1 UNITE ET MUTATIONS DE LA PENSEE UNIQUE EN
Transcription
1 UNITE ET MUTATIONS DE LA PENSEE UNIQUE EN
UNITE ET MUTATIONS DE LA PENSEE UNIQUE EN ECONOMIE Samir Amin L'histoire de la théorie économique, comme celle de toutes les sciences sociales, ne se déploie pas conformément à un schéma analogue à celui du parcours des sciences de la nature. Pour ces dernières, on est frappé par le fait que les théories nouvelles, plus justes, plus complexes, plus amples finissent toujours par se substituer définitivement à celles qui avaient dominé auparavent et qui sont dès lors intégralement abandonnées. Non que ce développement ignore les conflits d'école, et que parfois la victoire d'une théorie ne soit que temporaire. Mais, comme Kuhn l'a bien illustré, l'approfondissement de la connaissance finit toujours par imposer ses paradigmes nouveaux. Le concept de science, qui est étroitement associé à ce mouvement, s'applique ici dans son sens plein. Il n'en est pas de même dans le domaine de la connaissance de la réalité sociale, où l'on voit des écoles s'opposer sans qu'à aucun moment le point de vue de l'une d'elles ne parvienne à s'imposer intégralement. Les écoles se définissent par des conceptions différentes, parfois diamétralement opposées, de ce qui constitue la réalité qui est l'objet même de l'analyse : la société. Et cette opposition survit à toutes les évolutions de la réalité elle-même ; elle la transgresse. Les meilleurs, dans chacune des écoles, sauront bien entendu tenir compte de ces évolutions, des questions nouvelles qu'elles posent, affiner leurs observations et leurs instruments d'analyse ; mais ils resteront dans le cadre du paradigme qui est le leur. Cette différence définit donc des statuts différents de l'analyse scientifique dans les domaines de la nature et de la société ; elle nous rappelle que l'être humain, individuel et social, fait son histoire, alors qu'il observe seulement celle de la nature. Science (au sens de respect des faits) et idéologie (au sens de point de vue légitimant le conservatisme social ou le mouvement de transformation de la société) sont ici inséparables ; et c'est pourquoi je préfère parler de « pensée sociale » (sans que cela n'exige qu'on renonce à la soumettre aux exigences de la méthode scientifique) plutôt que de « science sociale » tout court. Pour ce qui est de l'histoire moderne, celle du capitalisme, depuis deux siècles deux discours s'opposent ; et jamais l'un d'eux ne parviendra à convaincre les partisans de l'autre. 1 Il y a d'une part le discours conservateur, qui légitime l'ordre social du capitalisme, il y a d'autre part celui du socialisme qui en fait la critique radicale. Non pas que l'on tourne en rond et répète inlassablement de part et d'autre les mêmes arguments. Car le capitalisme en question est en évolution permanente, et, pour chacune de ses phases les exigences de son déploiement sollicitent des politiques spécifiques et différentes. Le point de vue le plus intéressant dans le courant conservateur (pro-capitaliste) est celui qui parvient à légitimer les politiques requises, à en établir l'efficacité des pratiques. De l'autre côté de la barrière les problèmes sociaux créés par ce déploiement lui même se transforment, les uns s'atténuent ou disparaissent, d'autres s'amplifient ou sont nouveaux ; le point de vue le plus efficace dans le courant de la critique radicale est celui qui prend la mesure exacte des défis nouveaux. La pensée sociale est donc toujours étroitement liée à la question du pouvoir social, soit qu'elle légitime un pouvoir établi donné, soit qu'en le contestant elle en propose un autre. Dans l'ensemble des formulations qui constituent la pensée bourgeoise celle qui répond le mieux aux exigences de la phase particulière du déploiement capitaliste considérée conquiert alors aisément une position de pensée dominante, elle devient la « pensée unique » du moment. Par contre, dans la mesure où la pensée critique du capitalisme ne fait référence au pouvoir que pour le contester, la règle est ici davantage à la pluralité des formulations. Néanmoins, et parce que précisément de 1917 à 1990 un système de pouvoir réellement existant se posait lui même en alternative socialiste, une pensée sociale dominante s'était imposée elle aussi dans les rangs du socialisme, en étroite symbiose avec le pouvoir soviétique en place. Une autre « pensée unique » - exprimée dans le langage d'une vulgate d'inspiration marxiste - coexistait avec les formes successives que la pensée unique capitaliste a connu au cours de cette époque : libérale nationaliste, keynésienne, néolibérale mondialiste. Avec l'effondrement de l'alternative soviétique disparaît la « pensée unique » du socialisme réellement existant, laissant la place à un foisonnement de critiques radicales d'obédiences diverses et de portées inégales, qui ne se sont pas encore cristallisées en projets