les anniversaires comme révélateurs des temporalités de l`âge adulte

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LES ANNIVERSAIRES COMME RÉVÉLATEURS
DES TEMPORALITÉS DE L’ÂGE ADULTE
Christian HESLON
Si l’âge constitue une déclinaison particulière de la temporalité, ce fut tout au long de la modernité
l’âge civil qui servit de critère dans la régulation des trajectoires de vie. Or, c’est désormais plutôt
le rapport singulier que chacun entretient avec son âge qui oriente les carrières et parcours postmodernes. Désigné comme « âge subjectif » par maintes études encore mal connues, ce rapport à
l’âge qui s’exprime notamment à la faveur des anniversaires est révélateur des actuelles temporalités adultes. Rapportée aux pratiques contemporaines de l’anniversaire individuel, la mesure de
l’âge subjectif fournit alors un indicateur utile en matière d’accompagnement des transitions de vie,
autant qu’un indice des chocs intergénérationnels à venir.
Mon père est mort il y a un an. Je ne crois pas
à cette théorie selon laquelle on devient
réellement adulte à la mort de ses parents ; on
ne devient jamais réellement adulte.
Michel Houellebecq (2001, p.9).
INTRODUCTION : ÂGES ET TEMPORALITÉS,
UNE MISE EN PERSPECTIVE PROPICE
La littérature philosophique et scientifique concernant le temps ignore le plus souvent l’âge, alors
qu’au contraire toute évocation de l’âge renvoie immédiatement au temps qui passe. Le temps
se donne certes comme une sorte de métastructure là où l’âge semble plus anecdotique – ce qui
en fait un objet d’étude relativement déconsidéré ainsi que le souligne Marcel Gauchet examinant
La redéfinition des âges de la vie (2004). À la noblesse des considérations sur le temps semble
donc s’opposer la trivialité de l’âge. Il est pourtant un puissant facteur identitaire, qui manifeste
non seulement l’inscription du vivant humain dans le temps mais constitue aussi l’une des formes
de l’expérience même du temps, de ces expériences concrètes, palpables et essentielles dont
Gauchet attend qu’une « psychologie contemporaine » s’empare enfin.
C’est dans cet esprit qu’on examinera ici les temporalités de l’âge adulte. La notion de temporalité qui renvoie à la manière de vivre et d’agencer le temps au quotidien énonce certes de prime
abord une subjectivité du court terme. L’âge qui renvoie au lent décompte des ans paraît au
contraire déterminé par une objectivité du long terme. Il est pourtant d’expérience commune que
l’âge n’est pas sans répercussion subjective, puisqu’il affecte la perception du temps au point
que les années semblent passer de plus en plus vite au fur et à mesure que l’on vieillit. Par
ailleurs, les passages du long terme de l’âge au court terme de la temporalité ne sont pas simples changements d’échelle, entre unités annuelles ou décennales et unités journalières ou
hebdomadaires. Il s’agit plutôt de sauts qualitatifs, de dilatations et de contractions du temps
sensible et cognitif. L’âge est alors à concevoir comme dilatation de l’expérience du temps, et la
temporalité comme contraction de l’avancée en âge.
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Autrement dit, la manière de vivre le temps reflète le rapport à l’âge, quand la façon d’aborder
l’âge métabolise le rapport au temps. L’examen des temporalités de l’âge adulte dans le contexte
des sociétés occidentales développées se justifie d’autant mieux qu’elles présentent la double
caractéristique de métamorphoser les âges de la vie et de transformer les temporalités. Si JeanPierre Boutinet (2004) tend à considérer que la mutation de temporalités est première et
conditionne un nouveau rapport à l’âge, l’hypothèse contraire selon laquelle la vie plus longue
transforme le rapport au temps mérite également réflexion. L’âge désigne le temps vécu pour
suggérer le temps restant à vivre, là où la temporalité désigne le vécu du temps pour inviter au
temps de vivre. Quelles sont donc leurs interférences ? L’entrée retenue pour traiter cette question est celle de l’anniversaire, dont l’extension récente à tous les âges de la vie est significative
d’un nouveau rapport à l’âge et au temps. La deuxième partie du présent article montre comment
l’âge adulte en ressort réinterprété. La troisième partie en découle, qui regarde les temporalités
du présent comme autant de tentatives de déviation de l’inéluctable avancée en âge. La
quatrième partie explore alors les temporalités selon l’âge, qu’une cinquième partie ramène à
certains conflits temporels typiques de la postmodernité. Le tout débouche sur diverses propositions carriérologiques propices à l’accompagnement des transitions de vie contemporaines, à
la fois révélatrices de nouvelles avancées en âge et d’inédites explorations temporelles au cours
de la vie adulte.
