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Revue des livres Étudier à l’Est. Expériences de
diplômés africains Monique de Saint Martin, Grazia
Scarfo Ghellab et Kamal Mellakh (dir.), préface de JeanPierre Dozon. Paris : Karthala, coll. « Hommes et
Sociétés », 2015, 300 p., ISBN : 978-2-8111-1463-3.
Françoise Daucé
Revue d’études comparatives Est-Ouest / Volume 47 / Issue 03 / September 2016, pp 196 - 199
DOI: 10.4074/S0338059916003090, Published online: 28 October 2016
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Françoise Daucé (2016). Revue d’études comparatives Est-Ouest, 47, pp 196-199 doi:10.4074/
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Revue des livres
Étudier à l’Est. Expériences de diplômés africains
Monique de Saint Martin, Grazia Scarfo Ghellab et Kamal Mellakh
(dir.), préface de Jean-Pierre Dozon. Paris : Karthala, coll. « Hommes
et Sociétés », 2015, 300 p., ISBN : 978-2-8111-1463-3.
Cet ouvrage collectif, placé sous la direction de Monique de Saint-Martin, Grazia Scarfo Ghellab et Kamal Mellakh, constitue un aboutissement
du programme de recherche Elitaf, soutenu par la Fondation Maison des
Sciences de l’Homme et consacré à la question de la formation des élites
africaines dans l’ancien bloc soviétique. Regroupant de multiples contributions sur les expériences de diplômés africains en URSS et dans les pays
du bloc soviétique durant la seconde moitié du XXe siècle, le livre met
au jour une histoire oubliée ou négligée, celle des échanges entre le vaste
espace communiste et de nombreux États d’Afrique dans les années qui
suivirent la décolonisation et qui furent aussi celles de la guerre froide.
Mais, au-delà de l’histoire politique des relations internationales, ce livre
met surtout l’accent sur l’histoire du quotidien et de l’ordinaire, sur les
pratiques au jour le jour des étudiants africains venus étudier à « l’Est » et
sur leurs relations avec leurs camarades locaux, leurs sociétés d’accueil et
les institutions soviétiques. Cette approche par le bas est particulièrement
heuristique pour mettre en lumière les décalages et les tensions entre les
discours de propagande sur l’amitié des peuples et les expériences vécues
dans les universités communistes (p. 96).
Ce livre relate et décrit une multitude de parcours personnels, depuis
divers pays d’Afrique jusqu’aux bancs des universités de Moscou, de Bucarest ou de Kharkov. Au fil des contributions, s’écrit l’histoire de destins
jusqu’alors méconnus. Mais au-delà de ces récits de formation surprenants
et de la richesse des trajectoires de leurs acteurs, il constitue aussi indirectement une contribution importante à l’histoire de l’Union soviétique et des
républiques populaires, de l’après-stalinisme à la perestroïka. Sa lecture et
les éléments empiriques qu’il apporte peuvent contribuer à la déconstruction des lieux communs habituellement associés à l’Union soviétique et
aux démocraties populaires après la mort de Staline en 1953. Pour les rappeler brièvement, l’historiographie dominante a longtemps centré l’analyse
sur l’histoire politique et institutionnelle (profitant de l’accès aux archives
ouvertes après la disparition de l’URSS pour se renouveler en profondeur).
Cette histoire politique a généralement imposé de grands cadres chronologiques : la mort de Staline aurait été suivie d’une période de dégel sous
Khrouchtchev puis de la stagnation sous Brejnev. Tout le travail actuel des
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historiens du soviétisme consiste à complexifier cette histoire au regard des
réalités sociales dans l’Union soviétique post-stalinienne (lire Les cahiers
du monde russe, « L’expérience soviétique à son apogée. Culture et société
des années Breznev », vol. 54, n° 1-2, 2013).
À partir de l’expérience des diplômés africains en URSS, le livre Étudier à l’Est apporte des éléments d’analyse nouveaux et particulièrement
importants pour la relecture de l’histoire sociale de l’URSS dans la seconde
moitié du XXe siècle et permet de montrer non seulement les contraintes
institutionnelles et politiques qui pesaient sur les personnes en URSS mais
aussi leur part d’indépendance et d’autonomie dans la société de l’époque.
