avec le temps a4
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e u g o l o h c y s p u d s r e i s s eL s do N°7 Juillet/août 2012 Réfléchir, comprendre, analyser et pratiquer Editorial Il ne s’agit que d’une réflexion sur le temps. Le temps qui passe, le temps qui court. Réaliser un dossier sur cette question est un défi. Un défi parce que le reproche le plus fréquent qui est fait aux dossiers du psychologue, au delà du fait qu’ils sont trop longs, trop inaccessibles, trop compliqués, c’est qu’on n’a pas le temps de les lire ! Voilà pourquoi c’est un vrai challenge ! Pourtant, prendre le temps de la réflexion n’est jamais du temps perdu à mon sens, bien au contraire, cela permet de penser, de prendre des distances avec le travail et enfin, de laisser son cerveau s’organiser et trouver ses propres réponses aux questions posées par le quotidien. Sachez simplement qu’il n’est pas nécessaire de tout comprendre d’une lecture mais plutôt de se laisser porter, de lire et de se fier à ses propres capacités inconscientes à intégrer et à saisir l’important de ce qui est lu. C’est cela, la magie de la lecture... Le temps nous touche tous. Qu’il vienne à passer trop vite, qu’il vienne à manquer et nous sommes stressés ! Qu’il vienne à s’arrêter et nous nous ennuyons ! Mais avant tout, dans l’institution, le temps est coupable de tout. Nous sommes toujours en train de lui courir après. Il ne sait que nous manquer. Et puis, par moments, nous avons l’impression d’en voler, d’en prendre trop, et ce temps volé vient soulever notre culpabilité. Enfin, il y a le temps de toutes ces personnes dont nous nous occupons et qui ne semble pas être le même que le notre. Curieux temps que celui du grand âge. Temps à la fois trop long créant de l’impatience et trop court créant de la léthargie. R. S. avec le temps... « Parler du temps, c'est perdre son temps car on ne peut rien y faire. » Michel Guyau Une autre patience… ...nous paraît possible. Elle n’est pas maîtrise, mais accueil du temps. Elle ne consiste pas à répondre à la puissance du temps par la puissance de la volonté, mais par une volonté de non-puissance. Elle n’est ni cet orgueilleux déni de l’attente dont les stoïciens firent l’éloge, ni impuissance, mais manière paradoxale d’attendre, manière de prendre plaisir à l’attente. N’est-ce pas en apprenant la patience que le jeune homme devient un bon amant ? Être patient, c’est savoir attendre, c’est ne pas imposer son chronos, c’est laisser advenir le temps de l’autre, c’est se laisser envahir par le temps de l’autre, c’est donner du temps au temps de l’autre. Et voilà pourquoi elle fut si souvent dite vertu féminine ! Pénélope à sa manière, la femme enceinte à la sienne savent que patience et longueur du temps font plus que force et que rage… Elle n’est cependant pas passivité, mais passion de la durée consentie, accueil aimant du présent, vertu qui donne au temps sa chance : on admet que le temps se vit au pluriel, on se laisse altérer par le temps. Et si l’attente impatiente nous met à distance de nous-mêmes et fait de tout délai une souffrance, la patience attentive nous réconcilie avec nous-mêmes et fait du délai une source de plaisir, et d’approfondissement. Et de même que la nostalgie ne va pas sans plaisir, de même l’attente patiente ne va pas sans plaisir : d’un côté, manière de goûter encore à l’accompli, et de l’autre, manière de goûter déjà à l’inaccompli. Les philosophes sont-ils plus patients ? Ce n’est certes pas sûr. Mais gageons que la patience est peut-être une vertu pour notre temps… La plupart des hommes occidentaux n’ont tout simplement pas le temps, comme si, à force de vouloir le maîtriser et se l’approprier, ils l’avaient perdu : la patience est une manière de retrouver le temps. Ce n’est pourtant pas à Proust que nous emprunterons notre conclusion, mais à Rousseau. Dans une admirable page de La nouvelle Héloïse, notre auteur y montre comment la réalisation immédiate de tous nos désirs, la rencontre d’un état de béatitude qui ne laisserait plus rien à attendre, nous rendraient paradoxalement malheureux. Il y est en effet question de Julie, laquelle, constatant qu’elle devrait être comblée (elle a autour d’elle tout ce qu’elle aime, et d’abord son amant), s’étonne de ne pas l’être. Et Julie de s’écrier : “Tant qu’on désire, on peut se passer d’être heureux : on s’attend à le devenir. Si le bonheur ne vient point l’espérance se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède : on jouit moins de ce que l’on possède mais de ce que l’on espère, et l’on n'est heureux qu’avant d’être heureux.” La patience est la plus belle manière d’espérer… Eric Fiat, philosophe « La vie humaine se compose de deux parties : on tue le temps, le temps vous tue. » Rastignac 2 « Le temps est une lime qui travaille sans bruit. » Et si on arrêtait enfin de courir après le temps A force de vouloir tout réussir — travail, vie sociale ou culturelle, famille...