1. LES ANNIVERSAIRES DE LA VIE ADULTE, UN
RÉVÉLATEUR DES TEMPORALITÉS CONTEMPORAINES
Marquant chaque année l’avancée en âge, l’anniversaire rappelle à l’âge et au décompte des ans :
annus-versus, là où tourne l’année. Or, c’est au moment même où l’on cultive l’ambiguïté face à
l’âge que se déploient les anniversaires individuels tout au long de la vie adulte. Les Occidentaux
du vingt-et-unième siècle connaissent en effet leur âge avec précision, s’y réfèrent dès que
nécessaire et l’intègrent à leur identité consciente, pour l’oublier aussitôt que possible et
rarement apprécier qu’on le leur rappelle. Ces mêmes occidentaux se sont pourtant mis à fêter
depuis trois décennies seulement leurs anniversaires de naissance tout au long de l’âge adulte,
à l’instar des latins et des baroques (Heslon, 2006). Cette récente et remarquable extension de
l’anniversaire reste néanmoins ignorée, à deux exceptions près. William Johnston (1992) fut
semble-t-il le premier à repérer le culte postmoderne des anniversaires, que moque Jean-Pol
Baras (2005) s’amusant du commémoratisme ambiant. Abordant l’expansion de l’anniversaire
sous l’angle sociopolitique de la commémoration collective, ils sont une première exception à
l’absence généralisée de prise en compte de l’actuelle fièvre anniversaire. La seconde de ces
exceptions concerne le « syndrome d’anniversaire » très en vogue en psychogénéalogie (Kaïci,
2000 ; Sellam, 2004). Ces publications répercutent cependant plus la magie des dates anniversaires et des chiffres d’âge qu’elles n’examinent la relation aux anniversaires du point de vue de
l’avancée en âge.
Il faut pour ce faire se référer à la longue histoire de l’anniversaire. Il se déploie dans les cultures
dotées d’un état-civil et d’un calendrier, dès lors qu’elles valorisent plus l’individu que le collectif.
Le goût contemporain pour les anniversaires hérite des pharaons, des latins de la décadence,
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des protestants et des baroques, alors que des chrétiens des premiers siècles et les catholiques
médiévaux condamnèrent la fête anniversaire de naissance au titre du péché d’orgueil pour y
substituer la fête du saint patronymique (Lebrun, 1987). Ce n’est qu’au cours du vingtième siècle que l’anniversaire se mondialisa et se démocratisa pour s’étendre à toutes les classes d’âge
et à toutes les classes sociales. Encore aujourd’hui, ce sont les civilisations les plus sécularisées
qui acceptent le mieux l’anniversaire de naissance, et les plus marchandes qui valorisent
l’anniversaire à tout âge. Nous sommes bien dans ce cas, au point d’avoir oublié les interdictions
religieuses qui frappaient les anniversaires des enfants français dans les institutions congrégationalistes jusque dans les années soixante, ce dont témoigne le beau roman d’inspiration
biographique de Jérôme de Boissard (1999).
Il n’était encore pas question à cette époque pourtant proche, que les adultes fêtent leurs
anniversaires. Le tournant des années soixante-dix fut à cet égard déterminant. D’une part, la
fête anniversaire commença à s’étendre à tous les âges de la vie, d’autre part à gagner en
légitimité et en publicité. De nombreuses études portèrent alors sur les réactions aux anniversaires (Renvoise & Jain, 1986), sur le Birthday Blues et sur le Birthday Stress (Wood, 1987).
Elles établissent diverses corrélations statistiquement significatives entre anniversaires de naissance et dates de décès, notamment chez les femmes et chez les plus de 75 ans ainsi que dans
le cas des suicides. Elles sont en outre révélatrices d’une attention accrue depuis deux à trois
décennies à l’égard de l’anniversaire de naissance. Ce récent succès de l’anniversaire peut
s’expliquer de diverses manières : infantilisation de l’âge adulte, pression consumériste, prétexte
à faire la fête, occasion de retrouvailles déliées de toute obligation conventionnelle, palimpseste
des anciens rites de passages entrés en désuétude, etc.
Mais l’anniversaire est aussi, à travers ces diverses raisons de son succès, un double marqueur
temporel. D’abord, il est évènement ponctuel, fête éphémère et célébration de l’instant. Ensuite,
il est source et occasion de récapitulation biographique, d’évocation en photos et en chansons
de l’histoire de vie, de rassemblement des cercles relationnels successifs qui émaillent désormais une vie adulte plus heurtée. L’anniversaire fait alors d’une part écho aux temporalités du
présent, d’autre part aux pratiques montantes de la relecture de vie : bilan, récit de vie ou VAE
(Validation des Acquis de l’Expérience). Isolant un moment précis, celui de la bascule d’un âge à
l’autre, il renoue avec le passé mémoriel pour rassembler, dans une émotion plus ou moins
scénarisée, les différents éléments du puzzle constitutif de vies adultes de plus en plus mouvementées. La fête anniversaire à l’âge adulte peut alors avoir des implications favorables et positives, à la condition de permettre cette « reprise identitaire » dont Eleanor Elkin (1992) a mesuré
les effets bénéfiques.
2. L’ADULTE FACE À SON ÂGE : DES
« JUNIORS » AUX « SENIORS »
Or, ces bénéfices potentiels de l’anniversaire opèrent à partir de ce marqueur temporel singulier
qu’est l’âge. Le formidable allongement des durées moyennes de vie que nous venons de
connaître en a considérablement modifié les coordonnées en quelques décennies seulement.
