Violence du fantasme incestueux à l`adolescence et traumatisme

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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 345–349
Article original
Violence du fantasme incestueux à l’adolescence et traumatisme pubertaire
Violence of incestuous fantasies in adolescence and pubertal trauma
F. Marty
Laboratoire de psychologie clinique et de psychopathologie (LPCP EA 4056), université Paris-Descartes, institut de psychologie, 71, avenue Édouard-Vaillant,
92100 Boulogne-Billancourt, France
Résumé
À partir de la présentation d’une vignette clinique retraçant quelques moments de la psychothérapie d’un adolescent aux prises avec de puissants
fantasmes incestueux, nous essayerons de montrer comment les fantasmes pubertaires travaillent l’adolescent au corps, favorisant le plus souvent
la traversée de l’expérience adolescente lorsqu’ils sont refoulés, mais pouvant aussi contribuer à des moments d’errance, voire à l’apparition de
troubles graves du développement quand ils envahissent la vie psychique de ces adolescents. Dans cet article, nous nous attacherons à percevoir la
dynamique du processus d’adolescence sous l’angle de la violence pulsionnelle agissant à la manière d’un traumatisme pouvant entraîner un passage
à l’acte ou un effondrement chez les sujets les plus fragiles, et dans la perspective d’une élaboration de cette même violence pubertaire transformée
en source de créativité. Le rôle de soutien narcissique parental s’avère décisif lorsque la capacité de contenance psychique de l’adolescent, liée
au travail de latence, se révèle insuffisante à traiter l’afflux d’excitations somatiques et psychiques occasionnées par l’entrée en puberté. Lorsque
les mécanismes de défense de l’adolescent n’ont pu se constituer dans l’enfance et que le soutien narcissique parental est défaillant, le rôle du
thérapeute consiste alors à accompagner l’adolescent dans sa capacité à affronter ses éprouvés pubertaires, à reconstruire ses défenses avant même
toute tentative d’analyse de sa vie psychique.
© 2012 Publié par Elsevier Masson SAS.
Mots clés : Fantasmes pubertaires ; Violence ; Latence ; Traumatisme ; Soutien narcissique ; Psychothérapie de l’adolescent
Abstract
Objective. – In this paper, we try to demonstrate how pubertal fantasies work on the adolescent and mostly foster the crossing of the adolescent
experience when they are repressed. Repression reveals at the same time instincts strength and power of ego’s defense mechanisms standing
against it. Psychic conflict guarantees this instinctual activity’s elaboration. But when these fantasies invade these teenagers’ psychic life, when
they overflow it for lack of being repressed enough, they can in this way contribute to wandering moments, or even to the appearance of serious
development disorders.
Methods. – Reflection spreads in this paper from a clinical case presentation retracing some moments of the psychotherapy of a teenager battling
against powerful incestuous fantasies. The case methodology permits clinic presentation and comments, which enlighten some of its aspects. The
long-term therapeutic follow-up of this teenager permits to bring out some fundamental points regarding his ways of psychic functioning.
Results. – The adolescence process dynamic appears from the angle of the instinctual violence acting like a trauma, which could lead to an acting
out, a collapse or a perverse development, as it is the case for the teenager presented here and as it is seen more generally in the more fragile
subjects. But the adolescence process, when the ego defenses are sufficiently well formed, when the latency has been able to find its place, generally
also permits an elaboration of this same pubertal violence, transformed then into a creativity source.
Perspective. – The parental narcissistic support role turns out decisive when the adolescent’s psychological containing ability reveals itself insufficient
to treat the influx of the somatic and psychological excitations caused by the entry in the puberty. When the adolescent’s mechanisms of defense
were not enough able to constitute during childhood and that the parental narcissistic support is failing, the therapist role consists in supporting
the teenager in his ability to face his pubertal feelings, to reconstruct his defenses before any attempt of analysis of his psychic life. We suggest
thinking of the entry in the therapeutic work with the fragile adolescents on a narcissistic plan as a time of construction of the ego defenses.
