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Interview de Jeanne Bordeau
Auteure de « Storytelling et Contenu numérique, La puissance du Langage à l’ère numérique »
« Je voudrais que chaque collaborateur de toute entreprise soit porteur d‘une parcelle de la vérité de son travail, de
son groupe, et sache le dire, non pas avec des mots imposés, mais avec son propre ressenti, sa propre composition. »
Qu’est-ce que, selon vous, le Storytelling, car le grand public peut avoir l’impression que c’est
un nouvel avatar de la communication publicitaire qui en a connu tant d’autres ?
Le Storytelling qui anime ma démarche se caractérise comme une mise en récit. Nous sommes
loin de la publicité. Il s’agit d’une mise en récit à vocation économique. Elle permet de sortir
du carcan du Power Point. C’est une façon de raconter les femmes et les hommes qui
composent une entreprise. Une façon aussi de réveler une culture d’entreprise pour la
construire. Car, raconter par exemple les métiers de la SNCF en partant des témoignages de
ceux qui les vivent, c’est ancrer son récit dans la réalité. Ainsi, on peut avoir une écriture
ordonnancée, inspirée en utilisant également des métaphores, des images qui donnent envie
aux collaborateurs de vivre ensemble leur expérience professionnelle. Oui, c’est un exhausteur
de motivation, mais authentique, durable !
Vous êtes, entre autres, linguiste et enseignante, comment en êtes-vous venue à vous
intéresser au storytelling ?
Mais c’est justement cette formation pluridisciplinaire qui est à l’origine de mon intêrét pour le
storytelling. A l’Institut de la Qualité de l’Expression que j’anime, nous faisons travailler
ensemble des conteurs, des philosophes, des scénaristes, des rédacteurs, des linguistes. Par
cette addition de talents et de regards créatifs, on arrive à mettre en scène un récit qui respire
la réalité d’une entreprise. L’idée, c’est de pouvoir aussi réconcilier des mondes qui semblent a
priori opposés. Un conteur, un comédien sont-ils liés au monde l’économique , à l’univers du
management ? A priori non. Pourtant, quand ils vont écouter les collaborateurs d’une société
évoquer leurs métiers, leurs compétences, ils découvrent aussi la richesse de l’entreprise. Pas
une richesse économique évidemment, une histoire , des talents, des savoir-faire.
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Je suis une abeille qui collecte avec « l’oreille aux aguets ». C’est en observant la vie
économique, en puisant dans ma passion pour la langue, la littérature, le cinéma que je me
suis naturellement interessé à la mise en récit.
Mais, bien entendu, ce n’est pas de la propagande que nous fabriquons, ce sont des histoires
d’entreprises forgées à partir du terrain !
Comment les agences de communication qui conçoivent les messages publicitaires des
entreprises perçoivent-elles le Storytelling ? Ne cherchent-elles à se l’approprier et à le
détourner ?
J’ai signé un livre « Storytelling et contenu de marque » qui a la modeste envie de réhabiliter
la mise en récit économique. Une envie aussi de donner des repères, d’être pédagogue et
engagé. Mais, je ne suis pas le juge suprême des bons et mauvais usages du storytelling. Ce
que je sais, c’est que si une mise en récit ne prend pas appui sur la réalité d’une entreprise, elle
ne peut pas marcher. Les salariés ne pourront pas y adhérer. Ensuite, ne nous méprenons pas,
les agences de communication peuvent utiliser le contenu de marque. Le calendrier Pirelli
c’est du contenu de marque. Il est vrai parfois que mise en récit et contenu de marque ont
des relations incestueuses. On pense par exemple à ce que fait Vuitton sur le net ou au
magnifique film de Cartier qui vient d’avoir le prix Stratégies du luxe. Il est un modèle de
contenu de marque créatif, d’une juste histoire égrenant les valeurs de la marque. Ce n’est
pas un récit que les hommes ont « éprouvé » et où les hommes content. Quand Oasis lance
« Be fruit » sur sa page Facebook et engrange une dynamique ludique avec l’ équipe des
petits fruits d’Oasis, c’est du contenu de marque ludique !