—, les Français disent n'avoir plus le temps de rien. C'est ce que révèle une étude Ipsos dévoilée ce lundi (22.11.2010) dans Le Parisien et Aujourd'hui en France. Vie de couple, vie de famille, vie professionnelle, culturelle, associative, sportive… Jamais nous n'avons eu autant de vies à réussir en une seule. Les avancées technologiques ont accéléré le temps, élargi le champ des possibles. Mais ces vies s'imbriquent et s'additionnent parfois de façon chaotique. Une étude Ipsos réalisée pour l'observatoire du bien-être Bion-Merck, que nous dévoilons en exclusivité, révèle que jamais nous n'avons eu autant l'impression de manquer le temps, de nous éparpiller. Bref, de passer à côté de notre vie. A tel point que 47% des personnes interrogées disent avoir déjà frôlé le « burn out », l'épuisement nerveux. Nous mettons la barre trop haut Plusieurs causes expliquent ce sentiment diffus d'échec chez les Français. D'abord, le fait que nous sommes sans doute trop exigeants, trop avides d'épanouissement et de réussite, partout et tout le temps. La barre est placée trop haut : il faut être « au top » au travail, vivre un amour épanouissant, être socialement « populaire » en collectionnant par exemple des centaines d'« amis » sur Facebook… Or, en réalité, tout le monde a des coups de fatigue, des jours « avec » et des jours « sans ». Et pas tant de vrais amis que ça. La deuxième cause qui alimente ce sentiment frustrant de courir vainement après le temps est, à en croire l'étude Ipsos, la détérioration des conditions de travail. Pour près d'un actif sur deux, révèle l'enquête, il est de plus en plus difficile de s'épanouir au boulot. Pour le sociologue Eric Donfu, «le temps qu'on a pour soi, le temps de développement, est devenu aujourd'hui pour nous crucial, une absolue nécessité pour développer notre individualité». Nous sommes de plus en plus nombreux à nous toquer de cuisine, à devenir marteau de bricolage, à nous passionner pour la déco ou le jardinage. «On a le sentiment que, en réalité, plus le temps libre augmente, plus les contraintes horaires sont perçues comme des oppressions temporelles insupportables.» Au point, pour beaucoup, de vouloir changer de vie. Et vous, avez vous le sentiment de manquer de temps pour faire ce que vous aimez ? Extrait d’un article du Parisien du 22.11.2010 Un peu de philosophie... L’idée passionnante du texte qui suit réside dans la perception de la mort comme la perte de ce qui est derrière nous dans le temps et non dans ce qui nous attend au bout du chemin. Cela donne à penser... Sénèque est un philosophe grec (-4 avt JC/65 ap.JC). “Oui, c’est cela, mon cher Lucilius, revendique la possession de toi-même. Ton temps, jusqu’à présent, on te le prenait, on te le dérobait, il t’échappait. Récupère-le, et prends-en soin. La vérité, crois-moi, la voici : notre temps, on nous en arrache une partie, on nous en détourne une autre, et le reste nous coule entre les doigts. Pourtant, il est encore plus blâmable de le perdre par négligence. Et, à y bien regarder, l’essentiel de la vie s’écoule à mal faire, une bonne partie à ne rien faire, toute la vie à faire autre chose que ce qu’il faudrait faire. Tu peux me citer un homme qui accorde du prix au temps, qui reconnaisse la valeur d’une journée, qui comprenne qu’il meurt chaque jour ? Car notre erreur, c’est de voir la mort devant nous. Pour l’essentiel, elle est déjà passée. La partie de notre vie qui est derrière nous appartient à la mort. Fais donc, mon cher Lucilius, ce que tu me dis dans ta lettre : saisis-toi de chaque heure. Ainsi, tu seras moins dépendant du lendemain puisque tu te seras emparé du jour présent. On remet la vie à plus tard. Pendant ce temps, elle s’en va. Tout se trouve, Lucilius, hors de notre portée. Seul le temps est à nous. Ce bien fuyant, glissant, c’est la seule chose dont la nature nous ait rendu possesseur : le premier venu nous l’enlève. Et la folie des mortels est sans limite : les plus petits cadeaux, ceux qui ne valent presque rien et qu’on peut facilement remplacer, chacun en reconnaît la dette, alors que personne ne s’estime en rien redevable du temps qu’on lui accorde, c’est-à-dire de la seule chose qu’il ne peut pas nous rendre, fût-il le plus reconnaissant des hommes.” Senèque, Apprendre à vivre, Lettres à Lucilius, Alea, 1990. « Qui donne à temps donne deux fois. » Yvan Krylov 