H P LOVECRAFT

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H P LOVECRAFT
H P LOVECRAFT...
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... ET LES VISAGES DU CHAOS
Bien qu'il ne soit pas vraiment un thème majeur de sa fiction, le chaos joue un rôle important dans la
vie et l'œuvre de Lovecraft. À une menace imprécise qu'il sentait flotter autour de lui, le grand écrivain fantastique
américain a su faire une place dans ses nouvelles en lui différents visages. Que le chaos soit craint comme une force
réelle ou utilisé comme élément fictionnel, qu'il demeure innommé ou soit présent sous l'apparence des dieux
Azathoth et Nyarlathotep, Lovecraft en parle fréquemment ; nous allons tenter de recenser ces mentions et d'en
comprendre le sens.
Qui est Lovecraft ?
Howard Phillips Lovecraft1 naît le 20 août
1890 dans une famille aisée de Providence, dans le
Rhode Island. Son père, représentant de commerce,
est souvent absent ; alors que Howard a trois ans, il
est frappé d'une crise de démence (sans doute stade
ultime d'une syphilis) qui entraîne son internement
dans un hôpital psychiatrique, où il mourra paralysé
cinq ans plus tard. L'enfant se retrouve plus que
jamais sous la tutelle de sa mère surprotectrice, de
ses deux tantes et surtout de son grand-père qu'il
adore. C'est dans la vaste bibliothèque de celui-ci que
le petit Lovecraft fait ses premières rencontres avec
l'imaginaire : d'abord les Mille et Une Nuits, qui le
marqueront durablement, puis la mythologie
grecque, dans la populaire édition de Bullfinch. Dès
l'âge de six ans, il s'essaye à la versification et à
l'écriture de petits récits d'aventures. D'une santé
fragile qui l'empêche de fréquenter l'école de
manière continue, il accumule les connaissances par
ses lectures et se forge une culture scientifique :
l'astronomie, en particulier, le passionne.
La mort de son grand-père en 1904 provoque
la désagrégation de ce petit univers confortable. La
famille doit déménager pour un logement beaucoup
plus modeste, et cet événement traumatique mène le
garçon au bord du suicide. Ce qui l'en détourne
cependant, c'est sa curiosité scientifique, et entre
autres l'excitation causée par l'exploration de ces
régions polaires auxquelles il donnera plus tard une
place de choix dans sa fiction. Il découvre Edgar Poe
et s'en inspire fortement pour ses premières histoires
d'horreur 2 ; il fréquente le lycée et fournit
Il n'existe actuellement qu'une seule bonne biographie de
Lovecraft : JOSHI S. T., H. P. Lovecraft: A Life, West
Warwick (RI) : Necronomicon Press, 1996. Voir aussi
LOVECRAFT Howard P, Miscellaneous Writings, Sauk City
(WI) : Arkham House, 1995.
2
1
Seules "La Bête dans la caverne" (1905) et "L'Alchimiste"
(1908) nous sont parvenues. Toutes deux montrent
clairement l'influence de Poe. Plusieurs autres histoires,
écrites dans l'intervalle, semblent avoir été définitivement
perdues, peut-être détruites.
- Proscrit, HPL et le Chaos 143 -
régulièrement des articles sur l'astronomie à des
journaux locaux. Mais en 1908, c'est une autre
plongée dans les ténèbres : une grave dépression qui
l'empêche d'obtenir son diplôme et le laisse pendant
cinq ans dans un état quasi-végétatif.
En 1914, à la suite d'une lettre de lui publiée
dans le courrier des lecteurs de The Argosy,
Lovecraft rejoint le milieu du journalisme amateur et
adhère à la United Amateur Press Association, par
l'intermédiaire de laquelle il se fait de nombreux amis
et correspondants. Le voici brusquement tiré de son
isolement et de sa dépression : ses nombreuses
contributions sont publiées dans les journaux des
autres amateurs, dans son propre fanzine, The
Conservative3 , et dans l'organe de l'association, dont
il deviendra président. Ses textes de cette époque
comprennent essentiellement des essais dans lesquels
il expose des conceptions politiques rétrogrades,
marquées par un conservatisme forcené 4 , un
militarisme ardent et une xénophobie qui fait plus
que friser le racisme ; une poésie tout aussi passéiste
(et indigeste), prenant pour référence absolue le
XVIIIe siècle anglais et les " couplets héroïques " de
Dryden et de Pope ; enfin, de nombreux textes
pédagogiques où il tente d'élever le niveau littéraire
de ses amis amateurs en leur donnant de véritables
petits cours sur la grammaire, le description ou la
narration.
