Discours de Madame Marguerite Barankitse

Transcription

Discours de Madame Marguerite Barankitse
Seul le prononcé fait foi
Discours de Madame Marguerite Barankitse, fondatrice de la Maison Shalom
Cérémonie 2011 de remise du Prix de la fondation Chirac pour la prévention des
conflits, jeudi 24 novembre 2011, musée du quai Branly, Paris, France.
Je suis tellement émue, vous m’excuserez. Je voudrais d’abord vous lire les petits
messages des enfants. En fait, grâce à l’internet, les enfants ont regardé et ont su les
hautes personnalités qui seront ici. Alors, bien sûr je ne pourrai pas vous lire tous les
messages, autrement on va rester ici. Mais je ne sais pas comment commencer parce
que vite au téléphone ils m’ont adressé le premier message, que j’ai du traduire depuis le
kirundi. Vous permettrez aussi le langage des enfants. Parce qu’ils n’ont pas dit « M. le
Président », mais ils ont dit « Papa Chirac ».
Ce premier message de « Papa Chirac » vient de Lydia, que vous venez de voir. Elle parle
français, et je vais être fidèle à ce qu’elle m’a dit au téléphone.
« Papa Chirac,
Sûrement que vous êtes grand-père. Je n’ai pas eu de grand père ; mon grand-père, on
l’a assassiné en 1972. Il était hutu mais marié à une tutsie. Ma grand mère, veuve tutsie,
a élevé seule mon papa. Après, Papa a grandi et il est devenu médecin. Il s’est marié à
ma maman Juliette, qui était tutsie. Et voilà, le 24 octobre 1993, quand j’avais à peine
deux ans, on les a assassinés. Papa, on l’a assassiné parce qu’il était hutu ; et les hutus
étaient accusés d’avoir tué dans les villages les tutsis. Et après, on m’a raconté, maman
n’a pas supporté. Elle a donné sa vie pour le mari qu’elle aimait. Mais j’aimerais
tellement, Papa Chirac, dites à tous les politiciens, à tous les dirigeants. Je voudrais être
grand-mère, je voudrais câliner mes petits enfants. Voilà le petit message, d’abord, à
Papa Chirac. »
Le deuxième message vient au Premier Ministre français, il lui est adressé par un enfant
qui est sorti de la rue, le petit Olivier. Voilà ce qu’Olivier vous écrit, M. le Premier Ministre.
« J’ai grandi dans la rue, et grâce à la Maison Shalom, j’ai pu sortir de la rue. Mais je
pense aux plus de dix mille enfants dans les rues de Bujumbura. Pourtant, vous nous
aidez. Pourtant la France nous donne beaucoup d’argent. Mais on ne sait pas où va cet
argent. Je passais tous les jours devant les buildings qu’ont construits nos dirigeants, qui
ne se sont jamais arrêtés pour me prendre. La Maison Shalom m’a pris. Au nom de tous
les enfants restés dans la rue, je voudrais que les autorités françaises comprennent, nous
ne voulons plus que notre pays soit le premier sur la liste des pays les plus corrompus. »
Voilà le message du petit Olivier.
Le troisième message vient de la grande sœur de Lydia, qui s’appelle Lisette. Il vous est
adressé, chère sœur Louise. Lisette écrit du Canada, parce qu’elle a décidé de faire le
droit à Ottawa au Canada. Quand je lui ai demandé pourquoi elle voulait faire le droit,
justement comme sa petite sœur, elle vous dit : « Mais pourquoi l’impunité dans mon
pays ? Je suis fatiguée de ces impunités. » Elle m’a donné, et je ne m’en rappelais plus,
des personnes assassinées et dont on n’a jamais arrêté les meurtriers. Elle se dit mais
pourquoi la Cour Pénale Internationale ne vient pas au Burundi ? Pourquoi on n’arrête
pas ces gens-là ? Voilà ce qu’elle vous écrit.