3 De la valeur du temps à l’hôpital... La valeur que chaque individu accorde au temps est très variable en fonction de quelques critères fondamentaux. Dans l’hôpital, ces critères concernent tout à la fois les résidents et les agents. Je vous propose donc de parcourir ensemble cette question. L’être humain est certainement un des rares animaux à pouvoir apprécier la longueur du temps. Un chien qui reste seul à la maison ne réalise pas vraiment le temps qu’il passe à attendre. Est-ce qu’il attend d’ailleurs ? Il ressent sans doute l’absence du maître, et la douleur qu’il éprouve doit être plus ou moins continue, mais il n’est pas capable de mesurer la longueur du temps qu’il patiente. Par contre, il peut certainement évaluer le moment proche du retour du maître par des sens que nous ne connaissons pas ou que nous n’utilisons pas. Or, nous savons pertinemment que le temps ne se modifie pas d’un quart de seconde. Il est toujours égal à lui-même. Rien ne peut le rallonger ou le raccourcir. C’est juste le contexte, nos activités, nos sentiments qui lui donnent une valeur, rien d’autre. Lorsqu’on attend, sans avoir une idée précise de la durée de temps que l’on doit attendre, on s’impatiente. Toutes les “hotlines” du monde commercial savent cela. C’est pour cette raison que, lorsqu’un répondeur automatique vous met en attente, et ce Le saviez-vous ? Les chiens qui souffrent d’angoisses de séparation font souvent de nombreux degâts dans la maison lorsque le maître sort. Une des façons de corriger cela est d’entrer et de sortir de la maison comme si l’on devait ne sortir que quelques minutes, afin de ne pas faire sentir une différence à l’animal, qui lui n’est pas capable d’évaluer le temps de la sortie du maître. Si l’on fait beaucoup de calins de culpabilité avant de partir lontemps, le chien va s’angoisser encore plus. Si on lui fait sentir qu’une sortie courte est de même valeur qu’une sortie longue alors il saura peut-être être plus patient. Il n’a aucune notion de temps. L’homme, par contre, est capable d’évaluer le temps par un décompte des heures, des minutes ou des secondes. C’est parce que nous sommes capables de cette évaluation que nous allons donner une qualité au temps qui passe. Mais pour autant, nous ne sommes pas des horloges vivantes. La sensation du temps qui passe sera donc dépendante de notre capacité à regarder un instrument de mesure de celui-ci. La qualité de ce temps sera quant à elle liée à notre sentiment présent. Le temps qui fait languir Si nous devons attendre un certain temps et qu’en plus à l’issue de cette attente se profile un événement important ou attendu alors nous trouverons le temps long. Ce temps sera caractérisé par l’impatience. Nous aurons le sentiment qu’il a du mal à passer. Le temps qui fait stresser Si nous sommes en retard à un rendez-vous important alors nous trouverons que le temps passe à une vitesse phénoménale. Le temps deviendra alors très court, trop rapide et nous nous mettons à courir pour tenter de le rattraper. 4 depuis quelques années, il vous annonce : “votre temps d’attente sera d’environ X minutes”. C’est le moyen clair et précis de déjouer votre impatience. A l’époque où rien n’était annoncé, nous avions tout simplement l’impression d’attendre des heures ! Ceci est d’autant plus important pour les personnes âgées qui, en plus, ont quelquefois des difficultés à contenir leur impatience. De fait, nous avons le réflexe, souvent face à une impatience, à juste demander de la patience et à dire que l’on va venir, au mieux “bientôt” quelquefois “un peu plus tard” ou enfin “dès que possible”. Pire encore, il s’agit des fois d’une “petite minute” qui peut durer jusqu’à dix ou quinze minutes sans même que nous en soyons conscients, car, bien souvent, à ce moment précis, pour nous, le temps n’a absolument pas la même valeur puisqu’il est très court et très rempli. Résultat, lorsque nous revenons vers la personne, elle est en colère. L’attente doit donc être cadrée. Cela demande de l’organisation. Mais il faut évaluer le temps d’attente avec honnêteté (envers soi-même avant tout, probablement) et donner une durée aproximative à la personne âgée en tâchant de s’y tenir pour établir du coup un climat de confiance. Eventuellement, on peut aussi donner une heure précise en montrant le réveil du résident et en lui expliquant à quel moment nous reviendrons. Ce type de comportement, si l’on s’y tient, peut apaiser les attentes et du même coup les tensions et le stress. Il ne fonctionne pas systématiquement chez les personnes souffrant de troubles spatio-temporels car, de toute évidence, elles ne mesurent plus le temps et ne se