alternatifs cohérents, formulés dans des systèmes de pensée critique renouvelés et suffisemment puissants pour constituer des réponses efficaces aux défis du monde contemporain. La pensée unique bourgeoise du moment règne alors universellement, sans partage comme celui auquel elle était contrainte à l'époque du 2 dualisme idéologique. Cependant cette situation n'est pas nouvelle : la pensée bourgeoise dominante dans les formes appropriées aux exigences de l'expansion capitaliste de 1800 à 1914 était également, dans une large mesure, la pensée unique universelle des moments successifs de cette expansion. Le discours dominant du capitalisme se déploie donc dans des formes successives qui, par delà la diversité des modalités par lesquelles il s'exprime, reste organisé autour d'un noyau inchangé de conceptions et de méthodes fondamentales. Repérer la permanence de ce noyau dur et identifier la portée réelle des modalités successives et variées du discours, c'est aussi donc comprendre ce qui est permanent dans le capitalisme et ce qui est spécifique à chacune des phases de son épanouissement. Ainsi pourra-t-on situer les « pensées uniques » successives dans l'histoire de la société capitaliste. L'idéologie propre au capitalisme est toujours économiste, et donne de ce fait une place dominante à ce qui devient - dans son discours - la théorie économique. Cependant ce caractère (et l'autonoune que la théorie économique acquiert de ce fait ) ne le résume pas intégralement. Car ce discours est aussi le produit d'une philosophie sociale et politique qui fonde le concept de liberté individuelle et définit les cadres de la pratique de la démocratie politique moderne. Les caractères et contradictions de la théorie économique conventionnelle découlent de cette position ambigue qu'elle occupe dans le discours holiste du capitalisme. Cette théorie économique est en effet écartelée entre deux positions extrêmes. A l'un de ses pôles elle tente de s'affranchir de toutes les dimensions de la réalité sociale que constituent l'organisation des sociétés en nations, la pratique de la politique et l'intervention de l'Etat, pour construire une « économie pure » (c'est la qualification qu'elle se donne d'elle même) qui n'obéit qu'à ses lois propres et ignore toute autre considération. Cette tendance permanente dans la théorie économique conventionnelle cherche alors à formuler une théorie rigoureuse - selon ses propres critères - de l'équilibre général produit par le caractère autorégulateur des marchés. Mais à l'autre de ses pôles la théorie économique fait l'option délibérée de se mettre au service du pouvoir réellement existant, pour en inspirer des actions efficaces encadrant le marché et soutenant la position de la nation dans le système mondial. Or ce pouvoir réellement existant n'est pas rigoureusement identique à lui même à travers l'espace et le temps. Dire qu'il s'agit là du pouvoir de la 3 bourgeoisie est tout à fait insuffisant, même si cette proposition n'est pas fausse. Car ce pouvoir s'exerce à travers des blocs sociaux hégémoniques particuliers aux différents pays et phases de l'histoire, et implique de ce fait des politiques d'Etat soutenant les compromis sociaux qui définissent ces blocs. La théorie économique est alors formulée dans les termes qui conviennent à ces objectifs, loin de toute préoccupation abstraite de l'économie pure. La pensée unique s'exprime généralement dans des formulations successives de ce second type, tandis que « l'économie pure » est reléguée au rang de discours académique sans portée dans la vie réelle. Il reste que dans certains moments, exceptionnels - et dont il faut alors expliquer les raisons, la pensée unique se rapproche des propositions de l'économie pure, ou même se fond dans celle-ci.Nous sommes actuellement dans l'une de ces périodes. Je ne reviendrai pas ici sur les raisons pour lesquelles le discours du capitalisme est économiciste par nature. Ce caractère est le produit d'une exigence objective : le capitalisme ne peutfonctionner qu'à cette condition ; elle implique le renversement du rapport politique/économie, la substitution de la soumission du premier terme au second à son inverse, qui caractérise les systèmes sociaux précapitalistes. Cette exigence objective crée alors l'espace pour que se constitue une « science économique », celle des lois (économiques) qui gouvernent la reproduction de la société capitaliste, qui apparaît bien - et en cela elle rompt avec le passé - commandée par ces lois. Ce renversement des positions des instances (politique et économique) dans leur rapport mutuel obligeait donc nécessairement à formuler une « théorie économique pure ». Je ne reviendrai pas non plus sur l'histoire de la constitution de cette théorie. Celleci est produite immédiatement, dès lors que - avec la révolution industrielle du début du XlXe siècle - le capitalisme