Brossette et Boileau

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Brossette et Boileau
Brossette et Boileau
« Parmi les hommes célèbres que Lyon a produits
ou qui se sont distingués dans ses murs, nous citerons […]
le commentateur et l’ami de Boileau, Claude Brossette » (1).
P. Béghain, auteur de
l’article « Brossette »,
publié dans le récent
Dictionnaire historique
de Lyon (Lyon, S. Bachès,
2009), constate que les
dates de naissance (7 ou
8 novembre 1671) et
décès (13 ou 14 juin
1743) de l’avocat lyonnais varient selon les
sources biographiques.
Cette observation, point
superflue, suggère l’inPortrait de Boileau par Santerre
térêt croissant des his(Musée des Beaux Arts de Lyon)
toriens pour l’éditeur et
correspondant de Boileau (2). Personnage emblématique de la capitale des Gaules pendant le premier
XVIIIe siècle, Brossette figure dans les meilleurs
dictionnaires biographiques, tels le Grand dictionnaire historique de Louis Moreri (1759), A New and
general biographical dictionary, containing an
historical and critical account of the lives and
writings of the most eminent persons in every nation
(1784), et le Robert encyclopédique des noms
propres (2009).
« Claude Brossette, avocat au Parlement de Paris
et Cours de Lyon [est] né le 8 novembre 1671 » (3), note
Dominique de Colonia, son confrère à l’Académie de
Lyon. Les registres paroissiaux du Beaujolais
confirment ces informations (4). En ce qui concerne le
décès, les sources consultées, fort nombreuses, ne
sont pas concordantes (5). Sollicité par Augustin
Laverdet, qui travaillait à l’édition de la
correspondance inédite entre Boileau et Brossette,
Antoine Péricaud (1782-1867), auteur de plusieurs
notices dans la Biographie universelle de Michaud,
avait fourni à son interlocuteur quelques éléments
biographiques (6) :
Bollioud Mermet [1709-1793], dans son Histoire inédite
de l’Académie de Lyon, met la mort de Brossette au 13 juin
1743, mais comme il mourut d’apoplexie, son enterrement
auquel tout le corps consulaire assista, ainsi que les
membres du barreau, n’eut lieu que le 18, il fut inhumé dans
l’église de Sainte-Croix, sa paroisse (église démolie en 1794).
Ces renseignements s’avèrent aujourd’hui
inexacts. En effet, la démolition de l’église de SainteCroix, un édifice érigé au Moyen-Âge (7), date de
l’année 1796. La savante enquête de Gérard Bruyère
en avait restitué, avec force de détails, toutes les
péripéties (8) :
L’église paroissiale de Sainte-Croix forme avec la
primatiale Saint-Jean et l’église Saint-Étienne le groupe
cathédral de Lyon, situé sur la rive droite de la Saône. […]
L’église Sainte-Croix, de même que Saint-Étienne et leurs
dépendances, fut vendue aux enchères publiques, le 5 avril
1792, en exécution d’une délibération du Directoire du
District du 6 mars précédent. […] Sainte-Croix et SaintÉtienne furent mises à bas en 1796.
La destruction de l’église Sainte-Croix signifie
aussi la démolition du cimetière, lieu de sépulture de
Brossette. Les Archives municipales de Lyon
conservent son acte de décès (1 GG 420, f° 28) (9) :
Noble Claude Brossette, avocat en Parlement et en
Cours de Lyon, ex-consul de ladite ville âgé d’environ
soixante-treize ans, muni de ses sacrements, décédé
aujourd’hui a été inhumé dans l’église paroissiale SainteCroix, par nous prêtre docteur en Sorbonne, custode de
l’église, soussigné ce [mardi] dix-huitième juin mille septcent quarante-trois, en présence des témoins soussignés.
