« Entre Orient et Occident »

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« Entre Orient et Occident »
Faculteit Letteren & Wijsbegeerte
Sara De Decker
« Entre Orient et Occident »
La confrontation de l’Orient et de l’Occident dans
le Conte de Floire et Blancheflor, roman du XII e siècle
Masterproef voorgelegd tot het behalen van de graad van
Master in de Historische Taal- en Letterkunde
2015 - 2016
Promotor
Prof. dr. Alexander Roose
Vakgroep Letterkunde
AVANT-PROPOS
Signor, oiiés, tot li amant,
cil qui d’amors se vont penant,
li chevalier et les puceles,
li damoisel, les damoiseles !
Se ce mémoire volés entendre,
molt i porrés de l’Orient apprendre :
çou est du roi Flores l’enfant
et de Blanceflor le vaillant.
(Basé sur : Le Conte de Floire et Blancheflor, v. 1-8)
Je voudrais encore ajouter quelques remerciements à cette captatio benevolentiae peu inspirée.
D’abord, j’aimerais remercier sincèrement mon directeur de recherche, Prof. dr. Alexander
Roose, qui m’a aidée à mener ce mémoire à bonne fin. Je suis très reconnaissante de vos
encouragements, de vos conseils, de votre enthousiasme, intérêt et support.
Ensuite, je veux remercier ma famille, mes amis, et en particulier mes parents, qui m’ont
soutenue à n’importe quel moment et qui m’ont toujours offert tous les opportunités possibles
de poursuivre mes intérêts. Un grand merci !
Finalement, je tiens à remercier tous ceux qui m’ont, directement ou indirectement,
consciemment ou inconsciemment, dirigée dans la bonne direction, si ce soit par leurs conseils
gracieux, par les conversations stimulantes que j’ai eues avec eux ou par les maintes discussions
hors-sujet qui m’ont tout de même inspirées.
[i]
LISTE D’ABRÉVIATIONS
Conte = Le Conte de Floire et Blancheflor.
DMF = Dictionnaire du moyen français.
Godefroy = Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe
siècle, par Frédéric Godefroy (1880-1895).
Roman = Le Roman de Floire et Blancheflor.
[ii]
TABLE DES MATIÈRES
Introduction ................................................................................................................................................... 1
Chapitre 1 – Floire et Blancheflor, romance du XIIe siècle............................................................................. 4
1.1. Le contexte de création ........................................................................................................................... 4
1.2. Le contexte historique ............................................................................................................................. 6
Chapitre 2 – L’Orient.................................................................................................................................... 10
2.1. Le verger .................................................................................................................................................. 11
2.2. Le commerce ........................................................................................................................................... 16
2.3. La ville ...................................................................................................................................................... 18
2.4. Richesse, magie et merveille ................................................................................................................ 20
2.5. Conclusions partielles ............................................................................................................................ 24
Chapitre 3 – L’Autre ..................................................................................................................................... 26
3.1. Le roi et la reine ...................................................................................................................................... 27
3.2. L’émir........................................................................................................................................................ 34
3.3. Les personnages mineurs ...................................................................................................................... 38
3.4. Floire......................................................................................................................................................... 40
3.5. Conclusions partielles ............................................................................................................................ 43
Chapitre 4 – L’Occident ............................................................................................................................... 45
4.1. L’éducation .............................................................................................................................................. 45
4.2. La relation interreligieuse..................................................................................................................... 49
4.3. La conversion .......................................................................................................................................... 52
4.3.1. À la courtoisie .................................................................................................................................. 52
4.3.2. Au christianisme ............................................................................................................................. 54
4.4. La coupe troyenne .................................................................................................................................. 56
4.5. Conclusions partielles ............................................................................................................................ 59
Conclusions .................................................................................................................................................. 61
Bibliographie ................................................................................................................................................ 63
Nombre de mots, sans bibliographie: 27.830.
[iii]
INTRODUCTION
La citation dans le titre, « Entre Orient et Occident », est une référence au vers 2014 du Conte de
Floire et Blancheflor et elle est significative tant pour la compréhension du Conte que pour
l’ensemble de ce mémoire. Une grande partie de la littérature française médiévale est axée sur
l’Occident : le monde connu, chrétien et familier. Toutefois, surtout à partir du XIIe siècle,
époque dans laquelle l’on découvre l’Orient de plus proche, des œuvres apparaissent qui
représentent soit un univers oriental, soit l’Autre, soit les deux en même temps. Le public est
fasciné par les récits sur les merveilles exotiques, les grandes richesses et les coutumes
étrangères orientales. Il faut situer le Conte dans ce contexte. Or, le Conte demeure une création
occidentale qui s’adresse à un public occidental et qui décrit l’Orient du point de vue de
l’Occident. Ce constat est le point de départ de nos questions de recherche. Comment l’Orient
est-il alors construit par l’auteur? Comment l’altérité des personnages musulmans est-elle
traitée ? Comment l’Orient et l’Occident sont-ils représentés l’un par rapport à l’autre ?
Comment faut-il enfin interpréter la conception occidentale de l’Orient dans le récit ? Nous
explorerons ces questions dans trois chapitres thématiques.
Les critiques du dernier siècle ont surtout fait des analyses et des lectures archétypales du Conte,
plutôt que des interprétations prenant en considération le contexte historique dans lequel
l’œuvre a été créée et lue.1 Nous aspirons à faire une étude littéraire du Conte, mais sans oublier
ce contexte historique. Alors, il faut se poser la question pertinente : comment pourrions-nous
lire la littérature médiévale française d’une façon historique ? Simon Gaunt et Sarah Kay ont
donné des suggestions afin de répondre à cette même question. Ils accentuent d’abord les
différentes façons dont des textes littéraires peuvent refléter ainsi qu’influencer leur
environnement spatio-temporel. Ensuite, ils parcourent les méthodes développés pour aborder
ce problème. Ils mentionnent Jacques Le Goff et Georges Duby de l’École des Annales, Erich
Köhler et la méthodologie marxiste, la critique et les lectures féministes et psychanalytiques,
Bloch et le Néo-historicisme, la théorie queer et finalement les études postcoloniales.2 Nous
avons choisi cette dernière méthodologie, puisqu’elle nous semble la plus intéressante pour
étudier la confrontation de l’Occident et de l’Orient dans le Conte.
1
2
Kinoshita (2003), 255.
Gaunt et Kay (2008), 13-16.
[1]
Cette étude se situe en outre dans le cadre théorique créé par Edward Saïd dans son livre
célèbre et autorisé de 1978, Orientalism. Le point de départ de cette œuvre incontournable était
la constatation que la représentation de l’Orient en Europa n’avait jamais été neutre : « The
Orient was almost a European invention, and had been since antiquity a place of romance, exotic beings,
haunting memories and landscapes, remarkable experiences ».3 Saïd définit « orientalisme » comme un
courant d’idées influent qui s’appuie sur la distinction ontologique et épistémologique entre
l’Orient et l’Occident.4 Le monde oriental est alors construit comme l’image contrastante de
l’Occident, dont la fonction n’était pas de représenter l’Orient lui-même, mais plutôt les idées
régnantes sur l’Orient dans l’Europe chrétienne. L’œuvre de Saïd a surtout été utilisée dans le
domaine des études postcoloniales. Or, les dernières décennies, on peut observer la tendance
d’appliquer les théories de Saïd ainsi que d’autres théories postcoloniales sur la littérature du
Moyen Âge. Illustrons cette évolution par les œuvres intitulées The Postcolonial Middle Ages ou
bien Postcolonial Approaches to the European Middle Ages. Les critiques récents du Conte de Floire et
Blancheflor ont également vu les avantages d’une telle approche. Nous pourrions mentionner
dans ce contexte entre autres les œuvres de Sharon Kinoshita, Megan Moore ou Catherine
Gaullier-Bougassas, qui prouvent la valeur des études postcoloniales pour la littérature
française médiévale.
Afin d’étudier la représentation de l’Orient et les tendances orientalistes du Conte, nous
analyserons le récit intégral ainsi qu’une sélection de brefs fragments. Il est notre objectif de
tirer à partir de ces fragments des conclusions plus générales, en appliquant une forme de close
reading intuitive, dans l’esprit du critical discourse analysis (CDA). Nous examinerons alors
également les mots exacts utilisés, les mots qui ne sont pas utilisés, les appellations des
personnages, les synonymes, les descriptions, les arguments etc. Nous référons dans ce contexte
aux cinq questions heuristiques et stratégies discursives décrites par Reisigl et Wodak dans ce
qu’ils appellent « the discourse-historical approach ».5 Toutefois, nous n’allons pas appliquer cette
méthode de façon systématique et exhaustive : une telle analyse est hors de la portée de ce
mémoire. Nous nous concentrerons sur les passages pertinents et nous examinerons alors les
éléments clés.
Le récit se résume assez facilement. Un roi païen espagnol enlève une fille chrétienne enceinte
pendant ses razzias en Galice. Cette fille devient d’abord la servante personnelle et puis l’amie
3
Saïd (1995), 1.
Saïd (1995), 2.
5
Reisigl et Wodak (2009), 93-94. « i) How are persons, objects, phenomena/events, processes and actions named
and referred to linguistically ? ii) What characteristics, qualities and features are attributed to social actors, objects,
phenomena/events and processes ? iii) What arguments are employed in the discourse in question ? iv) From what
perspective are these nominations, attributions and arguments expressed ? v) Are the respective utterances
articulated overtly ; are they intensified or mitigated ? »
4
[2]
de la reine. Les deux femmes accouchent au même moment de respectivement une fille et un
fils. Leurs enfants, la fille chrétienne Blancheflor et le prince païen Floire, passent toute leur
enfance ensemble et enfin tombent amoureux. Le père de Floire s’oppose au mariage potentiel
de son fils avec une servante chrétienne et il vend alors Blancheflor à des marchands qui la
vendent à leur tour à l’émir de Babylon. Floire part à l’Orient pour sauvegarder son amie et il est
aidé lors de sa quête par tous ceux qu’il rencontre. À l’aide d’une ruse, il réussit à entrer dans la
tour de l’émir et il est finalement réuni avec Blancheflor. Toutefois, les deux amants sont
attrapés in flagranto delicto, de sorte que l’émir – furieux – veut les faire exécuter. Pendant le
procès des deux amants, le public est ému par leur amour merveilleux. Les barons de l’émir
contestent ensuite la condamnation à mort, de sorte que le couple est libéré et même
généreusement récompensé. Après que Floire et Blancheflor se sont mariés, Floire se convertit
au christianisme par amour pour Blancheflor. Puis, il devient le souverain d’un royaume
immense qu’il christianise par violence. Floire et Blancheflor donnent naissance à une fille,
Berthe aux grands pieds, qui est la mère de Charlemagne.
Afin de donner une réponse satisfaisante aux questions de recherche, nous avons réparti cette
étude en quatre chapitres dans lesquels nous explorerons différents aspects du Conte. Dans une
première partie, nous traiterons d’une part du contexte de création du texte et d’autre part de
son contexte historique. Ces deux brèves sections aideront à analyser les thèmes proposés dans
les trois chapitres disons littéraires. La deuxième partie étudiera la représentation de l’Orient à
partir de quatre topoi du Conte: l’univers du verger oriental, le commerce, l’espace de la ville et
finalement la richesse, la magie et la merveille. Dans le troisième chapitre, nous examinerons
l’Autre, c’est-à-dire tous les personnages païens, qui jouent d’ailleurs un rôle important dans le
récit. Nous prêterons attention au couple royal, à l’émir, à quelques personnages mineurs et
puis à Floire lui-même. Finalement, la dernière partie parcourra les façons dont l’Orient et
l’Occident s’influencent et les différentes zones de contacts dans le Conte. Plus concrètement,
nous étudierons en détail l’éducation, les relations interreligieuses et la conversion comme elles
sont représentées par le romancier. Après chaque partie, nous proposerons des conclusions
partielles, afin de construire progressivement quelques conclusions plus générales. À la fin de
ce mémoire, nous voudrions alors donner une réponse à nos questions de recherche initiales.
[3]
CHAPITRE 1 – FLOIRE ET BLANCHEFLOR, ROMANCE DU XIIe SIÈCLE
1.1. LE CONTEXTE DE CRÉATION
Deux versions distinctes de l’histoire de Floire et Blancheflor nous sont parvenues en langue
française. La première, celle que nous étudierons dans ce mémoire, est communément appelée
le Conte de Floire et Blancheflor, tandis que l’autre a reçu le titre du Roman de Floire et Blancheflor. 6
Dans la littérature secondaire, les deux versions sont également connues comme
respectivement ‘la version aristocratique’ et ‘la version populaire’.7 Les différences entre les
deux textes se situent d’une part au niveau du contenu (cf. infra) et d’autre part sur le plan
formel, puisque le Conte est composé en vers et le Roman est écrit en prose. Jean-Luc Leclanche
identifie comme l’auteur du Conte un certain Robert d’Orbigny et il a mis ce nom sur la
couverture de son édition de 2003. Il se base pour cette supposition sur quelques vers dans une
version allemande du Conte, composée par Konrad Fleck, dans lesquels est spécifié que
« Ruopreht von Orbênt » serait l’écrivain du poème français original. Le nom français du poète
serait alors Robert d’Orbigny.8 Toutefois, Leclanche est un des rares chercheurs à nommer
explicitement le compositeur du Conte.
Bien qu’il existe un consensus quant au contexte de création du Conte de Floire et Blancheflor, qui
serait composé pendant le deuxième ou troisième quart du XIIe siècle en France9, le débat sur la
date et la place où serait écrit le poème n’est toujours pas clos. Il semble que les chercheurs
favorisent deux périodes spécifiques : d’une part les années 1150-1152 et d’autre part les années
1183-1186. Les dernières décennies, la première proposition a obtenu le plus de soutien.10 Le
romancier aurait alors composé le Conte à la cour de France ou à une cour proche du roi, après la
fin de la Deuxième Croisade (1147-1149) et avant la séparation de Louis VII et Aliénor
d’Aquitaine (1152). On propose comme argument important l’ébullition culturelle supposée
autour d’Aliénor, à cette époque reine de France, ainsi que la participation du couple royal à la
croisade.11 Il existerait en outre sous le pieux roi Louis VII un climat particulièrement favorable
6
Legros (1992), 7 ; Leclanche (2003), xxv.
Leclanche (2003), xxv, note 2 ; Grieve (1997), 15, 18.
8
Leclanche (2003), xv.
9
Wilcox (2009), 100.
10
Gaullier-Bougassas (2003), 20 ; Leclanche (2003).
11
Le départ de Louis VII et Aliénor pour la Terre Sainte aurait frappé l’imagination des contemporains,
comme le suggère Jean-Luc Leclanche (2003, xvii).
7
[4]
à la composition du Conte, influencé par l’idéologie cléricale de la ‘croisade pacifique’ (cf. 1.2 et
4.3).12 Toutefois, on a également formulé des arguments contre cette datation. Huguette Legros
signale la pauvreté et le caractère édifiant de la littérature écrite à la cour de Louis VII. Le roi
n’avait « aucun goût pour la littérature de son temps, qu’elle soit romanesque ou poétique ».13 Legros
ajoute que rien n’est certain quant au rôle littéraire d’Aliénor à la cour de France : son rôle
s’affirmera surtout après 1150. Or, elle divorce de Louis VII et épouse Henri Plantagenet en 1152.
Elle devient reine d’Angleterre en 1154.
D’après la deuxième datation et localisation potentielle, le Conte serait composé dans les années
1180 à la cour de Champagne, sous la régence de Marie de Champagne. Plusieurs indices
permettent de situer la composition du poème dans cette cour, aux environs de 1183-1186. La
cour de Champagne réunit à ce moment tous les éléments propices à la création d’une telle
œuvre : « connaissance des romans antiques, des auteurs de l’antiquité classique, liens permanents avec
l’Orient14, goût pour les lettres profanes et relations amicales et personnelles avec la cour de France
puisque Marie est la propre fille de Louis VII et que son époux le comte Henri restera fidèle à son souverain
le servant auprès de l’empereur Barberousse ».15 De plus, en 1183, la demi-sœur bien-aimée de Marie
de Champagne, Marguerite, vient vivre à la cour avant d’épouser le roi Bela de Hongrie en 1186.
Il semble que le Conte de Floire et Blancheflor fait allusion à ces évènements : le romancier décrit
dans son prologue deux sœurs de haut parage, il élabore la généalogie de Charlemagne (thème
d’importance pour la cour capétienne à la fin du XIIe siècle) et il fait référence au royaume
christianisé de Hongrie, gouverné par Floire.16 Néanmoins, la réunion de tous ces divers
éléments pourrait être un concours de circonstances. On pourrait objecter que cette date est
fort tardive, mais Legros insiste que « lorsqu’une histoire plaît, elle est reprise, réécrite par différents
auteurs ».17 La version que nous étudions pourrait alors être composée plus tard. Bref, concluons
que le Conte est écrit dans la deuxième partie du XIIe siècle en France, probablement dans un
milieu où on avait de l’intérêt pour l’Orient.
L’histoire de Floire et Blancheflor était un des textes profanes les plus populaires pendant le
Moyen Âge. Il existe plus de 40 adaptations et variantes en différentes langues, entre autres en
12
Leclanche (2003), xviii.
Legros (1992), 15.
14
Henri Ier de Champagne est adoubé par l’empereur Manuel Ier Comnène à Constantinople lors de la
Deuxième Croisade. Il entretenait des rapports étroits avec le basileus et donc avec l’Orient, même s’il
s’agit de l’Orient chrétien. « Mieux, il sert d’intermédiaire entre la cour de France et les royaumes latins d’Orient »,
cf. Legros (1992), 16. Or, le comte de Champagne meurt en 1181, de sorte que sa femme Marie devient
régente.
15
Legros (1992), 17.
16
Legros (1992), 17-18.
17
Legros (1992), 18.
13
[5]
espagnol, grec, italien, vieux norrois et moyen néerlandais.18 Or, jusqu’à présent, seulement
trois manuscrits complets du Conte français – donc de la version aristocratique de l’histoire de
Floire et Blancheflor – ont été découverts, qui sont généralement désignés comme A, B et C. Le
seul manuscrit survivant du Roman est appelé D. Les éditeurs ne sont pas d’accord sur la
question de savoir quel manuscrit serait alors le plus ancien, A ou B, le ms. C étant une copie de
A. La plupart d’entre eux ont sélectionné A comme manuscrit de base pour leurs éditions,
puisqu’il « présente un texte sensiblement supérieur à celui de B »19. Or, Margaret Pelan a retenu dans
son édition de 1937, revue en 1956, le ms. B pour des raisons de contenu.20 Il existe un autre
manuscrit dans la Biblioteca Vaticana, appelé V ou bien le fragment palatin, qui contient un
fragment de 1247 vers du Conte, écrit en anglo-normand. Les chercheurs croient à présent que
ce fragment palatin est plus ancien que les autres manuscrits et qu’il reflète alors un état
antérieur du récit. Toutefois, ce manuscrit n’a pas encore eu autant d’attention académique que
les trois autres.21 Nous utiliserons l’édition de Jean-Luc Leclanche de 2003 qui a retenu le ms. A,
tout en indiquant les différences majeures avec les manuscrits B et V.
1.2. LE CONTEXTE HISTORIQUE
Loin de vouloir fournir des informations détaillées sur la situation en Europe et en ProcheOrient pendant le XIIe siècle, nous n’aborderons que brièvement les développements historiques
qui sont fondamentaux à comprendre le contexte dans lequel est créé le Conte de Floire et
Blancheflor. D’abord, le XIIe siècle est l’époque du gothique, de la littérature courtoise et des
croisades. Le XIIe siècle évoque en outre, dès l’œuvre de Charles Haskins22, l’idée d’une
renaissance. Enfin, il faut se rendre compte que le XIIe siècle est une époque qui se caractérise
d’une part par la perspective orientaliste « Nous-Eux » et d’autre part par des échanges
culturelles ainsi qu’économiques entre l’Occident et l’Orient : les différences religieuses
n’excluaient pas des liens commerciaux étroits23, tandis que la propagande des croisades
accentuait ces différences. Les croisades ont en réalité donné une forte impulsion à l’expansion
commerciale occidentale, grâce aux nouveaux marchés, à la logistique améliorée et à l’accès
facilité aux produits orientaux.24
18
Kinoshita (2003) 225 ; Moore (2014) 73 ; Grieve (1997) signale dans son étude comparative Floire et
Blancheflor and the European Romance la plupart des versions européennes. Elle a également inclus un
tableau de tous les noms des personnages dans les versions majeures du récit (204-209).
19
Leclanche (2003), viii. Le manuscrit A est une copie picarde, effectuée à la fin du XIIIe siècle.
20
Pour une discussion profonde des manuscrits, voir Grieve (1997), 15-20.
21
Grieve (1997), 15.
22
Haskins, C. The Renaissance of the Twelfth Century. Cambridge : Harvard University Press, 1927.
23
Blockmans et Hoppenbrouwers (2014), 222-223. L’Italie jouait d’ailleurs un rôle d’intermédiaire.
24
Blockmans et Hoppenbrouwers (2014), 230.