prend sa forme achevée. Elle s'exprime d'abord dans des formes frustes, qui se réduisent presque à l'éloge inconditionnel du « marché » ( Bastiat), dans ce que Marx qualifiera, à juste titre et pour cette raison, d'économie vulgaire. Plus tard l'instrument mathématique sera mobilisé pour formuler l'interdépendance des marchés dans la théorie de l'équilibre général (Walras). Démontrer que le capitalisme peut fonctionner (il fonctionne effectivement) n'est pas la seule préoccupation de cette théorie qui constitue le noyau dur incontournable du discours du capitalisme. Il faut démontrer aussi que ce fonctionnement rationnel répond aux 4 attentes des individus, et de ce Lait que le capitalisme est légitime et même « éternel ». Il est la « fin de l'histoire ». Cette démonstration implique alors nécessairement le rétablissement d'une liaison entre la théorie économique et la philosophie sociale et politique. Le discours s'enrichit pour devenir alors le discours holiste du capitalisme, transcendant la base économique de la démonstration. Le rapport qui relie la théorie économique conventionnelle à la philosophie sociale qui la sous tend se déploie dans de nombreuses dimensions. J'en retiendrai ici deux, importantes pour notre propos : la théorie de la valeur, le concept de liberté individuelle. L'option en faveur d'un concept fondant la valeur sur le travail social ou sur l'appréciation individuelle et subjective de l'utilité dérive elle même de l'opposition entre deux concepts de ce qu'est la réalité sociale. La seconde de ces options, qui ne s'est cristallisée dans une théorie de l'économie pure que tardivement, après (et largement en réponse) à Marx, définit la société comme une collection d'individus, sans plus. En dépit de sa formulation de plus en plus sophistiquée, la tentative d'établir sur cette base les théorèmes qui permettent de démontrer que le système fonctionne et se reproduit (l'équilibre général) et qu'il est simultanément optimal (procure la satisfaction maximale des individus) - et donc de ce fait rationnel et éternel - ne me paraît pas du tout être parvenue à ses fins. Mais cela n'est pas l'objet de notre propos ici. Par contre la première option, parce qu'elle se fonde sur des quantités qui peuvent être mesurées, a alimenté la série de présentations successives de la réalité capitaliste analysée en tenues positivistes, de l'équilibre général de Walras, repris et reformulé par Maurice Allais (dans une tentative de produire la synthèse interdépendance positive des marchés - valeurs subjectives) au système de Sraffa (purement positiviste). L'esprit positiviste qui anime les développements de ce courant de la théorie économique conventionnelle établissait une communication possible entre le discours du capitalisme et celui de as critique, ou tout au moins de l'un des discours possibles de la critique du capitalisme comme on le verra plus loin. Non moins important est le rapport que la théorie économique pure - dans toutes ses modalités- entretient avec la philosophie bourgeoise de la liberté individuelle. Nous avons ici affaire à une philosophie qui a été effectivement produite par la bourgeoisie pour s'affirmer contre l'Ancien Régime et -pour fonder son système économique et social propre, 5 qui ne se résume sans doute pas au seul concept de liberté individuelle. Mais celui-ci occupe, dans la théorie économique, une place déterminante. L'Homo Oeconomicus est un individu libre, qui propose son travail ou le refuse, innove ou s'en abstrient, achète et vend. L'exercice de cette liberté implique l'organisation d'une société fondée sur le marché généralisé, du travail, de l'entreprise, des produits. La logique du principe impliquerait que la réalité sociale produise toutes les conditions et rien que les conditions de l'exercice de cette liberté individuelle, c'est à dire qu'elle rejette comme irrationnelle l'association de ces individus en communautés (les nations par exemple), l'Etat historique et même la propriété privée comme on va le voir. A ces conditions tous les individus qui constituent la population de la Planète pourraient se retrouver sur des marchés pour négocier leurs rapports mutuels dans une égalité parfaite puisqu'aucun d'eux ne bénéficierait du privilège d'être propriétaire d'une capital quelconque. Un Etat - Administration - Banque, mondial bien sûr, placé au dessus de ces individus, aurait la charge de gérer ce marché généralisé. Les candidats entrepreneurs lui proposeraient leurs projets, soumis à adjudication. L'Etat-banque prèterait le capital aux bénéficiaires de ces adjudications. D'autres individus proposeraient leur travail aux entrepreneurs, et tous les produits seraient vendus et achetés sur des marchés transparents. Cette logique poussée à son extrême limite fait peur aux défenseurs du capitalisme et, pour cette raison, est rarement proposée (bien que Walras, comme son