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 LUCIEN KANDEL, « L’ENSEMBLE MUSICA NOVA ET L’INTERPRETATION DES MUSIQUES ANCIENNES», Le Verger –Contrepoint fleuri, février 2012. 1 « L’ENSEMBLE MUSICA NOVA ET L’INTERPRETATION DES MUSIQUES ANCIENNES » Entretien avec Lucien Kandel (directeur musical de l’ensemble Musica Nova) Musica Nova, ensemble dirigé par Lucien Kandel, est composé d’un noyau de huit
chanteurs qui peut s’enrichir selon les programmes d’instrumentistes. Ce talentueux ensemble
n’hésite pas à s’attaquer à des œuvres audacieuses du répertoire de la musique ancienne.
Depuis leurs très belles interprétations des motets de Guillaume Machaut et de ceux de
Guillaume Dufay qui ont fait l’objet de deux enregistrements couronnés de succès, les
chanteurs de Musica Nova ont proposé, pour notre plus grand bonheur, des programmes très
variés, toujours choisis avec soin par Lucien Kandel.
L’entretien qui suit a pour objectif de présenter le travail mené aujourd’hui par des
interprètes qui cherchent à restituer une image sonore des polyphonies vocales de la
Renaissance.
Nahéma Khattabi : Pourriez-vous nous expliquer quelle est la démarche artistique de
l’ensemble Musica Nova ?
Lucien Kandel : Musica Nova est un ensemble qui essaie de réinterpréter des œuvres du
répertoire de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance. Il s’agit pour nous, chanteurs,
d’apporter un éclairage sur l’essence de la polyphonie. Dans cette optique, nous
prenons en considération différents paramètres musicaux que nous cherchons à mettre
en lumière et à faire émerger de la polyphonie. La question du texte et de sa
prononciation peut aider, tout comme la recherche d’une manière de faire ressortir les
différentes lignes du contrepoint. De même, la pratique des altérations, c’est-à-dire la
musica ficta, est fondamentale pour faire vivre la polyphonie. En deux mots, nous
souhaitons dépoussiérer un répertoire qui parfois peut sembler très éloigné de nous,
nous le sortons d’une malle oubliée et lui redonnons vie. Il ne s’agit en aucun cas de
rendre cette musique plus moderne, mais bien plutôt de la décortiquer pour mieux
l’intégrer en tant qu’interprète. Le monde actuel propose un temps rapide lié à la
performance et parfois à l’artificiel. Musica Nova souhaite prendre le contrepied de
cela ; nos programmes sont le fruit de plusieurs années de réflexion et de travail. Nous
nous offrons un temps long ce qui nous permet de nous occuper véritablement d’une
œuvre, de l’intégrer et de la digérer pour mieux la restituer ensuite.
2 LUCIEN KANDEL, février 2012. N.K. : Dans cette dimension de restitution d’une œuvre, quelle fonction joue l’objet
‘partition’ ? En d’autres termes quels sont les rapports que vous, interprètes,
entretenez avec le support écrit ?
L.K. : La partition est un support qui sert à rendre un objet sonore, mais elle n’est surtout pas
une fin en soi. Si nous regardons les éditions modernes qui ont été réalisées, nous
consultons cependant toujours les sources originales, et c’est bien sur les imprimés de
la Renaissance, voire sur les manuscrits d’époque, que nous lisons et chantons la
musique.
N.K. : Qu’est-ce qui diffère entre les partitions modernes et les sources originales ?
L.K. : Et bien à mon sens, le support moderne ne permet pas de rendre ce qui a été pensé
d’une certaine manière. L’écriture et la mise en page de la polyphonie à la
Renaissance sont en effet très différentes de ce qui est proposé aujourd’hui ; par
exemple les différentes voix d’une polyphonie étaient éditées en partie séparée. C’est
donc une toute autre manière de faire. Je pense réellement que lire la musique telle
qu’elle a été écrite permet de mieux imaginer la pratique ancienne, et de se faire une
image sonore qui est plus proche d’une certaine réalité d’époque. Pour nous la lecture
a une influence sur le son.
N.K. : Et vers quel type de lecture, ou plus précisément vers quel genre de répertoire, vous
tournez-vous ?
L.K. : C’est avant tout le répertoire sacré qui nous attire car, il faut bien l’avouer, c’est dans
ce domaine que les musiciens ont le plus excellé ; dans les œuvres religieuses, les
compositeurs se sont surpassés et ils ont relevé de véritables défis techniques. Cela
nous séduit ; nous choisissons ce qui est difficile parce que c’est passionnant du point
de vue de l’écriture. Nous nous glissons ainsi dans la mentalité et l’état d’esprit des
gens qui composaient. En termes d’œuvres, ce sont essentiellement des messes et des
motets que nous interprétons car la richesse sonore de telles pièces présente le plus
haut intérêt pour nous.
N.K. : Pourriez-vous nous donner un exemple de programme sacré qui soit représentatif du
travail que vous menez ?