[6]
Quant à la situation politique en Occident, la deuxième partie du XIIe siècle est une époque de
rois célèbres. En France, les rois capétiens n’exercent leur puissance royale que sur l’Île de
France. Le roi Louis VII est au pouvoir pendant plus de quarante ans, jusqu’en 1180 quand son
fils devient le roi Philippe II Auguste. Dans le Saint-Empire romain germanique, Frédéric
Barberousse est élu roi en 1152 après la mort de Conrad III et il est puis couronné empereur en
1155, tandis que la dynastie des Plantagenets arrive au pouvoir en Angleterre en 1154 avec
Henri II. La deuxième croisade est proclamée par le pape Eugène III en 1145 après la chute
d’Édesse en 1144. Les rois Conrad III et Louis VII participent à cette croisade, qui commence en
1147 et s’achève en 1149 par un échec total pour les croisés n’ayant remporté aucune victoire
significative. Or, le Conte se déroule en Espagne et en Égypte. Al-Andalus – le nom arabe pour
l’Espagne musulmane – s’est développé d’un pot-pourri culturel, ethnique et religieux. La
population autochtone arabisée y vivait en paix avec des minorités juives et chrétiennes25 ainsi
que des groupes allochtones. Or, comme les critiques ont remarqués les derniers décennies, il
faut se méfier du mythe trop naïf de la parfaite convivencia multiculturelle.26 Dans les Xe et XIe
siècles, l’homogénéisation de la culture arabe a provoqué un exode des mozarabes vers les
royaumes chrétiens établis dans le nord de l’Ibérie et une polarisation aux deux côtés de la
frontière. La culture d’Al-Andalus prospérait néanmoins : la science, l’architecture et la
philosophie y étaient raffinés et sophistiqués. Après la conquête des Almoravides à la fin du XIe
siècle et puis celle des Almohades au milieu du XIIe siècle – deux groupes rivalisant du nord de
l’Afrique – les relations avec les chrétiens se détérioraient.27 En Égypte, les Fatimides étaient
arrivés au pouvoir dès la seconde moitié du Xe siècle et ils ont retenu ce pouvoir jusqu’au fin du
XIIe siècle. Ils ont établi le Caire, décrit indirectement dans le Conte, comme la capitale de leur
empire et comme un des centres les plus importants commerciaux et culturels en ProcheOrient.28
Au milieu du XIIe siècle, on perçoit tout de même un changement dans l’opposition structurale
entre les chrétiens français et ceux qu’ils appellent ‘les sarrasins’ : cette opposition perd sa
force. Les échanges culturels entre les deux groupes s’intensifient, grâce à l’essor du commerce
et des pèlerinages, mais aussi à cause du long mouvement des croisades. La puissance de
l’Empire byzantin et du monde arabo-musulman met en cause le sentiment de supériorité
animant l’Occident.29 Dans les XIe et XIIe siècles, on pourrait même percevoir l’émergence d’une
culture commune de formes et pratiques syncrétiques dans la Méditerranée entre les chrétiens
25
Pour la population chrétienne arabisée, on utilise généralement le terme ‘mozarabe’.
Une discussion profonde de cette matière est hors de la portée de ce mémoire. Pour une vue générale
de la critique, de l’appui et des adaptations du concept controversé de convivencia, voir Novikoff (2005).
27
Blockmans et Hoppenbrouwers (2014), 178-180. Il faut aussi prendre en compte que les chrétiens du
nord, aidés par le pape, avaient lancé à ce point la Reconquête.
28
Blockmans et Hoppenbrouwers (2014), 224-225.
29
Gaullier-Bougassas (2003), 10.
26
[7]
et musulmans30 : Al-Andalus et la Sicile des XIe et XIIe siècles étaient des zones privilégiées de
contact entre la Chrétienté et l’Islam, surtout après la conquête de Tolède par Alphonse VI de
Léon à 1070 et celle de la Sicile par les normands vers la fin du XIe siècle. Ces deux événements
étaient un stimulus pour les échanges intellectuels entre l’Orient et l’Occident. Des savants
chrétiens lançaient alors au XIIe siècle un vaste mouvement de traduction de textes arabes et
grecs en latin.31 Bien que le XIIe siècle soit certainement une époque de conflit, le Conte de Floire
et Blancheflor est écrit « at perhaps the moment of most feverish cultural and economic exchanges
between Arabized Europe and the rest of the continent »32. Toutefois, la connaissance dans l’Occident
sur l’Islam restait limitée. La conception de la culture et la foi musulmanes était certes
complexe, mais témoignait aussi de l’ignorance. Une image fréquente représentait l’Islam
comme « a fraudulent new version of Christianity »33. Si l’on manifestait un certain intérêt dans la
foi musulmane, cet intérêt était axé sur la conversion. Dans les années 1140, Pierre le Vénérable
a fait traduire le Coran en langue latine afin de pouvoir le réfuter de façon réfléchie. Il imaginait
la conversion des musulmans non par les armes, mais par l’argumentation théologique et
intellectuelle. Quelques clercs rêvaient de faire la même chose et de combattre l’Islam par la
parole. Cette tendance pourrait jouer un rôle dans l’interprétation du Conte de Floire et
Blancheflor, qui narre en fait l’itinéraire sentimental, littéral et initiatique d’un jeune prince
païen incarnant les idéaux du clerc et prédestiné à devenir chrétien.34
Dès la première moitié du XIIe siècle et surtout après 1150, la production littéraire en langue
vernaculaire française augmentait. La création du Conte est alors à situer dans cette évolution. Si
l’on présume que le Conte a été écrit aux environs de 1150, le poème précède probablement les
romans d’antiquité comme le Roman de Thèbes (ca. 1155), le Roman de Troie (ca. 1160), le
Roman d’Apollonius de Tyr (ca. 1150-60) et le Roman d’Alexandre (ca. 1160-1170) 35, avec
lesquelles le Conte partage plusieurs caractéristiques.36 Il est également antérieur aux romans
courtois de Chrétien de Troyes qui a écrit la plupart de ses œuvres dans les années 1170. Parmi
les genres écrits en langue vernaculaire dominants au milieu du XIIe siècle, il faut compter les
chansons de geste, les romans de chevalerie, les romans courtois, la lyrique des troubadours,
mais aussi les textes hagiographiques. La lyrique courtoise a d’ailleurs des origines dans la
30
Kinoshita (2003), 226.
Blockmans et Hoppenbrouwers (2014), 270-271 ; Gaullier-Bougassas (2003, 112) accentue aussi
l’importance des cours d’Espagne comme des centres de traduction, surtout dans la première moitié du
XIIe siècle.
32
Kinoshita (2003), 225.
33
Saïd (1995), 59.
34
Leclanche (2003), xviii.
35
Gaunt et Kay (2008), xiii-xv, 1-2.
36
Gaullier-Bougassas (2003), 19-20, 27.
31
[8]
culture arabe et mozarabe en Espagne dans les Xe et XIe siècles. Beaucoup de thèmes, la
versification, la musique, ainsi que le mot ‘troubadour’ en proviennent.37
Bref, le XIIe siècle est caractérisé par des contacts, des conflits et des échanges avec l’Orient
byzantin et musulman, dont témoigne la littérature contemporaine. Plusieurs romanciers
proposent de nouvelles représentations et descriptions de l’Orient et on observe un écart des
valeurs dominantes de la croisade et une valorisation de figures exemplaires byzantines ou
sarrasines. Il se crée alors « un exotisme oriental qui se cristallise dans des descriptions paradisiaques »
et dans « la vision rassurante et même euphorique d’un Orient somptueux qui s’offre à la domination de
l’Occident »38. Gaullier-Bougassas ajoute que, curieusement, à partir du XIIIe siècle « les récits de
guerre contre les sarrasins se substituent aux rêveries sur la soumission volontaire de l’Orient et sur les
plaisirs d’un bonheur personnel dans un paradis retrouvé. » Les images de croisade se multiplient
alors. Cette évolution explique probablement les différences au plan du contenu dans le Roman
et dans la romance Bertes aux grans piés du XIIIe siècle par rapport au Conte. Dans le Roman par
exemple, Floire est transformé en un chevalier héroïque qui s’illustre seulement par ses coups
d’épée, tandis que Blancheflor n’est qu’une victime et « un faire-valoir passif pour le Floire
guerrier ».39 Dans Bertes aux grans pié, Floire est né et élevé en France, de sorte que les amants
sont tous les deux français et chrétiens dès le début de l’histoire.40 Le Conte était donc perçu
comme problématique à l’égard de la religion, de l’origine et de la représentation pacifique de
Floire, surtout en sa qualité d’ancêtre direct de Charlemagne. Nous y reviendrons dans les
chapitres suivants.
37
Blockmans et Hoppenbrouwers (2014) 147-148.
Gaullier-Bougassas (2003), 14.
39
Leclanche (2003), xxv. Voir aussi la section 4.2 pour les changements par rapport à la religion de Floire.
40
Delcourt (2012), 35, note 5.
38
[9]
CHAPITRE 2 – L’ORIENT
Comme dans chaque histoire, l’intrigue du Conte de Floire et Blancheflor se situe dans un décor
rempli d’accessoires. Et, comme dans presque toutes les histoires, ces décors et ces accessoires
déterminent dans une grande mesure l’ambiance du récit. Dans le Conte, ils reflètent un espace
oriental créé par un romancier occidental. Il faut alors se rendre compte que cet espace est
surtout la représentation de l’idée de l’Orient dans l’Occident. Comme le formule Edward Saïd,
« as much as the West itself, the Orient is an idea that has a history and a tradition of thought, imagery,
and vocabulary that have given it reality and presence in and for the West »41. Il serait donc intéressant
d’étudier ‘la nature orientale’ de l’Orient décrit ou créé dans le Conte. En outre, il est question de
savoir si nous pourrions tracer une vraie rupture entre d’une part l’espace occidental du lecteur
et son horizon d’attente et d’autre part l’espace oriental, inconnu et étrange du récit.
La représentation de l’Orient n’est pas seulement le moyen par lequel le romancier raconte une
histoire d’amour. La description d’objets exotiques et précieux est également un des objectifs du
récit. L’exotique et la confrontation à l’étranger suscitent l’émerveillement et la fascination.
Moore définit ‘exotique’ aussi comme « the sense of wonder expressed by medievals when faced with
beautiful foreign objects that were not produced in their own area ». « Exoticism » est alors « a set of
cultural practices surrounding the encounter with the foreign ».42 Cette définition se retrouve sous
une autre forme dans l’œuvre d’Edward Saïd. Il constate que l’Orient évoque dans l’Occident des
sentiments de fascination pour l’inconnu, ainsi que des sentiments de mépris et de peur, de
sorte que « the Orient at large, therefore, vacillates between the West’s contempt for what is familiar and
its shivers of delight in – or fear of – novelty ».43 Nous étudierons alors le rôle de l’exotique et de
l’exotisme dans ce chapitre, tout comme les sentiments qui y sont associés.
L’exotisme matériel de l’espace oriental merveilleux et paradisiaque se manifeste surtout à
travers du verger du roi Félis, du cénotaphe de Blancheflor, des dîners chez les différents hôtes
de Floire, des usages alimentaires et vestimentaires, de la ville de Babylone, de la Tour aux
Pucelles, du jardin de l’émir, ainsi que du festin proposé par l’émir. La première partie du récit
se déroule dans une Espagne païenne connotant l’Orient, tandis que les évènements de la
deuxième partie sont situés en Proche-Orient. Nous traiterons d’abord des trois vergers décrits
41
Saïd (1995), 5.
Moore (2014) 52.
43
Saïd (1995), 59.
42
[10]
dans le récit, afin d’explorer le caractère oriental et occidental de cet espace. Dans la deuxième
section, nous discuterons le rôle et la représentation du commerce dans le Conte. Ensuite, nous
étudierons Babylone et en particulier la façon dont laquelle cette ville est présentée. La dernière
section est plutôt thématique et nous y traiterons des thèmes récurrents de la richesse, de la
magie et de la merveille.
2.1. LE VERGER
Le Conte de Floire et Blancheflor présente le verger comme un espace oriental et surtout exotique
favorisé, où se déroulent les épisodes cruciaux du récit. Le narrateur décrit trois différents
vergers qui ont tous une autre fonction et apparence.44 Le premier verger fait partie du palais
ibérique du roi Félis, le père de Floire. Contrairement aux deux autres jardins, il n’est décrit que
brièvement et avec peu de détails. Sa fonction primaire est de fournir le décor de l’éducation
formelle et surtout sentimentale de Floire et Blancheflor. Toutefois, il est possible de faire
quelques constatations à partir de la description, quoique concise :
Un vergier a li peres Floire
u plantee est li mandegloire,
toutes les herbes et les flours
qui sont de diverses coulours.
Flouri i sont li arbrissel,
d’amors i cantent li oisel.
(v. 241-246)45
Quelques éléments évoquent aussitôt l’idée du locus amoenus : la beauté colorée des fleurs, les
arbres fleuris et le chant des oiseaux. Le fait que l’amour de Floire et Blancheflor naît dans le
jardin décrit, contribue à cette idée. Les deux enfants y appliquent les leçons d’amour qu’ils ont
appris à l’école grâce aux livres d’Ovide. Ils composent des poèmes, des lettres ainsi que des
saluts d’amour dans ce jardin (cf. 4.1). Ce verger est alors lié à la courtoisie et à la fin’amor. Or,
Segol a également distingué quelques associations bibliques dans la description de ce jardin. Elle
attire l’attention sur le vers 243 et surtout sur le mot « toutes » : « the emphasis on the variety of
vegetation echoes the biblical description of its [of an Edenic garden] plantings, which included ‘every
herb yielding seed which is upon the face of the earth, and every tree, in which is the fruit of a tree yielding
44
Segol (2004, 3-4) décrit le premier verger comme ‘le jardin biblique de l’enfance’ qui reflèterait des
traditions chrétiennes. Le deuxième jardin est, selon elle, typiquement ibérien. Le troisième jardin, celui
de l’émir, serait basé en partie sur la conception musulmane du paradis. Nous vérifierons cette
affirmation dans ce chapitre à travers de quelques citations du texte.
45
Nous utiliserons l’édition suivante pour toutes les citations du texte : Jean-Luc Leclanche (2003) (éd.) Le
Conte de Floire et Blanchefleur, Paris : Champion. Leclanche a retenu le manuscrit A, qui présenterait un
texte « sensiblement supérieur à celui de B » (p. VIII), malgré ses ajouts, mais il a aussi utilisé les manuscrits B
et V.
[11]
seed’ (Genesis 1:29) ».46 La seule plante à être nommée explicitement est « li mandegloire ». À
l’époque antique et aussi pendant le Moyen Âge, la mandragore était entourée de nombreuses
légendes : on y attribuait des propriétés extraordinaires et même magiques à cause de sa forme
vaguement anthropomorphe. La plante pourrait entre autres éveiller l’amour par ses qualités
aphrodisiaques. L’origine de cette croyance est biblique : Léa est guérie de stérilité grâce aux
vertus de la mandragore.47 La plante est alors associée à l’amour et à la magie ainsi qu’au Bible. Il
faut donc conclure qu’il se trouve un verger chrétien et courtois dans le palais païen de Félis.
Le deuxième verger se trouve auprès du cénotaphe prétendu de Blancheflor. Il apparaît alors
dans le long passage décrivant la splendeur exubérante de la tombe. Les mots-clés sont
clairement beauté, luxe, abondance, merveille et exotisme. Chaque plante dans le jardin est la
plus belle que jamais personne n’a vue et la musique des oiseaux est d’une beauté incomparable.
Le tombeau est entouré d’arbres fleuris. Les arbres mentionnés sont l’ébène, le térébinthe, un
arbre à chrême et un baumier. Dès l’Antiquité, l’ébène était considérée en Europe occidental
comme un bois des plus précieux.48 Cet arbre provient typiquement de l’Afrique et des Indes. Le
romancier attribue à l’ébène la propriété d’être résistant au feu. Le térébinthe est un arbre
originaire de la région méditerranéenne qui apparaît également en Espagne et au midi de la
France, outre qu’en Afrique du Nord et au Proche-Orient. Le verger contient aussi un arbre à
chrême et un baumier diffusant un parfum délicieux inégalable. Ces deux arbres exotiques
dénotent généralement l’Orient. Marla Segol argumente que le verger de Félis ait un caractère
ibérique contrastant avec l’architecture paysagère occidentale. Elle appuie son argumentation
sur l’ornementation réaliste du verger, qui figure souvent dans les descriptions de jardins en
Ibérie et en Proche-Orient et qui serait moins importante dans les jardins occidentaux.49 Quoi
qu’il en soit, le verger et le tombeau qu’il environne connotent clairement l’Orient : non
seulement la description des arbres, mais également celle de la tombe précieuse et de sa
splendeur et richesse (cf. 2.4) contribuent à cette impression.
La suite de la description donne une impression paradisiaque. D’une part, le narrateur accentue
l’abondance : « totes sont cargies les brances | et les flors noveles et blances »50. Comme l’indique cette
citation, l’abondance va de pair avec un printemps éternel et des fleurs toujours fraîches. Le
motif est répété plusieurs fois : « toustans cil arbre florirent »51 et « tous tans i cantent mil oisel »52.
L’auteur explique l’existence du printemps éternel à l’aide d’une anecdote. Ceux qui avaient
46
Segol (2004), 3.
Zarcone (2004), 140. Zarcone réfère à Genèse XXX, 14, pour l’histoire de Léa.
48
v. 606. Cf. DMF, sous le lemme de ‘ebenus’.
49
Segol (2004), 3.
50
v. 607-608.
51
v. 624.
52
v. 626.
47
[12]
planté tous ces arbres auraient prononcé un charme (« conjur i firent »53) garantissant une
abondance permanente de fleurs. La beauté du jardin est donc maintenue au moins
partiellement par la magie ou par de l’aide divine. En outre, le ramage des oiseaux a le pouvoir
d’inciter des amants à échanger de tendres baisers et d’endormir par sa douceur les personnes
qui sont indifférentes à l’amour. Ces deux faits contribuent à la perception du verger comme un
espace merveilleux qui paraît se trouver en dehors de la réalité.
Le troisième verger se trouve dans le palais de l’émir et il est sans doute le plus vaste, le plus
beau et le plus splendide des trois. Le romancier commence par la description des oiseaux
artificiels que l’émir a installés sur un mur or et azur. Ces appareils ont l’apparence d’oiseaux
réels, mais quand le vent souffle, ils émettent des sons mélodieux « que onques nus hom tel n’oï »54.
Le ramage a le pouvoir d’apprivoiser même les bêtes les plus féroces. Les vrais oiseaux sont
attirés par la belle musique et y ajoutent leurs propres chants. Ensuite, le narrateur explique
que le verger est entouré par un des fleuves du Paradis, l’Euphrate.55 Le fleuve infranchissable
sert de défense naturelle, mais augmente également la beauté du jardin, puisqu’on y trouve
toutes sortes de pierres précieuses, connues et étranges. La description continue alors vers un
summum de richesse exotique :
Li vergiers est tostans floris
et des oisiaus i a grans cris.
Il n’a soussiel arbre tant cier,
benus, plantoine n’aliier,
ente nule ne boins figiers,
peskiers ne periers ne noiers,
n’autre cier arbre qui fruit port,
dont il n’ait assés en cel ort.
Poivre, canele et garingal,
encens, girofle et citoual
et autres espisses assés
i a, qui flairent molt soués.
Il n’en a tant, mon essïent,
entre Orïent et Occident.
Qui ens est et sent les odors
et des espisses et des flors
et des oisiaus oïst les sons
et haus et bas les gresillons,
por la douçor li est avis
53
v. 623.
v. 1970.
55
L’Euphrate est un des quatre fleuves de l’Éden. Or, ce fleuve était souvent confondu avec le Nil, ce qui
est ici en accord avec le flou géographique voulu par l’auteur. Il en est de même pour la ville appelée
‘Babylone’ dans le Conte, qui est en fait le Caire. Babylone et l’Euphrate connotent beaucoup plus l’Orient
et l’exotique que le Caire et le Nil, ce qui explique probablement ce choix du romancier. Cf. Leclanche
(2003), 101, note 3. Voir également le chapitre 2.3 sur Babylone et la représentation des villes dans le
Conte.
54
[13]
des sons qu’il est en Paradis.
En miliu sort une fontaine
en un prael, et clere et saine ;
en quarel est fais li canal
de blanc argent et de cristal.
Un arbre i a desus planté,
plus ne virent home né ;
por çou que tos jors i a flors
l’apelë on l’arbre d’amors :
l’une revient quant l’autre ciet.
(v. 2001-2029)
Les mêmes motifs des deux jardins précédents apparaissent à nouveau : le printemps éternel,
les chants ininterrompus des oiseaux, l’abondance et la fertilité. Toutefois, le narrateur met
l’accent encore plus qu’avant sur les arbres qui poussent dans le jardin : des ébènes, platanes,
alisiers, figuiers, pêchers, poiriers, noyers et beaucoup d’autres espèces. Le narrateur affirme
qu’il n’existe pas un arbre au monde dont le verger ne soit pas pourvu. Cette constatation fait
rappeler le premier jardin dans le palais de Félis en Ibérie où « toutes les herbes et les flours »56
sont représentées. Nous pourrions donc faire la même référence à Genesis 1 : 29 que Marla Segol
a fait dans le cas du premier jardin. Il faut également remarquer que les arbres énumérés ne
sont pas vraiment des plantes qui se rencontrent uniquement en Orient, à l’exception de
l’ébène. Le romancier énumère également les différents épices qui remplissent le verger de
leurs arômes et qui sont sans doute typiquement orientaux. Toute la description est en outre
très sensuelle : les différentes images sont liées à l’ouïe, à la vue ou à l’odorat. Le verger semble
alors être le summum de tout ce que peuvent offrir l’Orient et l’Occident combinés.57 Il est le lieu
du cumul de toutes les richesses orientales ainsi qu’occidentales.58 Le jardin partage d’ailleurs
un nombre de propriétés avec le locus amoenus prototypique : le ramage doux des oiseaux, la
source d’eau claire et saine au milieu, la multitude de fleurs. Le jardin contient également un
« arbre d’amors »59, ce qui le qualifierait comme un espace privilégié de la courtoisie qui mérite
peut-être le nom de ‘locus amoenissimus’. Cependant, la place n’est pas associée en première lieu
à l’amour – au contraire, les coutumes matrimoniales immorales de l’émir y ont lieu et l’arbre
d’amour est le moyen par lequel ce roi atteint ses objectifs (cf. 3.2 et 4.3.2).
La description du verger évoque également le Paradis, surtout parce que le romancier utilise
cette expression exacte. Cette image de la Terre Promise et de son flux de miel et de lait est
renforcée d’abord par la mention de l’Euphrate, mais également par l’association potentielle de
56
v. 243.
Cf. v. 2014. Ce vers est le seul dans tout le récit qui contient les mots Orient et/ou Occident. Il est même
un des seuls vers de la littérature française médiévale à combiner ces deux mots. Cf. Gaullier-Bougassas
(2003), 36.
58
Legros (1992), 117.
59
Tout comme les oiseaux artificiels, cet arbre est un automate. Nous en traiterons dans la section 2.4.