Deux illustrations en sont données par le syndrome de Peter Pan isolé par Dan Kiley (1985), où
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de jeunes hommes passés la trentaine ne parviennent pas à accepter de grandir, et par le
syndrome de Mathusalem qu’observe Willy Pasini (2002), où l’écart d’âge entre deux conjoints
fait qu’ils pourraient être père et fille ou, plus rarement, mère et fils. L’expansion de ces « syndromes » en interroge d’ailleurs la nature : s’agit-il toujours de syndromes morbides, de
déviances pathogènes, ou bien ne constituent-ils pas le signe émergent d’une profonde
recomposition des âges de la vie, où l’on mûrit plus tard et de manière plus désynchronisée ?
Il semble en effet que l’adulte contemporain réinvente et réinterprète sans cesse son âge, contournant les normes d’âge antérieures comme il contourne les normes morales et comportementales en général. L’ancienne peur de vieillir semble ainsi peu à peu laisser place à une aspiration
contradictoire, celle à « vieillir jeune ». Ce « vieillir jeune » signifie pouvoir à tout âge se former
(formation tout au long de la vie) et former (consultants juniors et seniors), à tout âge procréer
(grossesses précoces ou médicalement assistées), à tout âge travailler (bénévolat des retraités)
ou se retirer (congé sabbatiques et chômage), à tout âge être en forme physique et réaliser des
exploits sportifs, à tout âge vivre une sexualité épanouie, à tout âge recomposer ses relations
affectives et conjugales. Bref, pouvoir à tout moment refaire ou rejouer sa vie.
Ce vieillir jeune configure la culture de « l’homme rare, entretenu et formé », dont Marcel
Gauchet (2004) affirme qu’elle est celle de la vie longue et de la dilution de l’adulte dans l’entrelacs du brouillage des âges. Pour être complet, il faudrait ajouter à cette définition de l’homme,
rare, entretenu et formé, les adjectifs de performant, d’épanoui et d’hédoniste. Apparaît alors
l’effigie emblématique du senior. Tenant du sportif expérimenté qui n’est pas encore vétéran, du
señor ou du signor masculins dont la féminité n’est que déclinaison (señora et signorita) et enfin
du seigneur féodal, ce nouveau venu sémantique désigne l’âge, la virilité et la domination tout en
les masquant. Il reconduit sous un jour nouveau la temporalité du vieillissement, qu’il enjolive de
performances et d’aptitudes conservées voire accrues. Mais il dénie aussi l’irréversible cours
des ans. On peut également y voir l’ultime cri du cygne que pousse en postmodernité la domination du mâle âgé. Cette seniorité révèle en tout cas l’ampleur de la réinterprétation de l’âge qui
est en train de se produire. Elle a pour figure inversée celle de la juniorité perpétuée, notamment
par l’introduction d’un autre nouvel âge aux interstices de l’adolescence et de l’âge adulte. N’y
voir avec Tony Anatrella (1988) qu’interminables adolescences ou avec Marie Giral (2002)
qu’adulescence risque fort de conduire à mésestimer la profonde transformation dans les
temporalités de l’âge que ces phénomènes révèlent.
En effet, seniorité et perpétuation de jeunesse ne sont que l’envers et l’endroit du vieillir jeune.
Ils signifient que se désarriment l’avancée en âge et la réduction des possibles. Ce qui distinguait
hier encore la temporalité proche, appréhension immédiate des heures et de la journée, de la
temporalité lointaine, avancée en âge au cours des années, c’est que la première comportait toujours ses possibles alors que la seconde équivalait à leur réduction progressive. L’avancée en
âge y était présidée par la nécessité du renoncement aux fantasmes et désirs personnels, rendu
supportable au moyen des nécessités supérieures de la transmission, de la générativité et du
passage de relais. Cette double nécessité trouvait sa compensation dans la possibilité d’habiter
le temps immédiat à sa manière propre, d’y opérer des choix, de remettre à demain, de planifier
l’action ou, plus simplement, de faire au fur et à mesure ce qui devait être fait. On peut dire que
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la dynamique s’est dorénavant inversée. Tout restant possible à tout âge, ce surcroît d’autorisations tant sociales que personnelles butte maintenant et à l’opposé sur un temps présent de plus
en plus saturé, bouché, rempli, appauvri en rencontres, surprises et imprévus. Ce n’est plus à
demain que les choses sont remises, mais à l’année prochaine, aux lustres et calendes
d’échéances lointaines : fin d’un emprunt, aboutissement d’un projet, vacances futures où se
logent toutes les espérances, période de la retraite investie de reconquêtes promises. Dans le
modèle précédent, l’âge d’or était derrière. Il est maintenant devant. C’est pourquoi l’anniversaire
qui cultive le passé connaît aujourd’hui un tel succès. Il fête certes l’éloignement de la naissance.
Mais il signale aussi le rapprochement d’années futures où sont reportées de plus en plus de
réalisations attendues. Si chaque année vécue revenait seulement à s’éloigner de sa naissance
pour se rapprocher de la mort, il n’y aurait guère de raison de s’en réjouir et de le fêter. Remords
et regrets sont moins propices à la fête que les promesses d’un âge d’or toujours à venir, enfin
affranchi des contingences de l’âge adulte et porteur de rattrapages fructueux, de récupérations
fécondes, d’accomplissements de soi différés.