© 2012 Published by Elsevier Masson SAS.
Keywords: Pubertal fantasies; Violence; Latency; Trauma; Narcissistic support; Psychotherapy of the adolescent
Adresse e-mail : [email protected]
0222-9617/$ – see front matter © 2012 Publié par Elsevier Masson SAS.
http://dx.doi.org/10.1016/j.neurenf.2012.05.529
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1. Introduction
L’adolescence est un processus autant qu’un âge de la vie,
caractérisé par l’effraction de la violence pubertaire au plan
somatique et psychique et par de nouvelles capacités de traitement de ce qui peut apparaître comme un traumatisme dans
le développement de la libido. Cette violence interne peut se
manifester sous la forme de fantasmes pubertaires conscients et
inconscients qui sont à l’adolescence ce que la scène primitive
et les théories sexuelles infantiles sont à l’enfance, des tentatives
de représentation du caractère énigmatique de la sexualité.
L’adolescence constitue un moment mutatif remarquable,
cette métamorphose entraînant une fragilisation narcissique et
identitaire. Si l’on considère, avec Gutton [1], que le pubertaire est à la psyché ce que la puberté est au soma, le processus
d’adolescence sollicite l’adolescent dans sa capacité à lier excitations et représentations, à symboliser une expérience qui est
potentiellement traumatique, dépersonnalisante, familièrement
étrange. C’est dans ce contexte que l’on rencontre les conduites
de l’agir comme recours face à l’angoisse de néantisation : l’agir
psychosomatique comme lutte (refus) contre la génitalisation du
corps et de la psyché — vécue comme menaçante —, comme
manifestation anxieuse face à un afflux d’excitations qui ne
trouve pas de voie de métabolisation. La douleur de penser
qui s’entend dans des expressions du style « ça me prend la
tête », en disent long sur le refus (ou l’impossibilité) de mentaliser des excitations trop prégnantes, trop effractantes. Cette
violence se transforme habituellement grâce à l’activité de représentation qu’assurent notamment les fantasmes pubertaires qui
mettent en forme la force pulsionnelle liée à la puberté et au
processus d’adolescence. Mais lorsque cette activité fantasmatique est envahissante, insuffisamment contenue et refoulée, elle
devient source de persécution, contraignant l’adolescent à agir
ou à lutter contre cette incitation à mettre en acte sa vie fantasmatique. Le fantasme échoue dans son travail de représentation
de l’activité pulsionnelle, faute d’être refoulé, le parricide et
l’inceste menacent de se réaliser.
2. Le cas
Adrien vient me consulter à l’âge de 14 ans dans un état
d’anxiété et d’agitation très prononcé. Il est logorrhéique, pleure,
se montre débordé de toutes parts, sans pouvoir dire ce qu’il vit
précisément. La violence de la scène montre l’importance de
sa détresse et m’évoque avec force le désordre corporel d’un
bébé qui s’agite en criant son impuissance à « se » venir en aide.
Au plan scolaire, les échecs se multiplient. Au plan relationnel, le tableau n’est guère plus brillant : il n’a pas d’ami et, à la
maison, il se montre très agressif avec ses frères et sœurs. Ses
deux parents qui l’accompagnent pour cette première consultation semblent eux-mêmes désemparés et évoquent l’existence
des difficultés de leur fils depuis l’enfance. En quelques instants pourtant, le contact s’établit avec moi dans une confiance
aveugle et intense. Au bout de quelques entretiens, nous décidons de mettre en place un travail thérapeutique régulier pour
lequel Adrien se montre très demandeur. Assez rapidement, il
apporte du matériel (rêveries, fantasmes), et prend conscience
de certaines de ses difficultés de relation. Mais la rapidité de ces
avancées me préoccupe, car parallèlement rien ne change.