57
[14]
l’Arbre de l’amour avec l’Arbre de la connaissance du bien et du mal. Dans le jardin de l’émir
ainsi qu’en Éden, l’arbre est au centre de l’espace et au centre de l’attention et de l’action. Le
verger ne présente pas seulement une ressemblance avec le jardin d’Éden, mais serait aussi basé
sur une déformation du paradis musulman.60 Le verger, situé au cœur de la cité, est également
associé à l’utopie urbaine et palatiale de Babylone (cf. 2.3). Il est présenté comme un espace
construit par l’homme où la nature est maîtrisée voire réinventée, ce qui est prouvé entre
autres par la présence de l’arbre et des oiseaux artificiels.61 En outre, l’harmonie, l’abondance et
le printemps perpétuel qui y règnent, sont « le signe de l’autorité qu’exerce le souverain sur la faune
et la flore ».62 Ainsi, l’émir s’affirme déjà comme un roi véritablement omnipotent.
Selon un article de Johnston (datant du début du XXe siècle), le verger de l’émir présente
plusieurs ressemblances avec ce qu’il appelle « other world-stories ». Il énumère les
caractéristiques typiques : un château, des arbres fruitiers magnifiques, une fontaine splendide,
un arbre remarquable ou même magique, un printemps perpétuel, des fleurs et un doux ramage
des oiseaux. Deux œuvres de Chrétien de Troyes lui servent comme exemple : Yvain ou le
Chevalier au Lion et Erec et Enide. Johnston présume que le Conte est postérieur à ces romans et
conclut alors qu’il est « a mere reproduction of the conventional Other-World landscape. It probably
belongs to the type described in the Celtic stories and French romances already given ».63 Bien que
l’analyse des topoi récurrents soit intéressante, il faut nuancer ces conclusions peu objectives. Le
Conte précède par ailleurs l’œuvre de Chrétien de Troyes. Gaullier-Bougassas défend un point de
vue opposé : elle argumente que les espaces clos paradisiaques décrits dans le Conte forgent dans
la langue française « des motifs descriptifs que de nombreuses romanciers réécriront sans les relier à
l’Orient ».64
La fonction des vergers dans le récit semble être multiple. D’abord, il est clair que son rôle an
sich est divers. Le jardin du palais est le jardin de la jeunesse et de l’éducation formelle,
sentimentale et amoureuse de Floire et Blancheflor. Le jardin entourant le cénotaphe de
Blancheflor est un lieu de beauté, mais également de douleur et d’une tentative de suicide. Là,
Floire se rend compte d’abord que sa bien-aimée est morte et puis qu’elle est en vie. Le verger
de l’émir est d’abord le décor de volupté et de violence, mais il est converti plus tard « into a
60
Segol (2004), 3.
Gaullier-Bougassas (2003), 36.
62
Legros (1992), 116-117.
63
Johnston (1908), 710.
64
Gaullier-Bougassas (2003), 23. Elle analyse dans son étude quelques autres œuvres qui inventent
également des utopies orientales, qui intègrent des rêveries sur des sites paradisiaques et qui expriment
un désir de paix et d’union entre l’Occident et l’Orient : notamment Cligès, Partonopeus de Blois et Athis et
Prophilias.
61
[15]
garden of marriage and monogamy ».65 Qui plus est, les vergers sont significatifs pour la conception
de l’Orient dans le Conte. Les plantes et les arbres orientaux, de même que les fruits et les épices
qui sont rares en Occident, sont tous des signaux exotiques. Les automates merveilleux dans les
jardins du cénotaphe et de l’émir (cf. 2.4) suscitent l’admiration et l’étonnement. Dans les
maintes énumérations, le romancier répercute au fond « les échos de l’étonnement et de
l’admiration ressentis par les voyageurs, les marchands, les pèlerins, les croisés, lors de leur découverte de
civilisations différentes, plus riches, plus raffinées ».66
Les trois vergers semblent avoir hérité d’une part le topos antique du locus amoenus et d’autre
part les caractéristiques des descriptions médiévales du Paradis Terrestre. Ils sont représentés
comme des espaces en dehors de la réalité et ils présentent des ressemblances avec ce qu’on
pourrait appeler ‘other-world stories’. Bref, les vergers dans le Conte constituent un espace
disons intertextuel, de même qu’un espace utopique voire hétérotopique. Aux influences
littéraires s’ajoute probablement quelque connaissance du raffinement des jardins dans les
civilisations byzantine et arabo-musulmane.67 Or, les jardins sont des espaces qui ne sont ni
complètement orientaux ni occidentaux. Ils se trouvent quelque part « entre Oriënt et
Occident »68.
2.2. LE COMMERCE
Sharon Kinoshita est d’avis que dans le Conte « the Mediterranean is reterritorialized as a space not of
translatio but of trade circuits connecting Cairo and Al-Andalus ». Nous traiterons encore du concept
de translatio dans le chapitre 4.5, mais il est toutefois intéressant d’examiner la deuxième partie
de l’hypothèse dans ce contexte. Le rôle important du commerce dans le récit devient clair
lorsque le roi Félis vend Blancheflor à un marchand, afin d’empêcher le mariage potentiel de
son fils Floire avec la fille chrétienne. La valeur de Blancheflor est mesurée en argent et en or
par les marchands en Espagne, par l’émir et même par Floire. Félis reçoit en échange de la fille
trente marcs d’or, vingt marcs d’argent, vingt pièces de soie de Bénévent, vingt manteaux
d’écureuil teints en pourpre, vingt bliauds fourrés teints en indigo et une précieuse coupe
troyenne, dérobée au trésor de l’empereur de Rome. L’émir paie aux marchands sept fois le
poids en or de Blancheflor. Floire charge sept mules des produits les plus chers et les plus
luxueux afin de sauver son amie. Les différents ventes et achats de Blancheflor connotent
65
Grieve (1997), 95.
Gaullier-Bougassas (2003), 63.
67
Gaullier-Bougassas (2003), 35-36.
68
v. 2014.
66
[16]
également le commerce en esclaves qui était à cette époque surtout – mais pas exclusivement –
associé aux musulmans.
Floire décide de ne pas aller chercher son amie l’épée en main, à cheval, galopant en Orient –
bref de la façon chevaleresque – mais il dit que « comme marceans le querrai »69. Afin de
perfectionner son déguisement de marchand, il emporte trois mules de bât chargées d’or,
d’argent et d’espèces sonnantes, deux mules chargées de fines étoffes et deux mules chargées de
zibelines et de peaux de martre précieuses. Jamais personne n’a vu rien de plus beau, de plus
riche, de plus précieux. Sept hommes pour mener les mules, trois écuyers et le chambellan du
roi accompagnent le jeune prince. Floire semble donc plutôt participer à une expédition
commerciale qu’à une mission pour sauvegarder sa bien-aimée. Or, il n’utilise pas ses
marchandises exotiques pour en faire le commerce et gagner de l’argent, mais pour acheter des
informations sur l’endroit où demeure Blancheflor.
Pendant le voyage de Floire d’Espagne à Babylone, à travers la Méditerranée, l’auteur présente
un univers qui est fondamentalement commercial. Cet univers contient d’immenses fondouks,
destiné « a herbregier les marceans »70, et de riches bourgades comme Monfelis où habitent des
passeurs qui se sont spécialisés en la traverse de la rive profonde dans des bacs, afin d’aider les
marchands et leurs caravanes. Le romancier décrit par exemple une coopération commerciale
entre un passeur et un pontonnier visant à maximiser le profit.71 De plus, la société représentée
dans le Conte est peuplée de marchands habiles et multilingues : « Par un borgois illoec l’envoie | qui
de marcié estoit molt sages | et sot parler de mains langages ».72 Le romancier fournit aussi quelques
informations sur les procédures douanières qui sont d’ailleurs exactement celles dont parlent
les relations de voyageurs de l’époque.73 Il avait donc au moins quelque connaissance
superficielle de ces pratiques orientales, probablement grâce à des rapports contemporains.
Floire et ses compagnons doivent abandonner une sixième de la valeur des marchandises
transportées à la douane et ensuite jurer sous serment qu’ils ne dissimulent rien. Avant de
quitter le port, il faut encore acquitter une taxe pour Dam Marsile, le gouverneur de la ville.
Cette description donne également l’impression d’un Orient commercial.
Babylone, résidence de l’émir, est le centre de convergence du commerce dans le Conte. Après
un nombre de transactions, Blancheflor devient la propriété personnelle du souverain. Floire
laisse lors de sa quête toute une trace de cadeaux qui peut être suivie jusqu’à Babylone. Or, la
69
v. 1135.
v. 1236.
71
v. 1569-1570.
72
v. 420-422.
73
Leclanche (2003), 69, note 1. Cette description est donnée aux vers 1445-1450.
70
[17]
ville n’est pas seulement la destination finale de la marchandise qu’est Blancheflor et du
marchand Floire. Elle fonctionne également comme un centre commercial florissant, où toutes
sortes de produits luxueux sont vendus et achetés. Tous les jours de la semaine, on organise une
grande foire à chacune des 140 portes de la ville.74 Il est clair que le monde dans lequel se
déroule le Conte est un univers commercial plutôt qu’un univers de croisades et de conflits
armés. Tous les produits luxueux donnés en échange de Blancheflor et toutes les marchandises
que Floire emporte en Orient renvoient « to the polyglot seafaring world in which people and goods,
books and ideas travelled freely from one end of the Mediterranean to the other ».75 Kinoshita ajoute
qu’il existe une rivalité commerciale et diplomatique plutôt qu’une rivalité militaire entre AlAndalus, l’Égypte fatimide, la Byzance, la Sicile normande et l’Occident latin. 76 Il faut tout de
même nuancer ce point de vue quant au Conte de Floire et Blancheflor, un texte dans lequel les
personnages païens n’ont pas de vrais contacts avec les chrétiens latins. Blancheflor, sa mère et
Gloris sont les seules représentantes de la culture occidentale.
2.3. LA VILLE
La ville est, tout comme le verger, un espace oriental favorisé dans le Conte. L’auteur mentionne
trois villes dans le récit : d’abord Naples77, la capitale de Félis en Espagne, puis Baudas, ville
portuaire, et finalement Babylone, la résidence de l’émir qui a acheté Blancheflor. Toutefois,
Babylone est la seule ville à être décrite en détail. Elle remplit donc une fonction importante
dans le récit. Le romancier joue avec l’ancrage référentiel : il utilise les noms de ‘Baudas’ et de
‘Babylone’ pour l’Alexandrie et le Caire. Au Moyen Âge, le Caire était souvent appelé le Babylone
d’Égypte, mais il faut se rendre compte que le nom de Babylone évoque bien sûr toujours la ville
en Assyrie et toutes ses connotations. L’éloignement spatial est ainsi renforcé, « tout en
exploitant un nom magique aux oreilles des Occidentaux car évocateur des fastes de l’Orient ».78 Le récit
se déroule alors en Ibérie et en Égypte, plutôt qu’en Proche-Orient. Le romancier préfère
toutefois un flou géographique afin de rendre l’univers narratif plus exotique.
L’auteur propose une description de Babylone longue et détaillée, qui est d’ailleurs une des plus
anciennes descriptions urbaines dans la langue française.79 Chaque particularité de la ville
74
v. 1803-1806.
Kinoshita (2003), 229.
76
Kinoshita (2003), 230. « a rivalry played out through commerce and diplomacy rather than military conflict ».
77
Leclanche (2003, 9, note 2) identifie ‘Naples’ comme Niebla, une ville en Andalousie occidentale.
78
Gaullier-Bougassas (2003), 65. Jean-Luc Leclanche (2003, XXI) ajoute que l’Euphrate représente en fait le
Nil. Voir aussi Leclanche (2003), 69, note 1 sur Baudas/Bagdad et l’Alexandrie.
79
Gaullier-Bougassas (2003), 27. Selon elle, le romancier est alors « à l’origine d’une poétique romanesque de la
ville orientale qu’enrichissent ensuite les auteurs des romans antiques et celui de Partonopeus de Blois ». Legros
75
[18]
semble contribuer à l’image de son omnipotence et invincibilité. La cité mesure vingt lieues
dans chaque sens et a donc une enceinte parfaitement carrée ou circulaire, ce qui indique déjà
son statut idéal. Le rempart est parfait en proportions et de plus résistant à toute attaque. Les
murailles inexpugnables à la hauteur infinie évoquent non seulement le Paradis terrestre80,
mais également les villes de Troie, Rome et Constantinople. Babylone contient 700 tours où
résident les vassaux de l’émir et même le plus faible d’entre eux ne craint aucune attaque : « neïs
l’empereres de Rome | n’i feroit vaillant une pome »81. Babylone est donc à cet égard supérieur à Troie
et Rome, qui ont été conquis avant. La ville n’est pas seulement protégée contre la force, mais
également contre tout stratagème : au-dessus de la tour colossale de l’émir, située au centre de
la cité, il se trouve une énorme escarboucle étincelante. Cette escarboucle brille par la magie
comme un soleil dans la nuit, de sorte que personne n’ait besoin d’une torche et que les
gardiens puissent prévoir chaque intrus. Toutefois, Floire réussira à conquérir la tour par la
force de l’amour.
La tour la plus grande, avec l’escarboucle brillant au-dessus, est également le palais de l’émir. La
tour est décorée en marbre et en bois précieux, les plafonds sont peints en azur et en or. Les
matériaux sont choisis avec beaucoup de soin afin d’assurer la pérennité du palais, de sorte que
la tour est également un symbole pour la pérennité du pouvoir royal.82 L’eau d’une source claire
remonte jusqu’au troisième étage par un système de canalisation et procure de l’eau frais pour
toutes les 140 chambres. La tour est le vrai chef-d’œuvre architectural de la ville et cette
description aurait sans doute excité l’audience occidentale. Le palais est appelé en outre la ‘Tour
aux Pucelles’. L’émir y a hébergé 140 jeunes filles vierges parmi lesquelles il choisit chaque
année une nouvelle épouse (cf. 3.2). Les filles sont strictement surveillées par dix eunuques.
Bien que le mot ‘harem’ ne fasse pas encore partie du lexique français au moment de la création
du Conte de Floire et Blancheflor83, l’auteur décrit clairement ce phénomène. La Tour aux Pucelles
est une de ces espaces mythiques de l’Orient et peut-être même le summum du discours
orientaliste. La coutume du harem intrigue l’Occident, mais constitue également un argument
fort pour condamner l’Orient et surtout la foi musulmane. Dans le récit, la Tour est cependant
décrite plutôt comme une curiosité exotique que d’un lieu de vice, de péché ou d’immoralité.
(1992, 110-112) signale également les ressemblances avec les villes de Carthage et de Troie dans des
œuvres comme le Roman de Troies et le Roman d’Énéas. Comme la description d’une ville orientale est un
motif romanesque à la mode dans les romans du XII e siècle, il n’est pas surprenant que l’évocation de
Babylone présente certains topoi narratifs, qu’ils soient originels ou connus.
80
Gaullier-Bougassas (2003), 34.
81
v. 1813-1814. Cette multitude de tours rappelle les villes du sud de l’Italie où les habitants érigent à la
fin du XIIe siècle des tours comme symboles de leur puissance et de leur richesse commerciales. Legros
(1992, 111) a aussi fait cette association.
82
v. 1873-1878 ; Legros (1992), 113.
83
Gaullier-Bougassas (2003), 57.
[19]
La tour somptueuse et invincible de l’émir est un symbole de son omnipotence : elle expose la
toute-puissance du souverain par rapport aux femmes dans la tour, par rapport à tous les
vassaux qui ont des tours plus petites et même par rapport à chaque personne qui entre dans sa
ville. Assisté par l’escarboucle magique et les veilleurs au sommet de la tour, l’émir voit tout et
tous. Il parvient même à mettre en question la séparation fondamentale du jour et de la nuit,
tous comme il exerce son pouvoir sur la faune et la flore dans son verger (cf. 2.1). La nature
n’est qu’un autre rival vaincu. La cité idéale de Babylone, ainsi que les autres espaces utopiques
comme les vergers, trahit à nouveau les désirs occidentaux et surtout les rêves de richesse, de
puissance et de beauté.84 Or, les merveilles des villes orientales sont avant tout leurs richesses
matérielles, dont est donnée une représentation positive. Babylone n’est pas un lieu de
perdition dans le Conte : les coutumes perverties de l’émir peuvent être renversées par Floire et
Blancheflor, héros civilisateurs (cf. 4.3.1). Babylone est en outre la ville où, paradoxalement,
Floire se convertira à la foi chrétienne.85 La construction d’une tour énorme au milieu de la ville
ne mène cette fois pas à une punition divine de l’hybris. Au contraire, l’auteur présente
Babylone comme un modèle utopique du raffinement urbain des civilisations orientales.
2.4. RICHESSE, MAGIE ET MERVEILLE
Dans le Conte de Floire et Blancheflor, l’Orient est représenté avant tout comme un univers de
richesse, de magie et de merveille. Nous avons déjà abordé ces trois thèmes récurrents
implicitement dans les trois sections précédentes. Toutefois, il est intéressant d’étudier aussi la
fonction de ces thèmes dans le récit. La description du cénotaphe de Blancheflor est le premier
exemple du penchant de l’auteur pour la richesse et le luxe. Les parents de Floire ont érigé ce
monument afin de convaincre leur fils de la mort de sa bien-aimée. La tombe est décorée de
niellures86 sur or et argent et tous les animaux du monde y sont représentés. Les maçons et les
orfèvres n’ont utilisés que les plus chers matériaux : du marbre veiné de bleu, de vert, de jaune
et de rouge, des émaux, du cristal et des métaux précieux. Le tombeau est entouré d’un jardin
splendide (cf. 2.1) et au-dessus de la tombe, on a dressé deux automata avec les traits de Floire et
Blancheflor (cf. infra). La description se termine par une longue énumération des pierres
précieuses serties autour du cénotaphe :
84
Gaullier-Bougassas (2003), 64.
Legros (1992), 145.
86
Kinoshita (2003, 229) fait observer que la technique luxueuse et délicate du niellage était fortement
associée avec l’Égypte fatimide et avec Al-Andalus. On utilisait cette technique d’orfèvrerie pour des
objets précieux.
85
[20]
De rices listes ert listee,
de ciers esmaus avironee.
Pieres i a qui vertus ont
et molt grans miracles i font,
jagonses, saffirs, calcedoines,
et esmeraudes et sardoines,
pelles, coraus et crisolites
et diamans et ametites,
et ciers bericles et filates,
jaspes, topaces et acates.
Toute ert la tombe neelee,
de l’or d’Arrabe bien letree.
(v. 645-656)
Le romancier a inclus plusieurs énumérations similaires dans le récit, comme dans la
description du verger de l’émir. Ce fragment n’est donc pas un cas isolé. Il faut renvoyer dans ce
contexte à la tradition médiévale des lapidaires, à savoir des catalogues de pierres précieuses,
souvent avec des descriptions de leurs propriétés et de leurs vertus médicinales.87 Dans la
citation, l’auteur établit un lien avec ce genre, en attribuant des qualités magiques aux pierres
(« molt grans miracles i font »). Tous les noms des pierres précieuses évoquent une atmosphère
exotique d’abondance. Les mentions de « l’or d’Arrabe », des orfèvres de Phrygie88 et des arbres
orientaux (cf. 2.1.) contribuent encore plus à cet exotisme. Or, cette splendeur n’a aucun effet
sur Floire, lorsqu’il visite le cénotaphe de son amie supposée morte. Le narrateur ajoute que le
jeune prince ne voit que l’épitaphe de la tombe où l’on pouvait lire « Ci gist la bele Blanceflor, | a
cui Flores ot grant amor »89. Après s’être évanoui, Floire s’est assis sur la pierre tombale et déplore
sa bien-aimée. Il ne perçoit donc même pas la beauté qui l’environne. Il en est de même pendant
tout le récit : Floire n’admire pas une seule fois les richesses et les merveilles de l’Orient
pendant son séjour là-bas. Nous reviendrons sur ce constat.
Le romancier ne limite pas les preuves des richesses exotiques de l’Orient à des objets
commerciaux et à des édifices. La description des plats savoureux et exquis que mange Floire
durant son voyage est un autre topos récurrent. Trois de ces passages comprennent plus de
vingt vers, bien qu’ils ne soient en fait qu’une énumération de tous les plats servis.90 Cette
87
Les lapidaires sont des livres (souvent encyclopédiques) sur les propriétés et qualités des pierres
précieuses, auxquels étaient attribuées des vertus médicinales. Ce genre était très populaire au Moyen
Âge, bien que ses origines soient anciennes. Les sources principales des lapidaires sont des textes
classiques, arabes et bibliques. Surtout les lapidaires de Pline l’Ancien (Ier siècle), Isidore de Séville (VIeVIIe siècle), Marbode de Rennes (début du XIIe siècle) ont eu une influence considérable sur ce genre. Cf.
Medieval Science, Technology, and Medicine: An Encyclopedia, s.l. « Lapidaries » : 306.
88
v. 556.
89
v. 659 et 705-706.
90
Il s’agit des vers 1233-1268 (un dîner dans une auberge), les vers 1679-1700 (le repas chez Daire et
Licoris) et les vers 3189-3212 (le banquet organisé par l’émir en honneur de son mariage avec Gloris et de
la réunion de Floire et Blancheflor).
[21]
préférence de l’auteur pour les catalogues, quoique brefs, s’est révélée également dans la
citation précédente traitant des pierres précieuses et elle semble être un moyen favorisé pour
transmettre la fascination du romancier de l’exotique. Le fragment ci-dessous est une partie
d’une des trois longues descriptions des banquets préparés pour Floire et ses compagnons,
notamment le dîner chez Daire et Licoris à Babylone :
Molt se font servir ricement
en boins vaissiaus d’or et d’argent
cler vin et piument et claré
et boin bogeraste et anné.
De boin mangier ont a fuison
et volliles et venison.
Lardés de cerf et de sengler
ont a mangier sans refuser,
grues et gantes et hairons,
pertris, bistardes et plongons ;
tout en orent a remanant.
Quant del mangier sont soffisant,
adont fait aporter le fruit
li ostes Daires par deduit,
puns de grenat, figes et poires
– et avoec fu molt boins li boires ! –,
peskes, castaignes a plenté.
Douç fruit mangüent, douç vin boivent,
tot lié se font, si se renvoisent.