3. LE MANQUE DE TEMPS MALGRÉ LA VIE PLUS LONGUE
La vie adulte contemporaine est ici soumise à un paradoxe inédit. Elle n’a jamais été en moyenne
aussi longue, jamais été proportionnellement aussi peu consacrée au travail, jamais autant été
assistée par des machines faisant gagner autant de temps dans l’effectuation des tâches domestiques, professionnelles et récréatives. Elle n’a pourtant jamais autant souffert de la sensation
partagée de manquer de temps. Stress, sentiment d’urgence, débordement, retard permanent,
anticipation récurrente en sont autant de symptômes. Bien sûr, nous nous donnons d’autant plus
à faire, à produire, à réaliser que les machines gagnent en efficacité. Le niveau d’exigence en
ressort accru. Le TGV (Train à Grande Vitesse) oblige le cadre à être plus ponctuel, le traitement
de texte oblige la secrétaire à remettre un document mieux fini, l’Internet oblige l’étudiant à
l’exhaustivité, la machine à laver oblige la ménagère à l’impeccabilité, la mécanisation oblige
l’agriculteur à la productivité, la sophistication éducative oblige le parent à la perfection. Il faudrait
ici analyser en quoi ce surcroît d’exigence retombe plus sur les femmes quadruplement invitées
à l’excellence maternelle, professionnelle, domestique et sexuelle que sur les hommes, encore
bénéficiaires pour quelque temps d’une sorte d’indulgence sociale. Il faudrait alors parallèlement
regarder de près les stratégies féminines de l’usage du temps, plus synchroniques que
diachroniques : tout à la fois du côté féminin, successivité de l’action du côté masculin.
Par-delà ces divergences de genre, deux objections nous restent opposables. La première est
sociopolitique. Car au temps trop-plein des sujets socialement intégrés dès lors conduits à
remettre l’essentiel à plus tard, s’oppose le temps vide dont souffrent maints adultes exclus,
sans domicile fixe, malades de longue durée, allocataires du revenu minimum d’insertion, remisés
en maison de retraite, emprisonnés, accueillis en établissements spécialisés ou voués au chômage de longue durée. Si l’on y ajoute les retraités qui ont perdu avec leur travail leur principale
source d’utilité sociale, c’est au moins un tiers des adultes pour qui le temps surabonde plus qu’il
ne fait défaut. Ceux-là sont plus en peine d’occuper le présent qu’ils n’espèrent dans les années
futures. En témoigne leur passion pour les jeux de hasard, lotos, cartes à gratter et concours
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télévisés, qui fonctionnent sur le mode d’un présent magiquement rédempteur. La seconde
objection qu’on pourra nous faire, au-delà de ces exceptions nombreuses, c’est que ces
nouvelles façons d’habiter le temps qui surchargent l’immédiat et reportent à de lointaines
échéances la réalisation de soi résultent moins de la recomposition des âges de la vie que de la
puissance des technologies de la communication et de la mobilité qui relaient à un point jamais
atteint l’étendue du désir humain et sa constitutive insatisfaction. Le monde étant devenu plus
connecté, les distances semblant moindres, les sollicitations devenant plus nombreuses, le
manque alors de plus en plus pour se saisir de la totalité des opportunités et tentations qui se
présentent virtuellement à chaque instant.
Ce n’est que par compensation imaginaire que l’on espère encore un temps fécond à venir, enfin
profitable et pleinement consacré à ce qui compte vraiment, aimer, rire, exprimer, goûter, sentir,
parler, partager, avoir de la détente et du plaisir. Les plus adaptés en deviennent cyniques et les
moins adaptés dépressifs, les autres attendant d’enfin jouir de leur temps le moment venu.
L’hypothèque croissante des jours, semaines et mois à venir que réalisent les agendas accentue
le phénomène. Là où l’agenda papier projette à 9 ou 12 mois, l’agenda électronique peut aller
jusqu’à dix ans, sans autre limitation que le sursaut de raison qui fera juger trop aléatoire un
rendez-vous prévu pour 2025 – d’autant que la machine aura d’ici là sera tombée en panne, aura
été volée ou aura vu sa mémoire effacée ! L’avenir en ressort de plus en plus hypothéqué à
longue échéance et l’âge à venir de moins en moins ouvert et riche en possibles. La vie plus
longue est rattrapée par l’anticipation plus lointaine, d’autant que les rendez-vous pris trop
longtemps à l’avance perdent généralement de leur intérêt au fur et à mesure que s’éloigne le
moment auquel ils furent décidés, dans un instant d’envie ou de nécessité partagées et
évidentes.
