La crise du temps présent et la responsabilité de la
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La crise du temps présent et la responsabilité de la
L’ouvrage présente les conditions d’une éthique contemporaine. Il part de la conviction que la philosophie doit aujourd’hui précisément se poser les questions de son époque. Vittorio Hösle entreprend dans son livre une méditation argumentée sur le principe de la philosophie en général et de l’éthique en particulier. La première partie a pour objet une critique de la crise actuelle de la raison, et des courants principaux de la philosophie moderne : le marxisme, la philosophie analytique, ainsi que la philosophie existentielle et l’herméneutique. Avec un regard diagnostique clair, la crise morale et écologique du temps présent, avec son relativisme et son nihilisme, est analysée avec en arrière-plan la crise de la philosophie actuelle. Dans la deuxième partie, il semble que le plus riche en perspective soit la tentative de l’éthique discursive, influencée par Charles Sanders Peirce, fondant le principe de l’éthique sur les conditions de la communication en général. Dans la troisième et dernière partie, Vittorio Hösle tente d’élaborer une continuation critique de la pragmatique transcendantale. Partant du problème de la « fondation ultime », qui occupe le centre de la philosophie d’Apel, il développe avec des arguments réflexifs l’idée fondamentale d’un idéalisme objectif comme base d’une éthique qui réussit également à rendre justice à la dignité de la nature. Vittorio Hösle est né en 1960 à Milan où il a vécu jusqu’en 1966, avec l’italien pour langue maternelle. Il entreprend dès 1977 des études de philosophie en Allemagne. Il est aujourd’hui Professeur d’Allemand, de philosophie et de sciences politiques à l’université de Notre Dame (États-Unis). Sa production est considérable, elle couvre les champs de l’histoire, de la philosophie et de l’éthique, elle aborde également les questions politiques de notre époque. Vittorio Hösle Vittorio Hösle LA CRISE ET LA RESPONSABILITÉ DE LA PHILOSOPHIE La crise du temps présent et la responsabilité de la philosophie LA CRISE DU TEMPS PRÉSENT Coll e c t i o n Es s a i s DU TEMPS PRÉSENT ET LA RESPONSABILITÉ DE LA PHILOSOPHIE C O L L E C T I O N Théétète ÉDITIONS ISBN : 2-912860-41-5 22 € Théétète ÉDITIONS E S S A I S Préface Vedi l’eccelso omai e la larghezza dell’etterno valor, poscia che tanti speculi fatti s’ha in che si spezza, uno manendo in sé come davanti. Dante, Paradiso, XXIX, p. 142 sq. Pour différentes raisons, une méditation philosophique sur le principe de la philosophie en général et sur celui de l’éthique en particulier me paraît devoir prendre son point de départ dans le pragmatisme transcendantal. Premièrement, cette approche est l’une des théories philosophiques les plus discutées dans la philosophie actuelle – Karl-Otto Apel, la figure la plus importante de ce courant, fait partie avec H.G. Gadamer, J. Habermas, H. Jonas et K. Popper, des philosophes germanophones les plus cités, et même à l’étranger, le pragmatisme transcendantal suscite un intérêt que ne rencontrent pas beaucoup de courants philosophiques. (Chose d’autant plus remarquable qu’Apel – contrairement à Gadamer, Habermas et Popper – n’a que peu d’élèves ayant développé son approche ; il n’est guère possible de citer, pour l’essentiel, que Dietrich Böhler et Wolfgang Kuhlmann.) Deuxièmement, même si les œuvres d’Apel ont un impact bien inférieur à celui des écrits de Jürgen Habermas, on peut dire qu’elles contiennent, sous une forme philosophiquement condensée, un grand nombre d’idées qu’Habermas a développées et élaborées de façon originale et féconde. Celui qui veut étudier rigoureusement le pragmatisme universel d’Habermas ne pourra guère éviter d’étudier l’univers d’Apel – même s’il accepte le rejet par Habermas de quelques moments de cet univers, et notamment s’il n’est pas satisfait de la version, moins ambitieuse du point de vue de sa fondation, de la philosophie transcendantale d’Habermas. Le pragmatisme transcendantal justifie également une analyse poussée en raison de l’influence qu’il a exercée et qu’il exerce sur l’opinion