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Interview de Jeanne Bordeau Auteure de « Storytelling et Contenu numérique, La puissance du Langage à l’ère numérique » « Je voudrais que chaque collaborateur de toute entreprise soit porteur d‘une parcelle de la vérité de son travail, de son groupe, et sache le dire, non pas avec des mots imposés, mais avec son propre ressenti, sa propre composition. » Qu’est-ce que, selon vous, le Storytelling, car le grand public peut avoir l’impression que c’est un nouvel avatar de la communication publicitaire qui en a connu tant d’autres ? Le Storytelling qui anime ma démarche se caractérise comme une mise en récit. Nous sommes loin de la publicité. Il s’agit d’une mise en récit à vocation économique. Elle permet de sortir du carcan du Power Point. C’est une façon de raconter les femmes et les hommes qui composent une entreprise. Une façon aussi de réveler une culture d’entreprise pour la construire. Car, raconter par exemple les métiers de la SNCF en partant des témoignages de ceux qui les vivent, c’est ancrer son récit dans la réalité. Ainsi, on peut avoir une écriture ordonnancée, inspirée en utilisant également des métaphores, des images qui donnent envie aux collaborateurs de vivre ensemble leur expérience professionnelle. Oui, c’est un exhausteur de motivation, mais authentique, durable ! Vous êtes, entre autres, linguiste et enseignante, comment en êtes-vous venue à vous intéresser au storytelling ? Mais c’est justement cette formation pluridisciplinaire qui est à l’origine de mon intêrét pour le storytelling. A l’Institut de la Qualité de l’Expression que j’anime, nous faisons travailler ensemble des conteurs, des philosophes, des scénaristes, des rédacteurs, des linguistes. Par cette addition de talents et de regards créatifs, on arrive à mettre en scène un récit qui respire la réalité d’une entreprise. L’idée, c’est de pouvoir aussi réconcilier des mondes qui semblent a priori opposés. Un conteur, un comédien sont-ils liés au monde l’économique , à l’univers du management ? A priori non. Pourtant, quand ils vont écouter les collaborateurs d’une société évoquer leurs métiers, leurs compétences, ils découvrent aussi la richesse de l’entreprise. Pas une richesse économique évidemment, une histoire , des talents, des savoir-faire. Siège social & Bureaux Ile-de-France : 5 Rue Guy Môquet – 91400 ORSAY - – Tél. : 01.60.92.42.01 Rhône-Alpes : Le Monteillet – 07580 SAINT GINEIS EN COIRON – Tél. : 01.60.92.42.01 www.adhere-rh.com - Email : [email protected] SARL au capital de 5.000 € - SIRET : 481 536 811 00021 RCS EVRY – NAF : 7022Z – TVA intracommunautaire : FR18481536811 Je suis une abeille qui collecte avec « l’oreille aux aguets ». C’est en observant la vie économique, en puisant dans ma passion pour la langue, la littérature, le cinéma que je me suis naturellement interessé à la mise en récit. Mais, bien entendu, ce n’est pas de la propagande que nous fabriquons, ce sont des histoires d’entreprises forgées à partir du terrain ! Comment les agences de communication qui conçoivent les messages publicitaires des entreprises perçoivent-elles le Storytelling ? Ne cherchent-elles à se l’approprier et à le détourner ? J’ai signé un livre « Storytelling et contenu de marque » qui a la modeste envie de réhabiliter la mise en récit économique. Une envie aussi de donner des repères, d’être pédagogue et engagé. Mais, je ne suis pas le juge suprême des bons et mauvais usages du storytelling. Ce que je sais, c’est que si une mise en récit ne prend pas appui sur la réalité d’une entreprise, elle ne peut pas marcher. Les salariés ne pourront pas y adhérer. Ensuite, ne nous méprenons pas, les agences de communication peuvent utiliser le contenu de marque. Le calendrier Pirelli c’est du contenu de marque. Il est vrai parfois que mise en récit et contenu de marque ont des relations incestueuses. On pense par exemple à ce que fait Vuitton sur le net ou au magnifique film de Cartier qui vient d’avoir le prix Stratégies du luxe. Il est un modèle de contenu de marque