4. LES TEMPORALITÉS AU FIL DE L’ÂGE
Une autre manière d’examiner les relations entre âge et temporalité consiste à s’interroger sur
le vécu du temps en fonction de l’âge. Jean Piaget (1955) fut l’un des premiers à s’intéresser
aux dimensions cognitives du temps, étudiant la lente gestation de la conscience et de la ligne
du temps au fur et à mesure du développement de l’intelligence chez l’enfant. Dans cette perspective, le temps n’est pas une donnée externe, mais un construct interne. Ce n’est qu’autour
des douze ans que la compréhension du temps commence à se rapprocher de l’abstraction
sophistiquée que suppose cette notion pour remplir sa fonction organisatrice des relations
sociales. Ainsi que l’analyse André Green (2000), la psychanalyse a par ailleurs montré que
le temps psychique inconscient contrarie la ligne du temps chronologique. Cette temporalité
inconsciente est moins orientée par la flèche du temps, passé – présent – futur, que parcourue
par la fixation, la régression, la remémoration, l’après-coup et le resurgissement intact d’émotions initialement éprouvées lors d’un évènement lointain. C’est pourquoi Sigmund Freud (1900)
posa l’inconscient comme Zeitloss, hors-temps, indifférent à la chronologie. Réhabilitant contre
le chronos le temps du kairos, celui du moment opportun, Gaston Bachelard (1973) ouvrait une
troisième voie. Cette temporalité du moment, celui du hasard, de la rencontre, de la surprise, de
la bifurcation ou de l’accident, se combinent à celles de l’instant rémanent qui gouverne
l’inconscient comme à celles de la durée conçue cognitivement.
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Croisant ces trois paradigmes, Albert Jacquard (2005) vient de suggérer qu’il conviendrait de
considérer l’âge non plus en termes de découpage annuel régulier de la ligne du temps
chronologique, mais en termes de proportionnalité. A 1 an, l’âge proportionnel est bien d’1 an.
Mais à 10 ans, 1 an de plus représente 1/10ème supplémentaire quand à 40 ans, il n’en représente
plus qu’1/40ème. Selon ce modèle, le rapport âge / temps serait moins affaire de dilatation de la
temporalité et d’extrapolation conceptuelle du temps éprouvé, perçu ou verbalisé que métonymie
de la précipitation temporelle auquel est voué l’être humain, du fait de la conscience de sa finitude et de la créativité de son imaginaire. Si la maturation cognitive conditionne la conceptualisation progressive du temps, si l’inconscient y résiste et s’en excepte, si les moments propices du
kairos enchantent ou majorent la sévère arithmétique du chronos, la temporalité comme sensation et réceptivité au temps qui passe s’élabore également au fur et à mesure de l’avancée en
âge tout autant que la relation à l’âge évolue en fonction de la manière dont chacun appréhende
et aménage son propre temps.
Il faut ici préciser que les cultures occidentales contemporaines ont exporté, suspendu ou
déplacé maintes expériences temporelles caractéristiques des cultures traditionnelles. La prière
n’y scande plus les journées et les semaines. Les guerres n’y confrontent plus à la lutte pour l’immédiate survie. Les générations futures n’y sont plus le lieu de la croissance du peuple, du clan
ou de la famille. Le temps y est principalement devenu celui de la relation interindividuelle et de
l’action personnelle. Quand bien même Régis Debray (2005) veut y réhabiliter Les communions
humaines, selon lui formes universelles de rattachement à la transcendance c’est-à-dire à ce qui
se situe « hors du temps », il n’a guère mieux à nous proposer que les éphémères festivals et
commémorations auxquels nos cultures se vouent avec une rare passion. Car il faut bien
constater que, quel que soit l’âge, l’usage du temps s’est d’une part comprimé, générant ses
stress et ses urgences, d’autre part clivé entre temps subi du travail contraint et aspiration au
temps choisi, tôt récupéré par les médias et la consommation. C’est plus de trois heures par jour
que les Français consacrent en moyenne à la télévision, et ce sont des dizaines d’heures
mensuelles qu’ils gaspillent à consommer du loisir privé d’autre utilité sociale qu’économique.
Comme le note Jean-Claude Milner (1997), nous sommes là aux antipodes de l’otium
latin, temps d’oisive plénitude.
Les temporalités selon l’âge oscillent alors entre celles des relations et celles de l’action. Le
modèle des quatre mariages que défend Pamela Paul (2002) illustre nos actuelles temporalités
affectives selon l’âge. Selon elle, le starter marriage fait de passion et de complétude précèderait
le parental marriage consacré à l’éducation des enfants, puis le self marriage tourné vers la
réalisation de soi, et enfin le soulmate connection marriage, mariage avec l’âme sœur. Si ces quatre formes évolutives de conjugalité avec l’âge peuvent être vécues avec le même partenaire à
condition de reconfigurer ensemble ses relations émotionnelles et sexuelles, elles prévalent
aussi aux changements de partenaires correspondant chaque fois au franchissement de l’une de
ces étapes matrimoniales. Les désordres conjugaux résulteraient alors d’un défaut de synchronisation entre partenaires, l’un étant parvenu à un stade de conjugalité ultérieur à celui de l’autre.
Quant aux temporalités de l’action selon l’âge, les travaux de Renée Houde (1999) sur Les temps
de la vie, de Danielle Riverin-Simard (2001) sur Les âges et la révolution du travail et de Jacques
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Limoges (2001) sur Les stratégies de maintien au travail tendent à les répartir en trois phases.
La première correspond à l’entrée dans le travail avec ses lots de précarité, d’aléas et d’hésitations. La seconde est celle de la confirmation, de l’installation et de la vérification. La troisième
prépare à la retraite. Elle est celle du legs, du mentorat et du passage de relais.
