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STRATÉGIE ET MANAGEMENT
Identités religieuses dans l’entreprise :
La génération de la globalisation entre
tolérance et responsabilité.
À
l’heure où les identités individuelles rendues incertaines par la globalisation ont tendance
à se regrouper par affinités, par origines (réelles ou fantasmées) et par religions, le monde
du travail devient l’espace privilégié de rencontre d’une diversité d’identités dans leurs
particularismes spirituels, religieux ou philosophiques, rassemblés autour du projet collectif que représente l’entreprise. De la capacité des entreprises à se dépasser et à créer une dynamique des différences de consciences et de convictions, dépend le visage de la société du XXIème siècle. Éthique,
responsabilité, altérité et performance, les quatre cavaliers de cette refondation du monde doivent
apprendre à chevaucher ensemble, ou alors le retour à la Tour de Babel sera inévitable.
RÉVOLUTION SOCIALE ET CULTURELLE
Nous vivons sans doute la révolution sociale et
culturelle la plus importante depuis l’invention de
l’agriculture. La globalisation des cultures, la déterritorialisation des religions, la rencontre inédite
entre des traditions jadis attachées à une terre et
désormais libres comme l’air, l’interaction permanente entre les offres spirituelles, autant de circonstances qui bouleversent l’archaïque échelle
des différences, organisée sur les stéréotypes et
non sur la singularité des personnes.
Chacun aujourd’hui peut se considérer citoyen du
monde et revendiquer en même temps le droit à
une sphère personnelle, à l’appartenance à une
communauté, voire à une tribu.
La « génération de la globalisation » se trouve ainsi
face à la rencontre inédite d’une diversité d’identités s’exprimant dans un espace partagé, avec
l’obligation d’inventer un nouveau rapport à l’altérité. Les entreprises se trouvent les responsables,
au jour le jour, de la cohabitation équitable des différences inhérentes à l’humanité, de traditions, de
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philosophies, de religions et de leurs projections
sociales.
Il n’est certes pas question de chercher l’effacement des différences culturelles et religieuses,
mais bien de parvenir à leur harmonisation (et non
à leur juxtaposition) dans un système de pensée
démocratique et d’inspiration laïque. En fait, il
s’agit pour l’entreprise de parvenir à ne pas subir
cette mutation inédite et irréversible de nos sociétés, mais à trouver les moyens d’en faire une opportunité d’humanisation et de dynamique
sociale.
celle d’origine (3). En France, presque un mariage
sur trois est mixte. Un majeur sur cinq compte un
parent étranger (4). Sans négliger l’impact des
échanges touristiques. Le nombre d’entrées de
touristes internationaux ne cesse en effet d’augmenter, passant de 25 millions en 1950 à 984 millions en 2011 dont 81,4 millions en France (5). Le
brassage culturel et religieux qui accompagne la
mondialisation est une richesse qu’il faut apprendre à gérer.
LA RENCONTRE DES HORIZONS
CULTURELS
Les multinationales étaient 7000 en 1980. Trente
ans plus tard, elles sont 78 400 (1). Selon une étude
du cabinet PwC, d’ici 2020, la mobilité internationale devrait augmenter de 50% contre 25% sur les
dix dernières années. Les cultures se mondialisent
en même temps que le travail. L’entreprise devenue l’ultime espace de rencontre des différences
culturelles et religieuses, sa responsabilité est immense. De sa gestion d’attentes individuelles motivées par des traditions religieuses dépend le type
de société qui sera laissé aux futures générations.
Certes, la diversité des cultures est trop souvent
agitée comme une menace pour sa propre identité.