successeur Allais aient amorcé une réflexion dans ce sens). Par contre certains courants de la pensée sociale critique du capitalisme se sont trouvés à l'aise dans cette logique. Ils ont donc conçu un marché planifié de la sorte, parfait, plus parfait que celui du capitalisme réellement existant, et de surcroit parfaitement équitable parce que fondé sur l'égalité des citoyens (d'un pays ou du monde). Ce socialisme - dont Barone fut un précurseur théorique - ressemblait fort au capitalisme, à un « capitalisme sans capitalistes (privés) » ou plus exactement sans propriétaires héréditaires du capital. Mais il appartient à cette filière critique qui ne remet pas en question l'économicisme inhérent au capitalisme (l'aliénation économiste inséparable du marché). Ce courant retrouvait également les arguments de l'analyse positiviste de l'équilibre général exprimé en valeurs-travail. Les matériaux étaient disponibles pour la conception de ce qu'allait devenir la planification socialiste. On retrouvera donc cette question plus loin. 6 La conception bourgeoise de la liberté individuelle reprise par l'économie pure (capitaliste ou même socialiste) est celle d'un anarchisme de droite, anti-Etat, antiorganisation (syndicale entre autre), en principe également anti-monopole. Elle est donc populaire dans les milieux de la petite entreprise et, comme on le sait, a constitué l'une des composantes des mouvements protofascistes et fascistes des années 1920 de ces classes moyennes en désarroi. Mais elle peut verser facilement dans l'étatisme - ce qui fut le cas des fascismes historiques. Cette valse hésitation procède du fait que « l'économie pure » (et la « gestion de la société par le marché » qu'elle inspire) est une utopie. Elle est en effet fondée sur des hypothèses qui éliminent toutes les dimensions du capitalisme réellement existant gènantes pour le déploiement de sa rhétorique, entre autre l'Etat, la nation, les classes sociales, le système mondial, comme elle fait abstraction de l'appropriation privative des moyens de production, des formes de la concurrence réelle (les oligopoles etc) et des règles d'accès à l'usage des ressources naturelles. Mais la réalité éliminée dans le discours se venge et s'impose en définitive. Derrière le discours abstrait de l'économie pure et du marché se cache un modèle réel du marché fort différent, celui-ci est d'abord dual : intégré dans ses trois dimensions (marché des produits, du travail, du capital) au niveau des formations nationales, tronqué et réduit à deux de ses trois dimensions (marché des produits et du capital, pas du travail) au niveau du système mondial. Cette dualité s'exprime alors dans le conflit des nations au sein du système mondial contraignant la rhétorique de l'anarchisme de droite à s'amalgamer à celle du nationalisme. Par ailleurs l'aliénation économiciste dont procède l'utopie capitaliste en question conduit tout droit à traiter les ressources naturelles à leur tour comme des objets de l'échange marchand, avec toutes les conséquences que cette réduction impliquera. Parce que le capitalisme pur n'existe pas, que le capitalisme réellement existant n'en constitue pas une approximation, mais une espèce différente, les théorèmes propres à l'économie pure n'ont aucun sens et les règles de conduite et propositions qu'on en déduit sont inapplicables. Il faut alors à nos idéologues accepter que les nations et les Etats en compétiton existent, que la concurrence est oligopolistique, que la propriété privée commande la répartition du revenu etc. On prolongera donc le discours abstrait de l'économie pure par des propositions de politiques économiques concrètes qu'on présentera généralement comme conformes aux exigences d'un optimum de second rang (« second 7 best »), alors qu'elles ne le sont pas du tout. Ces propositions sont tout simplement l'expression des exigences de politiques au service des intérêts dont on a nié l'existence de principe : la nation, les classes dominantes, telle fraction d'entre elles, selon les rapports de force particuliers à tel pays et telle phase de l'histoire capitaliste. On comprend alors que la pensée unique bourgeoise ne revête généralement pas les formes extrêmes de l'utopie capitaliste, aux frontières de l'absurde- Cette pensée unique s'exprime plus fortement et plus fréquemment dans des formes réalistes, appropriées aux situations concrètes, combinant marché, Etat et nation, compromis sociaux propres au fonctionnement des blocs hégémoniques. Je ne proposerai pas ici une histoire de ces formes successives de la pensée unique du capitalisme. J'en rappelerai seulement quelques grands traits, concertant la période moderne. De la fin du XIXe siècle - à partir de 1880 environ - du moment où se constitue le capitalisme des monopoles (au sens que Hobson, Hilferding et Lénine lui ont donné) à 1945, la pensée unique du capitalisme peut être