Les paraphes apposés en bas de ce document sont
de Claude-Camille Brossette, fils du défunt avocat,
l’abbé Paul-Timoléon de La Forest (1709-† ?), custode
de l’église Sainte-Croix (10), François Simon, vicaire,
Aincquin, Aimé Bertin (1687-1752) (11), avocat et
ancien échevin de Lyon, Monnart, et Charles Cheinet
(1666-1762) (12), mathématicien et conseiller à la Cour
des monnaies. Plus de doute, les obsèques de
Brossette avaient eu lieu le jour de son décès. Est-ce
que Claude-Camille Brossette avait satisfait ainsi la
dernière volonté de son père ? Quoi qu’il en soit,
Brossette avait rejoint sa défunte épouse, Marguerite
(1) C. Bréghot du Lut, A. Péricaud, Notice topographique sur la ville de
Lyon, Lyon, P. Rusand, 1834, pp. 16-17.
(2) Voir Mathilde Bombart, « Le savoir des clés : note, érudition et lecture
à clé. Un annotateur de Boileau au XVIIIe siècle, Claude Brossette »,
dans Notes : études sur l’annotation en littérature, sous la direction de
J.-C. Arnould et C. Poulouin, Mont-Saint-Aignan, Publications des
Universités de Rouen et du Havre, 2008, pp. 185-202 ; S. Ben Messaoud,
« Claude Brossette », dans BMO, n° 5684 du 2 avril 2007.
(3) Histoire littéraire de la ville de Lyon, Lyon, F. Rigollet, 1730, in-4°,
t. II, p. 827.
(4) Voir la « Généalogie des Brossette », dans Trente lettres inédites de
Claude Brossette à Monsieur de Saint-Fonds, éd. Louis de Longvialle,
Villefranche, Imp. du Réveil du Beaujolais, 1930, p. 58, note 1 : « Cette
généalogie […] a été dressée d’après les registres paroissiaux et les actes
authentiques ». Sur Claude Brossette, voir p. 59. Voir aussi L. Moreri,
Grand dictionnaire historique, éd. abbé Goujet, Paris, Libraires associés,
1759, in-fol°, art. « Brossette (Claude) » ; F. Cizeron-Rival, Récréations
littéraires, Lyon, Bessiat, 1765, in-12, p. 234.
(5) Voir C. Bréghot du Lut et A. Péricaud, Catalogue des Lyonnais dignes
de mémoire, Moirans, Éd. MGD, 1981 (Réimpression de l’édition de Paris,
Techener, 1839) : « Il [Brossette] mourut le 11 mai ou le 13 juin 1743 » ;
J.-B. Dumas, Histoire de l’Académie royale des sciences, belles-lettres et
arts de Lyon, Lyon, Giberton et Brun, 1839, t. I, p. 220 : « [Brossette est]
mort à Lyon le 16 juin 1743 ».
(6) Extrait d’une lettre (20 octobre 1856) adressée à A. Laverdet, éditeur de
la Correspondance entre Boileau Despréaux et Brossette, Paris, J. Techener,
1858, p. 577.
(7) Voir J.-F. Reynaud, « L’ancienne église Sainte-Croix du groupe
cathédral de Lyon », dans Papauté, monachisme et théories politiques,
Lyon, Centre interuniversitaire d’histoire et d’archéologie médiévale, 1994,
t. II, pp. 777-787.
(8) G. Bruyère, « Les tableaux des églises de Lyon : trois inventaires
révolutionnaires », dans Travaux de l’Institut d’histoire de l’art de Lyon,
1991, cahier n° 14, pp. 15-18. Voir aussi D. Bertin et al., Guide des églises
de Lyon, Lyon, Éd. Lyonnaises d’Art et d’Histoire, 2000, p. 31 « Arcade de
l’église de Sainte-Croix au pied de la cathédrale ».
(9) La graphie de ce document d’archive est modernisée.
(10) Voir F.-Z. Collombet, « Paul-Timoléon de La Forest », dans Revue du
Lyonnais, 1855, t. X, pp. 74-79 ; L. Bocat, « L’église et les custodes de
Sainte-Croix de Lyon » (manuscrit de 1751), dans Revue des questions
historiques, juillet 1932, p. 3 : « Sainte-Croix, église paroissiale où
s’accomplissent les fonctions curiales. Deux prêtres, aidés par des vicaires
en ont la charge. On les appelle d’abord custodes et, avec le temps,
custodes-curés ».
(11) Voir Robert de Saint-Loup, Dictionnaire de la noblesse consulaire de
Lyon, Versailles, Éd. Mémoires et documents, 2004, p. 32.