souviendront pas de votre promesse. Mais pour les autres... pensons-y. La valeur du temps d’attente est plus longue si l’on ne sait pas précisément le temps que l’on est supposé attendre. Le temps dans l’organisation du travail doit être aussi précis que possible. En effet, lorqu’un agent entre dans une chambre pour une toilette, il ne s’est pas forcément donné un objectif de durée précis. Il a vaguement l’idée qu’il est pressé, mais cette sensation ne s’amplifie qu’au fur et à mesure qu’il avance dans les différentes toilettes. Les premières seront plus tranquilles mais lorsque, petit à petit, il s’aperçoit que le temps passe, il accélère au point que les dernières seront souvent trop rapides et réalisées dans la panique, générant en plus de l’angoisse chez le résident et devenant du même coup plus complexes à gérer. Une manière de lutter contre cela serait de se donner un objectif temps précis. Calculer le délai imparti pour toutes les toilettes, le diviser par le nombre de toilettes pour avoir un temps moyen. Puis réaliser que ce temps moyen doit rester une moyenne sachant que certaines toilettes seront plus longues que d’autres. Néanmoins, il faudra entrer dans une chambre en sachant que l’on a quinze minutes, regarder sa montre, avoir conscience que c’est possible dans cette durée ou que ce sera un peu compliqué, et vérifier de temps à autre que l’on se tient à sa perspective sans stresser outre mesure. Car, si l’on dépasse les limites, il faut garder confiance, la prochaine toilette sera peut-être plus rapide, le résident étant plus autonome, par exemple. C’est comme cela que fonctionnent les soins en humanitude. Chaque résident a besoin d’un temps qui lui est propre en fonction de ses capacités et de son autonomie. Chaque rythme est différent. Il n’y a pas d’obligation d’équité de durée des toilettes entre les résidents. Par contre, il y a un temps moyen à calculer pour s’en sortir. Temps formel et temps informel Il existe deux formes de temps dans le monde institutionnel. Le temps formel est ce temps qui est comptabilisé, qui permet d’imaginer des quotas de soignants en fonction du nombre de résidents, temps qui crisconscrit les tâches de chacun, la durée des réunions, des pauses, des interventions. En bref, il s’agit bien du temps organisé pour chacun d’entre-nous, planifié 24h/24 pour l’ensemble du fonctionnement de l’établissement. Et puis il existe un temps informel. Ce temps est celui de ces innombrables moments de discussions, réflexions, pauses cigarette ou autres moments pris pour souffler, prendre des distances, se relaxer un peu, plaisanter, parler quelques minutes avec un résident, un accompagnant ou un autre professionnel. Ce temps-là n’est pas compté ou prévu dans l’organisation officielle du travail. Mais il existe malgré tout. Si l’hôpital était une usine, avec un travail à la chaine, ce temps informel serait largement réduit. Mais l’hôpital est un lieu de soins et de relations humaines. Or, ce temps informel n’est pas valorisé, bien au contraire, il est en permanence mésestimé en quantité comme en qualité. Il s’agit d’un temps parasite qui vient perturber la comptabilité rigide du temps de travail. Ce temps est donc aujourd’hui générateur de stress au travail, de culpabilité avec toutes les conséquences que cela peut entrainer. Il est donc utile que chacun d’entrenous puisse se poser la question de ce temps informel, de sa qualité, de sa nécessité. Me fait-il perdre du temps ? Est-il productif ? Me permet-il de me sentir mieux après ou me rend-il plus mal à l’aise ? Car un temps informel peut être extrêmement destructeur s’il est pris avec la sensation d’être volé à l’organisation du travail. Eliminer le temps informel de la journée de travail est une illusion. Le combattre est un guerre sans fin. Mais en abuser est un fléau dont on ne mesure pas les effets désatreux sur l’organisation. Il faut donc en tenir compte, le valoriser, lui donner un cadre aussi clair que possible et ce, sans pour autant le formaliser complètement. Il s’agit d’une sorte de temps intermédiaire, transitionnel (oui, exactement comme le doudou d’un jeune enfant). Il doit avoir une valeur mais ne peut être formalisé, c’est-à-dire comptabilisé. Il reste donc à chacun de trouver les limites de ce temps informel pour lui-même. Sans le compter vraiment, on peut déjà l’évaluer. Une fois que l’on a pris conscience de la quantité de temps informel que l’on utilise, il faut à la fois dse poser la question de sa quantité autant que de sa qualité. Le temps informel doit être assumé et vécu dans la solidarité du groupe de soignants, car c’est aussi une nécessité. Mais il doit être loyal