Trop de pressions néfastes sur les jeunes espoirs du sport
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Trop de pressions néfastes sur les jeunes espoirs du sport
forum Trop de pressions néfastes sur les jeunes espoirs du sport PAR CLAIRE BRISSET, DÉFENSEURE DES ENFANTS Dans son rapport 2005, Claire Brisset pointe les dangers du surentraînement et des pressions psychologiques subies par les jeunes sportifs des différentes filières du haut niveau. Extraits. lors que, en 2003, huit millions de licences sportives ont été délivrées à des jeunes de moins de 19 ans par des fédérations, les conditions d'exercice et d'entraînement de nombreux enfants, particulièrement des jeunes sportifs prometteurs, méritent une attention renouvelée afin de garantir le respect de leur développement. Le Parlement européen avait proclamé 2004 l'année européenne de l'éducation par le sport. Les bénéfices de l'activité sportive sur le développement et l'équilibre des enfants sont reconnus et encouragés comme le montre l'enquête «Jeunes et pratique sportive», dirigée par l'épidémiologiste Marie Choquet et destinée au ministère de la Jeunesse et des Sports, en 2001. Les nombreuses activités sportives proposées aux jeunes dans un cadre scolaire ou associatif remportent un net succès. En 2003, 25% des licences sportives ont été délivrées à des jeunes âgés de 10 à 14 ans, et 15% à des enfants de moins de 10 ans ou à des adolescents de 15 à 19 ans. La pratique la plus fréquente se situe donc à la fin de l'enfance. Mais elle prend un autre sens lorsque le jeune et son entourage n'abordent plus le sport comme un loisir, même exigeant, et qu'ils se focalisent exclusivement sur l'excellence des résultats, la performance à outrance et les avantages matériels qui en découlent. A LES DÉRIVES : DE L'ENTRAÎNEMENT INTENSIF AU DOPAGE Les objectifs de réussite peuvent engendrer de graves dérives et le jeune sportif risque alors d'être soumis à de véritables agressions physiques et mentales. Le premier risque tient à l'entraînement intensif, surtout s'il est précoce et de haut niveau, tout particulièrement dans les sports dits à maturité précoce (essentiellement danse, patinage, gymnastique, natation). Les jeunes non pubères ont les qualités physiques nécessaires pour réaliser les performances demandées. Ceux-ci, en grande majorité des filles, sont donc recrutés dès leur plus jeune âge. Les spécialistes réunis lors du Congrès européen de management du sport (Gand, septembre 2004) ont défini les critères d'un entraînement intensif plus de six heures de sport par semaine pour un enfant de moins de 10 ans, et dix heures par semaine pour un enfant de plus de 10 ans; un entraînement devient abusif s'il «dépasse les possibilités physiologiques de l'enfant ». Les pouvoirs publics indiquent aux fédérations sportives les limites d'entraînement à ne pas dépasser. Les témoignages émanant d'anciens sportifs, de médecins du sport et de psychologues du sport concordent. Les jeunes pratiquant ces disciplines à un Créée en mars 2000 avec à sa tête l’ancienne journaliste et fonctionnaire de haut niveau sont soumis à des durées l’Unicef Claire Brisset, l’institution du «défenseur des enfants» est une d'entraînement bien supérieures aux normes dès l'âge de 7 ans, les gymautorité de l’Etat, indépendante, qui promeut les droits de l’enfant tels nastes de haut niveau peuvent fréqu’ils ont été définis par les lois françaises et la Convention internationale quemment s'entraîner vingt heures par des droits de l’enfant. Dans son dernier et ultime rapport – son successeur semaine, à l'âge du collège vingt-cinq sera nommé en avril –, Claire Brisset s’est intéressée aux jeunes sportifs des heures, et de trente à trente-cinq heures en période de stages. Les nageuses de centres de formations, des «sections sportives scolaires» (ex-sport-études, 14 ou 15 ans peuvent s'entraîner de qui dépendent de l’Education nationale) et autres «filières de haut niveau» (Pôles Espoir et vingt-cinq à trente heures par semaine. Pôles France, rattachés au ministère des Sports). Elle pointe les risques de surentraînement, les Les conséquences physiques de ces pressions psychologiques et