Au bout de plusieurs mois de psychothérapie, Adrien me
fait part des pensées qui l’obsèdent : il imagine sa mère nue et
en éprouve un très grand plaisir. Il est attiré sexuellement par
elle et ne peut s’en détourner. Comme dans le cas de Julien
que j’ai décrit ailleurs [2], l’attachement incestueux à la mère
empêche l’adolescent d’investir d’autres objets. La sexualité de
l’enfant qui perdure sans se transformer empêche l’adolescent
(Julien disait : « l’enfant empêche l’homme »), elle le prive de
sa virilité. Elle le retient captif des objets d’amour parentaux,
comme si l’investissement narcissique issu de l’enfance résistait à la poussée pubertaire. Au plan de son identité corporelle,
Adrien souffre de ne pas se sentir assez costaud, il se vit comme
n’étant pas achevé. Sa voix n’a pas totalement mué, comme on le
rencontre dans ces configurations relationnelles à l’adolescence
où domine la proximité avec l’objet maternel [3]. Il a repéré
une jeune fille dont il aimerait beaucoup se rapprocher. Mais ce
rêve de jeune fille a peu de consistance face à la force des fantasmes incestueux pubertaires qui l’envahissent et où les objets
parentaux jouent un rôle de premier plan. Adrien participe imaginairement et narcissiquement à la sexualité parentale, comme
si leur sexualité était la sienne.
La violence pubertaire se traduit chez Adrien par une sorte de
refus du génital pubère, comme si la séparation d’avec l’enfance
et ses objets était synonyme de catastrophe. Dans ce cas, les
fantasmes d’inceste apportent une forte jouissance d’allure perverse, mais revêtent également la valeur d’un traumatisme.
Adrien ne contrôle pas ses pensées qui le poussent vers le corps
de sa mère. Mais cette sexualité le fait se représenter comme un
ange, sans sexe, la seule excitation qu’il ressent est celle d’une
envie d’uriner. Le plaisir de la miction semble être pour lui la
survivance d’une sexualité urétrale qui résisterait à tout autre
forme d’érotisation, génitale notamment.
3. Le processus d’adolescence
La dynamique du processus d’adolescence peut être envisagée sous l’angle de la violence pulsionnelle pouvant entraîner
des recours à l’agir auto- ou hétéroagressifs, un effondrement
(breakdown), ou des aménagements pervers, défenses dont se
parent certains adolescents — narcissiquement fragiles — pour
faire face à l’effraction traumatique pubertaire, lorsque la violence interne n’est pas suffisamment contenue et élaborée. Mais
le processus d’adolescence peut également être envisagé dans la
perspective d’une élaboration de cette même violence pubertaire
transformée en source de créativité, lorsque les mécanismes de
défense du Moi sont suffisamment développés. Il s’agit dans ce
dernier cas d’une sorte d’autotraitement de la violence interne
ouvrant la voie à la génitalisation du corps et de la psyché. Pour
Adrien, il semble que ce travail psychique imposé par la pulsion
génitale bute sur des résistances narcissiques qui se manifestent
sous la forme de fantasmes incestueux conscients et envahissants et des formes d’investissement libidinaux narcissiques.
Son corps et sa psyché sont le théâtre de mouvements violents où
Adrien est projeté dans un univers fantasmatique incestueux tandis qu’il vit son sexe comme un organe destiné à « faire pipi ». Un
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changement s’annonce, celui qu’impose la puberté à la psyché,
mais les transformations sont particulièrement dysharmoniques,
créant un sentiment diffus d’angoisse et de perte du sentiment
de continuité d’existence. Adrien a du mal à se sentir exister,
vivant et acteur de sa vie.