par rapport au temps formel de l’organisation du travail. Au même titre que le temps d’attente que l’on demande à la patience des résidents, l’objectif temps du soignant gagne à être pensé, précisé, régulé et enfin énoncé. Une fois posé, ce temps doit être respecté avec une certaine rigueur. Et il ne s’agit pas là de dicter une quelconque règle d’efficacité ou de rentabilité dans le travail. Mais il s’agit simplement de donner les pistes d’un mieuxêtre au travail. Ce bien-être dépend avant tout de la capacité des uns et des autres à s’organiser, à être rigoureux et surtout honnête envers soi-même. On a trop souvent tendance à confier les questions du bien-être au travail à ses supérieurs hiérarchiques quand une partie de la question nous revient (même si la hiérarchie y joue aussi un rôle important, bien sûr). Chaque agent est en partie responsable de son organisation et de son bien-être professionnel. L’institution est responsable de bien des choses, mais gardons toujours à l’esprit que nous devons nous aussi lutter pour créer et préserver ce bien-être. Cela passe entre autre par l’organisation. Dans la panique, dans la plainte, rien n’aboutit, tout s’amplifie. La protection psychique que chacun d’entre nous met en place face aux difficultés de nos tâches passe avant tout par nous-mêmes. Elle doit être aussi soutenue par l’institution et les hiérarchies, c’est une condition importante pour la rendre efficace. Penser les choses dans ce sens-là, en matière de temps surtout, est un bouleversement important des attitudes au travail. Dans un monde où l’usager est dépendant des professionnels, ces derniers se sentent, de façon réactionnelle, dépendants des hiérarchies et s’en remettent à elles pour tout organiser. Comme la tâche est insurmontable lorsqu’il s’agit de satisfaire tout les agents en même temps, les difficultés de l’encadrement reviennent via l’insatisfaction des agents et en retour aux premiers concernés par la dépendance, les personnes âgées. Aux prises entre les demandes des résidents et les demandes institutionnelles, les soignants se sentent alors paralysés, souvent dans l’attente que s’apaisent les pressions de chaque côté. Or, elles ne s’apaisent pas... Cela signifie que si nous ne prenons pas en charge notre propre organisation du temps de nos tâches, nous allons forcément nous trouver dans un grand malaise. Sans doute que tout va dépendre de la capacité des uns et des autres à trouver les meilleures organisations pour réaliser un travail de qualité avec des moyens, au mieux, constants. On peut imaginer que ce serait plus facile si nous étions plus nombreux bien qu’il n’y ait rien d’évident dans cette logique. Mais la réalité est là. Le temps n’est plus à la multiplication des pains, mais bien à la récolte des arbres qui sont plantés. Nous devons donc prendre en main cette situation et envisager une gestion du temps plus raisonnable et plus durable. L’évolution de notre propre cahier des charges est inexorable. A nous de nous adapter, sans doute, et à l’institution de reconnaitre et stimuler nos capacités d’adaptation. Dans le cadre de cette évolution, il me semble qu’il est fondamental de ne pas opposer la qualité du travail avec la quantité. Chacun est prêt à reconnaitre que la qualité de notre travail ne saurait être menacée par la quantité demandée, pour une raison simple : nous travaillons avec des êtres humains. Le taylorisme n’est pas de mise avec le travail hospitalier, il faut donc trouver d’autres pistes de rentabilité. Car c’est bien de cela dont il s’agit, de rentabiliser notre travail tout en conservant son humanité. Les limites de cette rentabilité sont inscrites dans l’intervention des Services Qualité des établissements. Il est nécessaire, dans ces limites-là, de penser notre organisation pour préserver au mieux la bienveillance dans notre tâche. L’organisation du temps de travail est fondatrice d’un rapport qualité/quantité raisonnable. Pour cela nous devons sans doute professionnaliser notre capacité relationnelle. En effet, utiliser à bon escient nos approches relationnelles, les rendre systématiques et appropriées, éviter tout type d’emportement ou d’absence de distances avec les pressions liées aux attentes de nos usagers, trouver enfin un équilibre stable qui nous permette à tout moment d’appréhender les situations pesantes, difficiles et complexes de notre métier, sont des actes dépendants de notre volonté d’assumer une position adéquate. C’est bien cela qu’il faut mettre en oeuvre pour survivre et éviter la souffrance au travail. L’impatience, l’emportement, la plainte, le manque, la culpabilité tout cela nous empêche d’envisager