(v. 1681-1700)
Les assiettes et les plats ne sont pas seulement en or et en argent, la nourriture est également
riche et coûteuse tout comme les boissons. Le narrateur étend la description des différentes
sortes de viande et de fruits exotiques qui sont offertes aux hôtes sur six vers. Dans une époque
où la viande était un privilège de l’élite, on aurait sans aucun doute considéré Daire comme un
homme fortuné. Le fragment choisi accentue fortement l’abondance alimentaire : « ricement »,
« a fuison », « tout en orent a remanant », « a plenté », etc. De nouveau, l’Orient est représenté
comme une terre de luxe, d’abondance, de richesse, bref, un pays de Cocagne où coulent le lait
et le miel.
Les artéfacts exotiques dont est question dans le Conte ne sont pas seulement splendides et
chers, ils ont parfois aussi des propriétés magiques. La magie se manifeste surtout dans l’art des
automates qui était connu par les journaux de voyageurs qui avaient visité l’Orient et
spécialement les villes arabo-musulmanes et byzantines.91 Les automates dans le Conte sont des
91
Moore (2014, 61) remarque que l’utilisation d’automates réfère clairement à l’expertise byzantine. Dès
le Xe siècle, des textes littéraires tant en grec médiéval qu’en ancien français désignent la Grèce comme
l’origine des automates animés par la magie. Elle déclare en outre que l’intertexte suggère que l’on les
[22]
preuves du fait que l’homme domine la nature : il peut la reproduire et même surpasser.92 Ce
motif revient plusieurs fois. Les deux statues représentant Floire et Blancheflor de façon réaliste
sur la fausse tombe sont tellement ingénieuses qu’ils échangent des baisers et de tendres
paroles, aussi longtemps que le vent les atteint. Les oiseaux artificiels dans le verger de l’émir
émettent un son mélodieux comme personne n’en a jamais entendu. L’arbre rouge et le fleuve
dans ce même jardin ont des pouvoirs magiques que la nature ne possède pas et l’émir peut les
utiliser pour servir ses désirs sexuels. Dans les romans arthuriens, les automates ont souvent
une virtualité négative ou même des forces diaboliques, qui doivent être anéantis. Dans le Conte,
les automates sont décrits avec admiration et étonnement, même si le romancier condamne les
pratiques de l’émir.93 Les exemples de magie ne se limitent pourtant pas aux automates.
L’anneau magique que donne la reine à Floire et Floire à Blancheflor a des pouvoirs protecteurs
et il semble être le pendant pour les reliques et amulettes chrétiens. Nous avons déjà traité de
l’escarboucle étincelant au sommet de la tour de l’émir à Babylone, qui éclaircit toute la ville et
ses grands environs et qui fonctionne alors comme phare et comme incarnation de
l’omnipotence de l’émir (cf. 2.3). Nous pourrions également référer à l’épisode du sorcier
Barbarin, qui fait partie du manuscrit A, mais que Leclanche n’a pas inclus dans son édition de
2003. Il est toutefois clair que la magie et la merveille sont présentées comme des
caractéristiques stéréotypées de l’Orient. Le romancier évoque ainsi un Orient à la fois
mythique, réel et surréel.
Les maintes descriptions de richesse, de magie, d’opulence et de splendeur n’ont pas une vraie
fonction dans l’intrigue. Elles visent à faire rêver l’audience et à susciter l’étonnement et
l’émerveillement. Malgré l’effet probable sur les lecteurs, les merveilles du décor oriental du
Conte ne suscitent aucune réaction de Floire, ni des autres personnages. Seule la coupe troyenne
est traitée avec beaucoup de révérence par chacun qui la voit, mais ce respect résulte plutôt des
origines antiques de l’objet (cf. 4.4). Il faut donc conclure que le décor exotique a pour fonction
principale de susciter l’admiration de l’audience, confrontée avec une telle richesse et avec de
beaux objets rares et étrangers. Il ne faut en outre pas oublier que les manuscrits pleins de
miniatures et de décorations dans lesquels était publié Le Conte de Floire et Blancheflor étaient
aussi des objets coûteux et recherchés. La profusion de biens luxueux pourrait de plus
influencer l’audience du Conte. Floire donne des cadeaux somptueux à quiconque l’aide et selon
Moore, une telle « fictional exchange of exotic goods propagates extra-textual exchange ».94 L’amour et
la beauté extraordinaires de Floire et Blancheflor sont donc les seules merveilles tant pour les
associait avec l’Empire Byzantin. Toutefois, les automates étaient également populaires dans les jardins
arabes de l’époque, en Orient ainsi qu’en Espagne musulmane, cf. Segol (2004), 4.
92
Gaullier-Bougassas (2003), 37.
93
Gaullier-Bougassas (2003), 38.
94
Moore (2014) 72.
[23]
lecteurs que pour les personnages décrits dans le récit. Dans un monde somptueux mais païen,
la relation parfaite entre la fille chrétienne et le prince sarrasin prédestiné à la conversion au
christianisme est la plus grande merveille.
2.5. CONCLUSIONS PARTIELLES
Le but de ce chapitre était d’étudier d’abord la nature orientale de l’Orient, puis le rôle de
l’exotique et finalement si l’on pourrait observer une rupture entre d’une part l’espace
occidental et l’horizon d’attente du lecteur et d’autre part l’espace oriental créé dans le récit.
Nous pouvons tirer plusieurs conclusions. Il est clair que le romancier a exploité un fonds de
stéréotypes, de topoi récurrents, ainsi que d’informations sur l’Orient connus dans l’Occident :
« pour évoquer un Orient à la fois mythique et réel, l’auteur s’est référé à des lieux communs et à des
traditions, en particulier à la Genèse, mais il a eu recours aussi à des descriptions précises de voyageurs qui
étaient passés par l’Égypte ».95 Bien qu’il soit difficile à déterminer les éléments originaux au Conte,
il se peut que les descriptions de l’Orient et avant tout celles des trois vergers et de la ville de
Babylone aient influencé les œuvres littéraires ultérieurs et en particulier les romans antiques.
Le rôle important réservé au commerce et aux marchands est quand-même un trait original qui
distingue le Conte des productions littéraires contemporaines, où la classe féodale et celle de
l’Église sont généralement au premier plan. Les marchands ont un rôle primordial dans le récit,
ils tiennent une place importante dans la ville, ils sont très riches et ne sont d’ailleurs pas
discriminés ou méprisés par Floire. Peut-être pourrait-on attribuer la fonction narrative
importante qui leur est attribuée et l’absence de discrimination au milieu littéraire dans lequel
est rédigé le Conte.96 Cette réalité commerciale présentée comme orientale n’est toutefois pas un
monopole de l’Orient, mais est également une caractéristique des cités italiennes du XIIe siècle.
La fonction principale de l’exotisme semble être le divertissement et l’émerveillement de
l’audience. Moore conclut que le Conte révèle « the desire for exotic Mediterranean goods, the desire
to represent the self in relation to those goods and the desire to tell stories about exotic goods ».97 Les
vergers de Félis et de l’émir, le cénotaphe splendide, la description presque théâtrale de
Babylone et les matériaux rares sont tous des preuves d’une abondance omniprésente et de
forts vecteurs d’exotisme. Cette richesse matérielle, ainsi que les usages exotiques stéréotypes
comme la Tour aux Pucelles, reflètent une véritable fascination du merveilleux oriental dont il
95
Leclanche (2003), xx.
Legros (1992), 138-139.
97
Moore (2014), 74.
96
[24]
semble que le public se régale à entendre parler.98 Qui plus est, le séjour de Floire en Orient
révèle un cadre de vie urbain et commercial qui est infiniment plus luxueux et raffiné que celui
des plus riches occidentaux, de sorte que l’audience probablement éprouve un sentiment
d’éblouissement devant les sites splendides et somptueux qui correspondent aux aspirations
occidentales.99 Il est alors clair que le romancier présente « une inversion de la réalité (urbaine) de
l’Occident »100, mais il faut également ajouter que l’auteur intègre en même temps plusieurs
éléments reconnaissables pour une audience occidentale. L’Orient est donc représenté d’une
part comme une terre inconnue, lointaine et exotique, mais d’autre part comme une terre qui
n’est ni hostile ni effrayant. Ce phénomène est aussi décrit par Edward Saïd dans Orientalism. Par
de nombreux exemples, il démontre que dans la littérature occidentale, l’Orient ne sait parler
qu’à travers de et grâce à l’imagination européenne. Il appelle cette tendance « l’orientalisation de
l’Orient ».101 Nous verrons dans les chapitres suivants que l’étrangeté orientale du Conte est
domestiquée en quelque sorte et rendue familière.
98
Selmi (2013), 16.
Gaullier-Bougassas (2003), 25.
100
Gaullier-Bougassas (2003), 29.
101
Saïd (1995), 49-73.
99
[25]
CHAPITRE 3 – L’AUTRE
L’Autre est un personnage récurrent dans la littérature française du Haut Moyen Âge. Souvent,
cet Autre est personnifié par les musulmans ou les sarrasins et ceux-ci sont alors des ennemis
prototypiques dans les chansons de geste dès l’apparition de ce genre et (en moindre mesure)
dans les romans de chevalerie. Au milieu du XIIe siècle, on peut observer un changement dans
l’opposition structurelle entre les Français chrétiens et les sarrasins : elle perd sa force.
L’ennemi devient alors plutôt familier qu’étranger.102 Dans la littérature surtout après 1180, on
retrouve parfois des représentations assez positives de sarrasins et des personnages
musulmans, qui même égalent ou surpassent leurs adversaires chrétiens en courtoisie,
générosité voire prouesse militaire. Les critiques donnent souvent comme explication favorisée
les contacts intensifiés entre les musulmans et les chrétiens dans la Terre Sainte pendant les
croisades et ils accentuent le rôle important de la Troisième Croisade. 103 Toutefois, le Conte est
probablement écrit dans la période entre les Deuxième et Troisième Croisades. Il est alors un
exemple tôt de cette évolution.
Nous voudrions répondre dans ce chapitre entre autres aux questions suivantes : comment
l’Autre est-il représenté dans le Conte ? Existe-t-il dans le récit une séparation fondamentale et
quasi-manichéen entre les personnages chrétiens et les personnages musulmans ? Ces derniers,
sont-ils décrits par des topoi récurrents ou par des connotations stéréotypées ? Le romancier,
établit-il une différenciation quant aux personnages musulmans ? Il est clair que l’auteur
évoque l’Islam, mais il faut se rendre compte qu’il existe tout un subtext qui réfère également
aux byzantins, comme l’argumente Megan Moore, et donc à un Orient plus large que celui
seulement musulman.104 Blancheflor, sa mère et plus tard Gloris sont les seuls personnages
102
Kay (1995), 261.
Jubb (1995), 251-252, 259.
104
Nous avons déjà signalé les difficultés quant au sens du mot ‘païen’ dans le Conte. Dans la littérature du
XIIe siècle, le mot était un synonyme récurrent pour ‘musulman’, tout comme le mot ‘sarrasin’. Toutefois,
le romancier du Conte n’utilise ces trois synonymes pas ensemble et il se limite au mot ‘païen’ et aux
dérivations de ce mot. Les critiques ont remarqué ce choix sémantique, mais Moore est la seule à douter
le sens du mot et de ne pas considérer ‘païen’ comme simple synonyme de ‘musulman’ ou ‘sarrasin’. Selon
Moore (2014, 53), il est possible de lire « païen » comme une désignation évoquant les Byzantins. Elle
insiste que l’emploi médiéval n’était pas réservé aux musulmans et connotait parfois d’autres peuples
non-occidentaux. Nous sommes d’accord avec les autres critiques qu’un faisceau d’indices nous
permettent d’identifier Félis, la reine, l’émir, Floire et les autres personnages comme musulmans, mais
nous acceptons également la proposition de Moore qu’il existe un subtext qui renvoie aux byzantins. Nous
considèrerons alors les personnages non-chrétiens comme ‘musulmans’, mais nous préférons le terme
‘païens’. Voir aussi Legros (1992, 147) qui considère les festivités lors du mariage de Floire et Blancheflor
103
[26]
chrétiens dans le récit. Les trois femmes sont confrontées à une société masculine dominée par
les musulmans. Néanmoins, le narrateur montre l’Autre surtout sous l’angle du quotidien et des
rapports matrimoniaux105 , plutôt que dans un contexte hostile de conflit ou de guerre. Bien que
Floire soit le héros de l’histoire, nous ne traiterons de lui qu’à la fin de ce chapitre pour la
simple raison qu’il est moins ‘autre’ que les autres personnages non-chrétiens rencontrés dans
le Conte. Nous explorerons donc d’abord la représentation des parents de Floire, qui admettent
la captive chrétienne et sa fille dans leur palais et à leur cour, mais qui sont en même temps un
obstacle pour l’amour de Floire et Blancheflor. Puis, nous étudierons l’émir qui a acheté et
enfermé Blancheflor. Ensuite, nous parlerons du rôle des personnages mineurs dans le récit,
pour finir par une discussion du personnage de Floire.
3.1. LE ROI ET LA REINE
Après le double prologue, qui réfère à la fin de l’histoire et qui établit en même temps un lien
avec les Carolingiens et le cycle épique sur Charlemagne, la perspective se déplace vers le nord
de la péninsule ibérique. Le roi Félis, père de Floire, est décrit lors de ses razzias en Galice. Dans
les quatre premiers vers de ce portrait, l’auteur présente Félis comme un païen sanguinaire :
Felis ot non, si fu paiiens,
mer ot passé sor crestiiens
por el païs la proie prendre
et les viles livrer a cendre.
(v. 61-64)
La disposition des mots clés « paiiens » et « crestiiens », l’un en-dessous de l’autre, n’est
probablement pas un hasard, ni une question exclusivement inspirée par le schéma de rime.
Païens et chrétiens sont dès le début définis par rapport aux autres. La mention de la Galice106 et
des razzias brutaux en combinaison avec la connotation des mots « paiiens » et « crestiiens »
suggère une association immédiate avec les musulmans d’Al-Andalus. La narration semble alors
commencer par un conflit direct entre deux groupes religieux. Félis, roi païen et instigateur des
attaques contre les chrétiens, est caractérisé en quelques vers comme l’ennemi prototypique
des chevaliers français dans les chansons de geste. Son caractère impitoyable est associé
et celui de l’émir avec Gloris comme rappelant des divertissements à Constantinople. Ce constat pourrait
mener selon elle à « l’hypothèse d’une possible assimilation entre la Babylone du Conte et la cité médiévale de
Byzance ».
105
Selmi (2013), 17.
106
v. 60.
[27]
directement à sa foi païenne.107 Le narrateur explicite la conduite cruelle du roi et il renforce
cette caractérisation négative par une description détaillée :
Viles reuboit, avoirs praoit
et a ses nés tot conduisoit.
De quinze liues el rivache
ne remest ainc ne bués ne vace,
ne castel ne vile en estant ;
vilains n’i va son boef querant.
Es vos le païs tout destruit,
paiien en ont joie et deduit108.
(v. 69-76)
La violence et la cruauté de Félis sont accentuées, ce qui correspond selon Gaullier-Bougassas à
l’horizon d’attente du lecteur. La diabolisation du musulman est en effet une pratique
récurrente dans la littérature médiévale.109 En outre, il est frappant que le narrateur utilise les
mots « joie » et « deduit » en décrivant la réaction des adversaires après la destruction totale de
la région. Il suggère que la violence n’est qu’une forme de passetemps pour ces hommes et que
le butin et la victoire sont accessoires au plaisir éprouvé lors du pillage. Avant de retourner à
son royaume, Félis envoie quelques-uns de ses hommes vers la route de Saint Jacques de
Compostelle, pour y attaquer et dérober autant de pèlerins que possible. Cette mission aboutit à
l’assassinat d’un chevalier et à l’enlèvement de sa compagne de route, une jeune femme
enceinte, veuve, chrétienne.110 Comme nous avons dit, cette description du roi Félis et de sa
violence contre les chrétiens est conforme à l’image de l’ennemi sarrasin des chansons de
geste.111 La première image des musulmans inspire la terreur : ils sont dépeints comme « des
barbares sanguinaires, tout à la joie de la destruction et du pillage ».112
Toutefois, la représentation négative de Félis est nuancée et compliquée dès qu’il retourne à la
cour.113 Il distribue « largement » le butin entre tous ses barons et il est appelé « cortois ».114 La
générosité et la courtoisie, deux caractéristiques prototypiques du chevalier idéal, chrétien et
occidental, sont alors attribuées à un roi païen. Dans les vers suivant le retour du roi, la reine
107
Moore (2014), 52. Toutefois, le narrateur n’associe pas vraiment un discours religieux aux attaques.
Seulement dans ces premiers vers, il insiste sur la foi païenne du roi. Les razzias ne sont pas utilisées pour
en tirer des conclusions (explicites) sur l’Islam.
108
Selon le DMF, « deduit » a le sens suivant dans le texte : « plaisir qui vient d'un divertissement, d'une
distraction ; p. ext. plaisir, joie, bonheur ». Selon le dictionnaire de l’ancien français de F. Godefroy, le mot a le
sens de « plaisir, amusement ».
109
Gaullier-Bougassas (2003), 109.
110
v. 93-104. Les attaques musulmanes sur des pèlerins chrétiens étaient d’ailleurs un argument courant
pour justifier les croisades dès l’appel à la croisade d’Urbain II à Clermont (1095), cf. Wilcox (2009) 122.
111
Selmi (2013), 12-13.
112
Gaullier-Bougassas (2003), 110.
113
Selmi (2013), 14.
114
v. 130-132.
[28]
apparaît. Félis lui donne la fille enlevée comme servante personnelle. La reine115 est présentée
aussitôt comme un personnage sympathique, qui respecte la jeune fille chrétienne.
La roïne s’en fait molt lie,
en sa cambre l’a envoiie ;
sa loi li laist molt bien garder,
servir le fait et honerer ;
o li sovent jue et parole
et françois aprent de s’ecole.
La mescine ert courtoise et prous,
molt se faisoit amer a tous.
La roïne molt bien servoit
comme cele qui sage estoit.116
(v. 135-144)
La reine permet à la jeune fille de conserver sa religion et met tout en œuvre pour qu’on la
traite dignement. De plus, il ne semble pas exister une barrière idéologique ou hiérarchique : les
deux femmes s’amusent et se parlent souvent. Détail extraordinaire : la reine apprend le
français avec elle. Deux conclusions se dégagent de ce fragment. D’un côté, le texte témoigne
d’une tolérance religieuse considérable de la part du couple royal musulman. Le roi et la reine
n’essaient nulle part dans l’histoire de convertir la fille chrétienne. Il est même présenté comme
une évidence que Blancheflor adopte la religion de sa mère.117 D’un autre côté, une amitié
invraisemblable naît entre la reine et la captive, malgré leurs grandes différences sociales,
religieuses et culturelles.118 Il faut en outre remarquer que la fille chrétienne s’adapte assez
facilement aux usages de la cour espagnole, comme l’indiquent les deux derniers vers du
fragment. Cette adaptation suggère que les différences en culture courtoise entre la France et
l’Espagne païenne ne sont en fait pas insurmontables. Megan Moore soulève la question de
savoir combien spécifiques sont alors leurs pratiques culturelles pour l’Espagne mozarabe.119
Il est également intéressant d’examiner la relation entre le roi et la reine, dont la représentation
contribue à l’image assez positive du couple. Le roi Félis est clairement monogame120 et il traite
115
Aucune des deux femmes ne reçoit d’ailleurs un nom dans l’histoire.
Jean-Luc Leclanche (2003, 11) traduit ces deux derniers vers comme « Elle servait la reine parfaitement, car
elle savait les usages ». On pourrait également argumenter que Leclanche va trop loin dans son
interprétation et alors considérer « sage » simplement comme ‘intelligente’.
117
Kinoshita (2003, 224-225) signale que « no attempt is made to convert her and she excites neither the king’s
desire nor the queen’s jealousy. »
118
Voir également Selmi (2013), 14.
119
Moore (2014), 53. Moore croit qu’il est au moins remarquable que la mère de Blancheflor s’accommode
si facilement, tandis qu’elle est une captive française et chrétienne. Elle fait partie de la suite de la reine
et même forge des liens amicaux avec ses capteurs. Les conclusions de Moore pointent pourtant dans une
autre direction : elle suggère alors que l’histoire ne se passe pas en Espagne musulmane, mais à une cour
byzantine.
120
On pourrait se demander si ce fait est tellement surprenant pour un roi musulman. Toutefois, la
polygamie correspond plus à l’image stéréotypée du souverain oriental.
116
[29]
sa femme avec respect. Bien que la reine reste anonyme, elle joue un rôle important dans le
récit. Son personnage influence profondément le déroulement de l’histoire : elle a de multiples
conversations avec son mari et son fils, dans lesquelles elle convainc, persuade ou dissuade son
interlocuteur. Félis cherche souvent le conseil de sa femme, il lui fait confiance et il change
même ses décisions afin de suivre son avis. Bref, la reine occupe une place importante dans
l’intrigue. Selmi tire les mêmes conclusions concernant la position unique de la reine dans Floire
et Blancheflor et ajoute que « ses différentes apparitions en tant qu’épouse ou mère, outre qu’elles
indiquent son statut privilégié, anticipent et influencent les événements à venir ».121 Cette observation
pourrait également surprendre le lecteur occidental qui s’attendrait peut-être à voir une société
mâle et despotique, plutôt qu’une « répartition ‘classique’ de rapports de sexe au sein du couple
parental ».122
La façon dont la reine et le roi choisissent d’élever et d’éduquer leur fils Floire, témoigne d’une
ouverture d’esprit considérable. Lorsque la reine et la captive chrétienne donnent naissance à
leurs enfants à la Fête des Rameaux, la mère de Blancheflor nomme sa fille en hommage à cette
fête. Félis choisit alors consciemment le nom de ‘Floire’ pour son fils, un nom référant
également à la fête chrétienne :
La crestiiene, por l’onor
de la feste, mist Blanceflor
non a sa fille, et li rois Floire
a son fil quant il sot l’estoire.
