Extraits du discours de Dominique MEDA

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Extraits du discours de Dominique MEDA
Extraits du discours de Dominique MEDA :
Jeune journaliste, Marie-Monique Robin est allé au Nicaragua pour soutenir la révolution et
elle produit, quelques années plus tard, un documentaire consacré à Cuba et plus
particulièrement à la prévention du Sida, Sida et Révolution.
« En 1995, tu présentes Voleurs d’yeux, la version courte de Voleurs d’organes, qui dénonce
le vol d’organes sur des enfants en Colombie au profit d’hôpitaux nord-américains, et qui
reçoit le prix Albert Londres. » (…)
« En 2003, tu mets ton glaive – tu as fait tienne la devise d’Albert Londres : «porter la plume
dans la plaie» – au service de la cause des disparus d’Argentine, en montrant comment des
Français ont enseigné à la dictature argentine les techniques de la guerre moderne, non
conventionnelle, expérimentées en Algérie. Le film, Escadrons de la mort, l’école française,
démontre, grâce à l’obtention des témoignages bruts des principaux acteurs de ce drame,
comment les militaires argentins ont été formés aux méthodes françaises de la torture et du
renseignement et comment les « disparitions » ont été méthodiquement organisées. »
(…)
En 2008, tu réalises Le Monde selon Monsanto – De la dioxine aux OGM, une multinationale
qui vous veut du bien, qui sera suivi en 2010 de Notre poison quotidien, puis en 2012 de Les
Moissons du futur. Il s’agit d’une trilogie.
(…)
Ton intérêt pour l’agro-écologie et pour les méthodes agricoles traditionnelles perçait déjà
dans le Monde selon Monsanto. On y voyait déjà ces mexicains et ces indiens obligés
d’abandonner leurs méthodes traditionnelles pour succomber aux mirages des
propagandistes de la Révolution verte. Les alternatives étaient encore plus présentes dans
Notre poison quotidien. Il n’est plus question que d’elles dans Les Moissons du futur, film
gorgé de sensualité qui s’ouvre sur un magnifique d’un champ de maïs doré, sous les
feuilles desquels se déploient de larges plantes conservant l’humidité et une énorme
citrouille rebondie, dont la coexistence tranquille a pour nom la milpa. Tu nous montres
pourquoi cela vaut le coup que nous nous battions pour ce monde, qui n’est ni complètement
le monde ancien, même s’il renoue avec ce que les traditions avaient de meilleur, ni le
monde moderne, même s’il en garde aussi le meilleur. Ce que tu nous proposes, dans cette
réflexion très philosophique sur ce que nos manières d’organiser notre alimentation révèlent
de nos rapports à la nature, c’est une voie qui prendrait pleinement en considération la
nécessité de nourrir une population de plus en plus nombreuse tout en ayant renoncé à ce
que les méthodes modernes ont eu d’excessif.
Tu nous proposes un autre modèle qui vise à concilier qualité et quantité et qui renoue à la
fois avec les intuitions d’un Aldo Leopold qui écrivait dans son Almanach d’un comté des
sables : « le kilo, le quintal et la tonne ne sont pas l’unique mesure de la valeur nutritive des
récoltes : les produits issus d’un sol fertile peuvent être supérieurs, d’un point de vue
qualitatif aussi bien que quantitatif » et plus récemment avec les démonstrations d’un Jean
Gadrey qui, dans Adieu à la croissance, nous enjoint de substituer à la poursuite effrénée et
exclusive de gains de productivité (qui contribuent largement, nous le savons désormais, à la
destruction du sens du travail) la recherche raisonnée de gains de qualité et de durabilité. Un
autre modèle, un changement de civilisation, une bifurcation, voilà ce dont ces auteurs, mais
aussi toi, moi, nous tous ici réunis, souhaitons l’avènement et connaissons l’urgence.
Et c’est bien pour cela que nous sommes réunis ici. Soyons clairs. En venant ici, nous ne
souhaitions en aucune manière provoquer ou narguer, bien au contraire. Nous souhaitions
consacrer à ce lieu, aux évènements qui s’y sont déroulés, aux aspirations contradictoires
qui s’y sont exprimées, la réflexion qui convient. Nous souhaitions profiter de la pause qui a
été accordée par les récents rapports publics pour tenter de comprendre la signification de
ces conflits, pour leur conférer le sens qui convient. Nous sommes persuadées qu’il s’agit
d’un moment et d’un lieu hautement symboliques, lourds de significations. Il s’agit peut-être
d’un point central dans l’histoire de notre pays, et qui sait, dans celle du monde. Un point
dans le temps et dans l’espace d’où pourrait s’organiser, où s’organise peut-être déjà en ce
moment, sous nos yeux, avec nous, grâce à vous, la bifurcation tranquille que nous
appelons de nos vœux. Cette bifurcation dont nous savons que si elle ne commence pas ici
et maintenant, il sera trop tard, comme lorsqu’il s’agit de modifier la trajectoire d’un grand
cargo très lourd dont on doit organiser les mouvements et les réactions à l’avance.