l’organisation de notre travail de façon sereine et du coup d’être capable de mener à bien nos objectifs. Nous pourrions aller jusqu’à dire que la prise de distances professionnelles dans notre travail génère inévitablement un gain de temps précieux. En effet, si l’on est capable de ne pas se sentir visé personnellement par l’expression d’un reproche ou d’une impatience de la part d’un résident, alors on évite : le stress lié à la vexation, le temps que l’on va passer à s’en remettre, le temps que l’on va passer à le raconter et le commenter, le temps que l’on va passer à devoir du coup rétablir une relation de confiance avec le résident, etc... Donc, plutôt que de se sentir vexé ou attaqué par un reproche, nous devons toujours penser avec distance à ce qui vient d’être dit, essayer d’en comprendre le sens, analyser ce qui a pu faire que la personne vient de nous parler de la sorte, se demander si on n’y est pas un peu pour quelque chose (cela arrive aussi), trouver la réponse la plus adéquate et la moins stressante pour tout le monde, éviter de réagir en réprésailles et enfin garder son calme. C’est bien en régulant notre réactivité à tous les événements de la journée que nous parvenons à gagner beaucoup de temps, car si la sensation de manquer de temps est un symptôme du stress au travail, le stress au travail provoque aussi une perte de temps importante. C’est là que le serpent se mord la queue. Ainsi, retrouver le cercle virtueux de notre engagement professionnel passera inévitablement par une attitude professionnelle, non pas distanciée ou froide, mais empathique, bienveillante et solide du point de vue de notre capacité à ne pas se sentir personnellement atteint par les agressions de l’environnement. R. Salicru 5 « Le temps de la réflexion est une économie de temps. » Publius Syrus, poète latin. L’article suivant est extrait d’un ouvrage s’intéressant au stress au travail. Parmi la liste des conséquences mentales du stress, on trouve aussi la sensation de manquer de temps. Il n’est pas étonnant de retrouver ce type de manifestation dans un milieu professionnel extrêmement stressant comme celui de la prise en charge de personnes souffrant de troubles cognitifs graves, par exemple. Voici les principales conséquences du stress sur le plan mental et émotionnel : L’irritabilité. La mauvaise humeur, l’irascibilité et l’impression de “sauter une coche*” à la moindre provocation peuvent être la conséquence d’un cas de stress chronique. L’épuisement émotionnel. La personne se sent épuisée, dénuée de l’énergie vitale nécessaire aux activités quotidiennes, en particulier celles qui sont extérieures au travail, notamment en lien avec la famille (partenaire, enfants) et les amis. La volonté d’un changement de vie radical. L’individu stressé tend à avoir des idées polarisées et inflexibles, ce qui limite son aptitude à voir le côté relatif des choses. Il a ainsi tendance à faire des efforts excessifs pour s’adapter à son travail ou à sa vie en général. Le fait de se sentir stressé le pousse à désirer un changement de vie radical, notamment face à son partenaire et à sa profession. Des idées stressantes telles que “ça ne peut plus continuer” ou “il faut que je me sépare” surgissent couramment dans ce genre de situation. La procrastination chronique. L’individu stressé a tendance à remettre à plus tard des actions et des tâches qu’il considère comme importantes. Il se dira par exemple : “un de ces jours, je vais arrêter de fumer” ; “il faut que je passe plus de temps avec mes enfants.” Toutefois, le moment opportun risque fort de ne jamais se matérialiser. L’impression de manquer de temps. Les gens qui souffrent de stress ont tendance à penser qu’ils vont manquer de temps pour s’acquitter des tâches qui les attendent et atteindre leurs objectifs. Cette impression est une source de malaise et de déception de soi. Le fait d’avoir davantage à l’esprit ce qu’ils n’ont pas réussi à faire que ce qu’ils ont accompli risque de leur laisser une appréciation médiocre de leurs actions. Le cynisme et la méfiance. L’individu stressé a tendance à être pessimiste, frustré et soupçonneux envers les autres. Ce type de comportement est généralement une conséquence d’une agression réprimée intérieurement. Texte extrait de : Stress, Estime de Soi, Santé et Travail, Shimon Dolan, André Arsenault, Presse de l’Université du Québec. * Perdre son sang-froid en faisant une crise de colère ou d’indignation (expression du Québec). Temps de l’âge, temps de la jeunesse... Le rythme des personnes âgées n’est pas le même que celui des plus jeunes, c’est une évidence qu’il faut apprendre à