminin qui, dans le fantasme masculin
universel est lié à la vie… mais aussi à la mort.
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La séparation des pouvoirs.
Les Occidentaux, créés à l’image de Dieu le Père,
sauvés en la personne de Dieu le Fils n’eurent, dès
l’aube de leur civilisation, plus rien à obtenir. Héritiers de l’univers, ils se donnèrent pour mission de
conserver et de développer ce pouvoir qui leur était
donné de droit divin à eux et rien qu’à eux.
Selon le dogme chrétien inspiré par le dualisme
platonicien, l’homme est composé d’une âme et d’un
corps. Or, de ces deux entités, la première, apparentée au divin, fut considérée comme immortelle. Le
corps identifié à la nature, au féminin, symbolisa le
lieu de la Chute. De punition divine, il allait devenir
la cause toujours renouvelée de la déchéance de
l’homme.
L’art, la culture, la pratique religieuse fixèrent ces
croyances dans la mémoire collective.
Depuis le siècle dernier, la conscience que nous
avons de Dieu s’est peu à peu émoussée et les hommes ont dû chercher une nouvelle assurance contre la
mort.
Le Ciel étant déserté, il restait la Nature. Mais la
symbolique avait donné à la nature une identité féminine. Elle était le théâtre où le mal avait pu se développer.
Comment allait-on métamorphoser la matière pour
en faire le lieu de la recherche d’éternité ?
Ce lourd problème hanta tout le XXe siècle. Il fallait tenter de « déféminiser » la matière.
La nature était malléable, multiple, féconde. Pour
la recréation de l’homme, la matière deviendrait dure,
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INTRODUCTION
concrète, géométrique, immortelle. Elle construirait
le monde nouveau, elle modèlerait l’homme nouveau !
À cette lumière apparaît un aspect, et non des moindres, de l’art moderne.
Notre pensée, érigée depuis des siècles sur la certitude que le ciel est masculin et la nature féminine
nous a fait vivre dans un monde pervers sans que nous
ayons les moyens d’en prendre vraiment conscience
ni de réagir. Et les œuvres des créateurs, loin d’être
aussi révolutionnaires qu’on pourrait le croire, ont
servi et servent encore à nous faire accepter cette vision du monde, à nous la rendre si familière qu’elle
constitue la base même de notre pensée…
Des images symboliques jalonnent l’histoire de
notre civilisation, elles nous parlent de nos dieux et
de notre morale, elles nous tendent un miroir.
Interrogeons-les car elles nous laissent aussi entrevoir notre avenir.
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L’art ne possède pas toujours ce ferment révolutionnaire et novateur dont nous l’avons paré. Il est
d’abord, et avant tout, au service des pouvoirs et des
idéologies même s’il n’est pas seulement cela. Les
fondements de notre civilisation ont pénétré les consciences grâce aux images que l’art officiel, l’art religieux a produites dès le Moyen Âge.
Les personnages de Jésus et de Marie seraient-ils
entrés si profondément dans l’inconscient collectif de
l’humanité si l’Occident n’avait pas été inondé de ses
représentations ?
Vers le IVe siècle, la peinture occupait le centre
d’un débat.
Pour les iconoclastes, toute représentation de la
divinité portait en elle le risque d’entraîner les fidèles
à adorer des images et de les faire, ainsi, retomber
dans l’idolâtrie.
Pour le pape Grégoire le Grand (VIIe siècle) au
contraire, la peinture pouvait faciliter l’éducation religieuse des chrétiens. « La peinture peut être pour les
illettrés ce que l’écriture est pour ceux qui savent lire. »
Cette phrase, si célèbre, contribua à l’éclosion de l’art.
Le rôle de la peinture allait donc consister à représenter des modèles consacrés, à rendre évident le
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symbole, à véhiculer, non seulement le dogme, mais
aussi à fixer profondément dans la mémoire des fidèles, puis plus tard des esthètes, une idéologie et son
mode d’expression : une certaine vision de la chair,
de sa texture et de sa signification. Tout serait codifié : les couleurs, la position des personnages, le décor, etc.