On constate qu'une catégorie manque à l'appel:
le conte fantastique. Lovecraft a en effet totalement
cessé de s'y consacrer ; pourtant, lorsqu'il leur fait lire
ses vieux textes, ses amis le pressent de s'y essayer à
nouveau. C'est ainsi que naît " Dagon " (1917), qui en
quelques pages développe toute une thématique
typiquement lovecraftienne ; d'autres nouvelles
prennent sa suite, que Lovecraft transmet aussitôt à
un cercle de correspondants de plus en plus vaste afin
de recueillir leurs avis et critiques.
Dans ces textes, on voit deux tendances se
manifester assez rapidement. Tout d'abord, Lovecraft
découvre lord Dunsany : dans la prose somptueuse et
l'imagination colorée de l'auteur irlandais, il
reconnaît une parenté avec les contes mythologiques
et orientaux qu'il aimait tant, et se met lui aussi à
écrire des histoires semi-oniriques remplies de noms
exotiques tels que Sarnath, Ulthar ou Celephaïs… en
attendant d'inventer un panthéon autrement plus
effrayant que les divinités sereines de Dunsany !
Parallèlement, on le voit se détourner de son XVIIIe
siècle chéri pour s'imprégner de valeurs beaucoup
plus modernes, celles des décadents de la fin
duXIXe siècle. Dans des nouvelles comme " Hypnos
"ou " Le Molosse ", on retrouve leur esthétisme
absolu5 , leur amour du macabre et leur goût pour des
sensations fortes semi-hallucinatoires ; Huysmans et
Remy de Gourmont sont alors parmi ses auteurs
préférés, il n'ignore pas Lautréamont, et Nietzsche
influence durablement sa vision du monde.
C'est essentiellement de ses nombreuses
lectures scientifiques et philosophiques et de son
athéisme précoce que Lovecraft dérive cette
dernière, qu'il qualifie de " matérialisme mécaniste ".
Dans l'univers que nous connaissons, dit-il, l'homme
n'occupe qu'une place négligeable, et seul son
orgueil incommensurable peut le pousser à croire
le contraire. Aucun Créateur, aucune Providence ne
viennent se pencher sur son destin et faire de lui, on
ne sait trop pourquoi, un être privilégié. D'ailleurs,
concernant les entités surnaturelles (de Dieu aux
ectoplasmes) et leurs manifestations, s'il est vrai qu'il
n'existe pas plus de preuve dans un sens que dans
l'autre, c'est cependant à l'hypothèse la plus opposée
au sens commun et à l'observation, c'est-à dire celle
de leur existence, de faire ses preuves ; et comme elle
en est incapable, elle ne peut qu'être rejetée. Une telle
attitude mène-t-elle tout droit à la dépression, comme
on l'entend parfois ? Nullement. Elle met au
contraire l'homme face à ses responsabilités.
Puisqu'il n'a rien à attendre d'un au-delà
compensateur ou d'une divinité bienveillante, c'est à
lui-même qu'il appartient de choisir ce qui va donner
un sens à une existence qui n'en possède aucun du
point de vue de l'univers. Et à cette mise en demeure,
Lovecraft n'a pas de mal à trouver des réponses : pour
lui, l'émotion artistique, la connaissance, les voyages,
les amis, les chats (sans oublier d'autres plaisirs plus
matériels, comme les glaces !) justifient amplement
son attachement à la vie.
Alors qu'il est en train de diversifier ses
lectures et de réviser une partie de ses préjugés
passéistes, Lovecraft fait la connaissance d'une jeune
femme du nom de Sonia H. Greene à une convention
qui se tient à Boston en juillet 19216 . Leur relation se
développe à tel point qu'ils se marient en mars 1924,
et que Lovecraft vient habiter à Brooklyn chez sa
femme. Sonia est modiste et tient une boutique
prospère sur la 5e Avenue ; lui, après avoir réussi à
placer " Dagon " dans Weird Tales, commence à
envisager une
carrière d'auteur professionnel.
Assez vite cependant, Sonia rencontre des difficultés
Fondé en 1915, il paraîtra plus ou moins régulièrement
pendant huit ans.
4
cf le titre de son fanzine. En particulier, Lovecraft ne
pourra jamais se réconcilier avec la Révolution américaine, et
ne cessera de regretter que " la colonie " se soit indûment
séparée de son " souverain légitime ".
5
3
La préface au Portrait de Dorian Gray, où Oscar Wilde
synthétise la théorie de l'art pour l'art, est aussi fortement
mise en avant dans une série de lettres de 1921 intitulée " In
Defence of 'Dagon' ".
6
Ses capacités de survie semblent s'être nettement
améliorées, puisque le décès de sa mère ne remonte qu'à
quelques mois.