publique – même si c’est par l’intermédiaire de la théorie d’Habermas – une influence dont peu de théories philosophiques peuvent se prévaloir. Lorsque les socio- –5 6– logues parlent de l’aspect émancipatoire de l’intérêt pour la connaissance, lorsque les journaux parlent de l’importance du principe de consensus, il s’agit – quand bien même serait-elle diffractée – de l’influence d’Apel, et il est parfaitement possible de dire qu’au fil du temps, certaines de ses idées sont devenues des principes pour l’opinion publique, et que certains de ses concepts ont pénétré le vocabulaire quotidien. Comme c’est presque nécessairement le cas dans un processus de ce genre, les arguments ont coutume de s’effacer, et il ne persiste plus que de minces résultats. Il me paraît d’autant plus important d’examiner ces arguments quant à leur portée. C’est ce que je ferai ici, d’une façon qui se veut également accessible au profane cultivé et intéressé ; ce livre ne s’adresse pas uniquement aux spécialistes de la philosophie, et c’est à dessein que – à la différence d’autres écrits – j’ai renoncé à un appareil critique trop lourd. Il existe une troisième raison susceptible d’expliquer l’importance du pragmatisme transcendantal, c’est qu’Apel est pratiquement le seul philosophe à avoir étudié à fond la philosophie actuelle dans presque toutes ses manifestations, et à s’être efforcé de servir d’intermédiaire entre des positions opposées. Il n’existe pas beaucoup de penseurs capables d’appréhender avec autant de compétence la tradition analytique et herméneutique, le pragmatisme américain et le marxisme, et l’abord de son œuvre prend nécessairement l’ampleur d’une prise de position par rapport aux approches les plus différentes de la philosophie du vingtième siècle, et même à la critique d’un grand nombre de catégories et de formes de conscience de l’esprit du temps, semblable à celle à laquelle je m’essaie dans la première partie de ce traité. La quatrième raison décisive susceptible d’expliquer cette monographie, c’est que le pragmatisme transcendantal ne se contente pas d’être une théorie influente en dialogue avec un grand nombre d’autres approches : il présente également un degré d’exhaustivité et de cohérence avec lequel seules peu de philosophies actuelles peuvent rivaliser. Si la philosophie a quelque chose à faire avec la fondation, si la question de l’inconditionné, de l’absolu et de l’ultime est le problème philosophique par excellence, celui qui assure à la philosophie une autonomie inaliénable face à toutes les tentatives d’absorption par les sciences particulières, alors le pragmatisme transcendantal peut prétendre être une philosophie au meilleur sens du terme. Beaucoup pourront trouver obsolète la question de la fondation ultime ; cette impression est parfaitement acceptable, mais c’est peut-être justement parce que le pragmatisme transcendantal s’est peu préoccupé des modes qu’il a pu obtenir des résultats substantiels. En outre, Apel – une des rares grandes personnalités philosophiques de notre temps, dont l’objectivité et le sérieux moral exer- cent, je crois, une impression profonde sur toute personne dépourvue de préjugés – a rendu la problématique de la fondation ultime féconde précisément pour la fondation de l’éthique, et ce d’une manière désormais indépassable. En dépit de l’admiration que l’auteur de cette monographie porte au pragmatisme transcendantal, en dépit de sa conviction de l’importance de cette philosophie, et en dépit du fait qu’il n’a pas plus appris d’aucun autre courant de la philosophie actuelle, il doit à vrai dire avouer qu’il ne se considère nullement lui-même comme un représentant du pragmatisme transcendantal. Cette présentation ne fait pas partie de l’« école », contrairement aux écrits de Kuhlmann et de Böhler ; elle se situe en-dehors, même si elle s’essaie à une critique immanente, puisque seule la critique immanente peut réellement convaincre. À vrai dire, le point de vue qui constitue la base de ce traité n’est pas celui de la plupart des critiques, pour qui le pragmatisme transcendantal entreprend trop, fait trop confiance à la raison, a des prétentions exagérées. Il me semble au