(v. 173-176)
En partie, le nom de Floire indique déjà sa conversion finale au christianisme. Floire est
présenté pendant toute l’histoire comme ‘un chrétien implicite’ et ce fait est signalé dès le
début, comme par ailleurs sa ressemblance formelle avec Blancheflor, qui est renforcée par
leurs noms similaires (cf. les chapitres 3.4 et 4.2). Toutefois, le choix du nom a des implications
pour le personnage de Félis aussi. Le fait qu’il donne à son fils et son seul héritier un nom
associé à une fête chrétienne – qui d’ailleurs n’est pas reconnue par sa propre foi – est au moins
remarquable, pour ne pas dire invraisemblable. Il montre ainsi sa position tolérante et même
favorable envers le christianisme. Les choix du couple parental quant à l’éducation de ce fils
reflètent cette même tolérance.
Livré l’ont a la damoisele,
por çou qu’ele estoit sage et bele,
a norrir et a maistroier,
fors seulement de l’alaitier.
Une paiienne l’alaitoit,
121
122
Selmi (2013), note 25.
Selmi (2013), note 25.
[30]
car lor lois l’autre refusoit.
(v. 179-184)
Les parents de Floire choisissent de faire élever leur fils par la mère de Blancheflor. Ce choix est
apparemment justifié par sa beauté et sa sagesse. Pourtant, ils refusent la femme chrétienne
comme nourrice de Floire. Le texte explique que l’allaitement interreligieux est interdit par leur
foi. Nous pourrions comprendre cette interdiction par le discours médiéval situant la parenté
dans le lait maternel.123 Deux enfants allaités par la même nourrice étaient généralement
considérés comme des frères ou des sœurs de lait. Cette idée se rencontre tant dans le
christianisme que dans l’islam.124 Sauf l’allaitement, Floire et Blancheflor sont inséparables et
passent toute leur enfance ensemble. Blancheflor n’est pas traitée comme une esclave ou une
servante, mais elle semble être un membre à part entière de la cour de Félis et elle est même
autorisée de suivre tous les cours de Floire.125 Le couple royal permet leur amitié interreligieuse
exceptionnelle sans faire aucune objection.
Le premier problème ne se pose que quand Floire atteint l’âge de se marier. Le roi Félis perçoit
que son fils aime Blancheflor d’un amour adulte et il s’oppose à ce mariage potentiel avec une
servante chrétienne. Ses arguments sont exclusivement de nature sociale. Blancheflor est « cele
fille vostre kaitive ».126 Le mariage serait alors désavantageux et serait un déshonneur pour toute
la famille : « dont seroit forment ahontés | de li tos nostres parentés ».127 Félis aimerait mieux pour son
fils une femme « selonc son lignage » et « de parage »128, de préférence une « fille de roi u
d’aumachour ».129 Toutefois, la reine est la seule à soulever le problème de la foi de Blancheflor,
juste après la tentative de suicide de Floire.
« El n’i est pas, mais tot ensi
voliemes que tu l’oubliasses
et par no consel espousaisses
la fille d’aucun rice roi
qui honerast et nos et toi.
Nos voliemes que Blanceflor
n’eüst a toi plus nule amor,
por çou que crestiiene estoit,
povre cose de bas endroit. »
(v. 1066-1074)
123
Il existe toutefois des versions de l’histoire de Floire et Blancheflor en d’autres langues dans lesquelles
Floire est bien allaité par la mère chrétienne de Blancheflor. Selon une superstition influente, la nourrice
pourrait transmettre des caractéristiques à travers du lait maternel. Floire deviendrait ainsi déjà un
chrétien implicite. Voir également 3.4 et surtout 4.1.
124
Segol (2004) 4-5.
125
Selmi (2013) 15.
126
v. 293.
127
v. 297-298.
128
v. 281-282.
129
v. 302.
[31]
L’ordre des arguments est significatif. D’abord, la reine insiste que Floire suive le conseil
parental. Puis, elle loue l’autre option, notamment un mariage avec la fille d’un roi riche, qui
honora tant Félis et sa femme que Floire même. Finalement, elle signale la double inégalité
entre Floire et son amie, d’une part à cause de sa foi chrétienne, d’autre part à cause de sa
pauvreté et de son statut social inférieur. La religion de Blancheflor n’est donc pas le facteur
déterminant, mais fait partie d’une argumentation plus extensive destinée à convaincre Floire
de renoncer à son amour.
Comme Félis comprend que l’amour de Floire pour Blancheflor pourrait mettre en danger le
futur de son royaume, il suggère l’assassinat de la fille comme solution pour ce problème. Cette
suggestion met à nouveau l’accent sur le caractère violent du roi, puisqu’il veut faire tuer une
jeune femme tout à fait innocente et en outre aimée de son fils. Toutefois, il faut souligner
derechef que sa violence n’est pas inspirée d’un discours religieux. La reine, voulant aider la
fille, réussit à atténuer les idées violentes de son mari par rapport à Blancheflor. Or, au fond, la
réaction de Félis ne diffère pas beaucoup de celle de quelque seigneur féodal qui s’oppose à un
mariage désavantageux d’un de ses enfants. Sharon Kinoshita indique également que « Felix’s
preoccupations are indistinguishable from those of any feudal king ».130 De plus, son opposition à
l’amour de Floire et Blancheflor est une nécessité narrative. Après l’épanouissement de l’amour,
il faut enclencher le scénario romanesque de la séparation des deux amants et des épreuves qui
s’ensuivent.131 Ni la rhétorique de sa mère, ni la violence de son père ne parvient à dissuader
Floire de son intention de partir en Orient pour aller sauver Blancheflor. Félis cède alors pour
l’amour de son fils et il l’aide à se préparer pour le voyage. Pourrions-nous alors conclure que
son amour paternel est en fin de compte plus important que son honneur ?
Enfin, il faut considérer la représentation des croyances musulmanes du couple royal. La
conclusion est simple : la narration ne fait presque aucune précision sur leur religion. Le terme
‘sarrasin’ ou ‘musulman’ n’est même jamais utilisé pour Félis et sa femme, ni d’ailleurs pour
l’émir égyptien (cf. 3.2) : ils sont invariablement appelés ‘païens’. Le refus explicite d’une
nourrice chrétienne est certes lié à leur « loi », mais le narrateur n’aborde nulle part les détails
de cette « loi ». Il est clair que leur religion ne détermine pas nécessairement les personnages.
Deux fragments témoignent pourtant d’un discours religieux sur le péché, l’un traitant du roi,
l’autre de la reine.
Ne le fist pas par covoitise
vendre li rois en nule guise ;
mius amast il sa mort avoir
130
131
Kinoshita (2003) 228.
Gaullier-Bougassas 113.
[32]
que ne fesist cent mars d’avoir :
le pecié crient, por çou le lait.
(v. 423-429)
Craignant de commettre un péché, Félis renonce au meurtre sur Blancheflor. Il la vend alors à
des marchands, mais pas par avarice. Ses principes moraux ou religieux lui interdisent
d’assassiner une jeune fille innocente. Au début du Conte, ces principes n’empêchaient Félis
pourtant pas de faire des raids et d’attaquer des pèlerins, mais les contextes sont bien-sûr
différents. La reine exprime un peur similaire de commettre un péché :
« Fius, mort soffrir ce n’est pas gas.
Se vos ensi vous ocïés,
en Camp Flori ja n’enterrés
ne vos ne verrés Blanceflor :
cil cans ne reçoit pecheor.
Infer son calenge i metroit :
la irés, biaus fius, orendroit.
Minor, Thoas, Rodomadus,
cil sont jugeor de la jus,
en infer font lor jugement,
cil vos metroient el torment,
la u est Dido et Biblis,
qui por amor furent ocis,
qui par infer vont duel faisant
et en infer lor drus querant. »
(v. 1020-1034)
Les fragments expriment tous les deux une conception rigoureuse du péché, qui est au moins
partiellement conciliable avec celle du christianisme132 : le meurtre et le suicide sont des crimes
honteuses et impardonnables aux yeux de Dieu. Dans le deuxième fragment, la reine décrit en
outre sa vision sur l’au-delà. Elle fait la distinction entre les Champs Fleuris, ce qui évoque la
religion gréco-romaine, et l’enfer. Elle réfère par la suite à Minos, Rhadamanthus et Aeacus, les
trois juges des enfers selon la mythologie antique, et à Didon et Byblis, deux femmes
mythologiques qui se sont suicidées à cause de leur amours malheureux et alors condamnées à
une résidence misérable et perpétuelle dans les enfers. La reine essaie donc de dissuader son fils
avec des arguments puisés de la mythologie gréco-romaine, plutôt que de la foi musulmane.
Nous pourrions identifier plusieurs raisons pour lesquelles le romancier aurait choisi pour une
telle représentation de l’au-delà par la reine. Il est probable que l’auteur ne savait rien ou très
peu sur la conception musulmane de l’au-delà et qu’il a alors combiné des éléments chrétiens et
antiques. Huguette Legros ajoute pourtant que « bien souvent, dans les textes littéraires, une
132
Gaullier-Bougassas (2003) 113.
[33]
confusion volontaire est faite entre la religion musulmane et la mythologie ou les héros de la Rome
antique »133.
3.2. L’ÉMIR
Nous pourrions considérer l’émir de Babylone comme le pendant de Félis dans la deuxième
partie du Conte. Les souverains subissent tous les deux une évolution positive au cours du récit.
D’abord, ils sont représentés comme des hommes violents et cruels, qui pourtant traitent plutôt
bien la fille chrétienne Blancheflor, malgré sa religion. Puis, ils s’opposent ardemment à l’amour
de Floire et Blancheflor. Finalement, les deux hommes s’accommodent de la relation du jeune
couple. L’émir est introduit comme un seigneur omnipotent et invincible, qui a étendu son
pouvoir « sor cent et cinquante rois ».134 De plus, il possède une fortune extraordinaire qui se
manifeste dans la luxuriance et la splendeur (cf. 2.4). Cette image de pouvoir et d’opulence est
reliée à une description très négative de l’avis de l’émir sur l’amour et le mariage : il a pris
l’habitude d’épouser une autre femme chaque année et de tuer son ancienne épouse.
« Li amirals tel costume a
que une feme o lui tenra
un an plenier et noient plus,
puis mande ses rois et ses dus ;
dont li fera le cief trencier.
Ne veut que clerc ne chevalier
ait la feme qu’il a eüe :
a la dame est l’onors rendue. »
(v. 1945-1952)
Ce fragment fait partie de toute une description de la ville de Babylone prononcée par Daire, un
des hôtes de Floire. Nous pouvons quand même déduire quelques caractéristiques importantes
de l’émir de cette représentation indirecte. En tout cas, il est perçu aussitôt comme « une figure
du mâle dominant, impitoyable et cruel ».135 L’émir est clairement un homme qui aime étaler son
omnipotence et sa violence devant tous ses rois et barons. Ce besoin de montrer son pouvoir
absolu concerne aussi les femmes. D’un part, ne voulant pas que « clerc ne chevalier ait la feme
qu’il a eüe »136, le monarque assassine chacune de ses épouses avant de marier une autre. D’autre
part, il examine par des tests magiques la virginité des filles dans la Tour aux Pucelles. Toute
fille dont la faute est ainsi prouvée, est envoyée au bûcher. Le narrateur conclut ce fragment par
133
Legros (1992), 143.
v. 1787-1794.
135
Selmi (2013), 19.
136
v. 1950-1951.
134
[34]
une remarque ironique : les épouses de l’émir gardent leur honneur, mais dans la mort.137
Quelque barbare que cette coutume du souverain soit, il faut souligner que l’émir n’est pas
polygame stricto sensu : il n’a toujours qu’une épouse à la fois et les filles dans son harem sont en
principe toutes vierges. Il serait donc plus correct de décrire sa vie conjugale comme de la
polygamie successive et non simultanée138, ou encore comme de la monogamie sérielle. Cette
description ne correspond donc pas entièrement à l’image attendue du roi oriental voluptueux.
La puissance énorme de l’émir est accentuée encore plus dans les passages suivants, qui sont
toujours prononcés par Daire. Le souverain y apparaît comme un homme qui sait même
manipuler des objets magiques et les soumettre à sa volonté. Il a un arbre merveilleux qui
détermine pour lui quelle fille sera sa nouvelle épouse (cf. 2.4). Toutefois, quand une des filles
dans la Tour aux Pucelles lui plaît plus que les autres, il « sor li fait par encantement | la flor caïr a
son talent ».139 L’émir réussit alors à influencer la magie de l’arbre, ce qui l’approche des
enchanteurs orientaux. La magie est d’ailleurs un des traits récurrents d’altérité dans le récit,
bien que son apparition soit limitée.140
Daire présente également à Floire l’amour que l’émir épreuve pour Blancheflor : le monarque
serait passionnément amoureux d’elle. Toutefois, seulement après que Floire a réussi à entrer
dans la tour par une ruse, l’émir commence à figurer dans le récit comme un personnage à part
entière au lieu d’être représenté dans les discours des autres. Dès ce moment, il peut pour ainsi
dire se justifier auprès des lecteurs. Il témoigne alors à ses vassaux de son amour pour la fille
chrétienne :
« Grant masse d’or por li donai :
encore n’a il pas deus mois
d’or i donai set fois son pois.
Sa biautés fu entre autres fiere,
por çou l’avoie forment ciere.
En la tor entre mes puceles
dont il i a set vins de beles,
a honor servir le faisoie.
Sor totes ciere le tenoie.
En li avoie tele amor
k’en voloie faire m’oisçor.
Por çou qu’ele ert et bele et gente
avoie en li mise m’entente. »
(v. 2728-2740)
137
Leclanche (2003), 99.
Gaullier-Bougassas (2003), 57 ; Selmi (2013), 20.
139
v. 2071-2072.
140
Gaullier-Bougassas (2003), 67.
138
[35]
L’émir exprime dans le fragment une double opinion quant à sa relation avec Blancheflor. Il
décrit Blancheflor d’une part comme une possession personnelle qui lui a coûté beaucoup
d’or.141 Il la fait traiter bien, mais la fille demeure une captive et au fond une esclave. Elle réside
en outre dans une tour habitée par cent quarante autres « beles puceles ». D’autre part, l’émir
insiste sur son amour passionné pour elle, qui est inspirée par la beauté et la gentillesse de la
jeune fille. Bien que l’émir accentue son affection sincère, ses mots trahissent plutôt un désir
charnel (cf. 4.3.1). Il faut aussi considérer que le discours ci-dessus de l’émir vise à convaincre
les barons de la culpabilité de Floire et Blancheflor et donc à souligner son rôle d’amant trompé.
L’image de l’émir amoureux est toutefois suivie directement par des preuves de sa jalousie et de
sa violence lorsqu’il attrape Floire et Blancheflor en flagrant délit. Le narrateur décrit avec
précision et avec insistance l’envie de l’émir confronté avec son rival. Le souverain réussit à
peine à ne pas tuer les deux amants sur-le-champ, après que Floire a fait appel à sa justice et à
son honnêteté au nom de Dieu. Contre toute attente, l’émir s’attache à ces valeurs et il confirme
les évènements dans son discours à ses barons :
« Signor, si est que je vos di,
il me cria por Diu merci
que en ma cort, voiant ma gent,
les ocie par jugement.
Porpensai moi que mal feroie
se sans jugier les ocioie.
Signor, oï avés mon conte.
Par jugement vengiés ma honte. »
(v. 2753-2760)
Floire implore l’émir de prononcer un jugement juste devant toute la cour de Babylone,
constituée entre autres d’un « evesques »142. Le souverain honore cette demande, en explicitant
que « mal feroie se sans jugier les ocioie ». Lui aussi a donc peur du péché.143 Bien qu’il souhaite
toujours venger son honneur en mettant à mort Floire et Blancheflor, il reconnaît le besoin d’un
cadre juridique. Malgré tout, l’émir cherche le conseil de ses barons et il même permet au
couple de se justifier, ce qui témoigne de magnanimité.144 Plutôt que d’agir comme un despote, il
respecte les procédures légales établies dans le royaume.145 Ce bon trait de l’émir ne signifie
cependant pas qu’il pardonnera Floire et Blancheflor. Les barons sont d’abord convaincus de la
141
Voir aussi Kinoshita (2003), 231: « the emir means to assert his proprietary rights over Blancheflor and
therefore his right of vengeance against Floire ».
142
v. 3065. Cet évêque pourrait être un chrétien ou un prélat païen. Il n’est donc pas clair si nous
pourrions conclure que l’émir cultive une tolérance religieuse, comme le roi Félis. Leclanche (2003, 165,
note 2) signale que les Occidentaux du XIIe siècle n’ignoraient pas que d’importantes communautés
chrétiennes existaient en Égypte ainsi qu’en Orient.
143
Gaullier-Bougassas (2003), 114.
144
Selmi (2013), 20.
145
Gaullier-Bougassas (2003), 114.
[36]
culpabilité du couple et après avoir délibéré, ils approuvent que les deux amants soient brûlés.
Toutefois, l’apparition de Floire et Blancheflor en toute leur beauté déclenche un
bouleversement total dans l’opinion de la cour. Après que les barons se sont aperçus de l’amour
extraordinaire des jeunes amants, ils veulent les pardonner aussitôt (cf. 3.3). L’émir cependant
est toujours si furieux qu’il ne ressent aucune compassion pour eux et il exige à nouveau leur
mort.146 Finalement, l’émir décide de ne pas aller à l’encontre du vœu de tous et il accorde alors
son pardon au jeune couple. L’homme incarnant la violence du pouvoir mâle se prouve ainsi
sensible à l’amour et apte à l’attendrissement et à la pitié.147 Il ne donne pas seulement sa grâce
à Floire et Blancheflor : il leur propose aussi de la richesse et de la gloire. Comme le formule
Selmi, cette générosité « infirme l’image d’un personnage présenté comme cruel, intransigeant et
tyrannique ».148 La description du roi change complètement dans la suite du Conte où il est
représenté de façon sympathique :
Et li rois a fait molt que prous,
Flore a le main prist voiant tous
et après a fait grant francise,
par le main a Blanceflor prise
et Flore par le main reprent.
Après a parlé frankement :
« Je vos rent, fait il, vostre amie. »
(v. 3123-3129)
Plutôt que des mots comme ‘jaloux’, ‘vindicatif’ et ‘violent’, le romancier utilise dans ce
fragment uniquement des termes flatteurs comme « prous », « francise » et « frankement » pour
décrire le roi. L’émir rend Blancheflor à Floire quasi-rituellement et il même organise leur
mariage. Comme nous argumenterons dans le chapitre 4.3.1, l’émir se convertit à la courtoisie,
la générosité et la pitié. Il est capable d’abjurer les mauvaises coutumes qui le rendaient
inacceptable pour les chrétiens. Il renonce notamment à la polygamie et il promet de ne plus
tuer sa nouvelle épouse après une année. Cette conversion à la courtoisie est validée en premier
lieu par son mariage avec Gloris, résidente chrétienne de la Tour aux Pucelles et la fille de
l’empereur allemand, qui est un des souverains les plus puissants de l’Occident. En deuxième
lieu, l’émir prouve sa générosité en adoubant Floire chevalier. Cet épisode n’est d’ailleurs pas
suivi d’une conversion au christianisme, bien que quelques critiques argumentent qu’elle soit
implicite (cf. 4.3). Il faut encore ajouter qu’aucune des caractéristiques mauvaises de l’émir n’est
liée à sa religion. Tout comme les parents de Floire, l’émir n’est jamais appelé un musulman. En
outre, le narrateur ne fait aucune référence à la foi du souverain. Son altérité est surtout définie
146
v. 2931-2932.
Gaullier-Bougassas (2003), 114; Selmi (2013), 21.
148
Selmi (2013), 22.
147
[37]
par sa cruauté initiale envers les femmes, son pouvoir absolu (même sur les objets magiques) et
sa richesse immense.
3.3. LES PERSONNAGES MINEURS
Nous pourrions examiner un nombre de personnages secondaires dans ce chapitre, mais aucun
de ces personnages n’entre dans un conflit avec les deux héros du récit. Le romancier ne donne
que peu d’informations sur leur altérité. Nous nous concentrons donc sur ceux qui aident Floire
directement ou indirectement dans sa quête à retrouver Blancheflor, c’est-à-dire Licoris et
Daire, le gardien de la Tour aux Pucelles ainsi que les vassaux de l’émir. Tout comme les autres
hôtes de Floire, Daire et son épouse Licoris donnent un accueil chaleureux avec tous les égards
au jeune prince. L’hospitalité dont jouit Floire est vraiment remarquable : partout où il vient, on
lui prépare des mets somptueux et savoureux et on lui offre les meilleurs vins (cf. 2.4). Par
ailleurs, il est clair que Floire ne serait jamais arrivé à sauver Blancheflor sans les informations
sur la location de son amie et sans les conseils utiles donnés par ses hôtes. Daire a aidé le prince
plus que les autres, en imaginant pour lui un plan réalisable afin de soudoyer le gardien et
d’entrer dans la Tour. Floire se cache dans un panier de fleurs, ce qui rappelle l’épisode du
cheval de Troie.
Le portier, chef des gardiens de la Tour, est décrit comme étant « fel et deputaire »149 et en outre
« outrecuidié »150 puisqu’il tient son pouvoir à l’émir. Conformément au plan de Daire, il cherche
à faire une partie d’échecs avec Floire. Le prince gagne deux fois, il ramasse les mises et les rend
au portier. Floire gagne une troisième fois et restitue à nouveau à l’autre ce qu’il a gagné. Le
portier prie Floire de mettre aussi sa coupe d’or en jeu. Le prince refuse d’abord, mais pendant
le dîner, il offre la coupe au gardien « par amor » 151 afin d’obtenir son service – et avec succès.
Ivre de joie par l’amitié prestigieuse avec le garçon riche (« de s’amor tous embeüs »152) et aveuglé
par sa cupidité (« de l’avoir tous deceüs »153), l’eunuque fait ce que Daire avait prédit et il offre son
hommage à Floire. Il jure que « le servira comme signor, | de çou soit il seürs et fis | que j’a n’en iert fais
contredis ».154 Comme l’explique Leclanche, « il s’agit d’un hommage lige, qui prévaut sur la vassalité
du portier envers l’émir ».155 Malgré la violence et l’avidité du portier, accentuées dans le début de
l’épisode, il tient à ses promesses et aide Floire inconditionnellement, bien qu’il sache qu’il
149
v. 1916. Le narrateur décrit le portier donc d’abord en termes de méchanceté et de violence.
v. 1932.
