texte de Hegel TL

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texte de Hegel TL
Corrigé du bac blanc N°1 (TL)
Sujet 3 Explication de texte
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Habituellement nous nommons « vérité » l’accord d’un ob-jet avec notre représentation. Nous
avons dans ce cas comme présupposition un ob-jet auquel la représentation que nous en avons doit être
conforme. Dans un sens plus juste et plus profond, par contre, vérité signifie l’accord d’un contenu
avec lui-même. Cette signification plus profonde de la vérité se trouve déjà dans l’usage de la langue.
Ainsi, par exemple, on parle d’un vrai ami et l’on entend par là un ami dont la manière d’agir est
conforme au concept de l’amitié ; de même, on parle d’un vrai chef-d’œuvre. Non-vrai a alors le
même sens que mauvais, inadéquat en soi-même. En ce sens ce qui est mauvais, d’une façon générale,
consiste dans la contradiction qui se rencontre entre le concept et l’existence d’un ob-jet [particulier].
D’un mauvais ob-jet de ce genre nous pouvons nous faire une représentation exacte, mais le contenu
de cette représentation est quelque chose de non-vrai en soi-même. Seul le concept infini présente
l’unité véritable du concept et de la réalité, mais toutes les choses finies ont en elles-mêmes une nonvérité ; elles ont une existence, certes, mais qui est inadéquate à leur concept.
Dans la conscience ordinaire, le problème de la vérité des déterminations-de-pensée ne se
présente pas du tout. Le problème porte ainsi sur le point de savoir quelles sont les formes de l’infini et
quelles sont les formes du fini. Dans la conscience ordinaire, on ne voit rien de mal dans les
déterminations-de-pensée finies et on les laisse valoir sans plus. Mais toute illusion vient de ce que
l’on pense et agit selon des déterminations finies.
Hegel, Science de la Logique.
Dans ce texte extrait de la Science de la Logique Hegel pose la question suivante : qu’est-ce que le
vrai ? La réponse à la question apparaît clairement dès le premier paragraphe : le vrai c’est « l’accord
d’un contenu avec lui-même ». Selon l’auteur cette définition de la vérité se retrouve dans le langage
commun si bien qu’il apparaît ici que c’est une définition immanente à la conscience : nous saisissons
tous, en effet, qu’un véritable ami est celui qui se comporte bien conformément à ce qu’il prétend
être. Hegel propose de distinguer cette définition de la définition classique du vrai, à savoir « l’accord
d’un ob-jet avec sa représentation ». Celle-ci a en effet l’inconvénient de poser une dualité entre la
représentation et le réel, tandis que la définition de la vérité que l’auteur juge « plus profonde »
semble supprimer tout dualisme entre, d’un côté une réalité formelle du concept et, d’un autre côté
une réalité objective, laquelle alors nous serait finalement toujours étrangère.
Mais alors toute la difficulté, de l’aveu même de l’auteur dans le second paragraphe, est de
comprendre cette définition du vrai comme unité infinie d’un contenu avec lui-même. Il est certain
en effet que la définition classique est intuitivement plus évidente pour l’esprit. Mais il est tout aussi
vrai, par ailleurs, qu’elle nous laisse face à un problème de taille : celui du dualisme et, donc, de
l’impossibilité d’accéder à la réalité pure des choses.
Il nous appartiendra donc d’expliquer ici la distinction que l’auteur opère entre ces deux
définitions de la vérité et de montrer en quoi l’une condamne la pensée à s’enfermer dans des
déterminations finies et, partant, non-vraies. Il apparaîtra cependant que le non-vrai n’est pas le
faux. Nous réaliserons combien en fait la pensée se contraint elle-même à se limiter à des
déterminations finies afin de produire des représentations exactes de ce qui existe. Ainsi le fini et le
non-vrai ne sont pas le faux mais comme un mode de pensée. Nous nous demanderons alors
comment l’esprit peut être à la fois comme naturellement plongé dans la connaissance du vrai et de
l’infini (ce dont témoigne le langage commun qui sert d’illustration à l’auteur) et tout en même
temps préférer ce qui relèverait, selon l’auteur, de l’illusion.
***
Si l’on se réfère à la distinction classique entre réalité formelle et réalité objective, c'est-à-dire
entre le concept et la chose, alors on peut dire que Hegel nous montre que cette distinction n’est
valable que pour un certain degré ou pour certains modes de notre conscience. Ensuite il va jusqu’à
dire que cette distinction est en elle-même mauvaise et non-vraie, bien qu’elle permette de produire
des énoncés exacts et tout à fait adéquats à ce qui existe.