Pourtant, c’est l’absence de diversité qui est fatale
à une identité. Tout groupe humain se différencie
et se construit au contact d’autrui, constatait
Claude Lévi-Strauss. L’absence de diversité sonnerait le glas de toute démocratie. Notons d’ailleurs que selon une étude de Pew Forum plus de
70% de la population mondiale vit dans des pays
où les États ou d’autres groupes sociaux restreignent considérablement la liberté de religion des
individus (autres que celles inhérentes au territoire) (2). Ce qui pose la question aux démocraties
- où les citoyens font eux-mêmes les lois et non les
traditions- des conditions d’une cohabitation
équitable des différences culturelles dans un espace partagé.
COMPRENDRE ET GÉRER LA
« GÉNÉRATION DE LA GLOBALISATION »
« Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres. » écrivait Hannah
Arendt. Cela n’a sans doute jamais été aussi vrai.
En une année, plus de 215 millions de personnes
vivent durablement sur une terre qui n’est pas
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Le défi lancé aux entreprises et à leurs managers
évolue entre le respect de la liberté de religion, de
conscience et de culte et les critères de restriction
de cette même liberté.
L’entreprise a, à la fois, la responsabilité de rassurer les identités individuelles fragilisées par la globalisation, et l’obligation de préserver la cohésion
sociale essentielle à la réussite d’un projet collectif.
Le management de la diversité, c’est créer les
conditions d’une dynamique de ces différences
dans une logique de performance sociale et économique. Il faut d’un côté garantir le droit à l’intimité, c’est-à-dire le droit à l’indifférence, et de
l’autre côté reconnaître chacun comme étant l’élément d’un tout.
Se posent alors de nouvelles questions :
Comment respecter les attentes individuelles sans créer des situations d’inégalités, menacer la cohérence de la mission de l’entreprise,
son bon fonctionnement et sa performance, et
maintenir la cohésion de ses équipes ?
Qui peut décider de la pertinence d’une
attente culturelle, d’un rite ou d’une tradition ?
Comment respecter le droit universel de
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sa mise en pratique et son impact sur
les individus et sur la société en général. La philosophie grecque définit
d’ailleurs sous le terme de Praxis : Un
Huit personnes sur dix dans le
ensemble d’activités humaines matémonde s’identifient à un groupe rerielles et intellectuelles codifiées susligieux. Les demandes d’ordre reliceptibles de transformer les réalités
sociales et/ou de modifier le milieu
gieux deviendront problématiques
naturel. C’est dans ce contexte social
dans un avenir proche pour 41%
que peuvent apparaître des zones de
des managers ...»
friction entre cultures et traditions. Des
conscience et de culte sans se rendre complice de
espaces de rupture qui peuvent néanmoins devesituations d’exclusion ou d’auto-exclusion ?
nir des zones de rencontre et de cohésion sociale.
Jusqu’où une entreprise peut-elle aller
pour favoriser l’épanouissement d’une diversité
LES ZONES DE FRICTION CULTURELLE
culturelle et religieuse sans pour autant provoquer
des effets pervers en contradiction avec son intenDans une société ouverte, le fait que 84 % de la potion première ?
pulation mondiale se réclame d’une religion a une
Jusqu’où un salarié peut-il aller dans sa
incidence directe sur l’appréhension des diffévolonté d’appliquer une déclinaison de pratiques
rences et la perception de sa propre identité (6).
d’inspiration religieuse sur son lieu de travail ?
Huit personnes sur dix dans le monde s’identifient
Comment faire des choix sans discriminer,
à un groupe religieux. Selon l’étude « Diversités et
alors que personne n’est tenu d’abandonner ses
PME » (7) quatre personnes sur cinq associent la
bagages spirituels à la frontière, un droit de
notion de diversité à celle de diversité culturelle
conscience universel et fondamental pour toutes
(Regroupant différents aspects particuliers de la
les démocraties éthiques ?
« culture » dont, la religion, l’appartenance ethnique, la langue parlée ou encore la nationalité).