Vous mettez l’accent sur les valeurs, l’éthique, l’authenticité, voire le contenu émotionnel et
symbolique de la mise en récit du vécu de l’entreprise et de ses collaborateurs, pouvez-vous
nous en dire davantage ?
Ce qui est important ici, c’est de dire que le storytelling dont je parle n’est pas une utopie,
c’est un champ des possibles qui peut apporter du bien être. Quand, entre 2007 et 2010, nous
avons élaboré un Alphabet des mots du cancer en trois tomes à la demande d’un important
laboratoire phamarceutique, nous savions que ce travail avait une vocation particulière. Aider
le patient et ses proches à mieux comprendre le langage propagé par cette maladie. Nous
avons, avec des ethnologues, pris le temps d’entendre les mots des patients au travers de trois
études d’ethnologie de moments passés à l’hôpital Paul Brousse. Ensuite, nous sommes entrés
en Atelier d’écriture. Nos regards croisés ont permis de savoir vers quel chemin nous devions
orienter ensuite le récit. Le conteur Yannick Jaulin a imaginé des lettres écrites par un père
malade à sa fille. Nous avons aussi rédigé les lettres de réponse de la fille. En mêlant les
correspondances du père et de la fille, nous avons même créé une pièce de thêatre. Oui,
nous étions dans un récit thérapeutique, loin de pensées marketing. Avec ces Alphabets et
ces lettres, le malade et sa famille peuvent comprendre, être informé.
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La mise en récit permet aussi de varier les discours, de posséder des registres et des tons de
narration. Ainsi conter, être auteur, c’est littéralement parler avec « autorité ».
Comment est-il possible de légitimer la mise en récit que vous prônez, respectueuse de la
parole des hommes et femmes de l’entreprise, alors que beaucoup d’entre elles sont
accusées de n’avoir qu’une vision court-termiste et que des objectifs de rentabilité et de
profit ?
Mais, justement, c’est un combat, un acte militant. En signant ce livre, je tire un signal
d’alarme. Dans un monde incertain rongé par la défiance, où les entreprises peuvent être
accusées d’abuser d’un langage froid formaté où se déclinent des mots comme ambition,
proximité, performance, innovation à l’infini, il faut avoir un supplément d’âme. Ce
supplément d’âme, c’est le story telling qui peut l’exprimer. Nous prônons une communication
narrative, une mise en récit collaborative partagée. Il faut savoir s’affranchir de mots qui
n’apportent aucune vision et surtout aucune émotion. Evidemment, nous sommes à l’heure
d’une mutation cruciale mais impérieuse. On ne peut pas reprocher aux collaborateurs d’être
démotivés, si l’on ne leur procure pas un fil conducteur donc un projet, une vision. S’inscrire
dans le durable, c’est aussi expliquer que rentabilité et profit doivent s’incarner dans un
contexte qui considère l’homme. Est-ce utopique ? Non, c’est ce que nous pratiquons à
l’Institut, même si rien n’est parfait et que les exigences du système économique font entendre
leurs voix !
Vous dites « l’entreprise et la marque ne resteront auteurs et maîtres de leurs propos qu’à la
condition d’inventer une histoire irriguée par une identité sémantique et des valeurs
authentiques ». Pouvez-vous préciser votre pensée ?
Ce que je voudrais démontrer dans le livre, c’est qu’évidemment notre démarche de mise en
récit n’intervient pas comme cela, au hasard d’une inspiration soudaine. Avant d’écrire sur
une entreprise, nous l’examinons, l’auscultons. Nous établissons sa signature sémantique, nous
délimitons les frontières de ses mots, ses principes d’actions, ses valeurs. C’est en quelque sorte
une partition. Nous prenons ainsi la connaissance la plus exacte possible de la mélodie qui fait
battre le cœur de l’entreprise. Nous construisons ensuite une sorte de « diapason sémantique ».
C’est à partir de ce diapason que nous allons penser un récit harmonieux qui soit justement en
harmonie avec toutes les paroles des différentes hiérarchies de l’entreprise.