4. Rôle des fantasmes pubertaires
Les fantasmes pubertaires travaillent l’adolescent au corps
[4], favorisant le plus souvent la traversée de l’expérience adolescente lorsqu’ils sont refoulés. Le refoulement traduit la capacité
de l’adolescent à conflictualiser sa vie psychique, à l’intérioriser
en la symbolisant plutôt que de l’agir en projetant sur les objets
de la réalité externe cette violence interne. Mais lorsque ce
travail du refoulement, lié partiellement à la latence, ne peut
s’effectuer, lorsqu’il ne peut se mettre en place pour dompter
la pulsion, pour reprendre l’expression de Freud, le fantasme
devient obsédant et fixe l’activité libidinale aux formes perverses de la sexualité infantile. C’est ce que l’on peut observer
avec l’investissement de l’érotisme urétral : uriner signifie pour
Adrien rester ou revenir dans le ventre maternel. Lorsqu’ils
envahissent la vie psychique de ces adolescents fragiles, ces
fantasmes pubertaires peuvent aussi contribuer à des moments
d’errance, voire à l’apparition de troubles graves du développement. La violence prend le pas sur le conflit psychique, les
scénarios ne s’intériorisent pas.
Les fantasmes pubertaires sont liés au complexe d’Œdipe.
Destinés à être refoulés, ils contribuent à organiser la vie psychique de l’adolescent, en leur permettant de trouver une issue
à la problématique œdipienne pubertaire. Ces fantasmes sont
nécessaires à l’accès à la subjectivité, l’autonomie psychique,
à la quête de l’objet génital dont il constitue une des étapes
majeures à l’adolescence. Freud [5] fait allusion pour la première
fois aux composantes incestueuses et parricides du complexe
d’Œdipe dès 1897, (note III du manuscrit N) et leur rôle sera
explicité dans les Trois essais en 1905 [6]. Dans ce complexe où
l’enfant se rapproche du parent œdipien incestueux et éprouve
des sentiments hostiles à l’égard du parent homosexuel, les
fantasmes parricides occupent une position symétrique aux fantasmes incestueux.
Mais à la différence du héros de la légende qui, comme dans
la tragédie de Sophocle « Œdipe Roi », est amené à tuer son père
et à épouser sa mère, l’enfant intériorise ce scénario, et inhibant
la menace de sa réalisation, accède à la conscience de soi et au
sentiment de la faute. Ce destin doublement tragique illustre ce
que rencontre tout être humain pour accéder à la subjectivité.
Dans le cas d’Adrien, nulle trace de sentiment de culpabilité,
nulle référence à la position du père comme objet d’amour de la
mère. Le fantasme d’inceste apporte un maximum de jouissance,
mais contribue aussi gravement à une désorganisation de son
activité psychique.
5. Processus d’adolescence et théorie du traumatisme
Le pubertaire et les fantasmes pubertaires constituent un
traumatisme lorsqu’ils ne sont pas travaillés psychiquement.
Pour en comprendre le fonctionnement, appuyons-nous sur le
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principe selon lequel la sexualité humaine est biphasée. Le premier temps, dans l’enfance, culmine avec l’œdipe et la névrose
infantiles. Puis, une pause, la latence — temps du refoulement.
Enfin, le second temps apparaît, avec l’œdipe et la névrose
pubertaires.
L’œdipe en deux temps sert d’exemple à Freud dans
l’Esquisse (1897) pour illustrer sa première théorie de l’angoisse
et du traumatisme. Un événement survient, il est refoulé et
c’est son souvenir (inconscient) qui devient source de traumatisme lorsqu’il entre en résonance avec un deuxième événement
— pourtant anodin — mais qui semble être à l’origine de
l’apparition de l’angoisse. Le cas Emma illustre ce point de vue
et c’est à partir de lui que Freud propose l’idée selon laquelle le
trauma ne produit ses effets qu’après la puberté. Non seulement
il faut le temps du refoulement du premier événement mais,
pour que survienne l’incidence traumatique, il est nécessaire
que cet événement ait été réinterprété à la lumière de la nouvelle donne du sexuel pubertaire. Le traumatisme ne survient que
parce que l’événement initial se découvre — grâce à la mutation
pubertaire — dans sa dimension sexuelle.
