Ecrivains romands, la fin des complexes

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Ecrivains romands, la fin des complexes
Ecrivains romands, la fin des complexes
Une nouvelle édition de l’«Histoire de la littérature en Suisse romande».
Les meilleurs spécialistes font le portrait d’une scène littéraire enfin
débarrassée des complexes identitaires.
Les meilleurs spécialistes font le portrait d’une scène littéraire enfin désinhibée et en
pleine expansion
Peut-on parler de littérature romande? Existe-t-elle? A ces questions qui travaillent sans
fin le milieu littéraire, l’Histoire de la littérature en Suisse romande, qui paraît
aujourd’hui, peut apporter une réponse de poids. Ce volume de 1726 pages, édité chez
Zoé, est la version actualisée et augmentée d’une première édition parue, en quatre tomes,
entre 1996 et 1999 aux éditions Payot. Roger Francillon, professeur émérite de
l’Université de Zurich, en était le maître d’œuvre à l’époque et c’est lui qui remet
l’ouvrage sur le métier aujourd’hui.
Si quinze ans sépare les deux éditions, le titre demeure: «Histoire de la littérature EN
Suisse romande». «Je voulais éviter l’expression littérature romande, trop essentialiste et
trop restrictive. La littérature en Suisse romande permet d’intégrer tout ce qui s’écrit et
tout ce qui participe à la vie littéraire de cette région», explique le professeur.
La première édition n’est plus disponible depuis la disparition des éditions Payot. C’est la
raison première de cette nouvelle mouture. La deuxième raison est qu’en quinze ans, la
scène littéraire romande a changé de visage. «Nous vivons un moment paradoxal.
L’activité littéraire est intense comme jamais. En quinze ans, le nombre d’auteurs a
augmenté de façon plus importante que lors des décennies précédentes. Depuis 1999, une
centaine d’écrivains sont apparus. Le nombre de publications est élevé. A cela s’ajoute un
accroissement de la reconnaissance officielle avec la création des prix fédéraux de
littérature par exemple. Or plus cette scène littéraire se développe plus la question
identitaire est écartée. Les années 1990 étaient encore marquées par cette question. Ce
n’est plus le cas aujourd’hui», relève Roger Francillon.
Daniel Maggetti, directeur du Centre de recherche sur les lettres romandes, évoque une
normalisation de la scène littéraire romande. Dans son article sur «Les institutions de la
vie littéraire en Suisse romande de 1996 à 2014», il souligne qu’«aucun dénominateur
commun ne réunit les écrivains romands» si ce n’est une «relation biographique ou
éditoriale avec la Suisse romande».
Pour le chercheur, le prix du Roman des Romands, créé en 2009 par l’enseignante
Fabienne Humerose-Althaus sur le modèle du Goncourt des Lycéens est symptomatique
de la normalisation actuelle. Le prix couronne un auteur romand ayant publié en Suisse ou
ailleurs, «la maison éditant l’auteur retenu pouvant être située en Suisse, ou dans tout
autre pays, pour autant qu’elle édite l’original en français». Pour Daniel Maggetti, le
«label romand» fonctionne à plein sans qu’il ne soit plus nécessaire, comme dans les
années 1960 et 1970, de revendiquer des particularismes identitaires.
Yasmine Char (éditée chez Gallimard), Philippe Testa (Editions Navarino), Reynald
Freudiger (L’Aire), Nicolas Verdan (Bernard Campiche), Max Lobe et Roland Buti (Zoé),
soit la liste des lauréats du Roman des Romands, est une bonne photographie du milieu
actuel: les auteurs romands publient chez les gros éditeurs français ou en Suisse, ils ont
grandi en Suisse ou ailleurs.
Une autre nouveauté dans le paysage change l’atmosphère: l’ouverture de l’Institut
littéraire suisse, à Bienne, en 2006. Avec une approche pragmatique de la pratique de
l’écriture, «germanique et anglo-saxonne», très peu française, près de dix promotions
d’étudiants sont sorties de cet institut dirigé par Marie Caffari. Des lauréats romands de
l’institut de Bienne se sont déjà fait remarquer par leurs publications, comme Elisabeth
Jobin, Antoinette Rychner ou encore Julien Maret.
Pour Sylviane Dupuis, chargée de cours à l’Université de Genève, qui signe l’article
conclusif, la littérature romande vit un tournant: on assisterait, enfin, au crépuscule d’une
mentalité de dominés culturels par rapport à la «capitale», Paris. Et Internet tient la part
belle dans cette «redéfinition des positionnements». Tout comme la perte d’influence de
la France et l’affaiblissement du français au niveau international. Place à une jeune
génération qui assume avec naturel son origine suisse et sa littérature, «connectée au
monde entier mais attachée à sa région». La chercheuse note, depuis les années 1990, la
progression des idées des écrivains martiniquais Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau
au sein des instances littéraires et culturelles des pays francophones,: il n’y a pas de
langue ou de valeurs ou de centre culturel uniques. L’espace francophone doit se
percevoir comme pluriel. Gros changement de paradigme en perspective: la littérature
française deviendrait à terme une littérature francophone parmi d’autres.
A 28 ans, Daniel Vuataz incarne bien l’approche détendue et pragmatique de la nouvelle
génération. Dans l’Histoire de la littérature en Suisse romande, il signe l’article sur les
lectures publiques et les performances. Un domaine qu’il connaît bien. Auteur d’un
mémoire de master remarqué sur Franck Jotterand et la Gazette littéraire (L’Hèbe, 2013),
il est aussi membre du collectif AJAR (Association des jeunes auteurs romands) qui se
spécialise dans les performances scéniques avec un goût prononcé pour le canular
littéraire. Le groupe, une vingtaine de membres de tous les cantons romands, pratique
l’écriture collective et se produit lors de rencontres publiques en Suisse mais aussi au
Québec récemment. Le Salon du livre de Genève sera leur prochain terrain d’exercice.
«Autour de moi, les jeunes auteurs sont très contents d’être publiés par un éditeur près de
chez eux. Avec Internet, de toute façon, on est connecté avec le monde entier ou on a
cette impression, tout du moins.»
Si la littérature romande se normalise, à quoi bon encore des ouvrages comme celui qui
paraît aujourd’hui? «Parce que la Suisse romande, certes multiple, a une histoire propre
qui ne se confond pas avec celle de la France», rappelle Roger Francillon. «Tant que les
écrivains romands ne sont pas considérés sur un pied d’égalité avec tous les autres auteurs
de langue française, il faut continuer de lire la «littérature romande» et de la soutenir»,
martèle Sylviane Dupuis. La littérature romande, nom de code pour un combat, toujours
en cours.
«Autour de moi, les jeunes auteurs sont très contents d’être publiés par un éditeur près de
chez eux»
Source :
http://www.letemps.ch/culture/2015/04/16/ecrivains-romands-fin-complexes