- Proscrit, HPL et le Chaos 144 -
dans son commerce. Sa santé s'en ressent, et après
une cure de repos, elle doit partir travailler à
Cleveland, laissant son mari se débrouiller seul. " Ma
venue à New York avait été une erreur "7 , écrit alors
celui-ci ; la cité de rêve lui révèle son visage de
Babylone lépreuse hantée par des étrangers
répugnants, et chaque jour qu'il y passe lui semble
une torture. Ses recherches d'emploi ne donnent
évidemment aucun résultat (à trente-quatre ans il n'a
encore aucune expérience professionnelle) ; des
voleurs s'introduisent chez lui, une nuit, et repartent
avec ses costumes neufs ; il se réduit à un régime de
famine et maigrit de manière spectaculaire. Même
ses amis du " gang " new-yorkais (Frank Belknap
Long, Reinhart Kleiner, Samuel Loveman…), qu'il
rencontre régulièrement, ne peuvent l'aider à
remonter la pente. Seul un message de ses tantes
l'invitant à regagner Providence stoppe enfin
l'avancée du chaos. Lovecraft et Sonia ne sont plus
que des correspondants ; leur divorce sera prononcé
quelques années plus tard.
De retour chez lui en 1926, Lovecraft reprend
possession de son ancien décor avec délices. Ce n'est
plus vraiment le même homme : " il avait subi
l'épreuve du feu et s'était changé en or pur "8 . Ses
correspondants vont peu à peu s'apercevoir qu'il a
tempéré, voire renié, une bonne partie de ses
convictions politiques passées : face aux difficultés
économiques et sociales de la grande crise, le voici
qui se pose en supporter décidé de la technocratie
moderniste de Roosevelt ; le marxisme ne lui
apparaît plus comme une bête nuisible à écraser
d'urgence, mais comme une théorie intéressante qui
mérite des discussions approfondies ; il émet même
des jugements remarquablement nuancés au sujet des
Juifs, des Asiatiques, des Canadiens français, si bien
qu'on pourrait presque croire que son fameux
racisme appartient désormais au passé 9 . Les voyages
qu'il se met à entreprendre à ce moment contribuent
sans doute à ce début d'ouverture : ils le mènent tout
le long de la côte est, de Québec à la Floride en
passant par la Nouvelle-Orléans. Enfin, c'est de la
décennie 1926-1937 que date le meilleur de sa
production littéraire. En effet, on le voit tout d'abord
pousser jusqu'à la quasi-perfection deux grandes tendances déjà présentes dans son œuvre : l'horreur à
base d'occultisme, avec " L'Affaire Charles Dexter
Ward " (1927), et l'horreur à base de science-fiction,
" Lui ", Œuvres, Paris : Robert Laffont, 1991. Vol. 3, p. 217.
W. Paul COOK, " In Memoriam : Howard Phillips
Lovecraft ", Œuvres vol. 1, p. 1142.
9
Pas tout à fait cependant : il ne surmonte toujours pas son
rejet des Noirs, dont il estime l'infériorité biologique
incontestable. Il est vrai que nombre d'anthropologues et de
psychologues " scientifiques " ne s'expriment pas autrement
à la même époque.
avec " La Couleur tombée du ciel "
(1926).Avec " L'Appel de Cthulhu ", il crée le
concept des Grands Anciens, ces entités
monstrueuses qui dominèrent notre monde il y a
des millions d'années et tentent parfois d'y resurgir, et
auxquels font allusion certains ouvrages interdits,
comme le fameux Necronomicon du poète arabe
dément Abdul Alhazred. Mieux encore : il combine
ces différentes tendances en un mélange homogène,
qu'illustrent tous ses grands textes des années 30.
C'est peut-être dans " La Maison de la Sorcière "
(1932) que l'idée de base en est la plus clairement
visible : la sorcellerie est assimilée à une science
secrète, fort proche des théories multidimensionnelles de la physique moderne, et les
êtres diaboliques évoqués lors des sabbats sont en
réalité des créatures extra-terrestres, dotées d'une
puissance telle que la stupidité et la superstition des
hommes ne peuvent faire d'eux que des dieux ou des
démons. L'horreur classique conserve sa place dans
tous ces récits, qu'elle soit causée par la vision de
créatures répugnantes (les shoggoths des" Montagnes
hallucinées "), par la rencontre d'êtres quasi-humains
mais subtilement monstrueux (les hybrides
d'Innsmouth, les habitants dégénérés de Dunwich),
par les pouvoirs terrifiants que certains individus
peuvent exercer en toute impunité sur une personne
innocente (" Le Monstre sur le seuil ")… Cependant,
ce qui en fait la grandeur et l'originalité, c'est
l'irruption d'une horreur différente, " cosmique " :
une cité, un objet ou un être vivant déclenchent
l'horreur, non pas à cause de leur aspect, mais parce
qu'ils ne sont pas censés exister, et que leur présence
réelle, preuve du caractère dérisoire de nos
connaissances, est donc propre à faire vaciller la
raison.