Le choix, dans de nombreux articles, de se fonder sur l’histoire orale, sur
les récits de vie, sur les témoignages des acteurs de ces échanges permet de
quitter le niveau institutionnel et de redonner chair à l’histoire des échanges
internationaux. Ce qui frappe à la lecture de cet ouvrage, c’est l’autonomie du social face à l’encadrement des institutions soviétiques. Loin d’un
contingent discipliné et idéologiquement homogène, on constate d’abord la
diversité des opinions politiques parmi les étudiants africains en URSS et
la difficulté des institutions soviétiques à les encadrer et à les contrôler. On
a le sentiment que les institutions soviétiques ont peu de prise sur les réalités sociales pour encadrer les étudiants africains présents dans leurs universités. Dans le chapitre sur les associations estudiantines, qui constituent des
intermédiaires entre les institutions soviétiques et les étudiants africains,
l’encadrement par les institutions soviétiques est limité. Les conflits et les
tensions au sein de ces organisations sont nombreux. Les institutions ont
également peu de prise sur la société qui les accueille. Ignorant les discours
officiels sur l’amitié des peuples, l’ouvrage montre des citoyens soviétiques qui manifestent surtout de la distance et de l’indifférence à l’égard
des jeunes Africains qui viennent étudier chez eux. Les acteurs font état du
décalage entre les discours sur l’amitié entre les peuples et la construction
du socialisme et les réalités de la bureaucratie et du racisme au quotidien
(Katsokiaris).
Au regard de l’histoire sociale, l’histoire politique de l’Union soviétique fait ainsi l’objet d’une mise à distance. Les témoignages montrent
que l’éducation politique des étudiants étrangers est importante dans les
programmes mais que le plus efficace, ce sont les événements culturels et
sportifs pour créer « des liens d’amitié » au-delà de l’éducation politique.
Dans le chapitre consacré à la RDA et à la Roumanie, les auteurs soulignent que « l’encadrement politique était peu contraignant au niveau des
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cours, contrairement à ce qu’on pourrait penser » (p. 102). Les parcours
des étudiants après leur séjour en URSS montrent que la dimension politique de leur engagement est relativement peu présente. À leur retour, les
carrières sont particulièrement variées et complètement insérées dans les
pratiques du marché. Souvent, l’expérience amicale, humaine et sociale
est mise en avant plutôt que la socialisation politique et l’endoctrinement
marxiste. Les anciens étudiants soulignent l’importance des réseaux créés
plutôt que l’acquisition de compétences politiques. On voit donc se dessiner une société soviétique relativement dépolitisée, ou plutôt, une société où les formes du socialisme demeurent mais où les pratiques sociales
s’en accommodent relativement librement. D’une certaine façon, à travers
l’arrivée des étudiants africains en URSS, on voit toute la complexité de
la société soviétique et la grande part d’autonomie des divers acteurs, la
diversité des étudiants africains qui se rendent en URSS et qui repartent
aussi divers qu’ils sont venus invitant à relativiser les effets de la propagande, de l’endoctrinement ou de la contrainte politique. Se dessine une
société en mouvement, qui commence à s’ouvrir au monde et qui annonce
les changements de la fin des années 1980.
Cette mise en lumière des formes d’autonomie dans la société soviétique des années 1970 est maintenant bien étudiée et est souvent pensée par
défaut comme un prélude à la grande aspiration libérale et démocratique
de la fin des années 1980. Le présupposé démocratique et libéral sous-tend
généralement les travaux sur l’autonomie du social. Or, la libéralisation
du début des années 1990 est particulièrement violente pour les citoyens
soviétiques mais aussi pour les étudiants africains qui se trouvent en Russie
à cette période. Les difficultés économiques et sociales créent des tensions
importantes dans la société et une demande de retour à l’ordre. À travers
l’exemple des relations avec les étudiants étrangers en Union soviétique,
on voit s’exprimer des formes anti-démocratiques, intolérantes et xénophobes en société, l’émergence d’une société incivile hostile à l’altérité.
Cette réalité est importante pour comprendre la Russie contemporaine où
l’on observe des violences contre les migrants venus d’Asie centrale et du
Caucase mais aussi contre les ressortissants africains présents dans le pays.
Les nouvelles formes d’immigration africaine en Russie qui ne sont pas
des migrations estudiantines mais des migrations économiques et de travail
se heurtent à des difficultés d’acceptation qui prolongent les tensions déjà
présentes à l’époque soviétique.
Volume 47, septembre 2016
Revue des livres
Si Étudier à l’Est redonne voix aux étudiants africains formés dans le
monde communiste européen, il convient de souligner tout l’intérêt de cet
ouvrage pour les chercheurs travaillant sur l’histoire de l’Union soviétique
et de la Russie. On peut regretter à sa lecture que les multiples contributions qu’il rassemble soit trop fragmentées et que le fil directeur qui les
unit ne soit pas toujours suffisamment explicité. Il nous offre cependant
une belle possibilité de décentrer notre regard sur les évolutions sociales au
prisme de l’expérience de la mobilité estudiantine africaine pour enrichir
l’histoire soviétique et russe.
Françoise Daucé, CERCEC (EHESS/CNRS)
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