Honni soit qui mal y pense

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Honni soit qui mal y pense
HONNI SOIT QUI MAL Y PENSE
La loi 101 a mauvaise presse. Honnie au Canada anglais, elle a même été
comparée aux lois de Nuremberg. Le docteur Laurin a connu le désagréable privilège
d’être comparé à l’infâme docteur Goebbels. Quel mépris des droits fondamentaux !
Comment une telle loi a-t-elle pu être adoptée dans un pays ayant une si haute tradition
d’acceptation des différences et du respect des droits de chacun ? La Cour suprême,
conscience morale et judiciaire du Canada, a dû intervenir à plusieurs reprises pour en
juguler les effets les plus néfastes. Jamais un peuple civilisé n’était allé aussi loin, n’était
descendu aussi bas, dans la répression de la liberté d’expression et de parole
depuis…1362.
Le mercredi 29 septembre 1362, la Guilde des marchands de Londres présente, à
l’ouverture de la session d’automne du Parlement de Westminster, une étonnante pétition
requérant que la langue anglaise soit substituée à la langue française au titre de langue
des tribunaux. Au soutien de leur demande, les marchands allèguent, entre autres, les
«grantz maulx & mischiefs qi sont advenuz a plusours du Royaulme de ce qe les leyes,
custumes & estatutz du dit Royaulme ne sont pas connuz communement en mesme le
Royaulme, par cause qils sont pledez, monstrez & juggez en la lange Franceise qi est trop
desconnue en dit Royaulme»1. La requête crée toutefois du remous à Westminster. Les
légistes sont d’avis qu’un tel bouleversement n’est pas réalisable et les lords craignent
qu’un isolement linguistique de l’Angleterre ne devienne préjudiciable à leurs rapports
soutenus avec l’aristocratie européenne. Mais la cassette du roi est à sec.
Le 13 octobre suivant, le roi Édouard III, qui tire désormais la plus grande part de
ses revenus des taxes sur le commerce, donne une réponse favorable à la pétition qui
vient d’être votée par son Parlement : «La peticion est resonnable & le Roi avisera a ce
qel produise son effet». Il s’agit là du premier cas connu d’une langue expressément
imposée par la volonté du législateur. Personne n’a pourtant jamais soufflé mot qu’il
pouvait s’agir là d’un geste infâme, choquant, ignoble. En tout cas, pas au Canada.
Afin de comprendre la portée de cette loi dans son cadre juridique, il est important
de retenir que, dans le système juridique anglais, le «droit coutumier» pose les règles ou
principes généraux, et que les «statuts» du Parlement établissent des distinctions, des
dérogations ou des règles nouvelles. Ainsi, l’usage de la langue anglaise est devenu légal
devant les tribunaux anglais en vertu d’un «statut» –c’est-à-dire d’une loi du Parlement–
qui dérogeait expressément à une règle séculaire de «droit coutumier». Cette particularité
du système juridique de l’Angleterre doit être prise en compte lorsqu’il s’agit de
comprendre les fondements légaux des intérêts et revendications linguistiques au Canada.
En matière de droit colonial, le principe de réception et d’application des lois de la
mère patrie est le suivant : les règles de «droit coutumier» s’appliquent de façon
générale, alors que, sauf exception, c’est tout le contraire pour celles d’origine
«statutaire» du fait qu’elles dérogent à des règles du droit coutumier2. L’autorisation
d’utiliser la langue anglaise devant les tribunaux anglais nous en fournit un bon exemple.
Ainsi, pour des raisons de juste représentation des justiciables devant les tribunaux du roi,
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le «statut de Westminster» de 1362 a substitué l’usage de l’anglais au français afin de
mettre un terme aux «grantz maulx & mischiefs advenuz a plusours du fait qe la lange
Franceise estait trop desconnue en dit Royaulme». Dans ce cas, les motifs précis de la
dérogation à la règle de droit coutumier ont même été intégrés au libellé de la loi : «la
lange Franceise estait trop desconnue». Donc, n’eussent été les difficultés découlant de
cette «desconnaissance» du français chez les justiciables anglais, la langue française
aurait pu demeurer encore longtemps la langue du droit et des tribunaux en Angleterre en
vertu de la coutume, communément appelée «common law» par la suite.