Dans sa vie quotidienne, Lovecraft continue à
rencontrer de nombreuses difficultés ; cependant il
parvient assez bien à placer ses textes dans différents
supports10 et améliore un peu ses maigres revenus
grâce à des travaux de correction et de révision pour
le compte d'autres auteurs. Son cercle d'amis
s'agrandit encore : après les écrivains Robert E.
Howard et Clark Ashton Smith, dont il se sent très
proche, un bataillon de jeunes auteurs débutants
viennent rejoindre les rangs de ses correspondants ;
certains, devenus célèbres plus tard, comme Robert
Bloch, James Blish ou Fritz Leiber, raconteront ce
qu'ils lui doivent.
7
8
Weird Tales bien sûr, mais aussi la revue de science-fiction
Astounding, qui publie " La Couleur tombée du ciel " et
"Dans l'abîme du temps".
10
- Proscrit, HPL et le Chaos 145 -
Lovecraft n'a jamais eu une très bonne santé, mais les douleurs qui commencent à se manifester au
cours de l'année 1936 ne sont pas dues comme il le croit à une simple grippe intestinale. C'est en réalité un cancer
de l'intestin, sans doute causé en grande partie par un régime alimentaire déséquilibré 11 ; au moment où il est
détecté, il est déjà bien trop tard pour pouvoir le soigner. Lovecraft entre au Jane Brown Memorial Hospital et y
meurt le 15 mars 1937. Il est enterré trois jours plus tard, dans la concession familiale du cimetière de Swan Point.
11
Pain, haricots en boîte, fromage, occasionnellement agrémentés de sucreries, et généreusement arrosés de café.
Une vie au bord du gouffre
En France, nous avons longtemps vécu sur des
visions déformées de Lovecraft. C'est d'abord le
mythe du " reclus de Providence ", névrosé et
omniscient, que Jacques Bergier s'est donné
beaucoup de peine à construire dès les années 50 12 ;
Maurice Lévy et Michel Houellebecq13 l'ont
allègrement propagé, avant d'être eux-mêmes pris en
référence par l'équipe télévisuelle de Patrice
Trividic 14. Quelques années plus tard, ce sont les
témoignages des amis de Lovecraft qui arrivent en
édition française, à commencer par celui de F.B.
Long15, puis ceux recueillis dans les œuvres
complètes sous le titre " Lovecraft par les témoins de
sa vie 16". Cette fois-ci, c'est au Lovecraft jovial et
boute-en-train que nous avons droit, celui qui avait le
cœur sur la main et adorait plaisanter avec ses amis.
La vérité, comme d'habitude, n'est pas si
simple que les uns ou les autres le pensent. Si le
Lovecraft cadavéreux et autodestructeur que nous
dépeint Houellebecq est terriblement caricaturé, le
témoignage des proches montre avant tout le visage
que Lovecraft aimait leur offrir, car, aurait-il dit, il
n'est absolument pas gentlemanlike d'étaler son
mal-être en public. Lovecraft n'a pas passé sa vie au
fin fond de la dépression et de la paranoïa, comme
" H. P. Lovecraft, ce grand génie venu d'ailleurs ", préface
à Démons et Merveilles, 10 :18, 1963 (1ère éd. : Éditions des
Deux-Rives, 1955), repris dans Planète n° 1 (oct.-nov. 1961)
et dans Les Cahiers de l'Herne spécial Lovecraft (1969,
rééd. 1984).
13
Maurice LEVY, Lovecraft, Christian Bourgois, 1984 (1ère
éd. 1972) ; Michel HOUELLEBECQ, H. P. Lovecraft,
contre le monde, contre la vie, Éditions du Rocher, 1999
(1ère éd. 1991).
14
Patrice TRIVIDIC, Patrick Mario BERNARD et AnneLouise TRIVIDIC, Le Cas Lovecraft : Toute marche
mystérieuse vers un destin, documentaire télévisé (" Un
siècle d'écrivains ", France 3) et dossier (lisible sur Internet :
http://www.france3.fr/emissions/ecrivain/auteurs/
lovecraft.html)
15
Frank Belknap LONG, H. P. Lovecraft, le conteur des
ténèbres, Encrage, 1987.
16
Œuvres vol. 2, p. 1133 (textes de W. Paul Cook, Sonia
Greene, Reinhart Kleiner, Alfred Galpin, August Derleth…)
12
certains voudraient nous le faire croire, mais il a
marché toute sa vie sur le fil du rasoir, luttant au
corps à corps contre les ténèbres qu'il sentait prêtes à
l'engloutir, avec un succès inégal selon les périodes.