contraire que le pragmatisme transcendantal est trop formel, et je crois qu’il ne sera à la hauteur de son objectif, le renforcement de la raison dans une période d’irrationalisme et l’accomplissement d’une fondation non traditionnelle de l’éthique à une époque d’autodissolution des Lumières, que s’il ne s’effraie pas devant les contenus matériels et tire des grands systèmes rationalistes de l’Occident plus de leçons qu’il ne l’a fait jusqu’à présent. (Sur ce point de vue, j’ai été particulièrement influencé par Hans Jonas.) En revanche à vrai dire, toute tentative visant à faire revivre la philosophie systématique traditionnelle sera vaine tant qu’elle ne « dépassera » pas le principe autour duquel tourne l’ensemble de la philosophie post-hégélienne, mais que seul le pragmatisme transcendantal a rendu accessible et conceptualisé sous la forme de la philosophie la plus puissante quant à sa fondation – je veux dire le principe de l’intersubjectivité. Ce livre se divise en trois chapitres. Le premier aborde l’arrière-plan historique du pragmatisme transcendantal – la situation spirituelle actuelle tout autant que les sources principales du pragmatisme transcendantal. Le deuxième présente les idées principales de ce dernier, le troisième enfin les soumet à un examen critique. On pourra trouver inhabituel que j’utilise, dans le chapitre introductif qui constitue une sorte d’avant-propos polémique, des arguments qui se rattachent plus à la politique culturelle qu’à la philosophie : j’y indique les conséquences funestes du relativisme – qui entraîne nécessairement une destruction de l’idée de la philosophie –, sans le réfuter dès ce stade par des argu- –7 8– ments théoriques. Mais comme cette réfutation suit – elle constitue le cœur de cet ouvrage –, ce procédé me paraît objectivement légitime. Les réflexions relatives à la politique culturelle n’appartiennent certes pas à la théorie de la fondation, mais elles ont contribué de façon décisive, dans l’histoire de la philosophie, à la diffusion hors des limites de l’université de l’intérêt pour la philosophie. La philosophie est une partie organique d’une culture vivante, et même si sa légitimation ne peut pas procéder de sa situation au sein de la culture, elle a pourtant le droit, et peut-être même le devoir, de réfléchir en même temps cette position qui est la sienne, même s’il est évident que la prétention à la vérité de ses réflexions ne peut qu’être inférieure à celle de ses développements relatifs à la théorie de la fondation. La partie principale de ce livre se base sur un manuscrit que j’ai rédigé en 1984 dans le cadre de mon étude sur « Le système de Hegel » et que j’ai depuis remanié, « Le pragmatisme transcendantal, défi de la philosophie idéaliste ». En outre, le premier chapitre contient, sous une forme très remaniée, une expertise que j’ai rédigée en 1986 pour le Conseil de la Chancellerie Fédérale, « À propos de l’état de la philosophie européenne actuelle, en particulier allemande ». Je remercie le Conseil de la Chancellerie Fédérale de m’avoir autorisé à intégrer cette expertise dans cette monographie. Je remercie particulièrement Karl-Otto Apel, Wolfgang Kuhlmann et Albrecht Wellmer, avec qui j’ai pu, depuis 1983, avoir nombre de dialogues philosophiques souvent controversés, mais toujours objectifs ; mon ami Christoph Jermann, qui a également lu de façon critique ce livre ; ainsi que les étudiants d’Ulm, à qui j’ai présenté ce livre pendant mes cours du semestre d’hiver 1989/1990, ce qui a donné lieu à un grand nombre de compléments. Je remercie la Deutsche Forschungsgemeinschaft de m’avoir généreusement permis de reprendre ma bourse Heisenberg, ce qui m’a permis de terminer correctement cet écrit. La crise écologique actuelle constituant à bien des points de vue l’arrière-plan intellectuel de cet écrit, sans pourtant être thématisée comme problème philosophique propre, je puis signaler qu’au printemps 1990, mes conférences de Moscou « Sur la philosophie de la crise écologique » paraîtront chez le même éditeur. Préface à l’édition française C’est avec une joie particulière que je salue la parution dans une édition française de ce livre qui a connu