Les concepts finis ont tous un point commun : ils désignent quelque chose d’autre qu’eux-mêmes.
C’est ce qu’illustre cette célèbre plaisanterie en logique qui dit que « le concept de couteau ne coupe
pas ». Ce genre de concept est donc très limité, car il se base sur notre appréhension finie et médiate
des choses, c'est-à-dire purement intuitive et sensible. C’est pourquoi Hegel peut dire dans ce texte
que ce sont des concepts finis car toujours étrangers à leur ob-jet.
Dans ce mode de pensée on considère en effet l’ob-jet comme extérieur au discours qui le
désigne : c’est la distinction que fait Hegel entre das Objekt et der Gegenstand. Der Gegenstand se
traduit ainsi : ob-jet. Il s’agit de la chose qui se trouve ici, en face de moi et en dehors de moi,
totalement indépendante de moi, qui a une existence extérieure à ma pensée. A l’opposé das Objekt
désigne l’objet, par exemple, d’une discussion ou encore l’Objet d’art : ici la chose est dépendante de
l’esprit, son existence n’a de réalité que dans, par et pour l’esprit.
Au contraire du concept fini qui se représente les ob-jets extérieurs, donc, le concept véritable fait
UN avec son contenu. Prenez le concept d’Etat, par exemple. L’Etat n’est pas un concept général
qu’on a préconçu avant de le construire – comme c’est le cas avec le couteau. L’Etat est déjà luimême un concept et en même temps… une réalité bien concrète (qui nie cela n’a jamais eu à payer
ses impôts…). Le concept objectif, parfait et infini, c’est la chose même.
Pendant toute la tradition classique (et, pour vous, pendant tout le cours transversal 1) nous nous
sommes confrontés au problème de l’accès à la réalité de la chose en soi. Nous pensions cet accès
impossible, que ce soit chez Descartes ou chez le sceptique Hume car nous n’avions aucun moyen
immédiat d’accès à l’ob-jet, aucun moyen de savoir si nos jugements coïncidaient parfaitement avec
la réalité.
Ici Hegel résout et dépasse ce problème en nous disant que le vrai n’est pas l’accord entre le
concept et l’ob-jet, mais l’objet que la pensée produit, ce que l’homme crée : le chef d’œuvre,
l’amitié, l’Etat sont tous en effet des réalités qui n’existent que pour et par nous. L’objet est ici pur
Concept, il n’y a pas de différence entre les deux. L’unité du concept et de la chose est ici infinie,
c'est-à-dire qu’on ne peut pas les dissocier.
On peut, bien entendu, comparer cette définition de l’unité du vrai avec le concept
mathématique : le cercle n’est rien d’autre que son concept ; la droite n’est rien d’autre que la droite
et 1 n’est rien d’autre que 1. La géométrie permettait par ailleurs de bien illustrer ce qu’est l’infini : le
cercle est infini, de même que la droite ou le segment. Tout dans le monde de la pure pensée est
infini. L’infini est même ce qui est le plus facile à définir.
Cependant notez que l’infini des mathématiques n’est pas celui dont parle Hegel ; il y ressemble
beaucoup et on peut même dire que les deux sont liés. Mais ils sont bien différents.
L’infini des mathématiques est une propriété du concept mathématique : la droite a comme
propriété d’être infinie mais les mathématiques ne sont pas en elles-mêmes un savoir infini,
contrairement à la logique qui est l’infini.
Pour comprendre cela on peut d’abord se figurer certaines des contradictions que les
mathématiciens ne parviennent que très difficilement, voire pas du tout, à dépasser : demandezvous simplement si les fonctions x et x² sont égales et vous devrez admettre que la fonction x² est
plus grande. Pourtant toutes deux sont infinies or un infini ne peut pas être plus grand qu’un autre
infini, ça n’a pas de sens. De même tout segment est composé d’un nombre infini de points, quelle
que soit sa mesure. Pour le mathématicien ordinaire, ce problème n’existe tout simplement pas.
Mais d’autres tels que Poincaré y ont consacré leur vie, jusqu’à flirter avec la folie.
L’infini dont parle Hegel c’est, comme le titre de l’œuvre l’indique, l’infini logique. C’est l’infini
véritable. Qu’est-ce à dire ?