Ainsi en 1932, alors qu'il est fortement affecté par le
fait que les rédacteurs des magazines populaires
rejettent ses meilleures histoires, il écrit : " mon
équilibre nerveux a toujours été d'une qualité
médiocre, et il est actuellement dans l'une de ses
pires phases - bien que je ne pense pas que celle-ci
égale les quasi-dépressions que j'ai connues en 1898,
1900, 1906, 1908, 1912, et 1919 "17 . Lovecraft a ainsi
vécu au rythme des " quasi-dépressions ", des
"effondrements nerveux " qui marquent les étapes de
son existence, comme autant d'intrusions, au cœur de
sa propre vie, de la désorganisation qu'il redoutait.
Tout se passe comme si, avec la fin brutale en 1904
de la " vie idéale " qu'il menait avec sa famille
(presque) au complet dans le confort et l'aisance du
454 Angell Street, Lovecraft avait été chassé du
paradis, et qu'il avait toujours conservé en lui ce
souvenir traumatique, comme un prototype de toutes
les possibles catastrophes à venir ou un spectre du
chaos toujours prêt à se réveiller et à remettre en
question les arrangements les plus fiables en
apparence.
Et ce qu'il craint dans sa vie personnelle, notre
auteur le redoute plus encore au niveau de la société
dans son ensemble. Lovecraft a été marqué par sa
lecture du Déclin de l'Occident d'Oswald Spengler,
ouvrage d'histoire (ou de philosophie de l'histoire)
qu'on ne considère plus guère avec sérieux de nos
jours, mais qui a eu une grande influence à son
époque, en particulier sur la pensée d'extrême-droite.
Spengler développe une théorie selon laquelle la vie
d'une civilisation se développe suivant un processus
analogue au cycle vital d'un être vivant : naissance,
développement, apogée, décadence, et enfin une
période de sénilité au cours de laquelle la société en
question est vulnérable aux coups venus de
l'extérieur, et finit fatalement par s'écrouler sous la
Lettre à August Derleth, 4 mars 1932 (Selected Letters IV,
Sauk City (WI) : Arkham House, 1976).
17
poussée de civilisations plus neuves ; l'Occident,
bien entendu, se trouvant au seuil de cette dernière
étape. Cette vision frappante à défaut d'être
scientifique, Lovecraft la reprend et la commente
dans de nombreuses lettres. Quand arrive la phase de
déclin, explique-t-il, les gens en ont assez
d'entretenir la "machinerie " sociale complexe, et
préfèrent encore voir arriver le chaos : " ils préfèrent
se passer d'électricité et de plomberie plutôt que de
supporter les restrictions et la concentration rendus
nécessaires par leur maintien, et aiment mieux courir
le risque d'être poignardés que de respecter la loi et
l'ordre qui les empêche de poignarder ceux qu'ils
aimeraient poignarder "18 . Comment reconnaître que
la civilisation a atteint cette phase terminale ? " Il ne
serait pas difficile de savoir quand ce temps serait
venu, car alors l'humanité serait tout à fait semblable
aux Grands Anciens : libre et fougueuse, au-delà du
bien et du mal, les lois et les morales rejetées, tous
ses membres criant, tuant, se divertissant
joyeusement "19 .
Je l'avoue, je viens de tricher un peu, glissant
sans trop le dire de la correspondance à la fiction. Il
faut cependant avouer que le rapprochement est bien
Lettre à Elizabeth Toldridge, 26 février 1932 (Selected
Letters IV).
19
" L'Appel de Cthulhu ", Œuvres vol. 1, p. 75.
18
tentant, et que " L'Appel de Cthulhu " y gagne
encore un peu en signification. Au-delà de la
fascination immédiate pour le dieu céphalopode et
gélatineux qui surgit de plusieurs millions d'années
de sommeil subaquatique, on peut dire avec S.T.
Joshi que cette nouvelle est une mise en application
des vues de Lovecraft sur la place insignifiante de
l'homme dans l'univers et l'existence d'immenses
forces cosmiques qui peuvent l'anéantir sans même
s'en rendre compte, et que seuls les esprits les plus
bornés qualifieront de maléfiques. À ceci, je pense
qu'on peut ajouter qu'il s'agit également d'une
illustration de cette théorie des cycles de civilisation,
tirée de Spengler : alors que s'amorce le retour des
Grands Anciens, la société humaine s'enfonce dans
un chaos sans retour, et " lorsque les étoiles seront
favorables ", les dieux-démons qui sortiront de leurs
tombeaux n'auront plus face à eux que quelques
survivants retournés à un état de barbarie, qu'ils
extermineront sans peine. Certes, la dénonciation de
la " décadence " est habituellement la spécialité des
réactionnaires, et Lovecraft ne se prive pas de relier
cette dégradation des choses à la présence massive
d'immigrés d'origine exotique ; mais peut-on encore
parler de réactionnaire, quand la décadence est
conçue comme l'aboutissement logique d'un
processus quasi-mécanique contre lequel nul ne peut
rien ?