Seul le prononcé fait foi
« J’ai choisi de faire le droit pour devenir inspectrice de police pour arrêter enfin ces
criminels. Depuis l’indépendance, on a tué le prince Louis Rwagasore en 1961. On n’a
jamais arrêté les vrais coupables. On a tué le Premier Ministre Pierre Ngendandumwe en
1965. On n’a jamais arrêté les vrais coupables. On a tué le Président Ndadaye en 1993.
On n’a jamais arrêté les vrais coupables. On a tué Monsieur le représentant de l’UNICEF
en 1998. On n’a jamais arrêté les coupables. Le représentant de l’OMS : on n’a jamais
arrêté le vrai coupable. Le nonce apostolique en 2003 : on n’a jamais arrêté le vrai
coupable. L’archevêque Monseigneur Ruhuna en 1996 : jamais le coupable. Agnès Duris,
la française : on n’a jamais arrêté les vrais coupables. Ernest Manirumva : jamais arrêté
les vrais coupables. Et aujourd’hui on a coupé la tête de notre chère Léandre mais on n’a
jamais arrêté les vrais coupables. Je suis fatiguée d’appartenir à ce peuple, ce pays qui
est devenu un cimetière. Je suis fatiguée mais il n’y a pas de fatalité. Je suis Lisette, je
vous l’écrit comme votre fille, chère tante Louise. »
Je vais terminer par une lettre d’une petite de quatorze ans qui s’appelle Evelyne. Elle
écrit à son oncle Kofi Annan.
« Cher tonton Kofi Annan,
Je suis née à la prison parce que ma maman était condamnée à perpétuité. J’ai grandi à
la prison. Tout le monde est passé pour distribuer des aides. On m’a donné des
poupées. La prison s’est transformée en crèche pour moi. J’ai grandi, personne ne m’a
fait sortir de cette prison. On m’a violée l’année dernière. Je suis tombée enceinte. J’ai
attrapé le SIDA. Et voilà, je viens de mettre au monde, et la Maison Shalom m’a fait sortir
de cette prison qui était devenue ma maison, ma maternité. Aujourd’hui, mon bébé peut
sortir au dehors. Je vous le dis, cher tonton Kofi Annan, au nom de tous les autres
enfants qui sont en prison injustement, de crier haut et fort pour qu’il n’y ait plus
d’enfants dans les prisons, parce que nous avons le droit d’être à l’extérieur, d’aller à
l’école, de nous faire soigner. »
Après ces petits messages, je n’ai plus d’autre message. Si ce n’est de vous dire que
vous êtes formidables, la Fondation, cher tonton Jacques.
Ces messages des enfants me poussent à m’émerveiller malgré la souffrance. Je
m’émerveille, et je vous le promets, je ne veux pas vous décevoir. Les cent mille que
vous donnez, je vais les multiplier, comme les cinq pains et les deux poissons que Jésus
a multipliés. Pour qu’enfin au Burundi, il n’y ait plus d’orphelins. Nous sommes fatigués.
Nous sommes fatigués de vivre dans l’indifférence. Nous ne voulons plus accueillir des
orphelins. Nous voulons aussi vivre sans tentes de réfugiés à l’intérieur du pays. Sans le
sang qui se verse dans mon pays, même maintenant que je vous parle. Mais, je veux
dire, comme mère Theresa de Calcutta : il vaut mieux allumer une bougie que maudire
les ténèbres. Je vous remercie.
Vous excuserez, avec l’émotion, j’ai oublié le petit message adressé aux Burundais. Vous
mes chers compatriotes, frères et sœurs, qui étiez ici dans la salle, ce message de
l’équipe de la Maison Shalom qui a décidé de mourir sur le champ de bataille vous est
adressé. Chers compatriotes, parmi vous il y a des médecins, des professeurs… il y a
toutes les compétences. En kirundi on dit : "Igihugu c'abibarutse" (Le pays qui vous a mis
au monde) vous attend les bras ouverts ». On n’abandonne jamais sa maman quand elle
souffre. Nous souffrons de vous voir loin. Revenez chers frères et sœurs rebâtir cette
patrie qui vous a donné l’identité. Je vous remercie.
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