admettre. Bousculer, houspiller, c’est à coup sûr aggraver les déficits intellectuels et fabriquer des déments supplémentaires. On doit le dire tout net, il ne peut pas y avoir de soins de qualité pour les personnes âgées sans qu’on y mette le prix. Prendre son temps coûte cher. Il faudra choisir et vite. Il faudra savoir dépenser du temps pour ceux qui n’ont plus beaucoup de temps à vivre et qui l’économisent. Ils sont lents, ils ont peur d’aller vite, d’aller de l’avant. Ils ralentissent leurs gestes, ils se réfugient dans leur passé, leurs souvenirs ; les jeunes sont pressés, ils courent dans l’autre sens, vers l’avenir. La rencontre est difficile entre les générations montantes et les anciens. Plus les malades sont lents, plus les soignants s’activent et tendent à agir à leur place. Démunis de toute initiative personnelle, les déments se replient à la mesure de la hâte de ceux qui les entourent. Ces derniers se hâtent d’autant plus qu’ils ne trouvent rien à dire à ces vieillards sans avenir. Pas d’échange, le temps est interminable, vivement l’heure de la relève... La désorientation temporelle des déments ne peut que s’aggraver du choc de ces rythmes opposés. Les uns, les plus jeunes, veulent voir passer le temps le plus vite possible, les autres, les plus âgés, voudraient le voir s’arrêter. Extrait de l’ouvrage de Jean Maisondieux, “Le crépuscule de la raison”. 2001 « Quand Dieu créa le temps, il en créa... beaucoup. » Proverbe irlandais 6 LE TEMPS QUI RESTE Combien de temps... Combien de temps encore Des années, des jours, des heures combien? Quand j'y pense mon coeur bat si fort... Mon pays c'est la vie. Combien de temps... Combien Je l'aime tant, le temps qui reste... Je veux rire, courir, parler, pleurer, Et voir, et croire Et boire, danser, Crier, manger, nager, bondir, désobéir J'ai pas fini, j'ai pas fini Voler, chanter, partir, repartir Souffrir, aimer Je l'aime tant le temps qui reste Je ne sais plus où je suis né, ni quand Je sais qu'il n'y a pas longtemps... Et que mon pays c'est la vie Je sais aussi que mon père disait: Le temps c'est comme ton pain... Gardes en pour demain... J'ai encore du pain, J'ai encore du temps, mais combien? Je veux jouer encore... Je veux rire des montagnes de rires, Je veux pleurer des torrents de larmes, Je veux boire des bateaux entiers de vin De Bordeaux et d'Italie Et danser, crier, voler, nager dans tous les océans J'ai pas fini, j'ai pas fini Je veux chanter Je veux parler jusqu'à la fin de ma voix... Je l'aime tant le temps qui reste... Combien de temps... Combien de temps encore? Des années, des jours, des heures, combien? Je veux des histoires, des voyages... J'ai tant de gens à voir, tant d'images.. Des enfants, des femmes, des grands hommes, Des petits hommes, des marrants, des tristes, Des très intelligents et des cons, C'est drôle, les cons, ça repose, C'est comme le feuillage au milieu des roses... Combien de temps... Combien de temps encore? Des années, des jours, des heures, combien? Je m'en fous mon amour... Quand l'orchestre s'arrêtera, je danserai encore... Quand les avions ne voleront plus, je volerai tout seul... Quand le temps s'arrêtera.. Je t'aimerai encore Je ne sais pas où, je ne sais pas comment... Mais je t'aimerai encore... D'accord? Serge Reggiani (Paroles: Jean-Loup Dabadie) L’âgé et le temps La réalisation pour l’individu que la vie se finit et que le temps de survie est plus court que le temps vécu a des conséquences très personnelles. Ceux qui sont très alertes et ont des projets inachevés peuvent être stimulés pour agir et même devenir hyperactifs. La prise de conscience de la réduction du temps à vivre peut, au contraire, constituer une barrière à toute activité. Rendre l’individu capable de substituer des projets à court terme à des projets à long terme est une des missions à poursuivre, en particulier dans l’âge avancé. L’influence de cette prise de conscience de l’activité a été peu étudiée. Il en est de même du fait de savoir si l’estimation subjective du temps passé augmente avec l’âge. Le temps accompli, qui s’enrichit d’expériences variées, passe plus vite et paraît rétrospectivement plus long. Les âgés donnent habituellement plus de valeur au temps, soit parce qu’ils perçoivent qu’il en reste moins à vivre, soit parce qu’ils anticipent un événement inattendu, soit parce qu’ils sont heureux. L’estimation du passage du temps ne semble pas lié à l’âge en lui-même (R.G.Kuhlen, 1968). Il est corréllé avec la relativité de la vitesse de son écoulement, le temps perdu, le sentiment d’être pressé par le temps, la valorisation du temps passé et le haut degré de bonheur. . La sensation de rapidité de passage