Azathoth, ou le règne du chaos
" Azathoth - nom hideux ", dit une note du
"Commonplace Book " 20 datée de 1919 ; et une autre
note parle d'un " terrible pèlerinage à la recherche du
trône du lointain sultan des démons ". Lovecraft tente
d'abord de donner forme au pèlerinage en question
dans le fragment inachevé de 1922 intitulé
"azathoth"21 et qui est sans doute l'embryon de " La
quête onirique de Kadath l'inconnue ". Le nom, quant
à lui, dérive sans doute plus ou moins
inconsciemment de celui du démon Astaroth : c'est
un exemple typique de ces noms " tirés du
Necronomicon ", c'est-à dire qu'à une base tout à fait
exotique et non-humaine, Lovecraft donne une forme
pseudo-arabe (bien que le nom semble plutôt hébreu,
en réalité, avec sa terminaison en " th ") telle
qu'Abdul Alhazred aurait pu l'employer. 22
" Le Livre de raison " dans lequel Lovecraft notait ses
idées; cf. Œuvres 1, p. 1060-1061.
21
Œuvres 1, p. 46.
22
Lettre à Duane Rimel, 14 février 1934 (Selected Letters IV).
20
À ce simple nom viennent peu à peu s'ajouter
les éléments qui, au fil du temps, finiront par donner
au " sultan des démons " sa personnalité. " La
Transition de Juan Romero " (1919) introduit un
élément qui lui sera souvent associé : un immense
gouffre obscur animé du sourd martèlement de
tambours cachés. Dans " Les Rats dans les murs "
(1923), des flûtes viennent se joindre aux tambours :
" les cavernes grimaçantes du centre de la terre où
Nyarlathotep, le dieu fou sans visage, hurle dans les
ténèbres, aux sons des flûtes dans lesquelles soufflent
deux joueurs amorphes et débiles "23 ; si c'est
Nyarlathotep, l'autre divinité chaotique de Lovecraft,
qui est nommé ici, le portrait correspond bien à
Azathoth. " La quête
onirique de Kadath
l'inconnue " (1926) donne une description plus
complète encore de : ( voir page suivante )
Les Rats dans les murs, Paris : Mille et Une Nuits, 1997,
p. 38 (trad. Lili Sztajn).
23
- Proscrit, HPL et le Chaos 147 -
" l'ultime péril aux hurlements innommables qui réside en-dehors de l'univers organisé, là où les rêves
n'abordent pas, le dernier fléau amorphe du chaos le plus profond, qui éructe et blasphème au centre de l'infini :
le sultan des démons, Azathoth l'illimité, dont aucune bouche n'ose prononcer le nom, et qui claque avidement des
mâchoires dans d'inconcevables salles où règnent les ténèbres, au-delà du temps, au milieu du battement étouffé de
tambours et des plaintes monocordes de flûtes démoniaques. Sur ce rythme et ces sifflements exécrables dansent,
maladroits et absurdes, les gigantesques Dieux Ultimes, les Autres Dieux aveugles, muets et insensés, dont l'âme et
le messager ne sont autres que Nyarlathotep, le chaos rampant. "24
Jusqu'à ce point, Azathoth apparaît comme
une divinité bien définie, membre indiscutable du
panthéon lovecraftien doté de caractéristiques qui
reviennent immanquablement comme autant
d'épithètes homériques : aveugle, idiot, ténèbres,
tambours et flûtes ; il réside dans une sorte de
pandémonium situé en-dehors du temps et de
l'espace. Cependant, ses traits se modifient peu à peu
et il acquiert un statut assez différent.
Considérons le sonnet de la série " Fungi de
Yuggoth " (1929-1930), qui s'intitule " Azathoth ".
On y voit marmonner " dans les ténèbres, le puissant
Maître de Tout " au milieu du " Chaos, sans forme et
sans lieu ", au son " d'une flûte fêlée qu'une patte
monstrueuse tenait / d'où s'écoulaient les vagues sans
but dont la combinaison au hasard / donne à chaque
fragile cosmos sa loi éternelle "25 . Azathoth apparaît
comme un démiurge, et le sens de sa folie (et de sa
cécité) se précise : ce qu'il crée n'obéit à aucune
logique, à aucun plan grandiose et optimal digne du
Dieu de la Bible. Au contraire, il s'agit d'univers dont
les règles de fonctionnement dérivent du pur hasard,
d'une manière qui rappelle bien moins la Genèse que
la cosmologie scientifique.