en Allemagne, en l’espace de sept ans, trois éditions, mais qui n’avait pas encore été traduit dans une langue étrangère – à la différence de l’essai Begründungsfragen des objectiven Idealismus, dont il est né et qui existe aussi en anglais, en italien et en français (ce dernier est paru sous le titre de L’Idéalisme objectif, Paris, Les éditions du Cerf, 2001. Même si cet essai est plus ancien et plus bref, les formalisations de la version que l’on y trouve de la preuve de la fondation ultime par Gregor Damschen et Miriam Orsa m’ont convaincu que c’est elle qui est correcte ; la « correction » de la preuve dans ce livre n’était pas nécessaire, elle constitue même une régression ; les critiques de ce livre devraient donc absolument étudier aussi ce petit essai). Ma joie résulte de ce que la pensée de ce livre diverge sans doute de celle qui détermine actuellement les philosophes français internationalement les plus discutés, mais se trouve pourtant dans une continuité nette avec la pensée transcendantale que le plus grand philosophe français de tous les temps – qui est et reste Descartes – a le mérite immortel d’avoir fondé dans sa forme authentique. (C’est un honneur pour la culture française qu’un des ouvrages précisément les plus importants de la philosophie transcendantale allemande, les Méditations cartésiennes de Husserl, soit paru pour la première fois en français en 1931 et seulement presque vingt ans plus tard en allemand.) Le lien entre le postulat de la clarté d’une pensée consacrée au rationalisme et l’ouverture à la dimension religieuse est peut-être ce qui caractérise au mieux la philosophie française classique, et c’est à ce lien que j’aspire, même si c’est dans le cadre de conditions historiques toutes différentes. Ce qui est nouveau dans la situation historique réelle, c’est la menace extraordinaire que fait peser sur l’humanité le projet de la modernité que Descartes justement a contribué à mettre en route. Et du point de vue de l’histoire des idées, le thème crucial de la philosophie moderne – à la différence de la philosophie propre à la période qui –9 10 – s’étend de Descartes à Hegel – est le problème de l’intersubjectivité, qui domine la cinquième et dernière « Méditation » de Husserl. Penser entièrement ces deux nouveaux défis en se basant sur une philosophie transcendantale relevant du rationalisme et de l’idéalisme objectif constitue l’ambition propre de ce livre, qui dans cette mesure est à la fois antique et contemporain. Une culture comme la culture française précisément, qui a vu dans la critique, depuis l’Aufklärung, une des tâches principales de la philosophie, pourra reconnaître dans la critique sévère du présent qui ouvre l’ouvrage quelque chose qui entretient une affinité avec son esprit, même si l’objet de cette critique diffère de l’objet habituel. Le fait que ce livre, en poursuivant ses ambitions, se réfère à l’œuvre de Karl-Otto Apel plutôt qu’à l’œuvre beaucoup plus connue en France de Jürgen Habermas résulte de ma conviction qu’Apel, en dépit de la supériorité ouverte d’Habermas en ce qui concerne l’ampleur thématique de ses traités, peut revendiquer avoir pensé de part en part de façon plus profonde que son élève, ami et collègue plus important et plus célèbre, l’idéal de fondation transcendantale. Je suis bien conscient du fait que mon ébauche systématique de la troisième partie est une esquisse incomplète ; elle contient également quelques idées que je ne soutiendrais plus aujourd’hui sous cette forme immature. Et alors que j’ai publié entre-temps sous forme exhaustive mes réflexions sur la philosophie pratique (Moral und Politik, München, C.H. Beck, 1997 ; une traduction anglaise paraît, Notre Dame, Notre Dame University Press, 2004), les idées ici esquissées quant à la philosophie théorique ne sont pas disponibles sous une forme définitive. Mais ce livre peut être utile, même s’il s’agit seulement de montrer qu’une activité philosophique est possible, et même pleine de perspectives, quand bien même elle diverge fortement des approches irrationalistes diverses du temps présent – et ne recule pas même devant le concept de l’absolu. Notre Dame, août 2002 Vittorio Hösle