Le texte est assez clair sur ce point : l’infini n’est rien d’autre que l’unité du concept avec luimême. Mais cette unité n’est pas un système fini de propriétés. Le cercle décrit un système fini, c'està-dire bien figé. On pourrait rétorquer que la droite continue indéfiniment, tout comme les concepts
de chef-d’œuvre ou d’Etat se définissent perpétuellement dans l’histoire. Mais la droite est
indéfiniment la même, elle est donc identité. Or l’identité n’existe qu’abstraitement. Le réel est
d’abord différence. L’unité se conçoit d’abord comme un ensemble d’éléments différents rassemblés
en un seul tout unique. Ainsi par exemple un organisme vivant est une forme d’unité parce qu’il
contient un nombre si grand d’éléments différents qu’on peut presque dire qu’il est infiniment
composé.
Il faut donc se représenter l’infini logique comme ce qui contient en soi toute différence possible,
c'est-à-dire toute détermination de pensée. Et cet infini le langage le saisit parfaitement : Le véritable
ami est une réalité infinie parce que cette amitié ne cesse jamais de se définir face aux aléas de la vie.
Le véritable ami est celui qui demeure votre ami quoi qu’il arrive, quelles que soient les contingences
de la vie (et on note bien ici que je ne peux pas définir l’ami véritable autrement qu’en disant « l’ami
qui », donc en définissant le concept par lui-même). L’infini logique est donc quelque chose qui vit,
c'est-à-dire qui s’adapte, qui demeure véritablement en tout lieu et tout temps non pas du fait d’un
concept abstrait préconçu, mais dans et par son expérience propre. Tout comme le véritable Etat est
celui qui s’adapte continuellement à la culture de son peuple, plutôt que de le contraindre (auquel
cas il devient une tyrannie, c'est-à-dire un mauvais Etat).
Un raisonnement peut alors être parfaitement exact et pourtant non-vrai, mauvais parce qu’il est
dans une contradiction avec lui-même : l’infini mathématique est une propriété qui ne parvient pas à
s’expliquer elle-même mathématiquement et tout ob-jet d’étude en général, bien qu’il puisse être
parfaitement décrit, nous échappe totalement dès lors qu’il s’agit d’un objet fini, c'est-à-dire toujours
différent de son concept. A partir de ces réflexions on peut alors commencer à comprendre pourquoi
Hegel peut dire que le vrai n’est pas l’exactitude.
***
Ici Hegel déjoue une illusion très répandue : nous croyons que l’exactitude d’une démonstration
ou d’une théorie physique constitue la vérité de ses concepts. Or l’exactitude ne renvoie pas à
l’objectivité du vrai, c’est du moins la thèse que Hegel défend ici. Comment expliquer une idée aussi
paradoxale ?
Une fois compris l’exemple de l’ami ou du chef-d’œuvre, nous savons que ce qui fait un tel objet
c’est lui-même et non autre chose, non un plan ou un concept préétabli. Beaucoup d’œuvres sont
créées chaque jour, seules quelques unes atteignent la reconnaissance universelle. Nul ne sait à
l’avance comment faire un chef-d’œuvre. Si tel était le cas, s’il y avait un concept exact du chef
d’œuvre alors tout artiste pourrait réaliser un tel ouvrage.
Un tel objet n’est là que lorsque, en quelque sorte, il le veut bien. De même nul ne sait à l’avance
comment un Etat va s’organiser : l’Etat s’organise toujours fondamentalement à partir de lui-même,
c'est-à-dire à partir de ses composants intérieurs objectifs, ses citoyens et surtout son histoire. On dit
alors en logique que l’objet est inchoatif. Cela ne veut rien dire d’autre que ceci : il se crée lui-même
dans le temps, étape par étape un peu comme un fœtus se développe cellule après cellule sauf qu’en
l’occurrence ce n’est pas la nature qui détermine l’objet pur, vrai, mais l’esprit, c'est-à-dire l’histoire
et la culture du moment. L’objet est infini lorsqu’il se crée comme Concept, c'est-à-dire lorsqu’il vient
directement du monde de l’esprit et seulement du monde de l’esprit.