la tentation du dopage. La mise en garde n’est pas nouvelle – «Attention, entraînements (souvent nommés syndrome de surentraînement) sont une médaille ne vaut pas la santé d'un enfant», avertissait l'Académie de médecine en 1983 – importantes : troubles digestifs et mais c’est la toute première fois que la défenseure des enfants intervient sur le terrain sportif. cardiovasculaires, insomnies, anéDR CLAIRE BRISSET SE PENCHE SUR LES CHAMPIONS EN HERBE 26 Mars 2006 en jeu une autre idée du sport n°396 mie, aménorrhée, troubles de la croissance, contre-performances sportives et intellectuelles, blessures ou maladies à répétition. Sans négliger un trouble d'une extrême gravité: l'anorexie. Dans les sports à maturité précoce ou à catégorie de poids (judo, boxe, lutte), le poids est déterminant. D'où l'obsession des pesées, des incitations régulières à maigrir avant les compétitions et l'utilisation de produits divers pour y parvenir, ce qui peut conduire des jeunes à l'anorexie. Marie Choquet dans son étude pour l'INJEP (Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire) met en évidence que les filles qui ont une pratique sportive d'au moins huit heures par semaine se caractérisent par des troubles du sommeil, et elles ont «de nombreuses plaintes somatiques». Ces jeunes (filles comme garçons) ont une consommation de médicaments plus élevée que ceux qui n'ont qu'une pratique modérée d'un sport. LA PRESSION DES ENTRAÎNEURS Soumis à un tel rythme, le corps se manifeste. Mais le monde des pépinières de champions interdit toute plainte et refuse de considérer la douleur comme un signal d'alarme. Dans tel club, pourtant réputé pour être attentif, l'entraîneur n'interrompt les exercices aux barres asymétriques que lorsque les fillettes ont les mains en sang. Dans tel autre, les entraîneurs sanctionnent parfois les footballeurs de 15-16 ans sous contrat d'apprentissage qui ont bénéficié d'un arrêt maladie. Ce sera aussi un déplâtrage – après un accident – avant la date prévue, une reprise d'entraînement sans avis médical ou le refus d'une consultation médicale. Les jeunes «futurs champions» sont couramment stimulés par des attitudes banalisées dans le monde sportif: brimades, humiliations, punitions, chantage. Lorsque la compétition est la priorité et avec un encadrement majoritairement masculin, il n'est pas rare que la violence verbale et l'incitation à l'agressivité soient la norme. Certains de ces jeunes finissent par se trouver sous l'emprise totale de leur entraîneur, incapables de protester contre les exigences auxquelles ils sont soumis. Les encadrants sportifs et tout particulièrement les entraîneurs ont reçu une formation inégale et disparate. (…) Le manque de formation spécifique notamment à la physiologie et à la psychologie des enfants de la part de beaucoup d'entraîneurs favorise le non-respect du développement physique et psychologique des enfants et la perpétuation des méthodes pédagogiques brutales qu'ils ont eux-mêmes subies. Les désirs de réussite sont très intenses. On s'étonne que des enfants, parfois très jeunes, soient ainsi traités par leurs entraîneurs sans que leurs parents le sachent ou réagissent. Bien souvent les parents sont ambivalents; en voulant la réussite de leur enfant c'est la leur qu'ils recherchent, et ils sont donc prêts à en supporter le prix: entre autres, une relation de dépendance totale vis-à-vis de l'entraîneur, l'éloignement de leur enfant recruté par un club prestigieux. Ils peuvent en venir à exercer alors sur leur enfant une pression égale, voire pire, à celle de l'entraîneur, en particulier lorsque le père est lui-même l'entraîneur de son enfant. De telles pressions s'ajoutent alors dangereusement au désir de réussite éprouvé par l'enfant. Cette attente de résultats peut provoquer des dépenses (déplacements, inscriptions aux tournois, équipements). L'enfant sportif est considéré comme un investissement, une source de revenus futurs, particulièrement dans les sports où, comme en football, en tennis ou en cyclisme, les athlètes peuvent devenir professionnels. On a également vu des parents revendre à leur profit les lots gagnés par leurs enfants, et des