C’est bien évidemment en interaction étroite qu’interviennent ces deux niveaux de la temporalité
affective et professionnelle. Ainsi, accéder au second tiers de carrière alors que l’on en est
toujours au starter marriage ne va pas plus de soi qu’allier self marriage et premier tiers de carrière. Une carrière tôt engagée va en effet souvent de pair avec un retard dans la construction
conjugale, quant au contraire une entrée dans la vie professionnelle retardée par l’allongement
des études amène souvent à commencer à travailler alors même que l’on a franchi une ou deux
étapes de sa vie conjugale. À cette désynchronisation temporelle s’ajoute celle des genres. Hier
la chronologie affective, conjugale, sexuelle et parentale des femmes s’accordait au carriérisme
des hommes. Maintenant, l’aspiration partagée à la réussite équitable tant affective que professionnelle donne soit lieu à la concurrence entre mari et femme, soit à l’ajournement des aspirations de l’un(e) au profit de celles de l’autre. La réalité de la situation française veut ainsi que les
femmes consacrent une à deux décennies de leurs vies à éduquer les enfants avant de parvenir
avec plus ou moins de succès à réinvestir la sphère professionnelle à la quarantaine.
Ce temps contraint qu’est le temps de la parentalité demeure généralement pensé comme un
temps choisi, du fait de la contraception qui a transformé la conception des enfants en projet
volontaire. Il n’en est pas moins sur-occupé et surinvesti. Les trois temps du couple, du travail et
des tâches parentales remplissent alors les heures, journées et semaines, réclamant tous trois
de plus en plus de temps consacrés aux transports et aux déplacements, le peu de temps restant
étant consacré à la consommation de loisirs obligés. Ce sont alors trois temporalités successives de l’âge adulte qui se profilent. La première est celle des débuts de la vie adulte. Elle est
multiple, exploratoire et soumise au provisoire, alternant études, stages, travail, loisirs, culture et
voyages pour les plus chanceux. C’est l’âge de l’intermittence. La deuxième temporalité de la vie
adulte est dominée par les exigences et astreintes additionnées de la vie conjugale, de l’engagement professionnel et de la responsabilité parentale. Elle est dominée par le débordement et le
manque de temps. La troisième temporalité qui succède à celle du trop-plein conjugal, professionnel et parental est celle de la seniorité posée comme moment opportun pour la reconquête
d’un usage du temps librement choisi. Mais il arrive que les difficultés affectives et financières
des descendants ou que la dépendance croissante des ascendants ne viennent sur-occuper
cette séniorité tant attendue. L’aspiration à une temporalité libérée tant attendue accouche alors
de nouvelles contraintes subies, quand ce n’est pas l’hyperactivité pourtant voulue par maints
nouveaux retraités qui fait qu’ils se condamnent eux-mêmes à ne pas profiter de leur temps…
5. ÂGE SUBJECTIF ET AGENDAS, UNE
SURIMPRESSION POSTMODERNE ?
A vrai dire, l’intermittence et le manque de temps se retrouvent à tout âge. Ces deux temporalités sont rapportées par Jean-Pierre Boutinet (2004) à la postmodernité, qu’il décompose en
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hyper-modernité, contre-modernité et au-delà de la modernité. Là où la modernité orientée par le
progrès fonctionne sur la base de l’emploi du temps et de planning, la postmodernité sous ses
diverses formes est culture de l’agenda surchargé. Cet agenda est à la fois le symptôme et l’outil
des temporalités du présent, qui l’emportent en postmodernité sur celles de la modernité qui
misent au contraire sur le progrès, c’est-à-dire sur l’avenir prometteur qui fait table rase du passé.
Pratique temporelle fondée par le rendez-vous et l’agencement révisable des journées, des
semaines et des mois, l’agenda hypothèque l’avenir en remplissant par avance l’ensemble des
moments disponibles. Il suspend alors le déroulement chronologique des heures, des saisons et
des années en donnant l’illusion de le maîtriser. Il réfute du même coup l’avancée en âge et la
finitude de ses utilisateurs, en déniant le temps qui passe au profit d’une succession d’instants
interchangeables. Fournissant aux individus toutes les raisons de croire en leur propre permanence, il les éloigne du caractère provisoire de leurs existences et les distrait de la prise en
compte de leur vieillissement.
Or, c’est dans ce contexte des temporalités du présent et des pratiques de l’agenda que se sont
développées maintes études relatives à l’âge subjectif. Denis Guiot (2001) en synthétise les différents modèles et les diverses échelles, cherchant à cerner l’âge auquel on s’identifie, celui que
l’on ressent ou que l’on perçoit, très généralement inférieur à l’âge civil effectivement atteint.