Les peintres eurent donc pour mission de représenter l’Incarnation, la Vierge et l’Enfant Jésus, le
Christ annonciateur de l’ère nouvelle.
Ils se trouvèrent confrontés, dès la naissance de
leur art, à une contradiction de taille : il leur fallait
créer des images religieuses aptes à enseigner au peuple la vie du Christ, représenter l’histoire de Jésus et
de Marie, un enfant et une femme, deux êtres qui,
dans l’esprit du temps, étaient considérés comme particulièrement impurs puisque l’état d’enfance représentait le Mal et que la femme était l’unique cause de
la chute de l’homme.
Bien sûr ces deux personnages sont des archétypes, des symboles de portée universelle, la Vierge ne
partage pas la condition des femmes, et Jésus est le
fils de Dieu mais, pour le peintre, il s’agissait néanmoins de les représenter, de leur donner forme.
L’enfant Jésus devait à tout prix se différencier
de l’enfant réel car cet âge de la vie était synonyme
de mal absolu, d’arriération. En un mot, l’état d’enfance était assimilé à l’état de nature.
C’est un être imparfait, ignorant, passionné et capricieux, note saint Augustin, et il ajoute : il n’est pas
innocent.
Descartes constatera plusieurs siècles après lui :
l’état d’enfance est le plus vil et le plus abject, il se
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manifeste par la faiblesse de l’esprit, le manque de
jugement, les opinions fausses. Et le grand philosophe de rêver : si on éliminait l’enfance qui fait revenir l’être humain à l’homme primitif, l’évolution
continue permettrait à l’adulte de tendre à l’égalité
avec Dieu.
On comprend, devant la persistance de cette idée
au cours des siècles, pourquoi Jésus ne devait pas être
confondu avec un enfant.
La chair serait donc absente du tableau, il s’agissait de montrer la transcendance du sujet et non son
immanence.
La Vierge Marie a reçu la visite de l’Esprit Saint ;
elle tend l’oreille et entend la bonne nouvelle mais
on ne la verra pas porter l’enfant dans son ventre, elle
ne le portera que dans ses bras. La Vierge du Moyen
Âge n’est ni mère ni femme. Pour l’Église elle est
vierge avant la naissance du Christ et le restera après.
Un débat agita longtemps la chrétienté. Marie
avait-elle participé à la formation « physique » du Sauveur, lui avait-elle donné sa chair ou n’avait-elle été
que le réceptacle dans lequel il s’était développé ?
L’Église trancha pour la première solution, de peur
de provoquer l’incompréhension des fidèles et non
leur adhésion mais, en échange de cette concession,
il fut décidé de mettre l’accent sur le caractère divin
de ces événements surnaturels.
En 381, le deuxième concile de Constantinople
décréta que la Vierge restait vierge après la naissance
du Christ. En 451 on la déclara « Aeiparthenos » : toujours vierge.
La Vierge n’a pas de sexualité, elle ne mourra pas
non plus. Elle échappe ainsi totalement à la faute ori-
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ginelle. La mère du Christ ne pouvait, en effet, rien
avoir de commun avec la femme telle que l’ont décrite les prêtres chrétiens. Dans les textes fondateurs,
c’est un être inférieur totalement soumis à la nature,
elle est maléfique, c’est une pécheresse qui apporte
le malheur et la mort à l’image d’Ève.
L’effroyable misogynie de l’Église, même s’il est
de bon ton, aujourd’hui, de la nuancer, a marqué d’une
façon indélébile l’inconscient collectif de l’Occident.
Les peintres commencèrent donc à représenter des
scènes religieuses hiératiques où trônaient des madones de pierre et des enfants-vieillards.
Le Christ de Cimabue (vers 1280) repose à peine
dans les bras de la Vierge montrant ainsi son autonomie et son détachement. Un parchemin à la main, il
bénit les fidèles dans un geste de clémence. Les personnages nous font face, ils sont présentés à l’adoration des fidèles.
