Dernier combat pour « monstres sacrés » - Théâtre de Saint-Malo

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Dernier combat pour « monstres sacrés » - Théâtre de Saint-Malo
Date : 21 JAN 16
Journaliste : Didier Méreuze
Pays : France
Périodicité : Quotidien
OJD : 93149
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Dernier combat
pour « monstres sacrés »
Wladimir Yordanoffet Dominique Valadié. Dunnara Meas
__ Subtilement dirigés
par Alain Françon,
deux comédiens « bêtes
de scène » redonnent chair
au couple mythique
du drame américain
d'Edward Albee.
aux mots qui résonnent,
forts, directs, crus, la
mise en scène privilégie,
comme il se doit, cette folle
gigantomachie entre
deux héros « monstres ».
Qui a peur de Virginia Woolf?
d'Edward Albee
Théâtre de l'Œuvre, à Paris
l'université de New Carthage, en
Nouvelle-Angleterre ; elle était son
épouse hystérique, par ailleurs fille
de son « patron », le doyen de ladite université. Perclus de douleurs
et de rancœurs, ils réglaient leurs
comptes, tout au long d'une nuit
de beuverie, entraînant un jeune
couple d'invités à leur suite.
Réalisé en 1966, le film connut un
triomphe, au point de faire oublier à
beaucoup que Qui apeurde Virginia
Woolf? est d'abord une pièce, écrite
quatre ans plus tôt par l'un des nouveaux maîtres du théâtre américain
de l'époque: Edward Albee, l'auteur,
entre autres, de Zoo Story.
Énigmatique, le titre lui a été
inspire par un graffiti découvert
« Qui a peur de Virginia Woolf?».
À peine la question posée reviennent à la mémoire les images de
Richard Burton et de Liz Taylor, couple tonitruant au cinéma
comme dans la vie, se livrant à un
impitoyable combat de fauves sur
grand écran en noir et blanc. Il interprétait un enseignant raté, attaché au département d'histoire de
Adossée sur une nouvelle
traduction de Daniel Loayza
Tous droits réservés à l'éditeur
OEUVRE 9502076400506
Date : 21 JAN 16
Journaliste : Didier Méreuze
Pays : France
Périodicité : Quotidien
OJD : 93149
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sur le miroir d'un bar en sous-sol,
à Greenwich Village. Parodie des
Trois Petits Cochons de Disney, il
exprime la peur de voir bondir le
loup de la réalité qui vous dévorera.
Ou, plus précisément, celle « de
vivre sans illusions trompeuses »,
pour reprendre Alain Françon qui
met en scène ce drame, à son tour.
Autant l'avouer: le texte a vieilli.
La psychologie et la psychanalyse
des années 1960 aussi. Cependant,
la critique sans complaisance de
l'Amérique a conserve toute sa
force. Albee dépeint une société
libérale et bourgeoise, sûre d'ellemême et de ses valeurs, engoncée dans un conformisme béat,
sans comprendre qu'une jeunesse
« hippie » s'apprête à la contester
et à manifester au cri de « Paix au
Vietnam ».
La mise en scène d'Alain Françon
s'en fait évidemment l'écho. Mais
sans appuyer. Adossée sur une nouvelle traduction de Daniel Loayza
aux mots qui résonnent, forts, directs, crus, reprenant les corrections apportées par Albee lui-même
en 2005, elle privilégie, comme il
se doit, cette folle gigantomachie
entre deux héros « monstres ». Pour
les interpréter, il a réuni deux comédiens magnifiques, qui se révèlent « bêtes de scène » : Wladimir
Yordanoff et Dominique Valadié.
Dans un sobre décor d'intérieur
avec grand escalier se perdant dans
les cintres, imaginé par Jacques Gabel et délicatement éclaire par Joël
Hourbeigt, Wladimir Yordanoff
est George, l'enseignant aux rêves
Tous droits réservés à l'éditeur
d'écrivain avortés, dominé et humilié par son épouse, méprisé par son
beau-père. Dominique Valadié est
Martha, cette épouse hystérique,
toutes griffes dehors, ne reculant
devant rien pour se venger de ce
mari qui l'a déçue, jusqu'à coucher
avec un autre, sous ses yeux.
Dirigés d'une main sûre, tout
en tension, rigueur et retenue par
Alain Françon, ils sont grandioses.
Lui, moins faible qu'il ne le laisse
paraître. Elle, plus fragile qu'elle
ne semble l'être. Tous deux liés par
la fiction d'un fils jamais enfanté,
mais dont il parle comme s'il était
vivant, le voyant grandir, fêtant ses
anniversaires. Tous deux éperdus
et perdus, noyant dans l'alcool
leur vie d'échecs et de frustrations,
d'ennui et de désillusions, leur impuissance à être, leur incapacité à
s'aimer autrement qu'en se torturant, en s'entre-déchirant dans un
corps à corps, cœur à cœur sans
issue.
À leurs côtés, Pierre-François
Garel et Julia Faure forment le
couple des jeunes invités, aux
apparences trop lisses pour ne
pas masquer d'inavouables désirs, de coupables vérités. Déjà
condamnés, sans le savoir encore, à exorciser les « illusions
trompeuses » dans une infernale
danse de mort. À l'égal de George
et Martha.
Didier Méreuze
Éd. Actes Sud-Papiers, 176p., 20 €. À lire
aussi : Alain Françon, La voie des textes,
par Odile Quirot. Actes Sud, 2015,192p.,
17 €.
OEUVRE 9502076400506