Si nous sommes ici aujourd’hui, tous calmement rassemblés, c’est parce que nous pensons
que nous devons sortir du raisonnement séquentiel dans lequel nos sociétés sont restées
enfermées : les pays occidentaux, et particulièrement certains pays européens dont la
France, sont confrontés à une crise économique et sociale d’une extrême gravité. Pour sortir
de cette crise, des prières montent vers le ciel : Donnez nous, s’il vous plait, encore une fois,
quelques points de croissance. Et ensuite, c’est promis, nous accorderons l’importance qui
convient à la crise écologique dont nous percevons bien l’extension mais qui ne peut être
résolue qu’après. Ce que nous voulons dire aujourd’hui par notre présence, c’est que c’est
peut-être ici et maintenant que nous avons la possibilité, l’occasion, kairos disaient les grecs
(le moment qu’il faut saisir), d’engager le grand rebroussement dialectique qui nous
permettra de résoudre à la fois la crise économique et sociale et la crise écologique, qui
nous donnera la possibilité d’arrêter de remettre tous les jours au lendemain ce que nous
pouvons faire le jour même, qui nous autorisera à sortir de cette cage d’airain de la
consommation et de la production dont le grand sociologue Max Weber avait compris la
logique dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme.
Ce qu’ont refusé ici des collectifs très différents, collectifs d’élus, de paysans, de pilotes,
d’avocats, d’habitants, c’est le caractère excessif, disproportionné, pervers de la logique qui
s’est développée depuis le 18ème siècle dans le monde occidental et qui a fait des quantités
produites, du rendement à tout prix et de la maximisation du profit le critère de réussite d’une
société. Ce que soutiennent les collectifs opposés à une certaine conception du
développement économique – celle là même qui conduit à la financiarisation du monde et à
ses désastres - c’est qu’il faut retrouver le sens de la mesure, de la limite, de la
proportionnalité des moyens aux fins poursuivies. Mais aussi qu’il est grand temps
aujourd’hui, même si d’autres pays semblent emportés dans la folie du développement à tout
prix, - ce pseudo développement qui met en coupe réglée la nature, les humains et tout ce à
quoi nous tenons - de faire une pause et de considérer les menaces qui s’accumulent : de
prendre au sérieux les rapports du GIEC ; les travaux des scientifiques qui crient dans le
désert ; les articles de plus en plus inquiétants des chercheurs (je pense à l’article publié par
la revue Nature en juin dernier, par 22 scientifiques qui écrivent que nous sommes en train
de franchir des seuils critiques et que « désormais les humains dominent la Terre et la
modifient selon des modalités qui menacent sa capacité à nous supporter, nous et les autres
espèces ») ; les avis de la Commission Stiglitz qui, dans la suite des critiques développées
par l’école française des nouveaux indicateurs de richesse dans les années 90, a reconnu
officiellement, que le PIB était un indicateur pervers, qui nous menait dans le mur et que
nous devions d’urgence changer d’indicateurs et de boussoles. Quand tirerons-nous toutes
les conséquences de ces rapports et des signaux de plus en plus nombreux qu’envoient tous
ces lanceurs d’alerte ? Quand serons-nous capables d’opérer la véritable conversion qui
convient à notre temps, de redéfinir le progrès, de changer d’indicateurs, et de mettre au
cœur de nos efforts et de nos représentations ce qui compte vraiment, ce à quoi nous tenons
le plus ? Quand serons-nous capables comme l’écrivait Bertrand de Jouvenel dès 1957 dans
des textes d’une incroyable actualité, de devenir les jardiniers de la Terre ?
En nous arrêtant ici aujourd’hui, si nombreux, après les chaînes humaines et les appels à un
changement de modèle de tant d’autres citoyens, nous tentons, à notre modeste niveau, de
contribuer à l’engagement de notre pays dans la Grande bifurcation. Et si nous le faisons
seuls, si nous le faisons les premiers, c’est peut-être que nous aurons été capables, une
nouvelle fois, de montrer l’exemple au reste du monde, de mettre en évidence que l’on peut
prévenir l’avènement des catastrophes, et que la raison peut triompher. Non pas la raison
calculante et desséchante dont Horkheimer et Adorno avait montré l’extension et la
contribution à l’avènement de la barbarie mais la raison sensible, cette raison qui n’envisage
pas l’homme comme transcendant la Nature mais comme faisant partie d’elle, cette raison
incarnée, vivante, joyeuse. Cette raison, chère Marie Monique dont tes films et tes livres font
l’apologie. Cette raison dont les philosophes des Lumières avaient fait leur emblème et que
tu contribues à défendre, comme le mot d’ordre de l’époque : Sapere Aude, Ose savoir. Pour
tout cela, chère Marie-Monique, nous voulons te remercier. »