L’adolescence peut être pensée comme étant ce deuxième
temps qui rappelle le trauma originaire du sexuel infantile. Elle
donne sens, en la réinterprétant, au sexuel infantile. Ce qui est
source de traumatisme, finalement, c’est donc la sexualité ellemême dans la mesure où elle se dévoile avec le pubertaire en
prenant un nouveau sens (génital) avec l’adolescence. Ce travail de mise en sens, c’est celui de la névrose adolescente,
l’équivalent pubertaire de la névrose infantile.
La vie psychique, fondée sur le modèle de l’effraction, est
intimement liée au traumatisme. Pas de vie sans violence (Bios),
pas de vie psychique sans excitation débordante ni mise en place
de pare-excitations. La vie psychique s’origine dans ce mouvement d’excitation pulsionnelle à la recherche de satisfaction
ou de transformation : satisfaction par la décharge de tension
(voie courte) ou transformation par le travail de mentalisation
(représentation, refoulement, symbolisation, etc.) (voie longue).
6. Les vertus anti-traumatiques de la latence
L’enfant acquiert la capacité à refouler les motions sexuelles
œdipiennes avec le travail de la latence qui renforce le rôle des
pare-excitations de l’enfance ; elle constitue un élément fondamental de la lutte que mène l’adolescent contre le risque
traumatique que représentent la puberté et le pubertaire. Elle
permet au sujet de se défendre contre la menace d’effondrement
sur un autre mode que l’agir violent, car elle a la valeur d’un véritable holding psychique permettant à l’enfant et à l’adolescent
de contenir et élaborer la violence pulsionnelle. Si l’on part de
l’idée que pour tout sujet, ce qui est traumatique c’est le sexuel,
alors la latence protège le sujet de cette violence du sexuel, elle en
diffère les effets dévastateurs sur l’enfant immature et donne des
armes à l’adolescent pour résister à la déferlante pubertaire. La
latence constitue en effet de véritables coulisses de l’adolescence
dans la mesure où elle en prépare la survenue, en tamise les
effets, en retarde son apparition jusqu’à ce que la maturité génitale prenne en charge la nouveauté pubertaire. Mais la latence
n’est pas seulement une mèche lente, elle n’est pas seulement un
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retardateur ; elle est aussi et surtout un mode de traitement de la
réalité psychique.
La perte de la toute puissance infantile, le refoulement des
motions pulsionnelles incestueuses et le renoncement à ces
formes primaires de jouissance que ce mouvement psychique
implique contribuent — grâce au travail d’élaboration psychique
que l’enfant effectue — à renforcer ses assises narcissiques.
L’enfant entrant en latence cherche auprès du parent du même
sexe l’appui dont il a besoin. N’est-il pas remarquable, en effet,
d’observer habituellement que l’enfant œdipien qui voulait hier
prendre la place de son rival, s’allie aujourd’hui à lui pour se
restaurer narcissiquement ? N’est-il pas tout aussi remarquable
de constater que l’adolescent qui se sent aujourd’hui victime
de son entrée en puberté ait été hier un enfant dont la latence
a été agitée ? Adrien ne connaît pas la limite ; il reste attaché à
la toute puissance infantile et développe quelques idées mégalomaniaques de sauvetage du monde, des idées de supériorité.
Comme beaucoup d’adolescents, il prend de haut ses parents
les jugeant incapables, voire responsables de ce qui lui arrive.
La latence ne lui a pas apporté la relative tranquillité qui offre
habituellement à l’enfant les moyens de mettre à distance la
poussée pulsionnelle pour permettre la construction de solides
défenses du Moi. L’identité sexuée, le sentiment de son appartenance familiale, l’identification à la personne du parent du
même sexe assurent habituellement à l’enfant de solides assises
narcissiques. Rien de tout cela ne semble avoir pu suffisamment se construire pour Adrien, comme s’il n’avait renoncé à
rien de cette jouissance infantile attachée au corps de la mère.