L.K. : La Missa cuiusvis toni d’Ockeghem. Cette œuvre est considérée par l’historiographie
comme tout à fait énigmatique. Il n’y a qu’une partition et pourtant, au bout du
compte, il faut en créer quatre parce que cette messe se chante dans les quatre modes
(ré, mi, fa et sol). L’idée de chanter cette œuvre m’est venue parce que, dans les
interprétations qui en avaient été faites jusqu’alors, personne ne s’était penché sur le
fait de restituer les quatre versions. Pour pouvoir se rendre compte de la qualité de
cette messe et de sa prouesse, il fallait la travailler à fond, et pour cela nous avons dû
nous approprier des outils techniques comme la solmisation1 et la musica ficta. Le
choix de la Missa cuiusvis toni est inspiré par l’approche de Gérard Geay, qui a été,
jusqu’à une date très récente, professeur au Conservatoire National Supérieur de
1
La solmisation est une pratique héritée du Moyen Âge qui consiste à associer les syllabes ut, ré, mi et fa aux
trois hexacordes en tenant compte de la place du demi-ton dans ces échelles. Il s’agit d’une forme ancienne de
solfège.
LUCIEN KANDEL, « L’ENSEMBLE MUSICA NOVA ET L’INTERPRETATION DES MUSIQUES ANCIENNES», Le Verger –Contrepoint fleuri, février 2012. 3 Musique de Lyon. J’ai eu la chance d’être élève dans sa classe et j’ai gardé en
mémoire, pendant des années, son travail. Dans notre démarche d’interprètes, nous
avons utilisé les techniques de solmisation pour lire une musique qui, au départ, n’a
pas de clés ni d’altérations. Nous avons donc travaillé sur la modalité et sur les
caractéristiques des modes, et cela dans le contexte de la polyphonie. Autant dire que
nous avons été confrontés à de nombreux problèmes, la tâche était loin d’être évidente.
Mais la collaboration entre un chercheur et des interprètes dans ce domaine a été très
fructueuse et elle a permis d’ouvrir d’autres « voies », jusque-là très peu explorées.
N. K. : Que pouvez-vous nous dire de la manière dont vous appréhendez les rapports du texte
et de la musique dans des œuvres polyphoniques telles que la Missa cuiusvis toni ?
L.K. : La difficulté est grande car à la fin du XVe siècle, le texte est noté de façon très aléatoire
ce qui entraine beaucoup de problèmes pour nous interprètes. Il a donc fallu replacer le
texte sous les notes, en s’inspirant de nos expériences de chanteurs mais, je dois bien
avouer que cela n’a pas été du tout évident. D’autant plus que dans cette messe,
l’écriture en imitation n’est pas un principe de composition ; les voix ne se répondent
donc pas de façon identique et la place du texte n’est jamais la même dans les
différentes parties. Pour parer cette difficulté, nous avons proposé, de façon presque
instinctive, une manière de phraser et de rendre le texte intelligible sous la musique. Et
comme Musica Nova est une véritable équipe, Marc Busnel a géré cet aspect du
travail.
Quant à la prononciation, c’est Thierry Peteau qui s’est chargé de cette tâche. Il a ainsi
proposé une manière de restituer le latin à la française. Ce travail était très compliqué
car il n’existe aucun traité de prononciation de la fin du XVe siècle. En revanche, toute
l’expérience acquise depuis nos interprétations de Machaut et de Dufay nous a aidé
dans ce sens. Nous avons aussi tiré certaines déductions du jeu des rimes, des
allitérations et des assonances. Mais il s’agit d’un travail qui est en perpétuelle
évolution. Au fur et à mesure de nos répétitions et de nos recherches, nous ne
manquons pas de proposer des changements.
N. K. : Nous avons parlé jusqu’à présent de musique sacrée mais qu’en est-il du travail sur le
répertoire profane de la Renaissance ?
L.K. : Nous avons entrepris depuis plusieurs mois de répéter un programme autour des
chansons de Josquin des Prés, et notre choix s’est porté tout particulièrement sur les
pièces à cinq et six voix de ce musicien. Notre interprétation se fonde sur le Septieme
livre de chansons qui est imprimé à Anvers par Tylman Susato en 1545 ; cet ouvrage
comprend des chansons de Josquin des Prés à cinq et six voix ainsi que des
déplorations écrites sur la mort de ce compositeur par d’autres musiciens. On trouve
également dans ce recueil La Déploration sur la mort d’Ockeghem que Josquin des
Prés a composé pour rendre hommage à son maître.