qualifiée de « libéralisme nationaliste de monopoles ». Par libéralisme j'entends la double affirmation du rôle prépondérant des marchés (de marchés oligopolistiques bien entendu) considérés comme autorégulateurs de l'économie dans le cadre des politiques d'Etat appropriées mises en oeuvre à l'époque d'une part, de la pratique de la démocratie politique bourgeoise d'autre part. Le nationalisme module ce modèle libéral et donne leur légitimité aux politiques d'Etat qui sous-tendent la compétition dans le système mondial. A leur tour celles-ci s'articulent sur des blocs hégémoniques locaux qui renforcent le pouvoir du capital dominant des monopoles par différentes alliances avec des classes et couches moyennes et/ou aristocratiques, et isolent la classe ouvrière industrielle. On connait ces modèles de régulation, comme celui de l'Angleterre et de l'Allemagne, fondé sur la protection des privilèges de l'aristocratie ou de l'agriculture des Junkers, ou celui de la France, fondé sur le soutien à l'agriculture paysanne et aux entreprises familiales. D'une manière générale également ces alliances sont complétées et renforcées par les privilèges coloniaux. La démocratie électorale, assise sur ces alliances, permet une négociation permanente souple des conditions de leur reproduction. Le modèle, sans être étatiste, se situe quand même aux antipodes du discours anarchiste de droite anti-Etat. L'Etat est là pour assurer la gestion du bloc hégémonique, 8 encadrer et organiser à cet effet les marchés (soutenir les agriculteurs par exemple), gérer la compétition internationale (par le protectionisme et la gestion monétaire). Son intervention active dans ce sens est considérée comme parfaitement légitime, nécessaire même. Un monde sépare donc cette pensée unique de l'époque de l'utopie du capitalisme pur. Celle-ci survit repliée dans le monde des universités, où, comme toujours elle accuse l'histoire d'avoir tort parce qu'elle ne se conforne pas la raison de l'économie pure. Mais du coup elle n'exerce aucune influence. La pensée unique libérale nationaliste des monopoles entre en crise lorsque le système qu'elle sous tend entre lui même dans la crise qui s'ouvre en 1914 (la compétition économique étant devenue guerre mondiale). Je situe dans ce cadre sa dérive fasciste de l'entre deux guerres. Le fascisme abandonne le volet politique démocratique du système, mais ne renonce ni au nationalisme (qu'il exacerbe au contraire) ni aux compromis sociaux internes qui renforcent le pouvoir des monopoles. La pensée fasciste fait donc partie de la pensée unique dominante de toute cette longue phase de l'histoire du capitalisme, même si elle en est une expression malade. La pensée unique du libéralisme de cette époque n'est pas fondée sur une conception anarchiste de la liberté individuelle. Au contraire celle-ci est censée avoir besoin de l'Etat de droit, de la législation, pour s'épanouir correctement. Néanmoins son concept de démocratie reste tout à fait limité : les droits de l'individu sont ceux qui garantissent l'égalité juridique formelle, la liberté d'expression et jusqu'à un certain point d'association. Mais rien de plus: ce qui apparaîtra plus tard comme des droits sociaux spéciaux nécessaires pour donner réalité aux droits généraux (tant dans le contre modèle du socialisme réellement existant à partir de 1917 que dans celui de l'étape ultérieure du capitalisme après 1945) n'est encore qu'à peine embryonnaire. La crise de la pensée unique libérale nationaliste s'ouvre lorsque la prétention de la théorie économique qui est d'assurer le fonctionnement harmonieux de la société - est démentie dans les faits. Cette théorie économique, qui se constitue dans un corpus d'ensemble intégré précisément dans ce moment de l'histoire (Alfred Marshall en est l'expression la plus complète sans doute), est « un discours des harmonies universelles ». Elle prétend démontrer en effet que les marchés (encadrés par les politiques d'Etat adéquates) sont autorégulateurs (au sens que par leur fonctionnement ils absorbent les 9 déséquilibres offre-demande). Mais elle ne se contente pas ici d'une démonstration générale et abstraite. Elle la spécifie dans toutes les dimensions de la réalité économique. Par exemple elle développe une théorie du cycle et de la conjoncture qui complète en la concrétisant la théorie générale du pouvoir autorégulateur des marchés. Elle développe en parallèle une théorie des fluctuations de la balance des paiements qui assure l'automaticité de l'équilibre au niveau mondial. Elle complète le tableau par sa théorie de la gestion de la monnaie, soumise à l'obligation de soutenir le potentiel régulateur des mécanismes du marché. Or, à partir de 1914 précisément, aucune de ces promesses d'harmonie ne fonctionne plus. Néanmoins cette pensée unique continue à s'imposer et à imposer ses recettes dans l'entre deux guerres : protectionismes nationaux, monnaies concurrentes fortes, réduction de la dépense publique et des salaires en réponse à la crise etc. Est-ce par pure inertie intellectuelle ? A mon avis la réponse à cette question ne doit pas être recherchée dans cette direction, celle du débat des théories économiques, mais au plan de la réalité des équilibres sociaux qui sous-tendent les politiques de l'époque. Jusqu'au New Deal rooseveltien et au Front Populaire français de 1936, la classe ouvrière demeure faible et isolée. Pourquoi le capital lui ferait-il des concessions dans ces conditions ? Dans le débat des idées Keynes fait précisément le procès de la pensée unique de l'entre deux guerres, en démontrant qu'elle inspire des politiques économiques qui aggravent la crise. Néanmoins cette critique reste sans impact. Il faudra qu'avec la seconde guerre mondiale les équilibres sociaux soient bouleversés en faveur des classes ouvrières et des peuples opprimés pour que son message soit compris, et devienne l'axe de la nouvelle pensée unique. L'analyse que j'ai proposée ici explique, à mon avis, pourquoi une nouvelle pensée unique va se substituer à celle du libéralisme nationaliste à partir de 1945, pour dominer la scène mondiale jusqu'en 1980. La guerre mondiale a en effet, à travers la défaite du fascisme, modifié le rapport des forces en faveur des classes ouvrières en Occident développé (ces classes acquièrent une légitimité et une position qu'elles n'avaient jamais eues jusque là), des peuples des colonies qui se libèrent, des pays du socialisme réllement existant (je préfère dire du soviétisme). Ce rapport nouveau est derrière la triple construction de l'Etat de bien être (le Welfare State) soutenue par les politiques keynésiennes nationales, de l'Etat du développement dans le tiers monde, du socialisme 10 d'Etat planifié. Je qualifierai donc la pensée unique de l'époque (1945-1980) de « sociale et nationale », opérant dans le cadre d'une mondialisation contrôlée. Karl Polanyi est le premier à avoir compris la nature et la portée de la cristallisation de cette nouvelle pensée, qui allait devenir la pensée unique de l'après guerre. Je ne reviendrai pas ici sur la critique qu'il avait adressée au libéralisme de l'étape 1880-1945, responsable de la catastrophe. S'attaquant frontalement au noyau dur de l'utopie capitaliste il montrait que le travail, la nature et la monnaie ne peuvent être traités comme des marchandises qu'au prix de l'aliénation de l'être humain et de sa dégradation, de la destruction impitoyable des ressources de la Planète et de la négation de la relation pouvoir d'Etat-monnaie au bénéfice de la spéculation financière. Ces trois fondements de l'irrationalité du libéralisme feront à nouveau surface à partir de 1980. La pensée unique dominante de 1945 à 1980 s'était donc construite en partie tout au moins sur la critique du libéralisme. C'est pourquoi je l'ai qualifiée de « sociale et nationale ». En omettant le terme de libéralisme je souligne ici ce fait. La nouvelle pensée unique, dite souvent « keynésienne » pour simplifier, reste bien entendu une pensée capitaliste. C'est pourquoi elle ne rompt pas radicalement avec les dogmes fondateurs principaux du libéralisme : mais les aménageant seulement en partie. Le travail reste traité comme une marchandise mais la dureté de ce traitement est atténuée par le triple principe de la négociation collective, de l'assurance sociale et de la croissance du salaire parallèle à celle de la productivité. Les ressources naturelles par contre demeurent l'objet d'un gaspillage systématique aggravé, conséquence inéluctable de l'absurde « dépréciation du futur » qui définit la rationalité du calcul économique court (alors qu'on a besoin au contraire de ii valoriser le futur »). La monnaie par contre est désormais soumise à une gestion politique tant aux niveaux des Etats qu'à celui du système mondial (Bretton Woods se donne l'objectif d'assurer la stabilité des changes). Les deux qualificatifs de social (et non socialiste) et de national traduisent bien, à mon avis, l'essentiel des objectifs des politiques mises en oeuvre pendant la période, et donc des moyens mobilisés à cet effet. La solidarité - qui s'est traduite par une remarquable stabilité dans la répartition du revenu, par le plein emploi et par l'augmentation continue des dépenses sociales - était conçue comme devant être réalisée d'abord au plan national par des politiques de l'intervention systématique de l'Etat (d'où son qualificatif de politique 11 keynésienne ou une ux néo-keynésienne). La reformulation de ces politiques en termes de « régulation » (fordiste ou welfariste) a permis de préciser les raisons de la légitimité et de l'efficacité de l'intervention de l'Etat ainsi conçue. Cependant ce nationalisme -certain n'était pas outrancier. Car il s'inscrivait dans une atmosphère générale de régionalisation (comme la construction européenne en témoigne) et d'ouverture mondiale (Plan Marshall, expansion des multinationales, négociations collectives Nord-Sud organisées au sein du système des Nations Unies, à la CNUCED, au GATT etc) acceptée, voulue même, mais contrôlée. L'analogie entre les objectifs fondamentaux de ces pratiques du Welfare State d'une part et ceux de la modernisation et de l'industrialisation des pays du Tiers Monde devenus indépendants (que j'ai appelé le projet de Bandoung pour l'Asie et l'Afrique, en parallèle au « desarrollismo » de l'Amérique latine) permet de qualifier cette pensée unique de dominante à l'échelle de tout le système mondial hors de la zone du soviétisme. Pour les pays du tiers monde il s'agit également de « rattraper » le retard par une insertion efficace et contrôlée dans un système mondial en expansion. On comprend alors que la pensée unique de la phase 1945-1980 n'ait pas été seulement une « théorie économique » (celle du keynésianisme et de la gestion macroéconomique nationale qui en découle), mais également l'expression d'un véritable projet sociétaire, capitaliste certes, mais « social ». Et dans ce cadre on comprend que des progrès substantiels aient été accomplis dans le domaine des droits sociaux spécifiques destinés à concrétiser les droits généraux. Le droit au travail et les droits du travail, le droit à l'éducation et à la santé, la protection sociale, la constitution de fonds de pensions et retraites, la révision des échelles de rémunérations améliorant le sort des femmes au travail ont toujours été formulés comme les objectifs mêmes de l'expansion et du développement. Il reste évidemment que les réalisations effectives dans ces domaines ont été inégales et largement dépendantes de la puissance des mouvements sociaux. Au terme des quatre décennies de l'après guerre le modèle avait épuisé son potentiel d'expansion. C'est cette évolution, parallèle à celle de l'épuisement du contre modèle soviétique, qui est à l'origine de la crise globale du système, qui s'ouvre en 1980, et s'accélère au cours de la décennie pour se conclure en 1990 par un effondrement généralisé des trois sous systèmes constitutifs de la phase antérieure (le Welfare State, le projet de 12 Bandoung, le système soviétique). C'est cette crise - qui se déploie sur le terrain de la réalité - qui est la cause de l'effondrement de la pensée unique « sociale et nationale » opérant dans le cadre d'une « mondialisation contrôlée » de la phase de l'après guerre. Cet effondrement n'est évidemment pas le produit d'un débat qui se serait situé sur le terrain de la « théorie économique », débat opposant les « jeunes » néolibéraux (les élèves de Von Hayek, les monétaristes de Chicago etc) aux « dynosaures socialistes » comme on veut parfois le laisser croire dans la polémique qui occupe le devant de la scène. La période nouvelle qui s'ouvre avec l'effondrement des modèles d'expansion réelle de la phase antérieure, n'a elle même pas encore trouvé le temps de se stabiliser. C'est pourquoi je l'ai analysée en terme de « chaos » (et non d'ordre nouveau, national et mondial), et analysé ses pratiques en termes de « gestion de la crise » et non de nouveau modèle d'expansion. Cette observation commande la qualification que je propose de la nouvelle pensée unique, propulsée par la crise. Cette pensée qui se présente comme « néo-libérale mondialisée » pourrait être plus précisément qualifiée de « néolibérale non sociale, opérant dans une mondialisation débridée ». Mais elle est, de ce fait, irréaliste, utopique et donc impossible à mettre en oeuvre réellement et pleinement. Les dogmes dont elle est constituée sont trop connus pour avoir besoin qu'on les rappelle ici (privatisation, ouverture, changes flexibles, réduction des dépenses publiques, dérégulation des marchés). Ils ne sont pas durables parce qu'ils enferment le capitalisme dans une stagnation fatale, ferment toutes les portes qui permettraient de surmonter la crise et de s'ouvrir sur une nouvelle expansion. J'ai donné ailleurs les raisons de ce jugement que je partage avec Sweezy et Magdoff, à savoir que la loi unilatérale du profit, si elle ne se heurte pas à la résistance des forces sociales antisystémiques que représentent les aspirations des travailleurs et des peuples, entraine fatalement mi déséquilibre en faveur de l'offre, structurellement supérieure à la demande. Autrement dit, contrairement au dogme pseudothéorique de l'utopie capitaliste (de la théorie de l'économie pure) les marchés ne sont pas auto régulateurs ; ils ont besoin d'être régulés pour fonctionner. Les choix durs qui sont imposés par la nouvelle pensée unique ne sont pas le produit d'une dérive intellectuelle qui assure le triomphe de leurs partisans dans le débat théorique. 