151
v. 2246.
152
v. 2251.
153
v. 2252.
154
v. 2258-2260.
155
Leclanche (2003), 117, note 1.
150
[38]
risque alors sa propre vie. Les mêmes sentiments d’honneur, tellement estimé en Occident, sont
attribués à l’eunuque, un personnage païen voire musulman et prototypiquement oriental.
Les barons de l’émir sont décrits en des termes plutôt flatteurs. Bien qu’ils se mettent d’accord
sur la condamnation à mort de Floire et Blancheflor, quelques-uns d’entre eux protestent
d’abord contre la décision. Ils doutent la validité du procès s’ils ne peuvent pas écouter la
défense :
« Nos i entendons bien sa honte,
mais neporquant oïr devons,
ains que jugement en faiçons,
se cil le voloit riens desdire
que nos ne le veons ocirre.
De l’encouper, si com j’entent,
sans respons n’est pas jugement. »
(v. 2764-2770)
Bien que les deux amants soient attrapés en flagrant délit, ces barons veulent toujours écouter
leur histoire. Ils font appel à la justice et soulignent qu’un jugement doit prendre en
considération tous les témoignages. Ce discours est contrasté avec celui prononcé par Dam156
Ylier, roi de Nubie, qui est décrit comme étant « fors et fiers »157. Il veut mettre à mort Floire sans
aucune forme de procès, parce que la culpabilité du jeune prince est tellement manifeste. Son
point de vue est dominant dans un premier temps, car après la délibération les barons ne
semblent plus discuter : Floire et Blancheflor sont condamnés au bûcher. Lorsque les deux
accusés s’avancent et s’arrêtent devant l’émir, toute la foule assemblée s’aperçoit de leur
beauté, qui a un effet atténuant sur tous qui sont présents. En étudiant les vers 2939 à 2949
(suivant une longue description physique de Floire et Blancheflor) et les vers 2997 à 3012
(suivant un dialogue touchant entre les deux amants), il est manifeste que ‘pitié’ est le mot
dominant. Tous les barons sont émus par la douleur du jeune couple et s’étonnent de leur
amour merveilleux. Ils veulent alors sauver Floire et Blancheflor, malgré la grande erreur que
les deux ont commise contre l’émir : l’amour et la beauté du couple semblent compenser tout.
Cette action rend les barons d’un seul coup humains et dignes de sympathie.
156
Le titre dam a des connotations féodales et archaïques et est généralement ironique, méprisant ou
brutal. Le titre s’oppose alors aux apostrophes courtoises comme sire, frere ou amis. Cf. Leclanche (2003),
145, note 2.
157
v. 2772.
[39]
3.4. FLOIRE
Floire est un personnage hybride à beaucoup d’égards. Il est masculin, mais il a également
plusieurs caractéristiques féminines.158 Il est païen, mais peut aussi être considéré comme un
croyant chrétien implicite. Il est un prince musulman, mais il a un nom chrétien. Il est appelé
« Flore l’enfant » à maintes reprises, mais il évolue vers la maturité. Il prend alternativement le
rôle de clerc, de marchand, et de chevalier dans le développement de l’histoire et il incarne les
idéaux à la fois du clerc et de l’amant courtois-troubadour.159 Comme nous étudierons dans la
section 4.2, Floire établit au moins une partie de son identité à travers de sa relation avec
Blancheflor. Le jeune prince est en outre plutôt influencé par nurture que déterminé par nature
(cf. 4.1). Seulement à la fin du récit, il réussira à perdre cette hybridité pour devenir un homme
à juste titre, grâce à son union physique et formelle avec Blancheflor, l’institution du mariage,
sa conversion au christianisme et alors la confirmation de sa foi implicite.
En examinant la description physique de Floire lors de son procès à la cour de l’émir160, on
comprend que ce prince a l’apparence prototypique d’un garçon occidental : il a les cheveux
blonds et la peau blanche comme un lys. Floire a une « crigne bloie »161, il « molt ert blans »162 et
« sa face resanle soleus quant au matin apert vermeus »163. Le narrateur insiste encore plus sur la
blancheur de la peau du prince, qui est aussi dit d’avoir « la car blance com flors de lis, bras ot cras,
mains blances com nois ».164 Dans les premiers chansons de geste, l’apparence des sarrasins est
généralement décrite comme étant laide, affreuse et même monstrueuse et elle sert à distinguer
clairement les musulmans des chrétiens. Une belle apparence est alors un premier signe de la
noblesse du caractère d’un personnage musulman.165 La beauté du jeune prince est alors une
justification : au XIIe siècle, la beauté corporelle est considérée comme le reflet de l’âme.166 Grâce
à sa beauté invraisemblable et sa pureté littérale, Floire est dès le début du récit désigné comme
un personnage fiable, courtois et digne de sympathie.
158
Pour une discussion profonde du sujet, voir Kibler (1988), McCaffrey (1998) et Moore (2014), 66-72.
Nous reviendrons brièvement sur la féminité de Floire dans la section 4.2, en la reliant au stéréotype de
l’homme oriental efféminé.
159
Gaullier-Bougassas (2003), 119.
160
v. 2857-2877. Cette description est suivie d’une description de Blancheflor, qui accentue encore une
fois la ressemblance physique des deux amants.
161
v. 2861.
162
v. 2863.
163
v. 2871-2872.
164
v. 2876-2877.
165
Jubb (1995), 251.
166
Legros (1992), 151.
[40]
Le romancier ne donne presque pas de détails quant à la foi de Floire, tout comme dans le cas du
couple parental ou de l’émir. Nous avons déjà attiré l’attention sur le fait que le petit Floire a
une autre nourrice que Blancheflor, pour des raisons religieuses (cf. 3.1). Dans le prologue, le
narrateur déclare que « Flores ses amis que vos di | uns rois paiiens l’engenuï »167 ainsi que « Flores fu
tos nés de paiiens »168. Il ne désigne Floire lui-même pas comme « paiiens », mais il présente le fait
d’être né de parents païens comme une erreur involontaire et donc pas définitive. Floire n’a pas
(encore) pu faire un choix intentionnel quant à sa foi. Le narrateur ne précise jamais les
coutumes religieuses du prince et les donne plutôt des nuances chrétiennes que musulmanes.
Par exemple, Floire invoque Dieu plusieurs fois dans le récit, mais il n’utilise jamais un autre
nom pour Lui que Dieu. Dans un fragment sélectionné d’un développement propre à la
rédaction A169, il adresse une prière à Lui. Ce discours offre une grande ressemblance avec les
prières typiquement chrétiennes :
« Damedieus, peres soverains
qui as tote cose en tes mains,
home fesis a ta sanlance,
après li donas habondance
del fruit que avoies plenté ;
tout mesis en sa volenté
fors seulement, sire, la pome ;
icele deffendis a home.
Il en manga par son pechié,
par coi nos somes engignié.
Par çou somes en tenebror !
Moi et m’amie Blanceflor
metés ensale en Camp Flori,
biaus sire Dieus, je vos en pri. »
(v. 911-924)
Cette prière est clairement basée sur la théologie chrétienne et ne contient aucune trace d’un
point de vue religieux typiquement sarrasin ou pseudo-musulman. Floire ne fait pas un appel
explicite à Jésus-Christ, mais il utilise en tout cas un langage chrétien.170 Il réfère à la Genèse,
notamment à la création de l’homme, le jardin d’Éden et le péché originel. Les expressions qu’il
utilise renforcent le lien avec l’Ancien Testament et suscitent sans doute maintes associations
en l’audience Occidental. Qui plus est, Floire boit de l’alcool et mange du sanglier171, interdit déjà
à cette époque dans l’Islam. Il faut bien-sûr se demander si le romancier ou l’audience
disposaient de ces informations. Bref, tous ces éléments contribuent à l’idée que le personnage
167
v. 13-14.
v. 17.
169
Voir Leclanche (2003), 185-199.
170
Wilcox (2009), 107-109.
171
Voir par exemple les citations suivantes : « Molt se font servir ricement | en boins vaissiaus d’or et d’argent |
cler vin et piument et claré | et boin bogeraste et anné » (v. 1681-1684) ; « Lardés de cerf et de sengler | ont a
mangier sans refuser » (v. 1687-1688).
168
[41]
de Floire soit construit consciemment comme « virtually Christian » avant qu’il se convertisse
formellement au christianisme, « thus demonstrating to the audience how easy it can be to convert
Saracens to Christianity ».172
Sa religion fait de Floire un protagoniste atypique. Cette idée est renforcée par le fait qu’il n’est
pas caractérise comme un chevalier, mais comme un marchand et un clerc. Il reçoit des cours de
latin et de littérature plutôt qu’une formation de page ou d’écuyer. En outre, les parents de
Floire l’envoient à Montoire pour des études avancés après son éducation formelle. Félis donne
alors à son fils unique et son successeur une éducation exclusivement intellectuelle : Floire ne
manie jamais les armes dans le récit.173 Le prince partit en Orient déguisé en marchand, ce qui
ne correspond pas du tout avec la quête périlleuse, typique du roman de chevalerie. Le
fragment suivant décrit une situation assez tragicomique, saisissant la représentation de Floire
comme un clerc parfaitement :
Un grafe trait de son grafier,
d’argent estoit, molt l’avoit cier
por Blanceflor qui li dona
le darrain jor k’a lui parla,
quant il en ala a Montoire.
Dont parla a sa grafe Floire :
« Grafe, fait il, por çou fus fait
que fin mesisses a cest plait.
Moi te dona por ramembrer
de soi et a son oés garder
Blanceflor. Mais or fai que dois,
a li m’envoie, car c’est drois.
Molt me calenge Blanceflor,
en ma vie trop i demor. »
(v. 993-1006)
Floire veut se suicider avec son stylet d’argent, un cadeau de Blancheflor. L’épée ou le poignard
sont alors remplacés par l’outil prototypique du clerc. Le jeune prince même prononce un bref
discours à ce stylet, imitant quasiment de manière dérisoire le suicide littéraire prototypique ou
l’apostrophe du chevalier à son épée. Sa mère réussit à éviter la mort de son fils, mais la scène
est toutefois significative pour le personnage de Floire. Il est remarquable que celui-ci ne
commette aucun acte de violence dans l’intrigue. Le romancier mentionne seulement dans
l’épilogue les persécutions sanglantes des païens qui ne veulent pas se convertir au
christianisme, instituées en Espagne par le nouveau roi Floire. Dans tout le Conte et surtout lors
du jeu d’échecs que joue Floire avec le gardien de la tour de l’émir, « real violence is displaced into
172
Wilcox (2009), 105.
Legros (1992), 132-133. Legros approfondit encore plus l’éloignement de l’éducation de Floire par
rapport à celle que reçoivent normalement les jeunes chevaliers.
173
[42]
the realm of the symbolic »174. Plutôt de combattre le gardien par l’épée, Floire réussit à faire de lui
son allié grâce à une ruse et à beaucoup de cadeaux somptueux. Ce thème revient : le prince ne
combat pas ses ennemis, mais il les convainc à l’aider. Sa masculinité n’est pas définie par la
domination ou représentée à travers de combats physiques qui doivent mettre en évidence sa
prouesse et sa force. Megan Moore affirme ce constat, en ajoutant que le Conte présente un
nouveau modèle de masculinité qui consiste de l’échange de biens chers et exotiques pour des
informations. Toutefois, la masculinité de Floire n’est pas décrite en termes péjoratives. 175 Le
titre de chevalier que Floire reçoit de l’émir et son couronnement ne sont donc pas des
récompenses pour son comportement chevaleresque, mais pour les ruses et les richesses
utilisées dans sa quête mercantile pour Blancheflor.
3.5. CONCLUSIONS PARTIELLES
Nous voulions étudier dans ce troisième chapitre la représentation de l’Autre dans le Conte. Plus
concrètement, le but était d’explorer d’une part s’il existe une séparation fondamentale entre
les personnages chrétiens et musulmans et d’autre part si les personnages païens sont décrits
en termes stéréotypes ou différenciés. À travers l’exemple de Félis et de l’émir égyptien, le
roman nous renvoie certes l’image d’un Orient où cohabitent luxuriance, cruauté et pratiques
de civilité, mais toutefois il est clair que dans cet Orient aucun personnage ne cristallise l’image
négative ou même diabolique de l’Autre.176 Bien que le roi Félis organise des razzias contre les
paysans et les pèlerins chrétiens au début du récit et qu’il veuille empêcher la relation de son
fils avec Blancheflor, son image est nuancé et au fond plutôt positif. Sa cour espagnole est de
plus présentée « comme un espace de vie courtois, raffiné et tolérant »177. La reine est une femme
cultivée qui est intéressée en la langue française et qui traite bien la servante et sa jeune fille
chrétiennes. L’émir est représenté comme un homme juste et généreux, malgré sa fureur et sa
violence initiales et ses coutumes matrimoniales perverties. Floire est un personnage hybride
qui incarne en même temps ce qui est Autre et ce qui est familier. Il est païen, mais pourrait être
considéré dès le début comme un chrétien implicite. Il n’est pas un chevalier, mais il est bien
courtois. Il joue en fait le rôle d’intermédiaire entre l’Orient et l’Occident. Aucun personnage ne
ressemble alors « à l’image des sarrasins relatée par les croisés et les romanciers de l’époque »178.
174
Delcourt (2012), 43.
Moore (2014), 66-68.
176
Selmi (2013), 23.
177
Gaullier-Bougassas (2003), 110.
178
Selmi (2013), 17.
175
[43]
En ce qui concerne les différences religieuses, il est clair que l’auteur ne veut pas les accentuer.
Les personnages musulmans sont tous tolérants envers les trois femmes chrétiennes et vice
versa. Il n’est alors pas question d’un conflit religieux. L’Islam n’est en outre pas condamné
comme l’idolâtrie de faux dieux. Le romancier n’entre en fait jamais dans les détails sur la foi de
Floire, de ses parents ou de l’émir. La représentation de la foi non comme un obstacle
insurmontable mais comme une caractéristique presque négligeable, fait de l’univers où vivent
Floire et Blancheflor une société pacifique et tolérante, ciblée au commerce, à l’artisanat et à la
culture raffinée. Ajoutons que Félis et sa femme sont, à travers de leur fils, les ancêtres de
Charlemagne. Il faut alors qu’ils soient au moins acceptables pour l’audience et qu’ils ne soient
donc pas trop ‘autres’.
Citons Edward Saïd : « something patently foreign and distant acquires, for some reason or another, a
status more rather than less familiar. A new category emerges that allows one to see new things, things
seen for the first time, as versions of a previously known thing ». L’exemple qu’il mentionne est celui
de l’Islam, qui était vu au Moyen Âge comme « a fraudulent new version of Christianity »179. L’idée
de l’Islam comme une imitation du christianisme est présent dans le Conte : dans les sections sur
le roi et la reine et sur Floire, nous avons déjà démontré que leurs conceptions religieuses ne
diffèrent pas beaucoup de la norme chrétienne.180 Ce fait implique que la possibilité de la
conversion et de la croisade pacifique (cf. 4.3) est déjà présente dès le début du récit. L’altérité
est donc acceptée et tolérée dans une certaine mesure, mais seulement conditionnellement :
l’Orient a toujours besoin d’une conversion culturelle et religieuse. L’altérité dans le roman est
toujours une couche superficielle qui doit cacher une perspective au fond occidentale. Nous
explorerons ces constats en plus de détail dans le chapitre suivant, où nous explorerons les
zones de contact entre l’Occident et l’Orient dans le Conte de Floire et Blancheflor.
179
Saïd (1995), 58-59.
La différence majeure semble être que la foi des personnages païens incorpore également des éléments
antiques, comme il est le cas pour la conception de l’au-delà, cf. 3.1.
180
[44]
CHAPITRE 4 – L’OCCIDENT
Bien que le Conte de Floire et Blancheflor se déroule en Espagne et en Égypte païennes et que la
plupart des personnages ne soient pas occidentaux ni chrétiens, cette œuvre a été créée dans un
milieu qui est tant occidental que chrétien. Il est donc invraisemblable et même impossible que
ce contexte de création ne soit pas perceptible dans le récit. Dans le deuxième chapitre, nous
avons étudié la façon dont est construit et imaginé l’Orient dans le Conte. Dans le troisième
chapitre, nous avons exploré la représentation des personnages orientaux, afin de déterminer à
quels égards ils correspondent à ou diffèrent de l’image stéréotype de l’Autre dans la littérature
du XIIe siècle. Ce quatrième chapitre a comme objectif de combiner ces deux principes et de
faire converger les conceptions de l’Orient, de l’Autre et de l’Occident. Plusieurs questions se
posent alors : comment retrouvons-nous l’Occident de l’auteur ainsi que de l’audience dans
l’Orient créé dans le Conte ? Comment l’auteur établit-il un lien entre l’Occident et l’Orient ?
Nous avons identifié quatre thèmes à travers desquels le romancier réunit les deux mondes,
oriental et occidental. Tout d’abord, il utilise l’éducation de Floire afin d’établir les affinités
occidentales du garçon. Il est intéressant d’étudier dans ce contexte l’opposition nature-nurture
et d’appliquer ce débat sur le développement de Floire. Puis, nous analyserons la manière dont
sont représentées les différentes relations interreligieuses dans le Conte et comment elles sont
connotées. Ensuite, nous considérerons la vision sur la conversion et les deux façons dont ce
thème est intégré dans le récit, notamment la conversion à la courtoisie ou la conversion des
mœurs et la conversion religieuse au christianisme. Nous finirons par la section 4.4 sur la coupe
troyenne, un objet significatif qui joue un rôle important dans le Conte, et sur le concept abstrait
de translatio imperii et studii qui est symbolisé par la coupe.
4.1. L’ÉDUCATION
L’éducation est un thème important dans la première partie du Conte de Floire et Blancheflor. Nous
avons déjà traité des décisions remarquables des parents de Floire quant à l’éducation de leur
fils (cf. 3.1) : la captive chrétienne élève le jeune prince ensemble avec sa propre fille
Blancheflor. Pour des raisons religieuses, le roi et la reine choisissent une nourrice païenne
pour allaiter leur fils. Il faut expliquer ce choix par la superstition médiévale que la mère
[45]
pouvait transmettre à ses enfants des caractères éthiques à travers du lait maternel.181 Le choix
de la nourrice serait alors important. Dans le Conte, nous pourrions considérer « mother’s milk as
a fluidic marker of a biologically based religious difference between the two children ». Donc, « breast
milk becomes a signal for the ways that women could literally transmit foreign culture and religion to
children through their bodies’ fluids ».182 Le roi et la reine semblent vouloir éviter une telle
transmission de sorte qu’ils interdisent que leur fils soit allaité par une femme chrétienne. Or,
Floire reçoit tout de même un nom chrétien, inspiré d’une fête chrétienne et il passe toute sa
jeunesse avec une femme et une fille chrétiennes.
Il est intéressant d’étudier cette contradiction sous l’angle du débat nature-nurture. Par nature,
Floire a une très belle apparence qui ne connote pas l’Orient : il a des cheveux blonds et sa peau
est d’une blancheur incroyable. En outre, il est un prince intelligent, courtois et aimable. Détail
important : ses parents sont païens, disons musulmans, et Floire appartient alors dès sa
naissance à la même religion qu’eux. Il faut bien sûr classifier la religion de Floire sous la
catégorie nurture, mais il est clair que sa foi est considérée comme un fait évident et bien établi.
Les éléments influençant Floire par nurture sont alors l’allaitement par une nourrice païenne,
l’éducation par la captive chrétienne, l’éducation formelle par le maître Guédon et l’amitié voire
la relation amoureuse avec la fille chrétienne Blancheflor. Ils ont chacun un impact sur la
représentation et l’évolution de Floire.
Le romancier décrit de façon détaillée l’éducation formelle de Floire et Blancheflor par le maître
Guédon, qui est présenté comme le plus intelligent du monde et qui est renommé pour son
érudition dans les arts libéraux. Outre qu’apprendre aux enfants de lire et d’écrire, ce
professeur lit avec eux des textes sur l’amour :
Livres lisoient paienors183
u ooient parler d’amors.
En çou forment se delitoient,
es engiens d’amors qu’il trovoient.
(v. 227-230)
181
Leclanche (2003), 13, note 1.
Moore (2014), 77.
183
Les dictionnaires ne puissent pas donner une réponse définitive sur la valeur sémantique exacte du
mot « paienors ». Le DMF explique « paienor » par la simple description ‘païen’. Sous le lemme ‘païen’, nous
retrouvons deux sens possibles, d’une part « (celui qui est) adepte d’une religion polythéiste de l’Antiquité,
(celui) qui adore les faux-dieux » et d’autre part, par opposition au mot ‘chrétien’ « (celui qui est) incroyant,
(celui) qui ne pratique pas la religion chrétienne (en particulier musulman) ». Le dictionnaire Godefroy décrit
également « paienor » comme ‘païen’. Ce dernier mot ne figure dans le dictionnaire qu’au sens de ‘paysan’.
Les exemples donnés ne sont pas décisifs quant à la signification exacte du mot. Les mots dérivés
connotent d’ailleurs soit les païens sarrasins, soit les païens antiques. On pourrait donc argumenter les
deux possibilités.
182
[46]
La combinaison des mots « livres paienors » et « engiens d’amors » évoque aussitôt Ovide et deux
de ses œuvres, Ars Amatoria et Metamorphoses, bien que le texte utilise des expressions générales.