Aujourd’hui, Adrien reproche à sa mère d’être complice de son
attachement incestueux à elle : elle le séduit, du moins est-ce
ainsi qu’il se représente les choses, au lieu de le soutenir dans
sa quête de virilité et d’autonomie. Il voudrait qu’elle l’aide à
se détacher d’elle, mais il pense que c’est elle au contraire qui
le séduit et le retient près d’elle.
parentale : se projeter comme parent potentiel. Pour accomplir
ce parcours, l’adolescent puise dans ses réserves — celles qu’il
s’est construites en particulier dans la latence — et cherche dans
la confrontation mais aussi dans le soutien narcissique de ses
parents, à se détacher d’eux, à s’affranchir de la dépendance
de l’enfance. Lorsque l’adolescent ne trouve pas en lui les ressources lui permettant de traiter la violence pubertaire, lorsqu’il
s’en sent victime et qu’il n’a d’autre choix que de l’expulser sur
les objets externes pour ne pas y succomber (attribuer à sa mère,
comme le fait Adrien, la responsabilité de ce qui lui arrive), ou
qu’il se sent envahi par ses fantasmes, soumis à leur puissance
attractive, les adultes ont alors un rôle d’autant plus important
à jouer pour venir en aide à cet adolescent qui est en train de
faire naufrage. Souvent, quand ils ne sont pas inconsciemment
séducteurs, les adultes se sentent persécutés à leur tour par cet
adolescent qui les menace. Faute de pouvoir entendre la détresse
qui anime cette violence, les parents contre-réagissent à la violence qu’ils subissent, par leur propre violence ou leur propre
effondrement, contribuant ainsi à opérer un cumul des détresses.
La détresse des parents d’Adrien était manifeste lors du premier
entretien que nous avons eu. C’est elle qui les conduit jusqu’au
thérapeute.
Au moment de l’adolescence, la fragilité narcissique ne
concerne donc pas seulement l’adolescent, mais les parents également. En effet, la fragilité narcissique est grande aussi du côté
des parents qui, à l’occasion de l’adolescence d’un de leurs
enfants, revisitent un pan souvent douloureux de leur propre histoire. Au fond, si l’adolescence est la deuxième chance offerte
à l’enfant de névrotiser ses conflits, bien souvent elle est aussi
l’occasion de retravailler en profondeur le conflit œdipien d’un
des parents, questionné par la mise en scène bruyante de l’œdipe
pubertaire d’un de leur enfant devenant adolescent.
7. Le soutien narcissique parental
C’est dans ces moments de commune détresse que
l’adolescent vient nous consulter, comme ce fut le cas pour
Adrien et ses parents ; et c’est au chevet de la fonction de soutien narcissique qu’il faut alors que le thérapeute se tienne pour
permettre à l’adolescent de reconstruire ses défenses et contenir
la violence qui le déborde, mais aussi de restaurer et le narcissisme des parents et leur fonction de soutien narcissique pour
l’adolescent. Ainsi donc, quelle qu’en soit la figure, le soutien
narcissique est au cœur de toute stratégie thérapeutique avec
les adolescents, même s’il n’en constitue qu’un des aspects.