A l’inverse si je peux construire une modélisation abstraite, comme par exemple d’un corps en
mouvement dans l’espace, c’est que j’ai affaire à un ob-jet fini, c'est-à-dire qui n’est pas lui-même le
concept dont je parle, qui est figé dans le temps et dans l’espace, qui est pure identité et donc pure
abstraction. Lorsque la mécanique dit, par exemple, « que tout mobile est, en l’absence de toute
force interférente, soit au repos soit animé d’un mouvement uniforme et continu », je décris bien là
une loi exacte de la nature. Mais cette loi, en elle-même est un formalisme qui ne dit rien sur la
nature. On peut aussi dire cela ainsi : la mécanique ne dit pas ce qu’est la mécanique. On a là, selon
Hegel, affaire à des déterminations de pensée qui sont finies et qui bien qu’elles décrivent très
exactement ce qui existe, ne nous disent rien sur elles-mêmes ni sur le réel en soi.
Donc la thèse de l’auteur nous dit que les déterminations de pensée de la plupart de nos
connaissances sont non-vraies et en tant que telles, nous dit Hegel, mauvaises. Cela veut-il dire que
ces déterminations de pensée disent le faux ? Non, Hegel le précise bien, il s’agit bien de choses qui
existent. Alors comment doit-on comprendre cette apparente contradiction ?
Pour comprendre ce que signifie le non-vrai on peut peut-être réfléchir sur la notion de grandeur
négative, c'est-à-dire sur la différence entre contraire et opposé telle que Kant l’expose dans son
Essai sur les grandeurs relatives et que l’on a vue à plusieurs reprises en classe ; j’avais alors pris le
même exemple que Kant prend dans son ouvrage : celui d’un compte bancaire qui affiche un solde
négatif et je vous disais que je tentais d’expliquer à mon banquier qu’un solde négatif n’est pas une
absence de capital, sans quoi je n’aurais pas -100 € sur mon compte mais 0 €. Une absence de capital
c’est 0 € et un capital négatif n’est donc pas une absence de capital. Le contraire n’est pas l’opposé.
0€ c’est le contraire d’un capital (positif ou négatif) et -100€ n’est que l’opposé d’un capital positif.
Ici, un peu de la même manière on peut dire que le non-vrai est l’opposé du vrai. Le contraire du
vrai est le faux. Ce sont deux choses bien différentes. Le faux est une absence de vérité, une absence
donc de toute espèce d’accord de notre esprit. Le faux est donc contingent c'est-à-dire sans
détermination. Le faux n’est pas alors une détermination de pensée mais juste un accident de la
pensée : c’est l’erreur. On peut vite voir son erreur mais au contraire l’illusion, elle, se fait passer
pour la vérité. Le non-vrai passe pour être vrai car c’est une vérité négative, un simple opposé.
Une vérité négative c’est toujours une vérité. Tout comme -1 est tout autant un nombre entier
que 1, le non-vrai est toujours dans l’ordre de la pensée, il correspond à des déterminations de
pensée. Il n’est pas un accident de la pensée, mais un mode de pensée.
On peut trouver un exemple de détermination finie de notre conscience ordinaire dans nos
pulsions : si je sais, par exemple, que je n’ai pas assez d’argent pour m’acheter une Lamborghini mais
que je sors tout de même ma carte de crédit, je n’ai pas fait d’erreur de calcul ou de comptabilité.
Pouvoir acheter un tel véhicule, pour moi, est une non-vérité mais rien ne m’empêche de très
exactement calculer ce mauvais choix et de savoir que je vais la payer bien au-delà de sa durée de vie
avec mon salaire. Alors qu’objectivement je ne dois pas acheter cette voiture, je l’achète quand
même. Je fais donc comme si je le pouvais alors que je sais très bien qu’en vérité je ne le peux pas.
C’est là que réside l’illusion que les anciens appelaient phantasma, c'est-à-dire une représentation
qui bien que persuasive est en vérité un pur fantasme.