du temps est liée au degré de réalisation de projets et à la perception de son effet positif. La qualité des projets, l’impression d’être heureux et l’enthousiasme semblent inversement proportionnels à l’âge. Quant au sentiment d’être poussé par le temps, il pourrait être dû au rappel de la finitude prochaine. La perception par l’âgé du temps perdu devient d’autant plus aiguë que l’âge progresse (V.W. Marshall, 1975). Elle est probablement fonction de celle de sa santé et de ses habitudes et besoins antérieurs. L’âgé estime que la valeur du temps diminue avec l’approche de la mort ou de l’âge de décès de ses parents. La finitude est plus appréciée sur la manière dont les individus vivent leur santé que sur leur âge proprement dit. L’attitude vis-à-vis de l’avenir est meilleure chez les hommes que chez les femmes. Elle retentit sur la satisfaction de vivre, le niveau d’activité, l’humeur et l’affectivité. Chez les plus jeunes, la bonne santé et le niveau socio-économique sont les éléments de prédiction les plus convenables. Les jeunes adultes voient le présent meilleur que le passé et le futur meilleur que le passé (R.W. Bortner, 1972). Aux environs de la soixantaine, passé, présent et futur apparaissent d’égale valeur. A 70 ans, le passé est préféré au présent et le présent au futur. La multiplicité des expériences et la pression du temps ont plus d’impact chez l’homme que chez la femme. Ces différences dépendent probablement plus des niveaux d’éducation, intellectuel et socio-économique. J. Richard, E. Biand-Pikl, “Conation et vieillissement”, in Psychogérontologie, Masson.2004 7 Les dossiers du psychologue, pourquoi ? LE THEME DU PROCHAIN DOSSIER Peut-être parce que je n’ai pas le temps, moi non plus. Pas le temps de me consacrer suffisamment à vous, à vos demandes, à vos nécessités, à vos aspirations personnelles et professionnelles, à vos fragilités, à vos ras-lebol, à vos colères, à vos espoirs, à vos idéaux. “L’idéal thérapeutique est quelque chose d’exigeant et la pratique gériatrique va en permanence prendre en défaut l’image du soignant idéal pour renvoyer à une image de mauvais soignant. Une journée de travail en gériatrie est caractérisée par le fait d’être soumis, à une multiplication des informations à enregistrer, à une multiplication des demandes, toutes plus pressantes les unes que les autres, émanant d’êtres qui se sentent seuls au monde. Travailler en gériatrie implique de ne pas céder à la culpabilité, liée à l’écart qu’il y a entre l’idéal soignant et sa pratique, avec le piège qui consiste à faire beaucoup pour les patients sans jamais rien faire avec eux.” Dr Louis Ploton, “la personne âgée” L’intervention du psychologue est très diversifiée. Elle ne se réduit pas à de simples consultations de patients, ou à des groupes de paroles pour les soignants. Ce serait oublier toute la partie institutionnelle qui n’est pas la moindre. La clinique institutionnelle implique une remise en question permanente du fonctionnement même de l’établissement et ce, tous types de services confondus. Il n’est pas question de bousculer quoi que ce soit du fonctionnement mais d’interroger continuellement les routines, les habitudes, les contraintes dès lors qu’elles ont des conséquences sur le bien-être des usagers de l’institution. La position n’est pas simple, souvent en franctireur face aux ancrages institutionnels qui ne se laissent en général pas déranger sans réagir. Et avec cela, ne pas oublier une goutte de neutralité et un verre plein de bienveillance ! Alors, les dossiers du psychologue, c’est simplement le moyen de donner à lire à tous ce qui inspire cette clinique et ce questionnement permanent. C’est partager avec ceux qui veulent se donner le temps de lire et de comprendre. Partager pour mieux saisir notre rôle, notre mission et nos idéaux professionnels communs. être soignant en gériatrie, un défi ? Oui, on demande de plus en plus aux soignants, l’exigence de qualité des soins implique en permanence un investissement psychique important pour chacun d’entre-nous. Mais le sentiment de ne pas y parvenir, le stress provoqué par les urgences des demandes et l’effroi permanent de la mort et de la maladie, transforme peu à peu le travail en une routine peu gratifiante, épuisante et ingrate. Il nous faut nous blinder alors que simultanément ce blindage nous fait peur : jusqu’à quel point d’indifférence à la souffrance sommes-nous capables d’aller ? Et pour combien de temps ? Enfin, quel prix psychique devons-nous payer pour maintenir ce blindage sans qu’il se fissure ? A paraître en septembre. R. S. « Le temps des hommes est de l'éternité pliée. » Jean Cocteau 8