créatif, d’une juste histoire égrenant les valeurs de la marque. Ce n’est pas un récit que les hommes ont « éprouvé » et où les hommes content. Quand Oasis lance « Be fruit » sur sa page Facebook et engrange une dynamique ludique avec l’ équipe des petits fruits d’Oasis, c’est du contenu de marque ludique ! Vous mettez l’accent sur les valeurs, l’éthique, l’authenticité, voire le contenu émotionnel et symbolique de la mise en récit du vécu de l’entreprise et de ses collaborateurs, pouvez-vous nous en dire davantage ? Ce qui est important ici, c’est de dire que le storytelling dont je parle n’est pas une utopie, c’est un champ des possibles qui peut apporter du bien être. Quand, entre 2007 et 2010, nous avons élaboré un Alphabet des mots du cancer en trois tomes à la demande d’un important laboratoire phamarceutique, nous savions que ce travail avait une vocation particulière. Aider le patient et ses proches à mieux comprendre le langage propagé par cette maladie. Nous avons, avec des ethnologues, pris le temps d’entendre les mots des patients au travers de trois études d’ethnologie de moments passés à l’hôpital Paul Brousse. Ensuite, nous sommes entrés en Atelier d’écriture. Nos regards croisés ont permis de savoir vers quel chemin nous devions orienter ensuite le récit. Le conteur Yannick Jaulin a imaginé des lettres écrites par un père malade à sa fille. Nous avons aussi rédigé les lettres de réponse de la fille. En mêlant les correspondances du père et de la fille, nous avons même créé une pièce de thêatre. Oui, nous étions dans un récit thérapeutique, loin de pensées marketing. Avec ces Alphabets et ces lettres, le malade et sa famille peuvent comprendre, être informé. 2 La mise en récit permet aussi de varier les discours, de posséder des registres et des tons de narration. Ainsi conter, être auteur, c’est littéralement parler avec « autorité ». Comment est-il possible de légitimer la mise en récit que vous prônez, respectueuse de la parole des hommes et femmes de l’entreprise, alors que beaucoup d’entre elles sont accusées de n’avoir qu’une vision court-termiste et que des objectifs de rentabilité et de profit ? Mais, justement, c’est un combat, un acte militant. En signant ce livre, je tire un signal d’alarme. Dans un monde incertain rongé par la défiance, où les entreprises peuvent être accusées d’abuser d’un langage froid formaté où se déclinent des mots comme ambition, proximité, performance, innovation à l’infini, il faut avoir un supplément d’âme. Ce supplément d’âme, c’est le story telling qui peut l’exprimer. Nous prônons une communication narrative, une mise en récit collaborative partagée. Il faut savoir s’affranchir de mots qui n’apportent aucune vision et surtout aucune émotion. Evidemment, nous sommes à l’heure d’une mutation cruciale mais impérieuse. On ne peut pas reprocher aux collaborateurs d’être démotivés, si l’on ne leur procure pas un fil conducteur donc un projet, une vision. S’inscrire dans le durable, c’est aussi expliquer que rentabilité et profit doivent s’incarner dans un contexte qui considère l’homme. Est-ce utopique ? Non, c’est ce que nous pratiquons à l’Institut, même si rien n’est parfait et que les exigences du système économique font entendre leurs voix ! Vous dites « l’entreprise et la marque ne resteront auteurs et maîtres de leurs propos qu’à la condition d’inventer une histoire irriguée par une identité sémantique et des valeurs authentiques ». Pouvez-vous préciser votre pensée ? Ce que je voudrais démontrer dans le livre, c’est qu’évidemment notre démarche de mise en récit n’intervient pas comme cela, au hasard d’une inspiration soudaine. Avant d’écrire sur une entreprise, nous l’examinons, l’auscultons. Nous établissons sa signature sémantique, nous délimitons les frontières de ses mots, ses principes d’actions, ses valeurs. C’est en quelque sorte une partition. Nous prenons ainsi la connaissance la plus exacte possible de la mélodie qui fait battre le cœur de l’entreprise. Nous construisons ensuite une sorte de « diapason sémantique ». C’est