Mais Hegel ne vise pas ici simplement nos attitudes compulsives ; il s’agit de décrire ici toute
espèce de détermination de pensée finie. Il nous dit que « dans la conscience ordinaire, le problème
de la vérité des déterminations de pensée ne se pose pas ». Avez-vous déjà essayé de réfuter les
préjugés d’un Homme ? Vous remarquerez bien souvent que plus il est instruit, plus il est têtu. C’est
l’état de notre conscience ordinaire, celle qui tient son ignorance comme principal mode de
fonctionnement. Cette conscience-là ne tolère ni l’incertitude ni la contingence et c’est pour cela
qu’elle peut toucher les plus brillants d’entre nous car ceux-là sont comme surentraînés à toujours
penser de manière exacte et précise. Pour eux qu’une chose soit impossible à déterminer
précisément, comme le beau ou encore la justice, le bien et même la politique signifie que ces objets
ne peuvent pas être l’ob-jet d’un discours scientifique. Les sciences humaines, de ce point de vue, ne
peuvent jamais faire preuve d’exactitude parce que leur objet est infini, toujours en train de se
définir lui-même. Alors même que c’est là ce qui fait le caractère authentiquement vrai de telles
études (littéraires, humanistes, artistiques) celles-ci sont néanmoins comme reléguées au rang de
pseudo-savoirs parce qu’elles échappent totalement à la manière finie d’aborder le savoir. Aussi il
faut répondre à cette conscience ordinaire que l’art, la politique, la philosophie ou même la religion,
comme tout concept qui n’a pas d’autre origine que l’esprit, sont des savoirs par eux-mêmes et c’est
pour cela qu’ils n’ont pas besoin d’une science de l’Etat, d’une science de la religion ou d’une science
de l’esprit. L’exemple de l’amitié est alors particulièrement pertinent dans ce texte car si l’on arrive
encore à concevoir de faire de l’Etat un ob-jet d’un pseudo discours de sciences politiques, cela
apparaît immédiatement impossible en ce qui concerne l’amitié. Or l’amitié n’est pas juste un
phénomène singulier, à isoler et sans signification : il est le ciment de tout rapport social et donc de
toute société civile. Pensez simplement à ce que l’amitié peut être en temps de guerre ; c’est très
intuitivement que nous savons [véritablement, sans avoir besoin de discours scientifique] que
l’amitié inconditionnelle de plusieurs soldats leur confère un avantage tactique sans commune
mesure face à un ennemi où chacun se bat simplement par contrainte et par peur de son prince.
Mais nous avons beau savoir tout cela, rien n’arrête le préjugé de l’ob-jectivité, ce préjugé qui
nous fait croire que la vérité objective consisterait dans l’accord de notre jugement avec les faits et
que là seulement résiderait la manière de penser scientifiquement.
Nous approchons ici du cœur du problème de la seconde partie : Hegel oppose une conscience
ordinaire à la conscience véritable. Aussi l’on peut dire que lorsque nous reconnaissons l’authenticité
d’un geste amical nous sommes dans la conscience pure, vraie, tandis que le plus clair de notre
temps nous nous contentons, sans même y réfléchir, de nos semi-amis, de nos relations superficielles
à l’autre et de nos préjugés habituels ; c’est ce qu’on appelle, par exemple, le gossip, la rumeur ou
encore l’image ou les apparences sociales.
Mais le propos de Hegel va bien plus loin qu’une analyse de notre quotidien. Cette conscience
ordinaire c’est aussi celle du physicien qui met en relation la distance et le temps pour déterminer les
lois de la gravité. Tout physicien sait que s’il devait en vérité tenir compte de tous les paramètres
réels des lois qu’il considère, il se perdrait dans des calculs potentiellement infinis. On peut illustrer
cela en rappelant, par exemple, que Charles-Eugène Delaunay dut rédiger 1800 pages de formules
mathématiques juste pour décrire les interactions gravitationnelles du soleil et de la lune. Imaginez
ce qu’il faudrait pour décrire toutes les interactions de tous les corps contenus dans le système
solaire, dans la galaxie etc. ! Tout physicien sait que sa tâche « est de définir quelles données
complexes d’un système doivent être ignorées », selon Brian Greene au chapitre 5 de son ouvrage,
The Hidden Reality.
Autrement dit le propos de Hegel consiste à montrer que la conscience a comme besoin du nonvrai toutes les fois qu’elle doit définir quelque chose avec exactitude, c'est-à-dire dès qu’elle a besoin
d’une certitude. On notera que les sciences de la nature, justement, ne peuvent progresser qu’à
chaque fois que l’incertitude fait surface. D’une certaine manière elles sont toujours forcées de noter
leur non-vérité fondamentale, tout comme le trader de Wall-Street est contraint de constater, tôt ou
tard, qu’il spéculait bien au-delà du raisonnable lorsque la crise montre la réalité dans toute sa
splendeur de complexité.
***
Ainsi non seulement la thèse de l’auteur est que l’exactitude n’est pas synonyme de vérité mais
de surcroît il s’agit de montrer que le vrai ne peut pas être exact.