Cette association est renforcée après une trentaine de vers par l’ajout du narrateur que les
enfants savent parfaitement comprendre, parler et écrire le latin à l’âge d’à peine cinq ans (cf.
infra). Cependant, certains chercheurs ne sont pas d’accord avec l’identification des « livres
paienors » avec les œuvres d’Ovide. Gaullier-Bougassas présume par exemple que le romancier
fait allusion plutôt aux « récits et poèmes d’amour de la littérature profane arabe que des œuvres
antiques puisque ‘païen’ est synonyme de ‘sarrasin’ dans le récit »184. Segol décrit en revanche
l’éducation formelle de Floire et Blancheflor comme « a study of classical literature, transmitted by
their Muslim tutor »185 et elle accentue alors le rôle intermédiaire qu’a joué en effet l’Espagne
musulmane entre l’Orient et l’Occident. Dans l’édition de Margaret Pelan du manuscrit B, le
nom d’Ovide est toutefois mentionné explicitement :
Livres lisoient et autours
et quant parler oient d’amours
Ovide, ou moult se delitoient
es euvres d’amours qu’il ooient
li livres les fist plus haster
ce sachiez bien, d’euls entramer
(v. 225-230)186
Les ressemblances entre les deux fragments sont claires. Les œuvres d’Ovide sont dans le
manuscrit B mis au même niveau que les livres païens du manuscrit A. En dehors de la question
de la datation relative, il faut alors se demander si le fragment B rend explicite la référence
(subtile) à Ovide ou si le fragment A possède vraiment un autre sens. En tout cas, le texte
suggère que la rencontre avec et puis la reproduction de la littérature courtoise font naître
l’amour de Floire et Blancheflor, que cette littérature soit arabe ou latine. Or, le romancier
décrit que les enfants apprennent à l’âge très jeune à parler le latin187 :
184
Gaullier-Bougassas (2003), 111.
Segol (2004), 3.
186
Segol cite dans son argumentation ce fragment de l’édition du Conte de Margaret Pelan (1937), qui a
choisi ms B comme manuscrit de base.
187
Pour élaborer un peu plus : le thème de la langue est à la fois accentué et négligé. Au début du récit, la
captive chrétienne apprend le français à la reine. Ce fait implique que celle-ci parlait une autre langue,
une observation évidente. Or, la captive chrétienne est décrite comme une bonne servante qui converse
souvent avec la reine. Il serait donc logique qu’elle ait appris à parler l’arabe. Floire et Blancheflor
apprennent à parler le latin, une langue que personne autre que leur maître ne comprend à la cour. Il faut
donc conclure de nouveau qu’avant, les enfants utilisaient une autre langue. Laquelle ? Comme sa mère
était francophone, il est logique que Blancheflor parle également le français. Floire est élevé par la même
femme, de sorte que probablement il maîtrise aussi cette langue, outre que la langue de ses parents et de
son pays. Tout comme les marchands (cf. 2.2), la plupart de ces personnages sont donc au moins
bilingues. Toutefois, les seules langues à être mentionnées sont les langues occidentales. Cette
observation indique à nouveau la vision occidentale qui se cache sous la couche de vernis oriental.
185
[47]
En seul cinc ans et quinze dis
furent andoi si bien apris
que bien sorent parler latin
et bien escrire en parkemin,
et consillier oiant la gent
en latin, que nus nes entent.
(v. 265-270)
Floire et Blancheflor savent à l’âge de cinq ans se parler en latin. En outre, ils savent composer
des textes en cette langue. Cette aptitude est étonnante de la part d’un jeune prince musulman,
ainsi que d’une fille captive à une cour musulmane, quoiqu’elle soit chrétienne. Sharon
Kinoshita signale trois fonctions possibles du latin dans le Conte afin d’expliquer pourquoi le
romancier aurait inclus ce détail particulier. D’abord, la langue fonctionne comme langage
secret entre les deux enfants et ensuite entre les deux jeunes amants : « nus nes entent ».
Personne, sauf leur professeur, ne sait comprendre ce qu’ils se disent. Ce langage secret ajoute à
l’atmosphère courtoise, mais sert également à diviser la chevalerie et la clergie. Puis, l’utilisation
du latin signale l’étrangeté de cette langue à une cour présumée arabophone. Finalement,
Kinoshita indique que cette éduction latine reflète le contexte historique du XIIe siècle, où l’on
note une intense activité de traduction.188 Gaullier-Bougassas voit un autre sens dans
l’utilisation du latin comme langage secrète : le latin permet à Floire et Blancheflor de
communiquer sans être compris des sarrasins.189 En d’autres mots, elle considère la langue
comme un moyen pour établir une division formelle entre la latinité et la non-latinité et, dans
une moindre mesure, entre les chrétiens et les musulmans. Les deux enfants deviennent donc
des participants privilégiés à la culture latine, quoique grâce à leur maître païen. Le romancier
glorifie alors un mouvement d’échanges entre les deux cultures à la cour espagnole du roi Félis.
Tout comme Kinoshita, Gaullier-Bougassas perçoit un reflet de la réalité contemporaine de la
transmission de connaissance entre l’Orient et l’Occident à travers l’Espagne.190 Cependant, il
faut se méfier de constats a posteriori.
Bref, l’accent que met le romancier sur l’enfance et l’éducation de Floire prouve l’importance de
nurture dans le récit. Bien qu’il soit né l’unique fils d’un roi païen, il a un nom chrétien, il a une
amie chrétienne, il est élevé par une femme chrétienne et il reçoit une éducation formelle en les
sept arts libéraux et en latin. Pourrait-on alors conclure que Floire, prédestiné par nature au
christianisme, devient par nurture chrétien sans s’en rendre compte, de sorte que sa conversion
finale n’est qu’une formalité ? Nous dirions que oui.
188
Kinoshita (2003), 227.
Gaullier-Bougassas (2003), 111.
190
Gaullier-Bougassas (2003), 111 ; Kinoshita (2003, 227) ajoute : « In the schoolroom scene, the specular
identity of the Saracen prince and his Christian companion evokes a vision of medieval Arabic and Latin traditions as
the twin progeny of Mediterranean antiquity ».
189
[48]
4.2. LA RELATION INTERRELIGIEUSE
Bien que le titre de cette section évoque la relation amoureuse de Floire et Blancheflor, il faut
traiter ici également des relations entre d’une part la reine païenne et la captive chrétienne et
d’autre part l’émir païen et Gloris, la princesse chrétienne. L’amitié de la reine et la captive n’est
pas décrite avec autant de détails que la relation de Floire et Blancheflor, mais elle est tout de
même nécessaire à comprendre la représentation de l’Orient et de l’Autre dans le récit. La
relation de l’émir et Gloris naît au vers 3142 et n’est décrite que très brièvement. Leur mariage
n’est en outre pas spontané : Blancheflor le suggère et Floire s’adhère à cette proposition.
Commençons donc par l’amitié invraisemblable entre les mères de Floire et Blancheflor. Monica
Green indique que souvent « issues closest to women’s common experiences as women will likely be
points where we see interactions across religious lines »191. On peut vérifier ce constat facilement dans
le Conte. Tout d’abord, leur amitié naît dans les chambres privées de la reine, un domaine
réservé aux femmes. La servante monte alors dans l’estime de la reine par sa courtoisie et sa
gentillesse. L’auteur décrit un dialogue littéral et figuré entre les femmes : elles aiment se
parler, mais il se développe aussi une interaction interreligieuse et interculturelle. La reine
apprend le français, tandis que la servante s’adapte à la cour païenne. Leur amitié est ensuite
renforcée par la grossesse parfaitement simultanée des deux femmes : Floire et Blancheflor sont
engendrés et puis nés au même jour. Le romancier accentue cette expérience commune et
décrit la naissance des enfants comme un seule événement : « travail orent et paine grant | tant que
né furent li enfant »192. Les liens sont serrés encore plus quand la femme chrétienne aide la reine à
prendre soin du jeune prince.193 Toutefois, leur amitié est au fond une relation inégale entre une
reine et une esclave, entre une femme musulmane et une femme chrétienne.
Le prologue du Conte est très éclairant quant à la nature de la relation de Floire et Blancheflor.
Après avoir établi le lien généalogique entre les deux amants, Berthe aux Grands Pieds et
Charlemagne, le romancier fait quelques remarques instructives :
Flores ses amis que vos di
uns rois paiiens l’engenuï,
et Blanceflor que tant ama
uns cuens crestiiens l’engenra.
Flores fu tos nés de paiiens
et Blanceflors de crestiiens.
Bautisier se fist en sa vie
191
Green (2008), 110.
v. 167-168. Voir également les vers 157-162.
193
Green (2008, 111) accentue l’importance de « common gendered experiences that occurred as the biological
body became the basis on which cultural experiences, such as practices of medical care or the reproductive tasks of
mothering, were constructed » pour les relations interreligieuses entre femmes.
192
[49]
Flores por Blanceflor s’amie,
car en un biau jor furent né
et en une nuit engenré.
(v. 13-22)
D’abord, l’auteur établit la différence religieuse entre Floire et Blancheflor: la foi de leurs pères
respectifs est indiquée de façon univoque et est accentuée par la répétition. Cependant, dans le
vers 19, on anticipe déjà sur la conversion et le baptême de Floire qui résoudra la différence
principale compliquant la relation amoureuse. Après cette déclaration, le romancier commence
à établir les ressemblances entre les deux amants. Floire et Blancheflor ont des noms
similaires194, ils sont conçus en une nuit et nés le même jour. Pendant toute leur jeunesse et
éducation, ils ne sont presque jamais séparés. Ces détails symbolisent la similarité des enfants.195
La ressemblance la plus frappante est tout de même physique. L’insistance des personnages sur
la similarité corporelle de Floire et Blancheflor et sur leur comportement pareil est un des topoi
récurrents du récit. Citons par exemple le fragment suivant196 :
Sire, fait Licoris, par foi,
çou m’est avis, quant jou le voi,
que çou soit Blanceflor la bele.
Jou cuit qu’ele est sa suer jumele :
tel vis, tel cors et tel sanlant
com ele avoit a cest enfant.
Jou cuit qu’il sont proçain parant,
car a merveille sont sanlant.
(v. 1733-1740)
L’apparence physique de Floire et Blancheflor est tellement pareille que Licoris présume qu’ils
ont un lien familial et qu’ils sont même des jumeaux. Cette conclusion est problématique,
puisqu’elle implique que la relation serait incestueuse et alors interdite. Floire la contredit alors
avec ferveur. Néanmoins, le romancier rend la similarité des amants encore plus distincte en
faisant disparaître la différence sexuelle et en efféminant Floire. Quand le chambellan et puis
l’émir attrapent le couple dormant, ils pensent d’abord qu’il s’agit de deux femmes : « en son vis
nul sanlant n’avoit | qu’il fust hom, car a son menton | n’avoit ne barbe ne grenon »197. Dans toute la
tour, aucune fille n’est en outre plus belle que le jeune prince. McCaffrey suggère que la
similarité sexuelle et la représentation de Floire et de Blancheflor comme une paire d’enfants
androgynes ne sont que des mécanismes littéraires utilisés par l’auteur pour indiquer « their
194
McCaffrey (1998, 133) propose (correctement) que l’auteur efface le marqueur différenciant de la
religion déjà en attribuant aux enfants un nom en honneur de la fête chrétienne qui est leur anniversaire
commun.
195
Moore (2014), 66: les jeunes amants sont « virtually indistinguishable » dans plusieurs domaines.
196
Voir aussi les vers 1291-1296, 1465-1466, 1541-1546, 1747, 1750, 1752-1754 qui invoquent tous ce même
topos.
197
v. 2652-2654. Il faut bien sûr se rendre compte que Floire est toujours décrit comme un enfant :
l’effémination est un mécanisme commun pour décrire des garçons, cf. Gilbert (1997), 43.
[50]
deeper similarity to one another as lovers ».198 On pourrait également en déduire que les amants
sont donc prédestinés l’un pour l’autre. Kinoshita conclut plutôt que la ressemblance frappante
entre Floire et Blancheflor est « an articulation of the affinity of Muslim and Christian cultures »199. Il
est également possible de lier l’effémination de Floire au discours de l’orientalisme, comme
observé par Edward Saïd : une de ses conclusions est que, dans un discours orientaliste, l’Orient
est souvent représenté comme un Autre irrationnel, faible et efféminé, qui est contrasté alors à
un Occident mâle et dominant.200 Megan Moore nuance toutefois ces conclusions quant au
Conte : « though Saïd’s work aligned the exotic with the feminine in the colonial encounter, some medieval
texts imagine a narrative space for figuring masculinity precisely through exoticim ».201 Nous avons
déjà vu dans la section 3.4 que la masculinité est définie dans le récit plutôt en offrant des
cadeaux et par le commerce que par la force physique et la prouesse martiale.202
Surtout au début du récit, nous pouvons discerner plusieurs différences entre Floire et
Blancheflor, notamment quant au sexe, religion, origine ainsi que statut social. Graduellement,
ces distinctions s’effondrent. Leur identité est établie de plus en plus par rapport à celle de
l’autre. Blancheflor, fille d’un comte français devenue esclave, regagne en quelque sorte sa
valeur à travers de transactions commerciales exorbitantes et elle finit par devenir reine. Floire,
acculturé par une éducation disons occidentale, ne ressemble pas du tout à l’image
prototypique sarrasine. Sa masculinité est en outre définie d’une telle façon que la différence
sexuelle des jeunes amants est minimisée. La différence religieuse ne semble qu’une technicité :
nous avons déjà signalé la manque de précision quant à la foi et la terminologie religieuse. La
conversion de Floire enlèvera définitivement le marqueur différenciant de la religion et
approchera le prince de Blancheflor et de l’audience.203 En outre, il est clair que Floire change
afin de ressembler plus à Blancheflor, plutôt que vice versa. Généralement dans les romans
médiévaux, la femme sarrasine se convertit par amour pour un chevalier chrétien, et non
l’homme.204 Dans le Conte, les rôles sont inversés. Certes, Blancheflor est une femme, mais elle
est aussi chrétienne et française, ce qui est plus important dans ce contexte. Vu que les amants
seront les grands-parents de Charlemagne, l’origine française et chrétienne de Blancheflor et
alors de l’empereur est primordiale.
Il est frappant que les personnages du Conte ne semblent jamais être surpris ou horrifié par les
relations interreligieuses établies dans le récit. Les parents de Floire, et surtout Félis, s’opposent
198
McCaffrey (1998), 135, 140.
Kinoshita (2003), 226.
200
Saïd (1995).
201
Moore (2014), 51.
202
Moore (2014), 66-70.
203
Voir aussi McCaffrey (1998), 133-134.
204
Wilcox (2009), 124.
199
[51]
à un mariage éventuel de leur fils avec une fille chrétienne, mais cette objection est surtout
basée sur son bas statut social plutôt que sur sa foi. La reine utilise l’argument de la religion
chrétienne de Blancheflor, mais cet argument n’est pas prépondérant. Le narrateur n’utilise par
ailleurs jamais un discours religieux pour décrire la relation de Floire et Blancheflor, ni celle de
Gloris et l’émir ou l’amitié de la reine et la captive. En outre, les barons ne veulent pas faire
brûler Floire et Blancheflor à cause de leur relation interreligieuse, mais à cause du crime que
les deux ont commis contre l’émir. Or, lorsqu’ils observent leur amour et leur beauté
exceptionnels, ils reconsidèrent et même révoquent la condamnation à mort. Plutôt qu’être
puni pour la subversion de l’ordre sociale, le couple interreligieux est – au contraire –
récompensé pour son amour. Faut-il alors interpréter la relation de Floire et Blancheflor comme
de la propagande pour les relations interreligieuses ? Non : la conversion finale de Floire prouve
le contraire. Delcourt ajoute en outre que les changements par rapport à la religion de Floire
dans la romance du XIIIe siècle Berte au grans pié sont significatifs : le héros y est français et
chrétien, comme Blancheflor, ce qui démontre que le Conte était quand-même perçu comme
problématique à cet égard.205 McCaffrey conclut à son tour que le romancier ne s’intéresse nulle
part sincèrement à la culture païenne, ni à la relation interreligieuse : « Floire’s pagan religion is
merely an identity marker ; at the end, we all recognise him for what he has always been, a (Christian)
lover in disguise ».206
4.3. LA CONVERSION
4.3.1. À LA COURTOISIE
Bien que l’Orient soit représenté comme un espace raffiné et tolérant, ceci n’implique pas que
cet espace est tout à fait acceptable pour l’Occident. La cour de Félis est déjà décrit comme
courtoise, malgré la violence et l’opposition du roi à l’amour de Floire et Blancheflor. Grâce à
son successeur Floire, le futur chrétien du royaume est garanti. Il est différent pour la cour
égyptienne de l’émir. L’émir est un personnage problématique pour les lecteurs occidentaux
dans plusieurs aspects. Nous avons déjà mentionné quelques fois son comportement
impertinent et violent envers les femmes. Le souverain détient dans sa tour cent quarante
jeunes et belles filles de haut rang « qui doivent l’amiral servir ensi com li vient a plaisir »207. Le
prétendu amour que le souverain éprouve pour Blancheflor n’est qu’un désir charnel
205
Delcourt (2012), 35, note 5.
McCaffrey (1998), 135.
207
v. 1897-1898.
206
[52]
provoquant surtout la jalousie, l’avidité et la fureur.208 Ses sentiments ne sont en effet inspirés
que par la beauté physique de la fille. Peut-être l’émir se voit comme amant courtois, mais il
contredit cet amour courtois par son comportement: il veut que les filles le craignent et il force
ses femmes à l’épouser, sans prendre en considération leurs sentiments : « Par foi, fait il, poi me
crient, | que tant demeure et que ne vient ».209 Il est clair que l’émir ne tolère pas que ses ordres ne
sont pas exécutés rapidement et à la lettre. Le fragment rappelle un peu la devise fameuse
attribuée à l’empereur romain Caligula : « oderint dum metuant »210. Ce comportement n’est en
tout cas pas acceptable pour Floire et Blancheflor, héros civilisateurs.
Après avoir entendu leur histoire, l’émir reconnaît l’amour de Floire et Blancheflor et il donne
la fille au jeune prince pour épouse. Détail significatif : le souverain insiste à faire Floire
chevalier. Son adoubement fonctionne comme une confirmation rituelle de sa maturité, mais il
affirme également l’idée que la chevalerie surpasse les limites de la chrétienté latine et
occidentale. Blancheflor implore de l’émir qu’il rejette sa coutume barbare et ne tuera plus ses
épouses. Cette promesse est validée par le mariage du souverain égyptien avec Gloris, la fille
chrétienne de l’empereur allemand, qu’il honore et traite respectueusement. Ce mariage n’est
toutefois pas suivi d’une conversion au christianisme, bien que le mariage d’un personnage
sarrasin avec un personnage chrétien soit, dans la plupart des romances européennes
médiévales, associé à la conversion du personnage sarrasin à la foi chrétienne.211 On pourrait
argumenter que cette conversion reste implicite. Or, il est clair que l’émir adopte les valeurs
chrétiennes de l’Occident afin de réduire son altérité et alors d’être accepté aux yeux de Floire
et Blancheflor, mais aussi de l’audience. Il se convertit aux mœurs occidentales, à la courtoisie
et, comme le formule Segol, « to the cult of Amor »212. Après avoir renoncé à la polygamie, l’émir
perd en quelque sorte son altérité sarrasine : seules ses richesses exubérantes peuvent alors le
différencier d’un souverain occidental.213 Selmi conclut qu’à travers de cette scène de
conversion et de mariage, « le romancier offre à son lecteur une image euphorique d’un Orient qui
s’offre à la domination de l’Occident ».214
208
Voir par exemple les vers 2081-2082 : « il desire molt son servise, | tote s’entente a en li mise ». Dans la
littérature courtoise, le chevalier offre son service à la dame qu’il aime. Ici, les rôles sont inversés : l’émir
désire le service de Blancheflor, un vœu qui a dans ce contexte quelques connotations sexuelles. Ceci est
confirmé par l’accent que mets l’émir sur la beauté de Blancheflor et sur la somme d’argent qu’il a payée
pour elle.
209
v. 2579-2580.
210
Seneca, De Ira, liber I, XX.4.
211
Wilcox (2009), 121.
212
Segol (2004) 244-245.
213
Gaullier-Bougassas (2003), 115. Elle ajoute que « la question de la conversion de l’émir n’est même pas
soulevée, comme si elle importait peu et que les deux religions avaient suffisamment de points communs pour
coexister, ou qu’elle avait déjà eu lieu symboliquement ».
214
Selmi (2013), 25.
[53]
4.3.2. AU CHRISTIANISME
Nous avons déjà conclu que Floire est construit dès le début de l’histoire comme un personnage
virtuellement ou implicitement chrétien : il n’était qu’une question de temps avant que le
prince ne se rende compte qu’il fallait se convertir.215 À travers de l’éducation et de la relation
interreligieuse avec Blancheflor, le Conte a créé plusieurs « openings in the ontological barrier
between Christian and Saracen in order to facilitate the conversion of the protagonist ».216 Le moment où
Floire se convertit officiellement est significatif dans le Conte. La conversion constitue la fin du
récit, mais surtout la description de cette conversion est primordiale pour donner sens au
texte :
Flores se fait crestïener
et aprés a roi coroner.
Por Blanceflor, la soie amie,
mena puis crestiiene vie.
Trois archevesques ot o soi
qui sont de crestiiene loi.
Sa corone li presignierent
et saintement le baptisierent.
Quant il se fu crestiienés,
tos ses barons a apelés,
si lor prie par boine amor
qu’il croient Diu nostre signor
et croient en sainte Marie,
nel laissent pas, coi que nus die,
et si prengent hasteement
por l’amor Diu baptisement.
Trestot si baron li pluisor
se baptisierent a cel jor ;
saciés que peu en demora,
por lor signor qui lor pria.
A baptisier la gent vilaine
dura bien plus d’une semaine.
Qui le baptesme refusoir
ne en Diu croire ne voloit,
Flores les faisoit escorcier,
ardoir en fu u detrencier.
(v. 3307-3332)
Nous analyserons les éléments significatifs dans leur ordre d’apparition dans le fragment.
D’abord, le romancier stipule que Floire se convertit avant de se faire couronner roi. Qui plus
est, trois archevêques marquent la couronne du signe de la croix (« presignierent »). La
conversion de Floire est alors étroitement liée à l’instauration d’un royaume espagnol chrétien.
Les archevêques en outre symbolisent l’institutionnalisation de la foi chrétienne. Le nouveau
215
216
Delcourt (2012), 38.
Wilcox (2009), 93.