Le défi lancé aux entreprises ne pose pas la quesUne étude de l’institut Randstad avance que les
tion de la gestion des religions mais celle de la coquestions liées au fait religieux influenceraient les
habitation équitable d’une diversité d’attentes
managers dans leur façon de manager dans 42%
culturelles, de traditions et de cultes dans une sodes cas, et 41% d’entre eux penseraient que les deciété pluriculturelle et d’inspiration laïque. Un défi
mandes d’ordre religieux deviendront problémaqui ne peut être relevé avec les outils de pensée du
tiques dans un avenir proche. Une perception qui
siècle dernier, mais en hiérarchisant les principes
exprime l’hésitation des managers à accommoder,
fondamentaux et les priorités éthiques. Le principe
accompagner, décliner ou parfois à anticiper les
de « diversité » né du mariage de la globalisation
demandes d’inspiration religieuses de salariés.
et des idéaux démocratiques, enrichit la société et
le monde des entreprises, mais pose la question
En fait, la meilleure politique religieuse pour une
d’une relation équitable entre les multiples partientreprise étant de n’en avoir aucune, il ne peut
cularités.
s’agir pour une l’entreprise de gérer le religieux,
La rencontre d’une diversité d’identités crée inéde déconstruire ou de favoriser des religions ou
vitablement des espaces de friction.
Il ne s’agit pas d’inventer un consensus entre plusieurs configurations identitaires, mais de privilégier ce qui rassemble sur ce qui paraît séparer,
pour construire une identité collective définie autour d’un point d’équilibre entre les identités individuelles et les identités collectives.
«
Notons qu’il n’existe pas de définition juridique
de la religion.
Une religion est d’abord une organisation sociale
rassemblant des individus autour de croyances
partagées. Ce n’est donc pas la foi d’une personne
qu’une entreprise doit gérer, mais la visibilité de
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des traditions mais d’en traduire les attentes individuelles en langage démocratique.
De la tolérance ou de la reconnaissance, quelle attitude privilégier ? De la liberté ou de l’égalité,
quel principe premier doit présider aux arbitrages
en matière de culte et de traditions ?
Est-il nécessaire de préciser qu’aucune conviction
religieuse ne peut justifier un acte de discrimination ?
Un psychothérapeute qui refusait de prodiguer
des conseils aux couples homosexuels, argumentait que selon sa foi chrétienne les relations homosexuelles seraient contraires à la loi divine et que
tout acte impliquant une reconnaissance de l’homosexualité était incompatible avec ses convictions. Licencié sans préavis pour faute grave, le
salarié saisit en vain la CEDH qui a estimé que
« l’obligation est faite aux employés d’éviter tout
comportement discriminatoire à l’égard d’autrui ». Une décision qu’il paraît utile de rapprocher
de la pratique répandue d’hommes qui refusent
de serrer la main de collègues féminines, voire de
leur supérieure, sous prétexte de leur conviction
religieuse. Ce serait par respect, avancent certains.
En fait, il s’agit de l’écho de traditions aujourd’hui
inacceptables. Ce patriarcat archaïque prétend que
les femmes seraient porteuses de pollution, dues
notamment à leurs menstruations. Pour éviter
cette contamination, hors de question donc de
toucher une femme qui pourrait se révéler « impure ». Il ne s’agit pas d’un code social, comme
cela pourrait l’être au Japon, où le salut est accompli par une inclinaison du buste sans distinction
de sexe. Il s’agit bien de discrimination. Accepterions-nous qu’une personne dans l’entreprise (ou
ailleurs d’ailleurs) refuse de serrer la main d’un
collègue homosexuel ou d’un autre de confession
juive ?
Pourquoi l’accepter quand il s’agit d’une femme ?
Un tribunal de La Haye a justement estimé que le
refus d’un homme de serrer la main des femmes
était «inacceptable» et témoignait du refus d’ac-
«
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L’obligation est faite aux employés
d’éviter tout comportement discriminatoire à l’égard d’autrui ...»
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cepter l’égalité entre les hommes
et les femmes (8). Cette pratique
en discriminant les femmes, fragilise l’arsenal démocratique
destiné à garantir l’égalité en général.