Alors, quel est ce sens du mot exactitude ? Eh bien la définition est dans le texte : l’exactitude
c’est « l’accord d’un ob-jet avec notre représentation » c'est-à-dire ce que le sens commun habituel
entend par vérité. L’exactitude c’est la conception finie du vrai, c'est-à-dire la mauvaise vérité.
Et c’est bien ce que nous voyons même au plus haut niveau de la recherche scientifique qu’est la
physique théorique : pour définir exactement l’interaction gravitationnelle de deux astres tels que la
Terre et le Soleil, nous devons d’abord définir tout ce qu’on va devoir négliger. Autrement dit on
construit notre ob-jet plus qu’on ne le définit dans sa réalité. Pour qu’il y ait exactitude, tout
physicien le sait, il faut d’abord procéder à une réduction ; cette réduction c’est la définition d’un
référentiel : la théorie de la gravité de Newton n’est possible que si l’on se donne un référentiel
simple, c'est-à-dire un espace et un temps réduits à la seule géométrie Euclidienne. Einstein
montrera plus tard que l’espace et le temps sont en vérité relatifs mais il n’aura pas pour autant
permis à la physique de trouver sa vérité puisque celle-ci cherche encore son unité. Et si l’on s’en
tient à la thèse de Hegel dans ce texte, la physique théorique cherchera son unité encore longtemps
parce qu’elle présuppose, dès le départ, que l’ob-jet est extérieur, qu’il ne peut être connu et défini
en lui-même mais simplement de manière réductrice, c'est-à-dire finie1. Or une telle unité théorique
relève de l’infini.
On est alors en droit de se demander si un savoir parfaitement unifié est simplement possible.
Hegel nous montre que l’exactitude n’est rien d’autre qu’une expression de notre conscience
ordinaire ; mais nous explique-t-il alors comment l’on peut saisir le vrai ?
Hegel est déconcertant de simplicité : il suffit, nous dit-il, de regarder comment notre langage
naturel fonctionne : nous avons tous cette idée qu’une réalité n’est vraie que si elle se définit ellemême dans et par son concept. Qu’il s’agisse de la politique ou de nos rapports d’amitié, nous savons
spontanément distinguer le vrai du non-vrai et, par voie de conséquence, le bon du mauvais. Si un
ami me trahit pour défendre ses intérêts, je sais que ce n’est plus un ami. De même si une toile est
universellement reconnue depuis plusieurs siècles comme belle c’est qu’elle a atteint ce qu’elle est :
un chef d’œuvre ; le chef-d’œuvre n’a de sens qu’une fois réalisé et non pas un sens abstrait et a
priori. De même dans la vie politique nous savons toutes les fois que nous subissons une injustice.
Kant déjà montrait que notre conscience sait toujours reconnaître son devoir, même lorsqu’il en va
de notre propre survie.
Cependant Hegel nous explique ici que si nous sommes capables de faire les mauvais choix c’est
parce que le plus souvent nous vivons dans des déterminations finies ; nous prenons pour vrai ce qui
ne l’est pas, quelque chose en nous demeure fondamentalement attaché à la réalité finie de notre
animalité.
Alors nous avons un autre problème : comment la conscience peut-elle dans le langage de tous les
jours avoir une intuition parfaite du vrai et pourtant toujours s’inscrire dans des déterminations
finies et donc illusoires ?
Hegel le dit lui-même : c’est le problème qu’il évoque dans ce texte et il ne le résout pas ici.
Lorsqu’il dit que « le problème porte sur le point de savoir quelles sont les formes de l’infini et quelles
1
Avis aux membres du club d’épistémologie et aux curieux : la Théorie des cordes se voit reprocher d’être invérifiable par
l’expérience… serait-elle la première théorie physique purement spéculative, c'est-à-dire qui s’assume dans sa vérité de
théorie (sans plus se croire dépendante de l’expérience) ? De fait, jamais on ne pourra produire d’expérience attestant
l’existence des cordes unidimensionnelles car il faudrait un accélérateur de particules grand comme… toute la galaxie !