C'est là une vision qui n'est pas sans analogie
avec la moderne théorie mathématique du chaos,
dont Lovecraft ne pouvait évidemment avoir
connaissance. Le chaos n'y est pas destruction pure,
mais contient des potentialités créatrices, et du
hasard peuvent dériver des systèmes organisés : idée
que la science moderne a largement popularisée,26
mais qui semble étrangère au rigide déterminisme
triomphant, celui de la science du XIXe siècle dont
s'est nourri le jeune Lovecraft. Celle-ci comporte
pourtant un domaine qui fonctionne selon des règles
différentes : la théorie de l'évolution. Dès sa
formulation par Darwin, il est bien entendu que les
phénomènes aléatoires y jouent un rôle primordial,
que la sélection naturelle s'exerce " au hasard " au
sens où elle n'est orientée dans aucune direction a
priori. Le concept du hasard créateur est le point
central de toute cette théorie, et cette vision purement
matérialiste rompt brutalement avec des siècles de
philosophie occidentale. Et Lovecraft, qui a dévoré
les ouvrages de Haeckel et n'est jamais rebuté par le
matérialisme, n'ignore rien de tout cela.
Les autres références viennent compléter ce
tableau. " Celui qui chuchotait dans les ténèbres "
(1931) fait allusion au " monstrueux chaos nucléaire
au-delà de l'espace angulaire [angled space] que le
Necronomicon voile charitablement sous le nom
d'Azathoth ", présentant quasiment ce dernier comme
un phénomène physique, toujours situé dans un
espace autre où notre géométrie euclidienne n'a plus
cours (je pense que c'est là le sens de cet " espace
angulaire "). " La Maison de la sorcière " (1932)
décrit " Azathoth au cœur de l'ultime chaos ", " un
mal primordial dont l'horreur défiait toute
description ", " Azathoth l'entité sans esprit qui régit
l'espace et le temps depuis un trône noir
curieusement entouré au centre du Chaos ". Il est
également dit qu'Azathoth possède un grand livre,
dans lequel le héros doit aller signer son nom de son
sang, détail tiré de la démonologie la plus classique.
Et en 1935 encore, " Celui qui hantait les ténèbres "
mentionne :
" [les] légendes anciennes qui évoquaient le Chaos ultime, au centre duquel se vautre Azathoth,
Seigneur de Toutes Choses, Dieu aveugle et idiot, entouré de sa horde affalée de danseurs amorphes et sans esprit,
bercé qu'il est par le son maigre et monocorde d'une démoniaque flûte, tenue par des griffes indicibles. "27
Comment la persistance de ce portrait (qui fait
plus penser à un monarque oriental devenu fou qu'à
une divinité chaotique) peut-elle s'accorder avec les
remarques qui précèdent ?
Au début des années 30, on l'a vu, Lovecraft a
abandonné la vision d'Azathoth comme une divinité
(bien que peu conventionnelle) pour en faire un
symbole, le privant de personnalité après l'avoir privé
La quête onirique de l'inconnue Kadath, Paris : J'ai Lu, 1996, p. 7-8 (trad. Arnaud Mousnier-Lompré).
Fungi de Yuggoth et autres poèmes fantastiques, Paris : Nouvelles éditions Oswald, 1987, p. 168 (trad. François Truchaud revue
par C. Thill).
26
Cf entre autres les travaux d'Ilya Prigogine.
27
Œuvres I, p. 591.
24
25
- Proscrit, HPL et le Chaos 148 -
d'esprit 28. Je pense que dans ce dernier texte, il se met
dans la peau de la sorcière Keziah Mason, tout
comme en d'autres endroits il prend le point de vue
du poète dément Abdul Alhazred : Azathoth est
évidemment pour elle une sorte de diable, car pour
quelqu'un de son époque, c'est le seul concept
disponible pour décrire une réalité aussi déroutante et
Brian Lumley en a fait une simple métaphore du Big bang,
ce qui pour une fois n'est pas une si mauvaise idée.
28
aussi terrifiante. Quant à la description faite dans
"Celui qui hantait les ténèbres ", il est bien dit
qu'elle provient des " légendes anciennes ".
Ce " mal primordial ", pour un esprit plus
moderne, n'a plus, par contre, aucune signification
morale. Il est le chaos présent au cœur même de
l'univers, contenant à la fois la vie (car c'est de lui
que tout provient) et la mort (car il peut absorber le
cosmos à n'importe quel moment, si les forces qui en
maintiennent la cohésion viennent à faiblir).