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FAUT-IL MORCELER LE TEMPS COLLECTIF ?
Des responsables de l’ANDRH ont proposé en juin
2012 de « neutraliser » trois jours fériés « d'origine
chrétienne » la Pentecôte, l'Ascension et le 15 août,
jour de l'assomption en les transformant en trois
jours non travaillés ouverts aux salariés désirant
célébrer des fêtes non chrétiennes. En fait, aucune
autorité religieuse n’avait initié une telle possibilité. Cette initiative (sans concertation) a l’effet pervers de susciter un sentiment de concurrence
entre religions, et de donner l’impression qu’une
religion (le catholicisme) reculerait au profit notamment de l’islam.
Jusqu’où pourrait aller le morcellement du temps
collectif ? D’autant que le calendrier de l’islam
étant lunaire, les dates changent chaque année.
Quid aussi des protestants, des bouddhistes, des
hindouistes, des juifs et des sikhs qui auraient
donc eux aussi droit à un morceau « officiel » du
temps collectif ? Quid aussi des catholiques qui
souhaiteraient célébrer aussi la Fête-Dieu (60 jours
après Pâques) qui ne se trouve pas au calendrier
coutumier ? Quid des salariés athées ou non pratiquants ?
Le temps collectif fait donc l’objet de nombreux
débats. Le Conseil Économique, Social et Environnemental rappelle à juste titre dans son rapport de
novembre 2013 que le salarié n’a pas à motiver sa
demande de congés et l’employeur, n’a pas à
connaître le motif de l’absence (9). Le droit à l’indifférence, le droit à l’intimité aussi, favorise un
management équitable des demandes d’absences.
Il est essentiel qu’un temps collectif soit le temps
de référence dans l’entreprise. Les adaptations aux
divers calendriers religieux en présence ne peuvent se faire que sur la base de demandes individuelles et non motivées. C’est la garantie d’une
décision non discriminatoire et de la reconnaissance de la singularité d’un individu.
FAUT-IL PRIVATISER L’ESPACE COLLECTIF?
Est-il pertinent de privatiser une partie de l’espace
collectif de l’entreprise au nom d’une tradition
sans devoir le faire au nom d’une autre, voire de
dizaines d’autres traditions ? Cette fragmentation
à l’infini de l’espace collectif est-elle possible ou
même pertinente ? Sans doute pas. L’Entreprise
n’a pas vocation à être un lieu de pratique religieuse. Rien ne l’oblige à adapter son espace à diverses pratiques religieuses, philosophiques ou
sportives. Néanmoins, si l’entreprise en a la pos-
sibilité, la création d’un espace de « ressourcement » peut parfois contribuer au bien-être de ses
salariés. A condition que l’espace soit ouvert,
mixte, accessible à tous, où celles et ceux, qui le
souhaiteraient, pourraient méditer, prier ou faire
la sieste.
SIGNES RELIGIEUX ET PHILOSOPHIQUES
Le voile, la barbe, mais aussi des piercings, des tatouages visibles, des croix, des étoiles, des kippas,
des turbans, nous portons tous des signes religieux parfois sans le savoir… Certains symboliques n’ont d’autre effet que d’exprimer une
communauté de pensée sans rechercher un effet
sur leur environnement. Et ne provoque généralement pas de réaction. D’autres ont vocation à modifier leur environnement pour altérer le rapport
à l’Autre et rendre l’espace conforme à ses propres
exigences religieuses. Ils provoquent parfois des
changements d’attitude. Comment mesurer l’intention d’un signe religieux sans faire preuve d’a
priori voire de discrimination ? Sur quels critères
décider de la légitimité d’une apparence? Aujourd’hui l’entreprise privée peut restreindre la liberté garantie par l’article 9 de la Convention
européenne des Droits de l’Homme « de manifester sa religion en public ou en privé, par le culte,
les pratiques et l'accomplissement des rites ». Cette
restriction n’est possible que dans des conditions
précises, notamment : L’interdiction du prosélytisme, la protection de l’hygiène et de la sécurité,
la bonne marche de l’entreprise, la mission confiée
au salarié et l’atteinte à l’ordre public.