Lorsque le Canada est devenu colonie de Sa Majesté britannique, une partie de la
«common law», et non le droit «statutaire», a été mise en vigueur à la suite de l’adoption
de la Proclamation royale du 7 octobre 1763. La mesure a d’ailleurs provoqué un tel
chaos dans la province que lord Mansfield3, juge en chef de l’Angleterre, premier
informé de la situation et alarmé à l’idée que le gouvernement aurait changé en douce et
inopinément les lois et coutumes du Canada, s’est adressé expressément au premier
ministre Grenville pour lui demander d’ouvrir sans délai une enquête sur la question. En
juin 1774, à la suite de nombreux avis, rapports et travaux préparatoires sur la
constitution du Canada, le Parlement de Westminster rétablissait la situation en adoptant
l’Acte de Québec. À l’exception du droit criminel et des lois ecclésiastiques, les lois et
coutumes du Canada étaient reconduites dans leur intégralité. Des interprétations
«révisionnistes et réductionnistes» prétendront par la suite qu’il ne s’agissait que des lois
civiles régulant les affaires privées des Canadiens, mais cette hypothèse n’a même jamais
été envisagée par les lords et juristes qui ont préparé et rédigé le projet de loi. À cette
époque, les juristes anglais considéraient que tout le droit était public. La division entre
droit privé et droit public était pour eux une idée aberrante.
Bien que la Proclamation royale n’ait pas introduit le droit «statutaire» anglais
dans la colonie, l’Acte de Québec a eu le mérite d’écarter tout doute en ce sens et de
confirmer, par la reconduction des anciennes lois et coutumes du pays, la place du
français au titre de langue officielle du Canada, ainsi qu’il en allait depuis l’Ordonnance
du 24 février 1663. Bien entendu, les immigrants britanniques vont prétendre le contraire,
mais le vieux principe juridique qui établit qu’il n’y a «pas de droit sans loi» s’applique
également à eux. Le «statut de Westminster» de 1362 qui avait fait de l’anglais la langue
des tribunaux en Angleterre n’a jamais été reçu et mis en vigueur au Canada. Plus encore,
personne ne pouvait logiquement prétendre que «la lange franceise était trop desconnue»
au Canada. Qu’en est-il alors des «droits» de la langue anglaise au Canada ? Les
immigrants britanniques ont toujours pris pour acquis que la question ne se posait même
pas. La «conquête» avait réponse à tout. Faut-il s’en surprendre ? Même à la Cour
suprême, il y a encore quelques juges alpha qui surfent joyeusement sur ce genre de
postulat. Mais, s’il a fallu une loi expresse et explicite du Parlement de Westminster pour
substituer l’anglais au français en Angleterre, pourquoi en aurait-il fallu moins pour le
Canada ? L’introduction de la langue anglaise au Canada est donc un «fait» qui relève de
la sociologie coloniale, et non une conséquence de la loi.
Dans un important jugement faisant le point en matière de droit colonial, lord
Mansfield avait statué que les lois et coutumes en vigueur dans une colonie
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s’appliquaient de manière identique à tous ceux qui y résidaient, et ce, de façon aussi
complète et certaine que les lois et coutumes de l’Angleterre s’appliquaient à tous ceux
qui y résidaient. «An Englishman in Minorca or the Isle of Man, or the plantations, has
no distinct right from the natives while he continues there»4.
Les immigrants britanniques au Canada n’ont donc pu apporter, dans leurs
bagages, les lois et coutumes de l’Angleterre, et ce, même en matière de langue 5. En
1867, toutefois, l’article 133 de la Loi constitutionnelle garantira à cette communauté
culturelle des privilèges linguistiques en matière de justice et de législation. Puis, en
1969, la Loi sur les langues officielles fera de l’anglais la deuxième langue officielle du
Canada, au même titre que le «langage maternel françois» depuis plus de trois siècles.
Il appartient à ceux qui prétendent à des «droits historiques» d’alléguer et de
démontrer l’existence de «lois historiques». Quant au «droit de conquête», il s’agit d’un
mythe propre à la sociologie coloniale qui n’a rien à voir avec les lois et coutumes de
l’Angleterre ni avec celles du Canada. Les mythes relèvent de la sociologie, et les droits
de la loi.
CHRISTIAN NÉRON
L’auteur est avocat, membre
du Barreau du Québec,
diplômé en Histoire et en
Psychopédagogie, auteur de
plusieurs articles et essais
sur l’histoire des
institutions.
Références :
1
Edw. III., Stat. 1, c. 15, in The Statutes of the Realm, printed by command of King George the Third,
Dawsons of Pall Mall, London.
2
William Blackstone, Commentaries on the Laws of England, vol. I, Oxford, Clarendon Press, 1765, à la
page 105.
3
Lord Mansfield est considéré comme le plus grand juriste du XVIIIème siècle, et l’une des figures
marquantes de l’histoire juridique de l’Angleterre.
4
Campbell v. Hall (1774) 20 State Trials, à la page 323.
5
Sir Henry Cavendish, Debates of the House of Commons in the Year 1774, on the Bill for the government
of the Province of Quebec, London, Ridgway, Piccadilly, 1839.
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