C’est pourquoi il est nécessaire d’apporter une force d’appoint
— dans la lutte qui se déroule en eux entre Narcisse et Œdipe —
aux adolescents qui n’ont pu ou su, dans leur enfance et dans
la latence, constituer cette ressource narcissique ; pour que ce
soit le conflit psychique et son intériorisation qui l’emportent
sur la violence des fantasmes et leur potentiel de destructivité ;
pour que l’adolescent puisse intégrer la nouveauté pubertaire
sans que les parents ne se sentent menacés ou abandonnés. Le
rôle du thérapeute consiste à accompagner l’adolescent dans sa
capacité à affronter ses éprouvés pubertaires, à reconstruire ses
défenses, avant même toute tentative d’analyse des éléments
refoulés de sa vie psychique. Dans le cas d’Adrien, le travail du
Le rôle de soutien narcissique parental s’avère décisif lorsque
la capacité de contenance psychique de l’adolescent se révèle
insuffisante à traiter l’afflux d’excitations somatiques et psychiques occasionnées par l’entrée en puberté. L’adolescence est
un processus qui a pour fonction d’intégrer la violence pubertaire en permettant à l’adolescent de renoncer à l’investissement
sexuel des objets parentaux, d’en faire le deuil, tout en le conduisant sur la voie de la subjectivation [7] dans la rencontre avec
un autre génital. Liaison et déliaison pulsionnelle s’articulent
pour permettre le passage de l’investissement narcissique à
l’investissement objectal, du registre narcissique phallique de
l’enfance à celui du génital de l’adolescence.
Devenir adulte, c’est quitter ses parents, se séparer d’eux,
comme l’indique le second processus de séparation individuation de Blos [8], c’est passer de la projection paranoïde (déni de
subjectivité, « c’est pas moi, c’est l’autre »), à l’identification à
la fonction parentale [9] : assumer sa position dans la généalogie, faire génération. Le chemin que l’adolescent doit accomplir
le conduit de la violence subie/agie au conflit psychique : du
fantasme incestueux et parricide à l’identification à la fonction
8. Rôle du thérapeute d’adolescent
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thérapeute a consisté à lui permettre de prendre conscience de
ses modes de fonctionnement, favorisant ainsi un élargissement
de son champ de conscience et l’instauration de mécanismes de
défense de son Moi capables de résister à la force pulsionnelle
envahissante manifeste dans l’activité des fantasmes incestueux.
Le risque d’enfermement narcissique, présent dans le fantasme
de fusion au corps maternel — fantasme qui est de nature à assouvir une libido qui ne se génitalise pas —, est en partie déjoué
par l’investissement transférentiel d’Adrien sur la personne du
thérapeute.
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persécuteurs internes. Ainsi, la psychothérapie de l’adolescent
constitue un moment particulièrement investi lui permettant de
s’intéresser à son fonctionnement psychique et d’éprouver du
plaisir à se penser.
Déclaration d’intérêts
L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation
avec cet article.
Références
9. Conclusion
L’activité fantasmatique de l’enfant entrant en puberté
connaît une intensité et une nouveauté qui sont de nature à faire
violence à la construction subjectale. Bien qu’ils constituent un
élément clé de ce processus de subjectivation, les fantasmes
pubertaires peuvent jouer le rôle d’un effracteur de la vie psychique nécessitant de la part de l’adolescent un intense travail
psychique d’élaboration. Lorsque les défenses de l’enfant n’ont
pas été suffisamment construites, la puberté et les fantasmes
pubertaires créent un véritable traumatisme psychique. Le travail
du psychothérapeute sera alors d’accompagner la restauration
narcissique de l’adolescent pour lui permettre de vivre ses fantasmes comme des éléments de sa construction et non comme des
[1] Gutton P. Le pubertaire. Paris: PUF; 1990.
[2] Marty F. In: André J, editor. La psychanalyse de l’adolescent existe-t-elle ?
Paris: PUF; 2009. p. 205–22.
[3] Marty F. Le travail de la mue : additif. Adolescence 1997;15(1):283–6.
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[5] Freud S. 1897 lettres à Wilhelm Fliess. Œuvres complètes. Paris: PUF; 2006.
[6] Freud S. 1905. Trois essais sur la vie sexuelle. Œuvres complètes. Paris:
PUF; 2006.
[7] Cahn R. L’adolescent dans la psychanalyse. L’aventure de la subjectivation.
Paris: PUF; 1998.
[8] Blos P. The second individuation process. Psychoanal Study Child
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[9] Marty F. L’illégitime violence, la violence et son dépassement à
l’adolescence. Ramonville Sainte-Agne: Ères; 1997.

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