La Cours Européenne des Droits de l’Homme a récemment précisé que des restrictions à la liberté
de manifester ses convictions religieuses sur le lieu
de travail peuvent être justifiées même lorsque le
droit interne ne prévoit pas expressément cette
possibilité (10). Par exemple, l’interdiction, pour
une infirmière étant en contact direct avec les patients, de porter un pendentif religieux pour des
impératifs de santé, constitue une restriction légitime à la liberté religieuse. A l’inverse, ne constitue
pas une restriction légitime le fait d’interdire à une
hôtesse de l’air de porter un crucifix afin de préserver l’image de la compagnie aérienne, dès lors
que le port de foulards religieux avait été autorisé
pour d’autres employées.
La législation sur le port de signes religieux dans
les entreprises privées nécessite encore d’être clarifiée. Le Haut Commissariat à l’Intégration avait
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d’ailleurs publié deux avis en 2010 recommandant
d’ « insérer dans le code du travail un article pour
que les entreprises puissent intégrer dans leur règlement intérieur des dispositions relatives aux tenues vestimentaires et au port de signes religieux
pour des impératifs tenants à la sécurité, au
contact avec la clientèle ou à la paix sociale interne » (11).
Notons néanmoins que la réalité des débats autour
du port de signes religieux revient inévitablement
au port du voile de tradition musulmane dans
l’entreprise. Un débat à la fois interne à l’Islam et
autour du principe constitutionnel en France
d’égalité femme/homme. Le voile des femmes est
ainsi devenue l’équivalent du rideau de fer du
temps de la guerre froide qui jadis séparait le capitalisme du communisme. Aujourd’hui le voile
des femmes (déjà un débat au 1er siècle dans l’Épître aux Corinthiens de Saint Paul (12)) symbolise
une frontière entre des états laïques ou séculiers et
des théocraties ou des états revendiquant une religion officielle.
VERS UNE NOUVELLE ÉTHIQUE
POUR L’ENTREPRISE
Certes, temps collectif et calendriers religieux, demandes d’espaces de prières, port de signes religieux, demandes d’une alimentation conforme à
une croyance, ces diverses demandes peuvent être
gérées équitablement par un management responsable. Néanmoins, la radicalisation d’une pratique
religieuse sur le lieu de travail a tendance à entraver la neutralité des salariés. L’identité de l’un se
définissant par le regard de l’autre, une pratique
visible chez l’un suscite un désir équivalent de visibilité chez l’autre.
ALIMENTATION SACRÉE ET RESTAURATION
COLLECTIVE
Les frontières alimentaires définissent le territoire
social et spirituel d’une communauté. Utilisée au
cours de l’histoire comme frontière intérieure, l’alimentation sacrée permet à un individu d’être reconnu à l’intérieur de son groupe et de maintenir
« l’Autre » à l’extérieur de ce même groupe. Un
système d’interdits et d’obligations alimentaires
permet à un groupe de ne pas se dissoudre dans
un autre plus large. Offrir une alimentation sacrée
dans le cadre de la restauration collective peut
avoir l’effet pervers d’une séparation des uns avec
les autres sur la base de leur alimentation et de
participer ainsi à un processus de discrimination.
L’offre d’une alimentation sacrée met en place une
dynamique de prosélytisme passif puisque certains peuvent se trouver alors dans l’obligation de
dévoiler leur niveau de pratique et éventuellement
tenus de s’adapter aux pratiques rendues dès lors
possibles. La restauration collective se doit d’offrir
un choix alimentaire suffisant afin que personne
n’ait à transgresser ses convictions profondes, et
aussi que chacun puisse trouver une alimentation
adaptée aux exigences particulières, végétarisme,
allergie, régime etc. Néanmoins, il n’y a aucune
obligation pour l’entreprise à fournir une alimentation portant l’autorisation d’une instance religieuse.