à partir de ce diapason que nous allons penser un récit harmonieux qui soit justement en harmonie avec toutes les paroles des différentes hiérarchies de l’entreprise. Et pour que ce récit appartiennent à l’entreprise, il faut qu’il soit délivré de l’artificiel, du fauxsemblant. Si, par exemple, nous racontons le métier de Contrôleur à bord des trains à la SNCF, nous utiliseront le vocabulaire du contrôleur, nous parlerons aussi des défis à relever au quotidien. C’est ainsi qu’effectivement, nous déterminons, en co-création avec les employés, les spécificités et les singularités d’une entreprise. Si une entreprise ne fait que répéter ce qui ne l’incarne pas , elle diffusera un langage ephèmère qui ne laissera aucune trace dans sa mémoire collective. 3 Comment différencier le Storytelling du Contenu de Marque d’une part, de la Marque Employeur d’autre part ? N’y a-t-il pas risque de confusion et d’amalgame ? Nous sommes dans un univers de communication où tous les arguments se confondent, ceux de l’émotion et de la raison. Dans le livre, j’essaie d’offrir des repères. La mise en récit qui raconte une entreprise au client ou au salarié part de la réalité, le contenu de marque lui va cultiver le ludique, l’informatif, sans forcément raconter l’entreprise. Quand le site internet d’une marque alimentaire oriente son internaute vers un livret de recettes, c’est du contenu de marque. Mais, effectivement, il peut y avoir confusion et amalgame, mais pas si l’on prend le temps de réfléchir au discours que l’on transmet, à la construction de ce que l’on veut affirmer, en vue de quoi on communique. Dans le storytelling il y a souvenir des parties importantes d’identité. Le storytelling porte toujours en lui des « moments de mémoire». La marque employeur, elle, a inspiré de nombreux livres et essais. Je n’ai pas la prétention de résumer en quelques phrases le livre de référence de Barrow et Mosley « The employer brand ». Simplement, quelle est la sève de cette marque employeur ? C’est sans doute la mise en récit. Vous ne pouvez pas emmener des collaborateurs loin, si vous ne fournissez pas une histoire collective, une perspective. S’il s’agit uniquement de se dire que l’on va soigner son site de recrutement et que l’on distillera quelques attentions pour fidéliser l’employeur, on ne consolide pas une culture d’entreprise. Or, c’est cette culture qui distille un sentiment d’appartenance, une motivation durable. En quoi le Storytelling via la communication numérique change-t-il le rapport que l’entreprise entretient avec ses clients, ses salariés, et le grand public ? Parce que Internet libère la parole. Aujourd’hui le consommateur peut se répandre sur sa page facebook pour dire ce qu’il pense d’une marque, mais le salarié peut aussi faire part du plaisir ou de l’exaspération de sa mission par twitter et facebook interposés. Un salarié comme un client deviennent ambassadeur de l’entreprise et de la marque. Ce qui veut dire que le storytelling doit prendre en compte les dimensions du numérique. Ne pas apparaître comme institutionel sinon il n’emporte pas l’adhésion. Il doit savoir séduire avec un discours adapté. Savoir être court et efficace. Et, il peut aussi varier ses champs d’actions, de la vidéo, du podcast, de l’écrit. En fait, avec le net, il faut plus que jamais partir des besoins et des attentes de l’internaute. La mise en récit part du lecteur, pas de l’émetteur. Il faut faire preuve de souplesse, s’adapter en permanence. C’est parfois une co-création continue, co-création car elle s’inspire aussi des remarques du client ou du salarié. Si, vous demandez au client d’une pizzeria de raconter pourquoi il vient fêter chaque année son anniversaire de mariage dans ce restaurant italien là, vous amplifier les qualités de l’enseigne et vous partagez une expérience sensible fédératrice, dans laquelle chacun peut se projetter ! 