C’est de ce point de vue que l’agenda est bien en phase avec nos actuelles relations à l’âge : il
ne relie plus au passage des ans comme le faisait le calendrier et laisse miroiter sinon le fantasme
de maîtriser le temps, du moins celui de toujours pouvoir disposer de son temps indépendamment des aléas de l’avancée en âge. Si l’âge civil est une donnée identitaire largement intégrée
par les membres des sociétés occidentales, le fait qu’ils répugnent parallèlement à vieillir les
engage à user de leurs agendas en fonction du rapport personnel et singulier qu’ils entretiennent
avec leur âge. Baptisé « âge subjectif », ce rapport personnel et singulier à l’âge est entre autres
mesuré par l’échelle des âges du moi de Robert Kastenbaum (1972). Souvent vérifiée en termes
de fiabilité et fidélité statistiques, la passation de cette échelle auprès de publics variés démontre que les individus adultes tendent à compenser la réalité de leur âge civil par la tendance à se
vivre subjectivement largement moins âgés qu’ils ne le sont effectivement (Guiot, 2001). C’est
ainsi qu’à force de se vivre comme plus jeune qu’il n’est, l’adulte postmoderne en devient avide
de vieillir jeune et de dérégulation des normes d’âge. Télescopant âge subjectif et âge civil,
l’anniversaire en devient d’autant plus précieux qu’il s’est fait agendisable. Car l’annuel retour de
date anniversaire ne donne pas nécessairement lieu à une célébration ponctuelle. Il sera bien souvent fêté après sa date effective, en fonction des agendas et disponibilités des convives attendus, quand ce ne sera pas seulement tous les cinq ou dix ans que les adultes fêteront leurs
avancées en âge. Les études que nous avons menées à cet égard tendent même à montrer que
c’est à l’occasion des anniversaires quinquennaux et décennaux que la plupart des adultes
prendraient véritablement acte de leurs avancées en âge. En effet, aux fêtes anniversaires
particulièrement marquantes et réussies à ces échéances quinquennales et décennales semble
correspondre un rapprochement entre âge subjectif et âge civil, quand l’absence de célébration
festive ou son ratage semblent se traduire par le maintien d’un âge subjectif fortement inférieur
à l’âge civil (Heslon, 2006).
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Ces constatations laissent penser que l’actuel engouement pour l’anniversaire résulte de la
superposition de l’agenda sur le calendrier qu’il opère. L’anniversaire en tant que retour de date
est naturellement calendaire. Mais la festivité anniversaire postmoderne est essentiellement
agendaire. Généralement reportée à quelques jours ou semaines, mais aussi de plus en plus souvent transformée en rendez-vous négocié au fur et à mesure de l’avancée en âge, la célébration
anniversaire en ressort moins obsédée d’exactitude chronologique que de justesse existentielle.
C’est ainsi que, sans avoir voulu fêter leurs 51, 52, 53 et 54 ans, certains fêteront vivement par
eux-mêmes leurs 50 ou 55 ans quand d’autres espèreront secrètement qu’on songe à fêter
ultérieurement leurs seuls 60 ans. L’anniversaire contemporain préfère ainsi les rythmes aux
dates, les ajournements aux conventions, les ponctuations aux cycles, les agencements aux
normes et les variations aux règles. Dates, conventions, cycles, normes et règles calendaires
instauratrices de l’âge civil moderne ont désormais cédé la place aux rythmes, ajournements,
ponctuations, agencements et variations agendaires révélatrices de l’âge subjectif postmoderne.
L’adulte contemporain en ressort d’autant plus conduit à agendiser la célébration de son âge qu’il
agendise sans cesse son temps en général. Si les dates anniversaires calendaires persistent, il
est aujourd’hui plus qu’hier à même d’affirmer la subjectivité de son rapport au temps en faisant
état de son âge subjectif. C’est pourquoi l’anniversaire contemporain de la vie adulte surimprime
alors l’agenda sur le calendrier collectif, l’âge subjectif allant de pair avec l’agenda quand l’âge
civil va de pair avec le calendrier.
CONCLUSION : TEMPORALITÉS DE L’ÂGE ET
TRANSITION DE CARRIÈRE
De nombreuses études restent à mener concernant les interférences entre anniversaires, âge
subjectif et carrière. On pourra ainsi étudier, d’un point de vue fondamental, en quoi les anniversaires sont révélateurs de l’âge subjectif et de quelle manière ils contribuent à le faire évoluer.
Mais on pourra également examiner sur un mode plus pragmatique les relations entre âge
subjectif et transitions de carrière. Diverses problématiques peuvent d’ores et déjà être esquissées. Il faudra par exemple se demander si un âge subjectif très inférieur à l’âge civil permet de
mieux se projeter dans de nouvelles orientations de carrière ou non. Il faudra de même interroger
la fonction de l’âge subjectif sur les décisions professionnelles et les projets de vie. Il est ainsi
probable que c’est quand l’âge subjectif se rapproche de l’âge civil que certaines bifurcations de
carrière sont choisies ou désirées, afin de mieux se réaliser dans un nouveau type d’activité avant
qu’il ne soit trop tard pour changer. Mais il est également vraisemblable qu’un âge subjectif élevé
incline moins au changement qu’à la poursuite d’une voie familière. On sait en tout cas que l’âge
est fréquemment mentionné en bilan de compétences, en formation, en accompagnement professionnel ou en conseil d’orientation. Or c’est à chaque fois simultanément d’âge civil et d’âge
subjectif dont il s’agit. Certains sujets âgés de 45 ans déclareront alors que c’est parce qu’il leur
reste un bon tiers de carrière qu’ils souhaitent prendre de nouvelles directions, quand d’autres
penseront exactement au même âge qu’il n’est au contraire plus temps ou que c’est trop risqué.