(12) Intitulé « Défense d’un passage de M. Despréaux sur les tragédies
grecques », ce discours inédit (BM Lyon, Ms. 6186, ff° 149-167) fut
prononcé par Brossette à l’Académie de Lyon, 5 janvier 1717 ; une
réfutation ferme et méthodique de Cheinet. Voir Lettres familières de
Messieurs Boileau-Despréaux et Brossette, éd. F. Cizeron-Rival, Lyon,
F. de Los Rios, 1770, in-12, t. III, pp. 225-226.
endroits ; les titres des volumes entassés
à côté du poème de La Pucelle complètement disparu. Grâce à une intelligente
et habile restauration, il ne reste presque
pas de traces des vicissitudes qu’il a eu à
subir.
Exposée à Lyon en 1877 (21), cette œuvre
de Santerre avait fait l’objet de commentaires bien informés (22) :
Acte de décès de Claude Brossette (Archives municipales de Lyon)
Ce qui est certain, c’est que le portrait
de Boileau possédé par M. Neaud est bien
le même que celui que Boileau donna à son
ami Brossette. C’est un original et non une
copie et une œuvre d’un réel mérite digne
de figurer dans un grand musée. Ce
tableau porte toujours, dans son beau
cadre, les deux cartouches avec des vers
que Brossette y fit inscrire en 1699.
Chavagny († 8 avril 1716) (13), dont la disparition l’avait
profondément affecté : « Sa douleur lui suggéra de
faire tirer du cerveau de cette épouse qui lui était si
chère la glande qu’on appelle pinéale, et de la porter
à son doigt dans le châton d’une bague en or » (14).
Chez Descartes, la glande pinéale ou épiphyse est le
siège de l’âme.
Le souhait de Léopold Niepce (1813-1896) ne se
réalisera que plusieurs décennies plus tard. En effet,
le Musée des Beaux-Arts de Lyon avait acquis le
tableau de Santerre en 1955 (23) : « Nic. Boyleau
Despreaux » (1, 002X0, 820 m). Rentoilée en 1956,
cette œuvre est conservée sous le numéro d’inventaire :
1955-87.
La première rencontre de Brossette et Boileau eut
lieu à Paris, le 3 octobre 1698. Quelques semaines plus
tard, le poète classique offre au jeune avocat lyonnais
son portrait. Il s’agit d’une œuvre originale peinte par
Jean-Baptiste Santerre (1651-1717). S’il est difficile
d’interpréter le geste de Boileau, ce présent suggère
néanmoins des relations humaines empreintes de
convivialité. Comme Balthazar Gibert, recteur de
l’Université de Paris, et l’abbé d’Olivet, Brossette fut un
ami intime de Boileau. Quant au tableau, il fut inséré
par les soins de Brossette dans un cadre doré : « On
vient de m’apporter la bordure que j’ai fait faire au
portrait dont vous m’avez fait présent, et vous voilà
placé dans le plus bel endroit de mon cabinet », écrit
Brossette à Boileau (10 mars 1699) (15). Ces
informations sont mentionnées par Brossette dans
son apparat critique de l’épigramme de Boileau,
« Pour un autre portrait de moi » (16) :
Enfin, Claude Brossette possédait une riche
collection de portraits : Racine, La Fontaine,
Descartes, Corneille, Molière, Rabelais, Mesdames
Anne Dacier († 1720), Antoinette-Thérèse Des
Houillères († 1718), et Madeleine de Scudéry († 1701).
Réalisés par des peintres de renom, tels Hyacinte
Rigaud (1659-1743) et Henri Verdier (1654-1721),
auteur d’un portrait de Brossette, ces tableaux en
disent long sur les goûts esthétiques d’un fin lettré.
En 1699 M. Despréaux donna son portrait, peint en grand
par Santerre, à l’auteur de ces Remarques. Dans ce tableau,
il est représenté souriant finement, et montrant au doigt le
poème de La Pucelle qui paraît ouvert sur une table. Il
accompagna son présent de ces quatre vers, qui servent
d’inscription au tableau.
