Projet de tribune sur le coût du capital (Mediapart)

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Projet de tribune sur le coût du capital (Mediapart)
Groupe des travailleurs
Réunion extraordinaire 26/02/2015
Pourquoi faut-il aujourd'hui, dans l'intérêt des entreprises françaises,
parler du capital et de son coût (i)
Par Laurent Cordonnier, Thomas Dallery, Vincent Duwicquet, Jordan Melmiès et Franck Van de Velde
Le capital a un sens équivoque pour les économistes : il peut s'agir du capital productif (ensemble des
machines, bâtiments, brevets, logiciels,...) qui se situe à l'actif du bilan des sociétés non financières,
ou il peut s’agir du capital financier (dettes et fonds propres) que l'on trouve au passif de ce même
bilan. Le coût du capital est donc lui aussi l'objet d'interprétation ambivalente. Sans même évoquer
ici sa signification dans la théorie financière standard, on peut repérer deux sens à l'expression coût
du capital : il y a d’une part le coût du capital au sens économique, représenté par la dépense
annuelle des sociétés non financières pour se doter de capital productif ; et d’autre part le coût du
capital financier, formé des dépenses annuelles en intérêts et en dividendes. Pour saisir la charge que
représente ce capital financier pour l’entreprise, nous avons construit un indicateur rapportant ce
coût du capital financier au coût économique du capital productif (la FBCF). Au-delà des niveaux
auquel on aboutit par ce genre de calcul (entre 20 et 50% ces dernières années, selon la méthode
retenue), ce qui frappe le plus est l’évolution de ce ratio puisque, quelle que soit la mesure retenue,
la charge des revenus financiers nets a plus que triplé entre la période 1960-1980 et la dernière
décennie. Les marchés financiers sont souvent présentés comme un instrument au service de
l’allocation optimale des ressources (l’épargne canalisée vers les projets les plus efficaces). C’est ce
dont on peut vraiment douter. Au bout du compte, le résultat essentiel de la financiarisation de ces
trois dernières décennies aura été la détérioration du rapport qualité-prix du capital. Les entreprises
paient davantage (en intérêts et dividendes) pour une moindre accumulation de capital productif
(baisse du rythme de croissance de la FBCF).
Dans cette ère du capitalisme dominé par la finance, les entreprises ont appliqué assez
systématiquement la maxime « downsize and distribute ». Exposées au renforcement des exigences
actionnariales de rentabilité, les entreprises ont été sommées de sélectionner drastiquement leurs
projets d'investissement, pour ne retenir que les plus rentables (ceux produisant les fameux 15% de
rentabilité financière, quitte à délaisser des projets rentables, mais ne rapportant pas ces 15%). Elles
ont réduit la voilure, en écrémant les projets d’accumulation au filtre de cette surperformance
imposée. En plus de ce « downsize », les entreprises ont subi le second commandement de la
gouvernance actionnariale, puisqu'elles ont été poussées à distribuer sous la forme de dividendes les
profits qui n'étaient plus nécessaires pour financer les projets d'investissement jugés insuffisamment
rentables. La combinaison de ces deux injonctions a induit une modification profonde de l'utilisation
des profits des entreprises. Alors qu’en 1979, pour tout euro d'investissement net, celles-ci
distribuaient 50 centimes en dividendes nets, elles reversent aujourd'hui 2€ aux actionnaires. Le
quart de l'excédent net d'exploitation était distribuée sous forme de dividendes nets à la fin des
années 1970, contre plus des deux tiers aujourd'hui. Tous nos chiffres sont basés sur des dividendes
nets (versés moins reçus), c'est-à-dire qu'ils ne trahissent pas l’envolée de la distribution de
dividendes consécutives aux restructurations en groupes des sociétés, multipliant les remontées des
dividendes depuis les filiales vers les maisons-mères.
On pourrait objecter que l'inflation des dividendes distribués ne serait que la conséquence d'une
modification de la structure de financement des sociétés non-financières, laquelle reposerait
aujourd’hui moins sur l'emprunt (bancaire et obligataire) et davantage sur l'émission d'actions. Or,
s'il y a bien eu un effet ciseau entre versement d'intérêts et versement de dividendes, la baisse du
montant d'intérêts nets versés par les sociétés, intervenue dès le milieu des années 1990, n'est pas
imputable à un moindre financement par endettement, mais reflète essentiellement une diminution
des taux d'intérêt réels, suite à l'assouplissement de la politique monétaire, une fois liquidée
l’inflation des années 70-80. Dans la comptabilité nationale, les comptes financiers de l'INSEE ne
montrent pas d'augmentation claire du poids des actions au passif du bilan des sociétés nonfinancières. En conséquence, le versement de dividendes grimpe bien sous l’effet d’une ponction
accrue de la part des actionnaires sur les profits des entreprises, ponction elle-même favorisée par
un rapport de force à l’avantage des actionnaires.