Pourtant, on le sait, Galilée n’a jamais expérimenté ses théories. Il savait qu’il ne pouvait pas se tromper… comment le
savait-il ? Parce qu’il accédait aux toutes premières régions du vrai ; c’est l’intuition de l’unité du vrai, tout comme chez
Einstein, qui le guidait. Hegel ira jusqu’à dire que les théories de Galilées et de Képler étaient plus fondamentales que celles
de Newton, lequel admettait parler de ce qu’il ne savait pas vraiment définir, c'est-à-dire la force gravitationnelle. La
théorie des cordes de Suskin et son unification par Edward Witten est d’une élégance parfaite. Les physiciens ne peuvent
pas cacher leur émoi face à sa perfection théorique, même s’ils ne peuvent pas s’empêcher de se demander si on est bien
encore dans le domaine des sciences… alors même que cette théorie provient totalement de ce domaine ! Tout se passe, en
gros, comme si le physicien avait toujours des complexes à chaque fois qu’il se rapproche du vrai, préférant l’exactitude de
son concept avec l’expérience alors même que son expérience est créée de toute pièce par son concept ! En somme, le
physicien a une conception erronée du vrai, mais il ne peut pas s’empêcher d’être toujours dans le vrai puisqu’il cherche
toujours et inlassablement l’unité de la physique. D’où tient-il cette idée que la physique doit définir son unité ? Rien dans
l’expérience ne l’y contraint, c’est là ce qu’il devrait, selon son propre vocabulaire souvent teinté de mépris, de la
philosophie. Il s’agit d’une simple erreur logique : le vrai n’est pas l’exactitude du concept par rapport à l’expérience, mais
l’unité d’un contenu avec lui-même. Si une telle unité se trouve alors dans une théorie, celle-ci doit être prise au sérieux et,
c’est, sans savoir pourquoi mais bien en accord avec la vérité, ce que font tous les centres de recherche de physique
théorique à ce jour : la théorie des cordes, bien que totalement spéculative, est prise au sérieux. En gros, si Hegel avait vu
cela, sans doute qu’il aurait été moins méprisant à l’endroit de la physique qui, à son époque, se limitait à la mécanique
Newtonienne.
sont les formes du fini » il pose cela comme un constat : nous sommes tous confrontés à ce
problème.
Pourtant, juste avant il nous disait quelque chose qui semble totalement contredire cette
proposition. Il disait en effet que ce problème ne se présente pas du tout dans la conscience
ordinaire car dans celle-ci « on ne voit rien de mal ».
Clairement dans ce texte l’auteur montre un étrange conflit qui anime l’esprit : en gros nous
baignons dans le vrai, comme si c’était notre nature fondamentale, mais nous nous déterminons à
agir dans et par le non-vrai le plus clair de notre temps. Le plus souvent, autrement dit, nous nous
accommodons de l’imperfection de nos représentations. Tout comme le théoricien en physique
choisit délibérément tout ce qu’il doit ignorer pour avancer, nous choisissons de réduire notre
pensée à des déterminations finies, c'est-à-dire à des préoccupations sans réelle densité ou
importance.
On notera toutefois qu’il existe nombre d’expériences de la vie où nous revenons, comme
soudainement, à la réalité et cessons de nous mentir à nous-mêmes ; ce sont les périodes de crise.
Dans ces périodes-là nous réalisons toujours après coup combien nous avons été simplement idiots,
c'est-à-dire combien nous avons délibérément comme « foncé dans un mur ». Il y a aussi, plus
radicalement, le moment où l’ami proche meurt. Là, on sait ce qui est vraiment important. Mais le
plus clair de notre temps nous faisons comme si la mort n’existait pas et comme si nos petits intérêts
du moment étaient plus importants que tout alors que nous savons très bien, dès qu’on y réfléchit un
peu, que ce n’est pas-vrai.
***
Le vrai est donc l’unité du contenu avec lui-même ; cela veut dire la même chose que « l’unité du
concept avec lui-même » car lorsqu’un contenu est vrai c’est qu’il est en même temps son propre
concept. Ceci étant établi il apparaît alors que le plus souvent nous évoluons dans une conscience
ordinaire, c'est-à-dire exempte de toute conscience de la non-vérité dans laquelle nos
déterminations-de-pensée finies nous installent. Aussi ce texte nous montre combien nous sommes à
la fois ignorants et savants de nous-mêmes. On ne peut donc pas éviter de se demander comment
Hegel, plus loin dans son œuvre, explique cette sorte d’oscillation que nous opérons entre la nonvérité (état le plus constant de notre conscience) et la vérité que nous saisissons pourtant tout à fait
simplement et naturellement, dès qu’on réfléchit un tout petit peu.

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