Et pour que ce récit appartiennent à l’entreprise, il faut qu’il soit délivré de l’artificiel, du fauxsemblant. Si, par exemple, nous racontons le métier de Contrôleur à bord des trains à la SNCF,
nous utiliseront le vocabulaire du contrôleur, nous parlerons aussi des défis à relever au
quotidien. C’est ainsi qu’effectivement, nous déterminons, en co-création avec les employés,
les spécificités et les singularités d’une entreprise. Si une entreprise ne fait que répéter ce qui
ne l’incarne pas , elle diffusera un langage ephèmère qui ne laissera aucune trace dans sa
mémoire collective.
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Comment différencier le Storytelling du Contenu de Marque d’une part, de la Marque
Employeur d’autre part ? N’y a-t-il pas risque de confusion et d’amalgame ?
Nous sommes dans un univers de communication où tous les arguments se confondent, ceux
de l’émotion et de la raison. Dans le livre, j’essaie d’offrir des repères. La mise en récit qui
raconte une entreprise au client ou au salarié part de la réalité, le contenu de marque lui va
cultiver le ludique, l’informatif, sans forcément raconter l’entreprise. Quand le site internet
d’une marque alimentaire oriente son internaute vers un livret de recettes, c’est du contenu
de marque. Mais, effectivement, il peut y avoir confusion et amalgame, mais pas si l’on prend
le temps de réfléchir au discours que l’on transmet, à la construction de ce que l’on veut
affirmer, en vue de quoi on communique. Dans le storytelling il y a souvenir des parties
importantes d’identité. Le storytelling porte toujours en lui des « moments de mémoire».
La marque employeur, elle, a inspiré de nombreux livres et essais. Je n’ai pas la prétention de
résumer en quelques phrases le livre de référence de Barrow et Mosley « The employer brand ».
Simplement, quelle est la sève de cette marque employeur ? C’est sans doute la mise en
récit.
Vous ne pouvez pas emmener des collaborateurs loin, si vous ne fournissez pas une histoire
collective, une perspective. S’il s’agit uniquement de se dire que l’on va soigner son site de
recrutement et que l’on distillera quelques attentions pour fidéliser l’employeur, on ne
consolide pas une culture d’entreprise. Or, c’est cette culture qui distille un sentiment
d’appartenance, une motivation durable.
En quoi le Storytelling via la communication numérique change-t-il le rapport que l’entreprise
entretient avec ses clients, ses salariés, et le grand public ?
Parce que Internet libère la parole. Aujourd’hui le consommateur peut se répandre sur sa
page facebook pour dire ce qu’il pense d’une marque, mais le salarié peut aussi faire part du
plaisir ou de l’exaspération de sa mission par twitter et facebook interposés. Un salarié comme
un client deviennent ambassadeur de l’entreprise et de la marque. Ce qui veut dire que le
storytelling doit prendre en compte les dimensions du numérique. Ne pas apparaître comme
institutionel sinon il n’emporte pas l’adhésion. Il doit savoir séduire avec un discours adapté.
Savoir être court et efficace. Et, il peut aussi varier ses champs d’actions, de la vidéo, du
podcast, de l’écrit. En fait, avec le net, il faut plus que jamais partir des besoins et des attentes
de l’internaute. La mise en récit part du lecteur, pas de l’émetteur. Il faut faire preuve de
souplesse, s’adapter en permanence. C’est parfois une co-création continue, co-création car
elle s’inspire aussi des remarques du client ou du salarié. Si, vous demandez au client d’une
pizzeria de raconter pourquoi il vient fêter chaque année son anniversaire de mariage dans
ce restaurant italien là, vous amplifier les qualités de l’enseigne et vous partagez une
expérience sensible fédératrice, dans laquelle chacun peut se projetter !
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Vous semblez penser que le salarié est plus important que le client. Pouvez-vous expliciter votre
pensée ?