13 Ils sont le produit d'un nouveau rapport de forces, favorable à l'extrême du capital, les classes travailleuses et les nations de la périphérie ayant progressivement perdu les positions de force dans lesquelles elles se trouvaient au sortir de la défaite du fascisme. Les modèles de développement sur lesquels elles s'appuyaient étant épuisés, les forces populaires n'ont pas encore trouvé le temps de se recristalliser autour de nouveaux projets sociétaires adéquats, acceptables pour elles et possibles. Ce déséquilibre est à l'origine de la financiarisation dont j'ai proposé ailleurs une analyse. Si ces choix durs dominent largement le discours rhétorique, dans la réalité ils sont mis en oeuvre d'une manière qui est en contradiction parfois flagrante avec les dogmes dont ils procèdent. La mondialisation préconisée reste tronquée, et même l'est de plus en plus au détriment du marché du travail par les restrictions renforcées aux flux de migrations ; le discours sur les vertus de la concurrence cache mal les pratiques de défense systématique des monopoles (comme on les voit se déployer au sein du GATT et de la nouvelle Organisation Mondiale du Commerce OMC), tandis que l'affirmation de la dépréciation du futur (renforcée par la financiarisation) réduit à néant la portée du discours environnementaliste. Enfin, en dépit de l'affirmation de principe antinationaliste, les Puissances (et singulièrement les Etats Unis) font sans cesse la démonstration de leur force dans tous les domaines, militaire (guerre du Golfe) et économique (article 301 du code américain du commerce international etc). Bien entendu la nouvelle pensée unique et les politiques qu'elle inspire s'attaquent systématiquement aux droits spécifiques dont bénéficiaient les travailleurs et les classes populaires; elles se proposent de les démanteler. De ce fait le discours sur la démocratie qu'elle déploie se vide de toute réalité, devient rhétorique creuse. Dans les faits on substitue à une démocratie de citoyens organisés l'utopie de l'anarchie de droite. La réalité prend alors sa revanche par l'émergence de l'affirmation des singularités communautaires, ethniques et religieuses fondamentalistes, face à un Etat dépourvu d'efficacité et à un marché désorganisateur. La pensée unique contemporaine n'a pas d'avenir. Syptômes de la crise, elle n'est pas solution du problème mais partie de celui-ci. Face au discours du capitalisme dont j'ai voulu retracer ici les grands traits à la fois dans l'expression de son unité et dans celle de ses mutations successives, peut-on espérer 14 voir se recomposer un discours anticapitaliste cohérent et efficace ? Je ne tenterai pas de répondre ici à cette question qui sort de notre sujet. Je dirai seulement que le discours anticapitaliste n'est véritablement radical que lorsqu'il s'attaque aux caractères fondamentaux permanents du capitalisme, en premier lieu donc à l'aliénation économiciste. C'était là, à mon avis, le sens du projet de Marx. Cela étant des discours partiellement antisystémiques (anticapitalistes) ont été développés au cours de l'histoire réelle des deux derniers siècles, qui ont démontré une efficacité certaine, en dépit de leurs limites. Sans eux ni la social démocratie occidentale, ni le socialisme d'Etat de l'Est, ni le projet de libération nationale du Sud n'auraient pu exister et imposer au capital dominant les compromis historiques qui l'ont contraint à s'ajuster aux exigences des travailleurs et des peuples formulées dans ces trois discours. Le modèle alternatif soviétique procédait de ce type de critique non radicale du capitalisme et, pour cette raison, a produit dans les faits un «capitalisme sans capitalistes ». Mais ici aussi comme toujours cette évolution n'a pas été le produit d'une vision théorique particulière (fut-elle qualifiée de « déviation » par rapport à la proposition de Marx), mais le produit des défis réels auxquels les sociétés concernées étaient confrontées, des rapports de force sociaux réels qui les caractérisaient. Comme toujours la réalité produit sa théorie plutôt que l'inverse. Suggestions de lectures complémentaires Certains de lues arguments avaient été sur quelques points développés ailleurs. J'y renvoie donc le lecteur éventuellement intéressé: . S. Amin, The Challenge of Globalization, Review International Political Economy RIPE, vol 3, N° 2, Summer 1996, Routledge, Londres, pp 216-259. S. Amin, La gestion capitaliste de la crise, L'Harmattan, Paris 1995. S. Amin et ail, Mondialisation et Accumulation, L'Harmattan, Paris 1993. 15 S. Amin, Itinéraire intellectuel, Regards sur le demi siècle 1945-1990, L'Harmattan, Paris 1993, notaininent ; chap III (la théorie de l'accumulation), VII (critique du soviétisme), VIII (la régulation). S. Amin, Les défis de la mondialisation, L'Harmattan, Paris, 1996, particulièrement chap IV (l'avenir de la polarisation mondiale), V (mondialisation et financiarisation), conclusion (retour sur la question de la transition socialiste). 16