La Madone de l’église d’Ognissanti de Giotto offre aux chrétiens le Messie, être au regard profond et
sérieux qui bénit les anges respectueusement agenouillés à ses pieds.
De ces représentations dont on peut multiplier les
exemples, on retient la volonté que manifestent les
peintres de souligner la dimension immatérielle de la
scène.
Le visage sérieux de l’Enfant doit symboliser la
Connaissance. Les madones de Giotto, de Cimabue,
de Duccio, datées des XIIIe et XIVe siècles exhortent
à la contemplation.
Les vierges massives, imposantes statues de pierre,
occupent le centre des œuvres. L’enfant Jésus, adulte
en miniature, lévite plutôt qu’il ne repose dans les
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bras de sa mère. C’est un vieillard à la peau ridée, car
la chair laisse entrevoir l’incarnation, le péché. La
vieillesse est l’âge de la sagesse, de la mort qui rapproche de Dieu.
Il s’agit de contempler, de vénérer des êtres dans
lesquels le fidèle ne doit pas se reconnaître.
De ce monde imaginaire qui va marquer, à jamais,
l’inconscient collectif, il faut dire qu’il est dominé
par le masculin, malgré la présence constante de la
Vierge. Comment les femmes pourraient-elles s’identifier à cette statue d’une raideur hiératique ? à cette
déesse immobile qui présente le Christ au fidèle plus
qu’elle ne porte son enfant ?
Au monde médiéval de la ferveur va succéder le
Quattrocento, époque charnière dans laquelle les recherches des philosophes et des scientifiques, les progrès économiques et les mouvements sociaux vont
modifier l’image que l’homme se fait de lui-même et
du monde.
La perspective, l’étude de la nature, vont ouvrir
l’art, la peinture, au monde profane.
Car c’est bien le monde profane qui pénètre dans
les tableaux et de toutes les manières possibles et, en
premier lieu, par les décors de plus en plus somptueux et précis qui s’ouvrent derrière les personnages, invitant l’esthète à détourner son regard du couple
divin pour admirer les tours crénelées et les collines
qui se dressent au loin, les ciboires d’argent tenus par
les dévots ou les somptueux tapis déroulés sous le
trône. Dans toute l’Europe, aux Pays-Bas comme en
Italie, la peinture s’ouvre à la contemplation de la
nature et de la société.
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Avec Gossaert ou Van Eyck, nous regardons la
lumière éclairer les dessins compliqués des étoffes
précieuses, la finesse de la peau translucide des Vierges et des Christs. Quant aux métaux rares, ils nous
renseignent sur la richesse des donateurs pour lesquels les chefs-d’œuvre étaient réalisés.
Plus on approche de la Renaissance, plus la représentation du Christ et de la Vierge va perdre son
caractère hiératique.
Humain, trop humain.
Avec la Renaissance, l’image idéalisée de l’être
humain triomphe. Le couple divin devient symbole
de la maternité. La femme apparaît dans l’univers religieux et, avec elle, les sentiments. On va, alors, représenter la chair, elle sera symbole de beauté. On
l’associera à l’amour, à la compassion.
Le XVe siècle redécouvre la beauté des nus que
les Grecs avaient mis à l’honneur dans leurs sculptures. La chair de l’enfant, tantôt bambin potelé souriant ressemblant à sa mère, tantôt jeune garçon
endormi, va se mêler à celle des anges ou des jeunes
femmes dans les bras desquelles il repose.
C’est par la représentation de la chair que les peintres tourneront leur regard sur l’humanité du Christ,
c’est par sa métamorphose que le XXe siècle cherchera une autre voie à son désir d’éternité.
Regardons La Madone du Magnificat de Botticelli, le Christ enfant de Baldovinetti jouant sous le
regard attendri de sa mère, La Madone du pré de Giovanni Bellini veillant sur son enfant nu et endormi ou
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encore les tableaux de Léonard de Vinci et de Raphaël : toutes ces œuvres font apparaître un monde
où la beauté, l’amour et la chair triomphent, où le
Féminin réapparaît.