La question ne me semble pas se poser en ces termes. Oui, dans « Storytelling et Contenu de
marque » ; je cite cet intéréssant ouvrage de Vineet Nayar* « les employés d’abord, les clients
ensuite ». Et, cela ne veut pas dire qu’il faut hiérarchiser en se demandant, qui est le plus
important ? Avec l’Institut de la Qualité de l’Expression, nous remarquons depuis longtemps
déjà, que l’on ne peut pas penser exclusivement client. Pour qu’il ait envie de servir au mieux
le client, le salarié doit se sentir estimé, doué de la capacité de créer de la valeur. Pour que
cette estime soit éprouvée, ressentie, il faut bien renverser les règles. S’intéresser d’abord à
celui qui va défendre votre entreprise sur le terrain. Le client est forcément satisfait quand il
constate que son interlocuteur incarne vraimment les valeurs de la marque.
Quand, le
vendeur d’un célèbre joallier pour qui nous avons travaillé, prend le temps de décrire à ses
clients toutes les prouesses technologiques contenus dans une montre extra-plate, il incarne la
marque fiable en mesure de prouver son excellence. Mais il faut que le ton soit naratif et juste.
Tout n’est pas récit.
Comment, selon vous, s’articule le Storytelling avec le Développement Durable et la
Responsabilité Sociétale des Entreprises?
Il s’articule de façon harmonieuse. Pourquoi ? Parce qu’une entreprise responsable, considère
l’homme et la planète. Comment dire ce que vous faites, pour protèger la planète, en évitant
la langue de bois, en donnant envie , en intéréssant ? Il faut pouvoir le raconter. Cela permet
d’ailleurs de s’adresser aussi à un public large. Et puis une entreprise responsable et donc
durable considère l’homme. S’inspirer de la parole de ses collaborateurs, non pas pour
l’instrumentaliser, mais pour révéler les talents, c’est prouver que l’on agit avec le respect de
l’autre. Je sais, bien que l’on peut rétorquer, qu’il suffit de rédiger des plaquettes RSE
consultables en ligne. Mais qui les consulte ? Ce que nous disons, c’est que la mise en récit
offre plus d’ampleur et d’impact au discours de l’entreprise ; si il est fondé sur un langage de
preuves. Ne pas travestir la réalité, la raconter !
C’est une démarche en continue, presque une philosophie de communication, mais c’est
passionnant.
Les entreprises ont-elles une âme ?
Dans mon livre, je réponds à cette question par une question, « Que pourrait être la mise en
récit si les entreprises avaient une âme ». J’y réponds et essaie d’expliquer que « la mise en
récit correspond aux nouveaux besoins de communication par sa fonction sociale- elle
transmet les codes de conduite au sein d’une communauté- et par sa fonction culturelle- elle
transmet un patrimoine et tout un univers sensible. »
Donc, à défaut de trancher, je dirais que les entreprises peuvent avoir un supplément d’âme,
car la mise en récit aide à comprendre et ordonner le monde selon la formule de Barthes*.
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J’ajouterai que le storytelling permet aussi de capter et mettre en mobilité l’émotion et les
dimensions irrationnelles de l’entreprise et de la marque. Mais, n’oubliez jamais, que si la mise
en récit peut transfigurer le réel, le magnifier, elle ne doit pas le défigurer.
Une dernière question personnelle pour clore cet entretien, si vous nous le permettez : Vous
êtes très active, vous menez de très nombreuses activités, qu’est-ce qui vous anime et vous
motive ?
Le goût de transmettre, la liberté que donne un langage nuancé. Si l’on sait s’exprimer on
possède une force. Je voudrais que chaque collaborateur de toute entreprise soit porteur
d ‘une parcelle de la vérité de son travail, de son groupe, et sache le dire, non pas avec des
mots imposés, mais avec son propre ressenti, sa propre composition. Transmettre, enseigner,
donner des atouts à tout être qui veut s’exprimer, c’est ma raison d’être.
Interview de Constant Calvo
* Vineet Nayar Expert des technologies de l’information et du management d’entreprise, auteur de
« Employees First, Customers Second : Turning Conventional Management Upside Down » (Harvard
Business Press, juin 2010)
* Roland Barthes « Introduction à l'analyse structurale des récits »
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