[54]
roi s’attache non seulement à la religion occidentale, mais aussi à l’Église (cf. infra). L’auteur
met également l’accent sur le fait que Floire veut mener une vie chrétienne « por Blanceflor ». Sa
conversion n’est donc pas fondée sur des idées théologiques, ni sur la compréhension que le
christianisme soit supérieur ou ait plus à offrir. Elle est inspirée par l’amour disons sexuel plutôt
que divin et décrite comme la suite d’une décision arbitraire. Nous reviendrons sur le rôle de
l’amour. Le fragment finit par l’aspiration de Floire de convertir les habitants de son royaume,
d’une part la noblesse et d’autre part le peuple. Le roi fait écorcher vif, brûler ou écarteler tous
ceux qui ne sont pas prêts à adhérer la foi chrétienne. Ces persécutions menées par un
néophyte passionné semblent contredire le contexte de tolérance et de générosité décrit dans le
Conte, bien qu’elles soient le pendant du massacre des pèlerins chrétiens au début du récit dont
était coupable le roi Félis217 et qu’elles créent alors un cadre narratif clos. Kinoshita a distingué
quelques ressemblances avec la fin de la Chanson de Roland, où les troupes de Charlemagne
également tuent tous ceux qui ne veulent pas se convertir au christianisme. Ce retour apparent
au devise fameux « paien unt tort e crestiens unt dreit »218 de Roland ne correspond plus à la
tolérance de la cour espagnole de Félis, ni à la réalité historique de la Reconquête.219 Faut-il alors
conclure que la conversion arbitraire de Floire l’a rendu violent et intolérant ? Une telle
conclusion n’impliquerait-elle pas que le Conte critique l’Église et problématise le
christianisme ?
Étudions d’abord l’usage du mot et du concept « amour » dans le fragment cité. La conversion de
Floire est inspirée par l’amour, bien que cet amour ne soit pas divin. Puis, Floire implore « par
boine amor » de ses barons qu’ils se convertissent et qu’ils se font baptiser « por l’amor Diu ». Pour
Floire, l’amour est donc lié à la foi chrétienne. Cette association correspond d’ailleurs à un des
vers les plus connus du Bible : « Dieu est amour »220. Par amour on parvient à Dieu. Floire parvient
à Dieu par son amour pour son amie Blancheflor. Les barons parviennent à Dieu par l’amour de
Floire pour eux. Comme la marque primaire des chrétiens est leur potentiel d’aimer, il faut
peut-être réviser le caractère arbitraire de la conversion de Floire, qui prouve déjà sa capacité
d’aimer dès le début du Conte. En outre, comme nous avons remarqué dans la section 4.2, un
topos dans les chansons est la conversion des femmes sarrasines par amour pour le héros
chrétien.221 Toutefois, il est ironique que l’amour de Floire ne s’étende pas à ceux qui ne veulent
pas se convertir et qu’il ne sache pas compenser la violence et l’intolérance suivant la
conversion. Pourrions-nous alors interpréter ce fait comme une interrogation des stéréotypes
217
Leclanche (2003), 175, note 1. On pourrait alors considérer les persécutions des païens par Floire
comme la vengeance indirecte de la mort des pèlerins chrétiens.
218
La Chanson de Roland, v. 1015. Nous avons consulté l’édition Bédier de 1928.
219
Kinoshita (2003), 232.
220
Jean 4:16.
221
Wilcox (2009), 124.
[55]
et de l’identité chrétiens ou plutôt comme une opposition au pouvoir et à la violence de
l’institution de l’Église et de l’État ?222
Il est utile de comprendre cette discussion dans le discours contemporain de la croisade. Dans la
section 1.2, nous avons déjà signalé le mouvement clérical axé sur la conversion des musulmans
par l’argumentation théologique. Leclanche associe ce mouvement à l’idéologie cléricale qu’il
appelle « la croisade pacifique » et il y situe la composition du Conte.223 Dans un tel contexte, la
conversion par la force de l’amour n’est pas si surprenante. Les qualités de Floire sont en outre
surtout décrites en termes de clergie plutôt que de chevalerie (cf. 3.4) : bien qu’il n’ait jamais
appris à manier l’épée et à se battre, il parvient à convertir l’Espagne musulmane par la force de
l’amour et à faire triompher les valeurs occidentales et chrétiennes. On pourrait interpréter ce
succès phénoménal comme un rejet de la croisade militaire et comme le souhait d’une conquête
pacifique et théologique.224 Les exploits de Floire contrastent en tout cas avec l’échec total de la
Deuxième Croisade. La représentation des personnages païens, et surtout de Floire même,
contribue à cette idée : en les construisant comme des chrétiens implicites avant leur
conversion officielle, on démontre à l’audience comment il est facile d’évangéliser les sarrasins.
Wilcox conclut que des romans comme le Conte « support the idea that missionary work among
Muslims may be more efficacious than armed crusade ».225 Un rôle spécial est alors confié aux
femmes, qui peuvent exercer leur influence à travers du mariage et ainsi coopérer à la mission.
4.4. LA COUPE TROYENNE
La coupe en or échangée contre Blancheflor joue un rôle important dans le récit, non seulement
sur le plan narratif, mais aussi sur le plan symbolique. L’origine de la coupe est une histoire en
soi : fabriquée par Vulcain (et donc pas par le dieu grec Héphaïstos)226 pendant la guerre de
Troie, la coupe était emmenée par Énée après la chute de Troie et, arrivé à Latium, il l’avait
offerte à Lavinia. Tous les maîtres de Rome avaient possédé cette coupe, jusqu’à César : un
voleur lui l’avait dérobée. Après quelques détours, la coupe était achetée par les marchands qui
la donnaient à Félis en échange pour Blancheflor. Floire l’emporte en Orient, dans l’espoir de
222
Segol (2003, 238) interprète la finale du Conte comme un critique contre « the institutional drive toward
conversion ». Par le manque de motifs spirituels dans la conversion, le romancier accentuerait alors la
violence constituant l’essence de la conception cosmologique chrétienne de l’histoire.
223
Leclanche (2003), xviii.
224
Selmi (2013), 27-30.
225
Wilcox (2009), 105.
226
Moore (2014, 55) distingue l’histoire grecque de Troie, qui est représentée par le dieu romain Vulcain
sur un objet qui est transféré vers une cour espagnole musulmane: « the cup assumes a Mediterranean
significance when its Romano-Spanish history is supplanted by an elaborate illustration program detailing the story
of Troy ».
[56]
l’échanger de nouveau contre sa bien-aimée. Il la donne alors au portier de la tour de l’émir afin
de s’assurer de son aide. À la fin du récit, l’émir rachète la coupe et l’offre à son tour au jeune
couple. Le romancier consacre presque soixante-dix vers227 à l’ecphrasis de la coupe : elle
représente la puissante ville de Troie assiégée par les Grecs. On y voit également l’enlèvement
d’Hélène par son amant Pâris et la réaction du mari furieux qui agite son frère Agamemnon à
rassembler les armées grecques. Vulcain a inclus le tableau des déesses Vénus, Pallas Athéna et
Junon qui entendent le jugement de Pâris et qui font toutes des promesses afin de gagner la
pomme d’or « pour la plus belle ». Il est curieux que l’auteur ait renversé l’ordre des événements :
la cause directe de la guerre et du siège de Troie n’est relatée qu’à la fin de la description de la
coupe.228
Nous pouvons distinguer trois fonctions concrètes de la coupe dans le cours du récit. D’abord,
elle sert comme monnaie d’échange contre Blancheflor. Puis, elle fortifie et ranime l’espoir de
Floire lors de son arrivée à Babylone. Finalement, Floire l’utilise afin de susciter l’avidité du
gardien de la tour de l’émir et alors de sceller sa victoire sur lui.229 La fonction symbolique de la
coupe est toutefois plus importante : elle représente de façon iconographique un aspect
thématique du récit, mais elle prend également part dans la narration en l’avançant.230 D’une
part, le mythe de Pâris et Hélène fonctionne comme le pendant pour l’amour bénéfique de
Floire et de Blancheflor: « les amours sulfureuses de Pâris et d’Hélène, leurs conséquences calamiteuses
et leur environnement païen s’opposent à l’amour légitime, puisque prédestiné par une naissance
simultanée et par une merveilleuse ressemblance, de Floire et de la chrétienne Blancheflor ».231 Plutôt que
de provoquer un conflit armé, l’amour innocent des deux enfants réussit à désarmer les forces
hostiles, un accomplissement dont n’était pas capable l’amour de Pâris et Hélène.
D’autre part, l’histoire de la coupe résume symboliquement la translatio imperii et studii qui
aboutit aux deux héros : la conception médiévale du transfert du pouvoir et du savoir de
l’Orient jusqu’en Occident.232 Le déplacement avec Énée de Troie vers Rome représente la
première étape « of the westward migration of power ». Toutefois, la coupe est « rerouted to pagan
Spain, diverted from the second stage of the trajectory that should have taken it north to Latin Europe ».233
De l’Espagne païenne, la coupe est emportée de nouveau en Orient, de sorte que la trajectoire
227
Voir les vers 439-504.
Kinoshita (2003, 229) interprète cet ordre inversé comme « a challenge of the historical inevitability of
translatio by reversing its unilateral line ». Nous reviendrons sur le concept de translatio.
229
Gaullier-Bougassas (2003), 116 ; Leclanche (2003), xix.
230
Grieve (1997), 111-112.
231
Leclanche (2003), xix.
232
Voir entre autres : Delcourt (2012), 40-41 ; Gaullier-Bougassas (2003), 116-117 ; Kinoshita (2003), 229 ;
Leclanche (2003), xix ; Legros (1992), 120-122 ; Moore (2014), 54-57.
233
Kinoshita (2003), 229.
228
[57]
initiale de Troie à Rome est en fait inversée. Gaullier-Bougassas interprète ce déplacement
inverse comme une « interrogation sur un retour possible du progrès moral et spirituel de l’Occident
chrétien dans l’Orient sarrasin »234. Si nous suivons cette interprétation, il est significatif et
pertinent que l’émir redonne la coupe à Floire après qu’il a marié Gloris (et donc, comme nous
avons conclus dans 4.3.1., après sa conversion à la courtoisie), mais avant qu’il ne se convertisse
aussi au christianisme. Faut-il alors interpréter cette restitution symbolique comme un rejet de
la conversion complète aux mœurs occidentales ou comme une preuve de la compréhension de
l’émir que la coupe troyenne a sa vraie place en Occident ? Cette deuxième réponse correspond
probablement plus au message optimiste du Conte.
Legros constate que la coupe symbolise tout à la fois l’amour et le pouvoir et qu’elle devient
aussi le symbole de Blancheflor.235 De ce point de vue, il est nécessaire que Floire récupère la
coupe ainsi que Blancheflor elle-même. Nous voudrions suggérer que la coupe symbolise aussi
la culture antique. Le concept de translatio imperii et studii évoque traditionnellement d’abord le
transfert du pouvoir et du savoir de la Grèce à Rome. Dans le Conte, les Grecs n’ont aucun rôle à
jouer : la coupe est transportée directement de Troie à Latium. Or, la coupe est volée et puis
vendue en Espagne musulmane. Est-il alors possible d’associer le transfert de la coupe troyenne
avec le rôle intermédiaire qu’ont joué les Arabes dans la transmission de la culture antique (cf.
4.1) ? À la fin du récit, Floire obtient la coupe. Après seulement une génération, la coupe
arrivera alors en France avec Berthe aux grands pieds, la mère de Charlemagne, bien que cette
translatio vers le nord soit implicite. Grâce au mariage de Floire et Blancheflor et à la conversion
de Floire au christianisme, la coupe et donc la connaissance et la culture antiques sont
revendiquées pour l’Occident. La nécessité du transfert de la coupe vers l’Occident pourrait
alors expliquer pourquoi l’émir l’a restituée à Floire.
Nous pourrions lier le thème de la translatio studii et imperii à celui de la généalogie dans le Conte.
L’importance et la pertinence de ce thème sont déjà annoncées dans le prologue du Conte dans
lequel Floire et Blancheflor sont présentés comme les grands-parents maternels de
Charlemagne. Ce prologue fonctionne comme un cadre narratif qui doit aider l’audience à
donner du sens au récit.236 Toutes les descriptions témoignant de la richesse, l’abondance et la
merveille de l’Orient n’avaient donc pas pour seul but d’émerveiller l’audience : à travers du lien
établi entre Floire et Charlemagne, les acquis et les accomplissements culturels des civilisations
maures et arabo-musulmanes sont revendiqués en quelque sorte pour l’Occident. En outre,
234
Gaullier-Bougassas (2003), 116-117.
Legros (1992), 121.
236
Moore (2014), 76.
235
[58]
Charlemagne aurait alors « a hereditary claim to rule a Christianized Spain ».237 La coupe troyenne
est également symbolique quant à la généalogie. L’histoire de Troie était bien connue pendant
le Moyen Âge et elle suscitait également l’intérêt de la France du XIIe siècle : cette histoire était
un des récits fondamentaux de la noblesse méditerranée, qui aimait faire des claims
généalogiques à Troie.238 Quand Floire obtient à nouveau la coupe, il apparaît comme « le
légataire d’Énée et la coupe assure symboliquement la translatio imperii qui aboutit à Floire ».239 Floire
et par extension Charlemagne sont donc représentés comme les dignes successeurs d’Énée. On
pense alors à la légende l’origine troyenne des Francs, apparue au VIIe siècle et populaire encore
après le Moyen Âge, bien que cette allusion soit implicite.240
4.5. CONCLUSIONS PARTIELLES
Concluons qu’il n’est pas difficile à discerner l’environnement occidental de l’auteur dans le
Conte. En fin de compte, le personnage de Floire et la relation interreligieuse de Floire et
Blancheflor ne sont acceptés qu’à cause de la conversion anticipée du jeune prince. L’émir est
obligé de s’assimiler aux valeurs occidentales et de reconsidérer avant qu’il puisse marier une
princesse chrétienne. L’Orient ne semble être toléré que dans la mesure qu’il s’adapte à
l’Occident. Ce constat correspond aux conclusions des chapitres 2 et 3. D’une part, l’Orient est
‘orientalisé’ : il est représenté à travers de l’imagination occidentale consistant de toute une
mythologie orientale, d’associations populaires et de préjugés. D’autre part, l’Orient est décrit
comme une imitation de l’Occident, ce qui est une réponse conservative et défensive au péril de
l’étranger, imposant des valeurs familières.241 Tandis que l’exotique fascine et séduit, l’Autre
effraye. Le Conte illustre bien ce double reflexe : on désire s’approprier l’Orient, ses richesses et
ses merveilles, mais on veut également que les personnages sarrasins abjurent leur altérité. En
quelque sorte, on veut adopter ou plutôt coloniser l’Orient, afin de jouir de ses richesses et de le
rendre plus familier et connu. Il n’est alors pas illogique de vouloir appliquer les études
postcoloniales au Moyen Âge et à des textes traitant de la relation entre l’Orient et l’Occident
comme le Conte.
Le romancier suggère deux façons privilégiées concrètes pour s’approprier l’Orient : l’éducation
et l’amour. La reine a appris le français, tandis que Floire a eu une éducation latine. Nurture est
237
Kinoshita (2003), 233.
Moore (2014), 56.
239
Legros (1992), 121.
240
Legros (1992), 121-122. Elle accentue également le rôle civilisateur et fondateur commun d’Énée et de
Floire.
241
Saïd (1995), 59.
238
[59]
plus important que nature. L’amour n’est pas seulement la cause directe de la conversion de
Floire, mais il réussit aussi à attirer la bienveillance des barons égyptiens et de l’émir lui-même.
L’amour pour leur fils fait que Félis et sa femme laissent partir Floire à sa quête pour sauver
Blancheflor. Faut-il alors essayer de convertir et de s’emparer de l’Orient par l’éducation, par
l’amour et la charité chrétiens, avant d’appliquer l’approche militaire ? L’idée optimiste d’une
croisade cléricale et pacifique semble en tout cas avoir sa place dans le Conte. Cette croisade
pacifique est construite comme le pendant direct de la croisade militaire représentée dans les
chansons de geste : le romancier repose en fait la question centrale de ce genre, celle de
l’opposition religieuse entre le christianisme et l’Islam et de l’opposition culturelle entre
l’Occident et l’Orient.242 Or, il résout cette question différemment.
Tandis que dans le Conte les mondes chrétien et sarrasin ne sont pas des ennemis de facto243, il est
tout à fait différent dans le Roman. Le Roman annihile les espoirs d’une union pacifique entre
l’Orient et l’Occident. Floire y est décrit comme un guerrier accompli, qui est inspiré des héros
épiques des chansons de geste, et l’intrigue est changée afin de l’assimiler aux valeurs de la
croisade militaire.244 Ce texte démentit alors la possibilité d’une coexistence paisible des deux
religions et d’un univers méditerranéen axé sur le commerce d’objets précieux et exotiques et
sur les échanges économiques et culturelles, comme il est représenté dans le Conte.
242
Gaullier-Bougassas (2003), 116.
Delcourt (2012), 40.
244
Gaullier-Bougassas (2003), 119.
243
[60]
CONCLUSIONS
L’objectif de ce mémoire était d’examiner comment l’Orient est représenté dans le Conte de Floire
et Blancheflor et comment il est construit par rapport à l’Occident. Nous avons essayé de situer
cette question dans un contexte littéraire et historique et d’y répondre dans trois
chapitres thématiques. Nous avons alors étudié les représentations de l’espace oriental, de
l’Autre et des zones de contact entre les mondes occidental et oriental. Résumons encore une
fois les conclusions partielles les plus pertinentes. Dans le chapitre 2, nous avons vu que le
romancier a eu recours à tout un fonds de topoi et traditions littéraires, ainsi que d’informations
de voyageurs pour construire un univers narratif imaginaire fondé sur la merveille, la richesse
et l’exotique. Le caractère étranger de l’Orient est d’une part accentué pour fasciner l’audience
et d’autre part restreint afin de ne pas effrayer cette même audience. Dans le chapitre 3, nous
avons observé que les personnages païens ne sont pas représentés comme l’Autre stéréotype et
qu’ils ne ressemblent pas à l’image traditionnelle créée dans les chansons de geste ou dans les
chroniques de croisade. Le romancier ne met pas l’accent sur les différences religieuses des
personnages, mais plutôt sur la possibilité d’une coexistence pacifique. Or, bien que l’altérité
soit acceptée et tolérée dans une certaine mesure, l’Orient a toujours besoin d’une conversion
culturelle et religieuse. Ce constat relève également du chapitre 4, où nous avons étudié les
zones de contact entre l’Occident et l’Orient dans le Conte. Il devient alors clair que ces zones de
contact, comme l’éducation ou la relation interreligieuse, sont également des moyens à travers
desquels l’on peut essayer à s’approprier l’Orient.
Dans le récit, l’altérité n’est en fait qu’une couche superficielle qui doit cacher une perspective
au fond occidentale. L’Orient et l’Autre ne sont pas représentés de façon négative – au contraire
–, mais le Conte ne reflète « aucune volonté d’appréhender une civilisation différente dans sa spécificité,
aucun goût pour l’insolite. Très peu d’étrangetés orientales donc, exception faite des techniques
artistiques, des matières et parfois de la faune et de la flore. L’Autre n’intéresse pas en lui-même, dans ce
qui constitue sa différence »245. Ce manque d’une âme d’explorateur est confirmé par le fait que
Floire, ni d’ailleurs les autres personnages, n’éprouvent aucune forme d’émerveillement quand
ils sont confrontés aux richesses et merveilles exotiques de l’Orient. Le but final est toujours
l’appropriation de l’Orient et la confirmation de la supériorité de l’Occident. Bien qu’il
apparaisse que le romancier plaide en faveur d’une croisade pacifique fondée sur l’éducation,
245
Gaullier-Bougassas (2003), 66.
[61]
les relations interreligieuses et la conversion subséquente, la violence n’est pas entièrement
esquivée. La fin, justifie-t-elle les moyens ?
Le Conte offre donc un message ambigu, vacillant entre la tolérance interculturelle et l’idéologie
de la croisade. Toutefois, ce message diffère moins de l’esprit de l’époque que nous ne l’avions
pensé. Bien que le romancier ne représente pas l’Orient comme un monde effrayant, ni les
personnages musulmans comme des infidèles sanguinaires, son œuvre correspond toujours
d’une part au désir de s’approprier et de rendre familier tout ce qui est étranger et d’autre part
à l’ensemble de valeurs et de caractéristiques fixes qu’Edward Saïd a appelé « orientalisme ».
L’intrigue se déroule intégralement à Al-Andalus et en Égypte, à l’exception des razzias du roi
Félis en Galice, mais l’on fait tout de même une distinction nette (quoique souvent implicite)
entre ce qui est ‘oriental’ et ce qui est ‘occidental’. L’Orient et l’Occident sont présentés comme
deux mondes qui se définissent mutuellement à travers de leurs différences et leurs images
contrastantes. Toutefois, ces deux mondes sont également des constructions idéologiques et
littéraires. L’Orient représenté dans le Conte et plus généralement dans la littérature française
ou même occidentale, a aidé à définir l’Occident « as its contrasting image, idea, personality,
experience »246. Nous pourrions alors suggérer une comparaison de la relation de ces deux
mondes avec celle de Floire et Blancheflor eux-mêmes : l’identité des jeunes amants est établie
par leurs similarités et leurs différences.247 Il en est de même pour l’Orient et l’Occident.
Quel monde est alors décrit dans le récit : un monde oriental ou un monde occidental ? La
réponse est complexe. Le romancier, qui vivait dans un contexte spatiotemporel sans doute
occidental, a créé des allusions conscientes ainsi qu’un subtext implicite et inconscient qui
réfèrent tous à l’Occident. Tout bien considéré, le Conte dit plus sur l’Occident que sur l’Orient.
En même temps, l’auteur a construit un décor oriental dans lequel se déroule l’intrigue. On
pourrait certes appeler ce décor un Orient imaginaire, narratif et argumenter qu’il est fondé sur
des préconceptions et sur l’image ou bien l’idée occidentale de l’Orient. Or, le référent de ce
décor est toujours l’Orient, quelque peu que les deux se ressemblent, et le romancier s’est basé
au moins partiellement sur des rapports de voyageurs. Où se trouve alors l’univers du Conte ?
Répondons à cette question et concluons en même temps ce mémoire avec la citation utilisée
dans le titre et dans la toute première phrase de l’introduction : « entre Orient et Occident »248.
246
Saïd (1995), 2.
McCaffrey (1998).
248
v. 2014.
247
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