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Pour éviter que ne s’élèvent des murs de verre à
travers lesquels chacun dans son identité, peut
voir l’autre mais ne pas le rencontrer, le management d’une diversité culturelle et religieuse
doit désormais obéir d’abord à des principes
éthiques :
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Privilégier l’égalité sur la liberté.
Respecter et faire respecter le principe fondamental d’égalité entre femmes et hommes.
Éviter un management par catégories,
mais privilégier la singularité des personnes.
Ne pas accompagner le séparatisme culturel.
Ne pas accepter de pratiques discriminatoires même au nom de traditions religieuses.
Ne pas attribuer à un individu un droit
dont la réception lui serait à terme défavorable.
(7) « Diversité et PME : Perceptions et pratiques » Étude
Opcalia, Institut des Sciences de la Diversité avec la
chaire Management & Diversité de l’université ParisDauphine, 2013.
(8) Municipalité de Rotterdam contre Mohammed
Enait, Tribunal de La Haye, 10 avril 2012.
(9) Les avis du CESE, Le fait religieux dans l’entreprise,
Édith Arnoult-Brill, Gabrielle Simon, 2013, Éditions des
Journaux officiels.
(10) CEDH, 15 janvier 2013, nos 48420/10, 59842/10,
36516/10.
(11) Avis HCI 1er sept. 2011.
(12) Première Épître aux Corinthiens, 11 : 2-16.
LE PARADOXE DE LA TOLÉRANCE
Ne croyons pas un instant que notre engagement
à harmoniser les identités dans leurs différences,
leurs traditions et leurs visions sociales relève
d’une quête spontanée de justice. Il s’agit d’avantage d’un contrat émotionnel. Chacun se projetant
avec générosité dans la situation des autres, arbore
en effet un principe de tolérance bien pratique
mais à l’effet paradoxal. Du latin tolerare « supporter », tolérer c’est attribuer à « l’autre » un droit
précaire à transgresser. « Ce n’est pas la tolérance
que je réclame, c’est la liberté » exigeait Rabaud
Saint Etienne en 1789 lors du débat sur le projet de
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Goethe estimait que « tolérer c’est insulter ».
Gandhi disait ne pas aimer le mot tolérance. En
fait, tolérer, c’est accepter pour « l’autre » ce que
l’on n’accepterait pas pour soi même. Le principe
de tolérance ne peut être un principe de management. C’est un évitement, non une reconnaissance,
et en renforçant les stéréotypes, perpétue des critères de différenciation qui se révèlent rassurants
pour sa propre identité, mais enferme « l’autre »
dans sa différence. Exit alors l’obligation de responsabilité, l’accommodement de confort empêchant la reconnaissance de l’autre comme un autre
soi-même.
Patrick Banon, Écrivain, essayiste, spécialisé en
Sciences religieuses et systèmes de pensée (EPHE),
chercheur associé à la Chaire Management & Diversité de l’Université Paris-Dauphine, Directeur
de l’Institut des Sciences de la Diversité, Patrick
Banon intervient auprès d’entreprises dans le domaine de la diversité culturelle et religieuse.
Son récent ouvrage, « Réinventons les Diversités, Pour
un management éthique des différences » est paru aux
Éditions First (voir page 60).
(1) Source : La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), chiffres 2010.
(2) Pew Forum, Global Restrictions on Religion, 2009.
(3) United Nations, Department of Economic and Social
Affairs, Population Division (2009). Trends in International Migrant Stock: The 2008 Revision (United Nations database, POP/DB/MIG/Stock/Rev.2008).
(4) Sources Sondage IFOP-La Vie, 2010.
(5) Chiffres clés du tourisme en 2011, Direction générale
de la compétitivité de l’industrie et des services,
DGCIS.
(6) « Global Religious Landscape 2010 », Pew Research
Center’s Religion & Public life Project.
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