L’âge subjectif n’est bien évidemment pas la seule variable à prendre en considération. Le fait
que les changements de carrière s’imposent du dehors ou sont décidés du dedans, les facteurs
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familiaux, le fait d’être homme ou femme, le niveau de formation, le domaine de compétences, la
résidence urbaine ou rurale conditionnent bien sûr également les transitions de carrière dans la
vie adulte. L’environnement et les conditions de vie interfèrent d’ailleurs directement avec l’âge
subjectif. Il ne s’agit donc pas de faire de l’âge subjectif le déterminant majeur des transitions de
carrière. Il s’agit par contre de repérer qu’il y intervient d’une manière encore mal connue et trop
peu souvent prise en compte. Il dessine en tout cas de véritables conflits des temporalités du
temps long, c’est-à-dire de la projection dans le panorama d’une existence qui voit désormais
s’estomper le clivage vie privée/vie professionnelle et repousse la finitude en se centrant sur le
temps court. Ce conflit des temporalités du temps long est au cœur de la fête anniversaire
adulte. Il est celui entre l’âge subjectif et l’âge civil, entre les possibles et la finitude, que les
transitions carriérologiques aménagent sous la forme du compromis.
Deux perspectives s’ouvrent alors. La première consiste à repenser les temps de la vie carriérologique. Ceux-ci se ramènent essentiellement à trois dominantes : l’apprentissage, le travail
et la réalisation personnelle. Si l’on se forme à tout âge et si l’on aspire à se réaliser tout au long
de la vie, nous n’en continuons pas moins à fonctionner à partir d’un modèle implicite où se
succèdent trois périodes de vie. La première est dominée par l’apprentissage (enfance et
jeunesse), la deuxième par le travail (vie adulte) et la troisième serait enfin celle de la réalisation
personnelle (seniorité et retraite). Les temporalités de l’âge subjectif sont au contraire celles
de la simultanéité ou de l’alternance rapprochée entre ces trois dominantes. Travailler plus tôt et
plus tard tout en apprenant plus régulièrement et en bénéficiant de régulières périodes
sabbatiques permettrait alors non seulement de répondre aux enjeux dits de la « flexicurité » qui
combine flexibilité et sécurité tout en esquissant des parcours de vie plus fluides, complets et
épanouissants.
La seconde perspective est plus anthropologique. On peut en effet constater à quel point la temporalité du présent s’accompagne d’obsession de prévention des risques, qui ne fait finalement
que construire cet avenir menaçant auquel s’intéresse Jean-Pierre Dupuy (2002) avec son
catastrophisme éclairé. Parallèlement, deux évènements sociaux viennent en France d’illustrer Le
choc des générations qu’annonçait Bernard Préel (2000) : l’embrasement des banlieues à
l’automne 2005 et la révolte contre le Contrat Première Embauche au printemps 2006. On a dans
les deux cas déploré la cécité et la surdité des seniors qui gouvernent à cette impuissance de la
jeunesse d’aujourd’hui que constatent Matthieu Amiech et Julien Mattern (2004). Au moment où
des milliers de jeunes privés de reconnaissance brûlaient des milliers de voitures, le septuagénaire Président de la République Française commémorait la libération du camp de concentration
nazie du Struthoff en Alsace. Un tel décalage entre le pouvoir de seniors occupés à fêter
l’anniversaire d’un passé qu’ils ne veulent plus revivre et la désespérance de jeunes générations
privées d’horizons est pour le moins significatif. On sait qu’il s’agit d’une particularité bien
française, mais on dit moins qu’il s’agit également d’un déficit international dans les passages de
relais intergénérationnels. C’est peut-être de cet impossible passage de relais, condition de la
reconquête de l’avenir, dont parlent également au plan micro-social les anniversaires individuels
de la vie adulte…
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Christian Heslon est psychologue des âges de la vie et docteur en éducation de l’Université de Sherbrooke au Québec.
Enseignant-chercheur affilié à l’Université Catholique de l’Ouest à Angers en France, il est également consultant en accompagnement médico-social auprès de nombreuses institutions d’éducation et de soins spécialisés. Ses domaines d’intervention concernent les transitions de la vie adulte, la psychogérontologie et les soins palliatifs, les conduites à projet et les
relations intergénérationnelles. Il est l’auteur d’une Psychologie de l’anniversaire publiée en 2007 aux éditions Dunod.
Courriel : [email protected]
Christian Heslon,
La Perrière
2, route d’Epiré
49080 Bouchemaine
France
Aging is an expression of adult’s temporality. All along modernity, the life’s trajectories were strictly referred at civil age. But it seems that subjective age is now more important than chronological
one, because everyone aspires to a personal way of life and aging. That impact of subjective age is
revealed by adult’s birthday, and by the success of anniversaries in post-modern societies. Birthdays
parties, but also birthday blues and birthday stress, are expressions of that new temporality in adult
life. That’s why studies about subjective age may be useful in counselling and psychological help all
along adult’s life. It may also be useful in carrierological coaching.
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