enfants toucher, à l'issue de compétitions, des sommes supérieures aux revenus de leurs parents. Malgré la loi du 28 décembre 1999 qui l'interdit, des agents font signer illégalement des contrats permettant de défrayer les familles. Le sport devient alors un business pour la famille de l'enfant. Des entraîneurs jeunes et inexpérimentés ne sont pas en mesure de résister à de tels enjeux. LA TENTATION DU DOPAGE ET SES RÉPERCUSSIONS (…) Plusieurs chargés de prévention contre le dopage, en mission pour les directions régionales de la Jeunesse et des Sports, expliquent que le dopage n'est que la face apparente (et certes grave) d'une situation plus vaste et très préoccupante. L'énorme pression exercée sur les sportifs (adultes comme enfants) afin qu'ils fassent tout pour gagner et remporter des victoires, les conduirait à se doper. D'autant que les primes de résultats lient la rémunération des entraîneurs aux performances de leurs sportifs. Le dopage jouerait un rôle d'«atténuateur» de la souffrance physique et psychologique des sportifs visant le haut niveau, et pris dans une double contrainte d'un côté, ils doivent réussir à tout prix (puisqu'on ne garde que les meilleurs), de l'autre, ils doivent adhérer à l'éthique sportive qui condamne le dopage. Une enquête, non publiée, réalisée par quelques chargés de prévention conforte cette analyse. Ceux qui résistent à la tentation du dopage sont ceux qui font du sport par plaisir et sont capables d'accepter l'échec. Ils ne sont pas uniquement focalisés sur les résultats sportifs et savent prendre de la distance car leur vie n'est pas «réduite» au sport. Ils possèdent, pour la plupart, un diplôme universitaire, sont issus d'une famille non sportive (pas de phénomène de répétition), et ont découvert leur discipline à l'adolescence seulement. L'importance du diplôme, et donc de la scolarité, dans la lutte contre le dopage est confirmée par le Dr Jérôme Gallion, président du Rugby club de Toulon : une formation scolaire ou universitaire y est obligatoire, car elle permet au sportif blessé, ou confronté au doute ou à une baisse de forme, de reprendre de l'énergie dans une activité hors du milieu sportif. Il évite ainsi le piège du produit dopant pris pour compenser une baisse de résultats dans une activité sportive sur laquelle il a tout investi. « Je me demande comment font les grands sportifs de notre âge pour s'entraîner et continuer leurs études. Il faudrait trouver un juste milieu pour profiter de son sport tout en se couchant à des heures raisonnables et sans négliger les cours. Il doit y avoir beaucoup de jeunes qui tentent leur chance dans le sport de haut niveau, échouent et se trouvent à 20 ans sans aucun diplôme. Je pense notamment aux footballeurs dans les centres de formation », relèvent des membres du Comité des jeunes de la Défenseure. Les psychologues et psychanalystes confirment que l'échec est un mot tabou dans l'univers de la performance, si bien que beaucoup de sportifs ne peuvent supporter que leurs espoirs de carrière et de gloire – sans parler de ceux de leur entourage – prennent fin. Trop rares sont les structures sportives qui prévoient leur avenir et qui, à l'instar de la fédération de tennis, offrent à leurs athlètes une année de transition avant le retour à une vie « normale ». Pourtant, l'accompagnement des enfants en échec sportif est indispensable car plus ils ont été précocement des « drogués » du sport et soumis à la toute puissance de l'entraîneur, plus ils sont psychiquement vulnérables à l'emprise de gourous ou à la toxicomanie. ● Mars 2006 PROPOSITION Sur la base du constat dressé, et « afin de garantir la protection des enfants sportifs » Claire Brisset propose de « transformer le projet d’agence française contre le dopage actuellement débattu » à l’Assemblée nationale (projet de loi relatif à la lutte contre le dopage et à la protection de la santé des sportifs) en Agence de sécurité sportive, par l’extension de ses missions. Cette agence comprendrait au moins un pédiatre spécialisé en matière de sport et un pédopsychiatre. Le rapport 2005 est consultable sur : www.defenseurdes enfants.fr en jeu une autre idée du sport n°396 27