Nyarlathotep, le Chaos rampant
" Le Chaos rampant ", c'est tout d'abord le titre
d'une nouvelle écrite en 1920, en collaboration par
Lovecraft et Winifred Virginia Jackson. 29 Présentée
comme un rêve d'opium, l'histoire nous fait assister
en accéléré à la mort de la Terre, la mer rongeant les
terres émergées avant d'être engloutie dans
d'immenses gouffres fumants ; le tout se conclut par
l'explosion de la planète. Tout est déjà présent : le
chaos, c'est-à dire la désorganisation, la dissolution,
est dit " rampant " parce qu'il progresse de manière
insidieuse et régulière. " Nyarlathotep "30 (1920)
donne à ce concept l'étrange visage d'un jeune
pharaon sorti " de la noirceur de vingt-sept siècles "
pour venir présenter un spectacle bizarre qui ne fait
qu'ajouter à la décomposition sociale et matérielle
ambiante : le narrateur qui en sort note que les
saisons semblent être devenues folles, et que la ruine
et la corrosion des objets se sont intensifiées de
manière incompréhensible. L'histoire commence par
ces mots : " Nyarlathotep… le chaos rampant… " qui
se trouvent ainsi associés pour longtemps, et elle se
termine par la vision cauchemardesque d'un univers
qui se désagrège, laissant finalement entrevoir " les
dieux ultimes, gigantesques et ténébreux - les
gargouilles aveugles, muettes et stupides dont
Nyarlathotep est l'âme. "
Les références qui viennent ensuite n'apportent
aucun changement majeur à cette vision. On a déjà
cité l'extrait de " La quête onirique de l'inconnue
Kadath " dans lequel Nyarlathotep est " l'âme et le
messager " des Autres Dieux aveugles et fous. C'est
encore sous l'apparence d'un pharaon qu'il apparaît
au héros Randolph Carter à la fin de l'histoire, ainsi
d'ailleurs que dans le sonnet des " Fungi de Yuggoth"
qui porte son nom31 , et qui reprend pour l'essentiel la
trame de la nouvelle de 1920.
À son rôle cosmique de " Chaos rampant ",
Nyarlathotep ajoute assez vite une variété
d'apparences qui ont poussé certains critiques à faire
de ce polymorphisme son attribut principal. Il est le
"Puissant Messager " vénéré par les crustacés venus
de Yuggoth, dans " Celui qui chuchotait dans les
ténèbres "32 (1930) ; il est l'Homme noir qui assiste
aux sabbats, dans " La Maison de la sorcière "33
(1932); il est " Celui qui hantait les ténèbres "34
(1935), créature volante, fuligineuse et corrosive…
Quoi qu'il en soit, qu'il soit ou non doté de visages
multiples, il apparaît comme une véritable divinité
personnelle alors même qu'Azathoth cesse peu à peu
d'en être une. En particulier, semblable au
Méphistophélès classique, il semble prendre un
malin plaisir à venir tenter les hommes, leur offrant
ce qu'ils désirent et les condamnant seulement à en
subir toutes les conséquences.
Mais d'un point de vue plus général, on
comprend qu'il est inséparable d'Azathoth et qu'il soit
présenté comme son " messager ", alors que le sultan
des démons est son " maître ". Si Azathoth
symbolise le chaos en tant que tel, l'état de l'univers
avant toute création organisée, Nyarlathotep, lui,
représente l'aspect dynamique de cet état. Il fait
progresser le chaos et lui livre les esprits des hommes
et les mondes où ils vivent. Il est cette désagrégation
agissante que Lovecraft redoutait, et qui menaçait en
permanence de faire basculer dans le chaos tout ce
qui composait son univers personnel.
Le chaos : une force présente, agissante et redoutée, tant dans les écrits de Lovecraft que dans sa vie
réelle. Il demeure conçu d'une manière classique, qui doit beaucoup à la mythologie grecque et va jusqu'à adopter
la forme et le visage de dieux. Cependant, certains passages laissent deviner une conception plus proche des
avancées scientifiques récentes et qui, sans vraiment anticiper sur elles, montrent néanmoins la puissance de
réflexion de notre auteur.
Sous le titre français " En rampant dans le chaos ", signé "
Lewis Theobald, Jr et Elizabeth Neville Berkeley ", Œuvres
2, p. 309.
29
Œuvres vol. 1, p. 24.
Fungi…, p. 166.
32
Œuvres vol. 1, p. 279.
30
33
31
34
- Proscrit, HPL et le Chaos 149 -
Œuvres vol. 1, p. 462.
Œuvres vol. 1, p. 574.

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