Possesseur de ce tableau jusqu’à son décès,
Brossette l’avait légué à Claude-Camille Brossette,
son exécuteur testamentaire (17), Il s’ensuit, entre le
règne de Louis XV et le Second Empire, une longue
période d’éclipse. En effet, le public lyonnais avait
redécouvert ce tableau en 1862 chez Nérée Michel
Neaud, un amateur d’art, qui résidait à Vaise, rue de la
Conciergerie : « Vous savez que le portrait de Boileau
peint par Santerre et envoyé par le célèbre satirique à
son ami Brossette est retrouvé ? » (18). Aimé Vingtrinier
ajoute dans la même revue : « Nul ne s’est inquiété de
cette belle toile, nul ne s’est informé. Seul le Progrès
a révélé en plaisantant notre annonce » (19). Pour sa
part, Claudius Brouchoud (1829-1886), historien du
théâtre, signale que ce tableau avait appartenu aux
Augustins de Lyon (20) :
Ce tableau est aujourd’hui la propriété de
M. Neaud de Vaise. Il a été (sans doute lorsqu’il passa
dans les mains des PP. Augustins) gratté en plusieurs
Samy BEN MESSAOUD
(Nous avons bénéficié, lors de la préparation de
cet article, de l’aide et des conseils de MM. Gérard
Bruyère et Christophe Lemius. Qu’ils soient ici
vivement remerciés).
(13) Archives municipales de Lyon, 1 GG 413, f° 17. Cf. W. Poidebard,
J. Baudrier, L. Galle, Armorial des bibliophiles de Lyonnais, Forez,
Beaujolais et Dombes, Lyon, « Siège de la Société », 1907, p. 74 :
« Brossette avait épousé, en 1716, Marguerite Chavagny, dont il eut trois
fils et deux filles » ; A. Péricaud, « Notice sur Claude Brossette, suivie
d’une lettre inédite du Président Bouhier », dans Journal de Lyon, 31 juillet
1821, p. 1 : « Il [Brossette] avait épousé, en 1716, Marguerite Chavagny,
dont il eut plusieurs enfants » ; Correspondance de Jean-Baptiste Rousseau
et de Brossette, éd. P. Bonnefon, Paris, Éd. Cornély, 1910, p. IX : « En
1716, [Brossette] avait songé à fonder une famille en épousant Marguerite
Chavagny, dont il eut quatre enfants ». En fait, Brossette s’était marié le
10 janvier 1706, voir la « Généalogie des Brossette », op. cit., p. 59.
(14) Cizeron-Rival, op. cit., p. 248, note 2.
(15) Correspondance entre Boileau Despréaux et Brossette, éd.
A. Laverdet, op. cit., p. 2.
(16) Œuvres de M. Boileau-Despréaux, avec des éclaircissements historiques donnés par lui-même, Genève, Fabri et Barillot, 1716, in-4°, t. I, p. 480.
(17) Voir S. Ben Messaoud, « Une nouvelle source d’étude de Boileau : les
papiers Brossette », dans Studi Francesi, 2001, n° 135, p. 583.
(18) Revue du Lyonnais, 1862, n° 25, p. 494.
(19) Revue du Lyonnais, 1863, n° 26, p. 88.
(20) Les Origines du théâtre de Lyon, Lyon, N. Scheuring, 1875, p. 87.
(21) Voir Antoine Vachez, « L’exposition rétrospective et les beaux-arts à
Lyon », dans Revue du Lyonnais, 1877, n° 4, pp. 293-301, particulièrement
p. 298.
(22) L. Niepce, Les Environs de l’Ile-Barbe, Lyon, Louis Brun, 1892,
p. 115. Le Musée du Château de Versailles conserve une copie de ce
tableau, probablement réalisée après le décès de Brossette.
(23) Cf. Boileau, Œuvres complètes, éd. F. Escal, Éd. Gallimard,
« Bibliothèque de La Pléiade », 1966, p. 1049 : « Le portrait avait été gravé
par Santerre. Il se trouve actuellement à Lyon, dans la bibliothèque des
Augustins de Saint-Vincent ». Les meilleures collections de cette riche
bibliothèque ont été confisquées pendant la Révolution, voir W. Poidebard,
J. Baudrier, L. Galle, op. cit., p. 24.