Le choix de ce programme repose en grande partie sur l’intérêt que nous prenons à
travailler un répertoire en langue française et à chanter des motets-chansons, tels que
La Déploration sur la mort d’Ockeghem, un type de pièce qui associe une chanson en
français et une teneur grégorienne en latin. Pour nous, ces pièces profanes de Josquin
des Prés s’inscrivent dans la continuité de ce que nous avons travaillé et enregistré
4 LUCIEN KANDEL, février 2012. récemment avec la Messe des prolations d’Ockeghem, une œuvre religieuse fondée
sur des canons proportionnels2. Josquin des Prés, en digne héritier d’Ockeghem,
construit ses chansons sur des canons à la quarte, à la quinte et à l’octave. Il s’agit
d’un principe compositionnel, d’une structure interne aux chansons, qui n’est pas
nécessairement apparente à la première écoute. Pour mettre en valeur ce procédé, nous
cherchons d’abord à structurer l’étagement des voix en travaillant les canons, ce qui
nous permet ensuite de mieux comprendre la structure générale d’une chanson. Tout le
génie de Josquin des Prés repose en effet sur la dissimulation des canons qui
disparaissent dans la texture polyphonique. Tout l’enjeu de notre démarche est de
rendre audible le principe du canon malgré la densité de la polyphonie. Au delà d’une
simple chanson et d’un répertoire profane, l’idée de construction est quasi première.
Les chansons de Josquin des Prés, qui sont de courtes pièces, m’apparaissent
véritablement comme des édifices sonores miniatures par rapport à ceux qui sont
déployés dans ses messes.
Par ailleurs, nous ne sommes pas certains de la paternité des chansons à six voix.
Josquin des Prés est mort en 1521, or l’édition sur laquelle nous fondons notre
interprétation date de 1545. Les chansons à six voix n’apparaissent que dans cette
source tardive alors que celles à cinq voix se trouvent déjà dans des manuscrits datant
du vivant du compositeur. Il existe un vrai doute sur l’attribution des pièces à six
voix ! Mais cette incertitude est intéressante car elle révèle que le modèle de l’époque
était Josquin des Prés, qui pourtant était déjà décédé depuis plus de vingt ans. Les
musiciens de ce temps ont utilisé sa musique, notamment en la parodiant. Ils prenaient
par exemple un motet de Josquin des Prés et le transformaient en une messe, ou alors
ils ajoutaient une voix supplémentaire à une pièce déjà existante. Les publications de
l’éditeur Susato sont particulièrement révélatrices de ce principe, qui tient en grande
part de l’hommage : on trouve en effet des réponses aux chansons de Josquin qui
prennent pour point de départ une pièce de ce compositeur. Elles peuvent reprendre le
même texte mais en le présentant dans un ordre différent et en augmentant le nombre
de voix.
N.K. : Et que dire des textes qui sont mis en musique par Josquin des Prés ?
L.K. : A l’exception de La Déploration sur la mort d’Ockeghem dont le texte « Nymphes des
bois » est de Jean Molinet, les poèmes utilisés par Josquin des Prés demeurent à ce
jour anonymes. En revanche, une étude de la structure du texte et de la musique révèle
que Josquin des Prés abandonne la pratique des formes fixes (rondeau, virelai et
ballade) et du refrain. Le texte apparaît de plus dans une version simplifiée car le
compositeur ne met généralement en musique qu’une seule strophe. A mon sens, le
texte devient prétexte à une polyphonie sonore et c’est bien la musique qui prime sur
le poème. Le texte poétique est avant tout matière à expérimenter des édifices sonores.
N.K. : Pourriez-vous nous dire un mot du contexte dans lequel les chansons de Josquin des
Prés s’inscrivaient à la Renaissance ?
L. K. : Malheureusement, on en sait très peu de choses. Les thématiques littéraires des
chansons en revanche sont celles qui étaient chères à certains aristocrates comme
2
Un canon proportionnel est un procédé musical qui consiste à produire un canon mélodique et rythmique entre
les différentes voix de la polyphonique.
LUCIEN KANDEL, « L’ENSEMBLE MUSICA NOVA ET L’INTERPRETATION DES MUSIQUES ANCIENNES», Le Verger –Contrepoint fleuri, février 2012. 5 Marguerite d’Autriche. C’est le cas des pièces sur le thème des regrets telles que
Pleine de dueil et de melancolie. Comme cet incipit l’atteste, l’univers abordé par ces
poésies est empreint de mélancolie. Je pense d’ailleurs que cette musique renvoyait à
la perte de certaines valeurs. Il s’agit pour moi d’une nostalgie des rapports amoureux
fondés sur les principes de la fin’amor. La fin du XVe siècle correspond en effet à la
chute de grandes puissances politiques comme l’Etat de Bourgogne qui avait fondé ses
valeurs autour de la chevalerie. Il y a donc une mélancolie liée à cette perte et un
véritable regret de cet ancien monde qui tend à disparaitre. Cet aspect est par exemple
très apparent dans la chanson Regrets sans fin. Il s’agit de l’unique pièce de Josquin
des Prés qui se fonde sur une ancienne forme fixe. Le compositeur utilise le système
du retour mélodique pour figurer l’infinitude du regret.
N.K. : Pour finir sur ce programme autour des chansons de Josquin des Prés, qu’est-ce qui
vous a décidé à choisir la musique profane de ce compositeur ?
L.K. : Un paradoxe peut-être. Alors que les chansons de Josquin des Prés sont de toute
beauté, elles sont cependant très rarement données en concert et elles ont fait l’objet de
très peu d’enregistrements, hormis peut-être celui de l’ensemble Clément Janequin.
Propos recueillis le 3 novembre 2011 par Nahéma Khattabi