4 Vous semblez penser que le salarié est plus important que le client. Pouvez-vous expliciter votre pensée ? La question ne me semble pas se poser en ces termes. Oui, dans « Storytelling et Contenu de marque » ; je cite cet intéréssant ouvrage de Vineet Nayar* « les employés d’abord, les clients ensuite ». Et, cela ne veut pas dire qu’il faut hiérarchiser en se demandant, qui est le plus important ? Avec l’Institut de la Qualité de l’Expression, nous remarquons depuis longtemps déjà, que l’on ne peut pas penser exclusivement client. Pour qu’il ait envie de servir au mieux le client, le salarié doit se sentir estimé, doué de la capacité de créer de la valeur. Pour que cette estime soit éprouvée, ressentie, il faut bien renverser les règles. S’intéresser d’abord à celui qui va défendre votre entreprise sur le terrain. Le client est forcément satisfait quand il constate que son interlocuteur incarne vraimment les valeurs de la marque. Quand, le vendeur d’un célèbre joallier pour qui nous avons travaillé, prend le temps de décrire à ses clients toutes les prouesses technologiques contenus dans une montre extra-plate, il incarne la marque fiable en mesure de prouver son excellence. Mais il faut que le ton soit naratif et juste. Tout n’est pas récit. Comment, selon vous, s’articule le Storytelling avec le Développement Durable et la Responsabilité Sociétale des Entreprises? Il s’articule de façon harmonieuse. Pourquoi ? Parce qu’une entreprise responsable, considère l’homme et la planète. Comment dire ce que vous faites, pour protèger la planète, en évitant la langue de bois, en donnant envie , en intéréssant ? Il faut pouvoir le raconter. Cela permet d’ailleurs de s’adresser aussi à un public large. Et puis une entreprise responsable et donc durable considère l’homme. S’inspirer de la parole de ses collaborateurs, non pas pour l’instrumentaliser, mais pour révéler les talents, c’est prouver que l’on agit avec le respect de l’autre. Je sais, bien que l’on peut rétorquer, qu’il suffit de rédiger des plaquettes RSE consultables en ligne. Mais qui les consulte ? Ce que nous disons, c’est que la mise en récit offre plus d’ampleur et d’impact au discours de l’entreprise ; si il est fondé sur un langage de preuves. Ne pas travestir la réalité, la raconter ! C’est une démarche en continue, presque une philosophie de communication, mais c’est passionnant. Les entreprises ont-elles une âme ? Dans mon livre, je réponds à cette question par une question, « Que pourrait être la mise en récit si les entreprises avaient une âme ». J’y réponds et essaie d’expliquer que « la mise en récit correspond aux nouveaux besoins de communication par sa fonction sociale- elle transmet les codes de conduite au sein d’une communauté- et par sa fonction culturelle- elle transmet un patrimoine et tout un univers sensible. » Donc, à défaut de trancher, je dirais que les entreprises peuvent avoir un supplément d’âme, car la mise en récit aide à comprendre et ordonner le monde selon la formule de Barthes*. 5 J’ajouterai que le storytelling permet aussi de capter et mettre en mobilité l’émotion et les dimensions irrationnelles de l’entreprise et de la marque. Mais, n’oubliez jamais, que si la mise en récit peut transfigurer le réel, le magnifier, elle ne doit pas le défigurer. Une dernière question personnelle pour clore cet entretien, si vous nous le permettez : Vous êtes très active, vous menez de très nombreuses activités, qu’est-ce qui vous anime et vous motive ? Le goût de transmettre, la liberté que donne un langage nuancé. Si l’on sait s’exprimer on possède une force. Je voudrais que chaque collaborateur de toute entreprise soit porteur d ‘une parcelle de la vérité de son travail, de son groupe, et sache le dire, non pas avec des mots imposés, mais avec son propre ressenti, sa propre composition. Transmettre, enseigner, donner des atouts à tout être qui veut s’exprimer, c’est ma raison d’être. Interview de Constant Calvo * Vineet Nayar Expert des technologies de l’information et du management d’entreprise, auteur de « Employees First, Customers Second : Turning Conventional Management Upside Down » (Harvard Business Press, juin 2010) * Roland Barthes « Introduction à l'analyse structurale des récits » 6