Un capitalisme « raisonnable », si c’est une chose encore imaginable, supposerait que le versement
de dividendes n’augmente qu’à due proportion de l’augmentation du montant des profits, et non par
captation d’une part croissante des profits réalisés, ceci au détriment de l'investissement productif.
Au niveau macroéconomique, ce changement dans l'utilisation des profits des entreprises menace à
moyen terme la formation même des profits. Pour qu'il y ait profit, il faut en effet qu'il y ait ventes.
Or, la contrainte actionnariale prive la demande macroéconomique de deux de ses moteurs
traditionnels, en ralentissant la dépense d'investissement et en poussant à la hausse les marges de
profit. Le redressement des taux de marge dans les années 1980 n’est que l'autre face de la baisse de
la part des salaires dans la valeur ajoutée, laquelle freine la consommation d’origine salariale. La
dynamique macroéconomique chancelante des pays confrontés à la pression actionnariale s’est alors
mise en quête d’expédients pour trouver des moteurs auxiliaires à la formation de la demande. Selon
les lieux et les époques, il s'est agi de stimuler la consommation sur la base d'effets richesse (liées à
l'appréciation des actifs financiers et/ou immobiliers), de compter sur une dépense de
consommation assise sur les profits distribués, d’encourager l'endettement des ménages (en faveur
d'une consommation à crédit ou de la constitution d'un patrimoine immobilier… pouvant ensuite
servir de collatéral dans un nouveau prêt à la consommation), de se reposer sur l'endettement public
pour stimuler l'activité des entreprises, ou enfin de stimuler la production domestique en tentant de
capter la demande des pays voisins par des stratégies néo-mercantilistes d'excédent commercial. Par
rapport aux pays anglo-saxons, la France n'a pas connu une montée comparable de l'endettement
des ménages ; elle n'a pas pu compter beaucoup sur les effets richesse ou la consommation des
profits, et cela d'autant moins que les dividendes versés par les entreprises françaises ont été perçus
par des actionnaires non-résidents, dont les éventuelles dépenses de consommation ne sont pas
venues soutenir la formation de la demande et des profits des entreprises françaises. L'appréciation
de l'euro, la modération salariale allemande et le moindre investissement en recherche et
développement ont pesé sur les performances du commerce extérieur français et les marges de
profit des entreprises dans les années 2000. La médiocrité des performances macroéconomiques
françaises vient de ce qu’au moment où les dépenses d’investissement et la consommation salariale
étaient mises sous l’éteignoir, les moteurs auxiliaires qui ont pu tirer, de manière temporaire et
déséquilibrée, la croissance et les profits dans d'autres pays ne se sont pas enclenchés.
L'élévation du coût du capital a donc pesé sur la santé de l'économie française et de ses entreprises.
Un gouvernement se souciant résolument de l'entreprise devrait se poser la question de la
réorientation des profits, des dividendes vers l'investissement. Cela peut passer par une réforme de
la fiscalité sur l'investissement, mais aussi par une réforme de la gouvernance des entreprises. Plutôt
que d’envier les politiques d’austérité menées en Allemagne, la France serait peut-être mieux
inspirée d’en importer le modèle de cogestion, en instaurant une représentation plus grande des
salariés dans les conseils d'administration. Plus globalement, c'est la question de « l'investisseur » qui
est posée. Derrière l'entreprise, il y a la figure d'un investisseur, mais l’investissement en capital
productif n’est pas la même chose que l’investissement financier. L’investissement financier est un
placement qui ne contribue à financer un investissement productif que s’il s’agit d’une émission
primaire de titres. Les marchés secondaires de titres (les marchés boursiers) ne servent qu’à assurer
la liquidité des placements entrepris par les détenteurs d’un patrimoine financier, liquidité qui
s’accompagne souvent d’une grande volatilité des cours des titres en question, générant un risque de
perte en capital (financier) contre lequel ces détenteurs veulent « s’assurer » en exigeant des
versements de dividendes importants. La liquidité des marchés financiers, qui rend un service aux
détenteurs d’actifs financiers (celui de pouvoir vendre à tout moment), est aussi ce qui permet à ces
derniers d’exiger le versement d’une sorte de « taxe d’instabilité » par les entreprises, alors que cette
instabilité à court terme est elle-même provoquée par leur souhait de bénéficier de marchés
liquides. Ce que les investisseurs financiers se font payer par l’entreprise, c’est en somme le prix de
leur propre fébrilité ! D'autant que le risque en capital qui provient de variabilité des cours ne se
réalise pas en moyenne (les actionnaires qui vendent au point bas du cycle financier ont bien dû
trouver une contrepartie qui achète bon marché), et qu’à long terme le cours des actions suit bon an
mal an un trend haussier. Non, vraiment, les « investisseurs » au sens financier du terme ne sont pas
les investisseurs au sens de l’entreprise. On peut même dire qu’ils s’en méfient et que - pour
détourner une formule en vogue - "ils n'aiment pas l'entreprise". Et c’est bien de là que vient leur
pouvoir de réclamer une rente.
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http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/231014/le-cout-du-capital-frein-lactivite