Il a fallu quelques siècles pour passer du Moyen
Âge où les Maestas désincarnées devaient symboliser l’immatérialité du couple divin, à la fin de la Renaissance où les peintres prendront, comme modèle
de la Vierge, des paysannes potelées et des jeunes
femmes au visage grave et parfait.
Quand le Féminin est apparu dans les tableaux,
quand le couple divin est devenu l’image de la maternité, quand les peintres ont voulu rendre des sentiments (amour maternel) et la beauté (chair, vêtements
aux fines étoffes), l’image de Marie et de Jésus enfant a cessé d’incarner le symbole du christianisme
officiel.
La position de l’Église est claire à ce sujet : alertés par le danger de voir l’art religieux multiplier
l’image de ce féminin haï, puisqu’ils voient en lui
l’incarnation du Mal, la Chute, en un mot la Nature,
les plus hauts dignitaires de l’Église vont fixer les
nouveaux critères de l’art, lors du concile de Trente.
Les consignes furent sévères. L’art devait pousser le fidèle à la piété mais il ne fallait plus, et sous
aucun prétexte, qu’il s’éloignât du dogme.
Comme le note Émile Mâle1, l’art religieux redeviendra un art sévère, concentré où rien n’est inutile,
où rien ne vient détourner l’attention du chrétien mé1. L’Art religieux après le concile de Trente, étude sur l’iconographie de la fin du XVIe, du XVIIe et du XVIIIe siècle, Armand Colin,
1951.
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ditant sur les mystères du salut. Tout ce qui ne sert
pas à cette fin doit être banni car, ajoute-t-il, et ceci
est révélateur, c’est la grandeur de l’Évangile qui
mérite de nous émouvoir et non la beauté de la nature.
On pourrait faire une liste de tout ce qui ne doit
plus figurer dans les œuvres des peintres. Véronèse,
lui-même, sera traduit devant le Saint-Office pour avoir
placé dans son tableau La Cène, des figures indignes
de la gravité du sujet traité.
Le concile rejetait catégoriquement la représentation des Vierges pâmées aux pieds du Christ. « Stabat », disent les Évangiles. Traduire « Elle se tenait
debout ».
Le message est clair. La Vierge n’est pas une
femme, elle ne doit pas exprimer des sentiments, elle
se tient debout près du calvaire, ombre d’un féminin
absent ou du moins totalement figé, immobile.
Rappelons que Marie n’apparaît pratiquement pas
dans les Évangiles. Aucun évangéliste ne mentionne
la date de sa mort, un seul, Jean, constate sa présence
au supplice de son fils. Matthieu mentionnera sa virginité. Elle est totalement absente de l’Épître aux Galates
de Paul. À propos de la mère du Christ, on peut lire :
« Dieu envoya son fils né d’une femme » (IV, 4).
Les femmes saintes seront vierges ou prostituées.
Deux « états » qui, rappelons-le, se rapportent au masculin.
À partir du XVIe siècle environ il y aura un art
sacré et un art profane.
Les maternités n’apparaîtront plus jamais dans la
peinture sous forme symbolique. Elles seront décoratives, psychologiques, chargées de motifs historiques.
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L’image du féminin sera mythologique, sociale,
érotique. La présence de la Vierge au Moyen Âge
n’était possible qu’au prix de l’abandon de sa féminité.
Reprenant l’idéal masculin de domination, l’humanisme de la Renaissance va faire de la création
d’Adam, immortalisée par Michel-Ange, l’image emblématique de l’homme nouveau, l’homme à qui Dieu
a offert la Nature pour qu’il y règne sans partage.
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DU MÊME AUTEUR
Jonathan – Des steppes d’Ukraine aux portes de Jérusalem,
L’Harmattan, 2006.
Federico García Lorca – Images de feu, images de sang,
L’Harmattan, 2006.
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2007.
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